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Delia Popa

L'inconscient social de la perte de l’évidence naturelle : les menus gestes et la formation de sens

(Volume 19 (2023) — Numéro 3: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intuitions médiées et dispositifs producteurs d'évidence (Actes n°13))
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Résumé

What is the relationship between evidence and non-evidence? If the mere tension between immediacy and mediacy does not encapsulate their opposition, it is because the lack of evidence affects not only what is immediately accessible, but also the system of our mediations, be they social, symbolic, or unconscious. In this paper, I analyze Wolfgang Blankenburg’s approach of the loss of the natural evidence with the help of a phenomenology of gestures. My goal is to show that the case of mental alienation analyzed by Blankenburg can be seen in a different light from the perspective of an imaginative absorption that highlights the actual aspect of gestures and their latent sense-sedimentation. Gestures are concrete and infinite at the same time, because they are the living mark of our social inscription and the anchor of our presence to ourselves and to the others in a history of habits and of rituals. Therefore, the loss of the natural evidence is first of all the loss of a commonality of experience that cannot possibly be restored without allowing for processes of sense-sedimentation to expand again.

Keywords : Blankenburg, imagination, meaning

Il n’y a pas de passage à l’âge adulte :

seulement la transformation possible, un jour,

de cette longue inquiétude, en sommeil mesuré1

L’accès est un double accès2

1Je vais m’intéresser dans ce qui suit à la constitution sociale de l’évidence, en questionnant son caractère immédiatement donné ou « naturel » et en mettant en avant son caractère construit, voire fantasmatique. En suivant cette direction de recherche, on peut se demander si la description phénoménologique ne perd pas un de ses outils méthodologiques essentiels, censé lui ouvrir un accès privilégié au cœur de l’expérience vécue — à son présent vivant (lebendige Gegenwart) ou à son sens, non pas tel qu’il se construit abstraitement, mais tel qu’il se donne (Sinngebung), en chair et en os. N’est-ce pas cette évidence immédiate que mobilisent par exemple les adeptes de la phénoménologie critique3 lorsqu’ils invoquent comme critère premier de la pratique phénoménologique l’expérience à la première personne (first person experience) qu’ils en viennent à opposer à une expérience vécue de manière plus diffuse et pour ainsi dire moins assumée, sujette aux préjugés et aux distorsions qui traversent le champ social ? Cependant, comme l’ont souligné certaines critiques de ce tournant critique de la phénoménologie4, rien ne garantit l’authenticité de cette expérience dite « propre » : ni le fait qu’elle est décrite par celui qui la vit, pour ainsi dire en temps réel et en situation, car entre le vécu et sa description il y a toujours un gap porteur d’une potentielle distorsion que l’identité unique de leur acteur ne saurait résorber ; ni le fait qu’elle est performée avec une certaine conscience de la performativité, car en tout acte de performativité sociale s’insinue une parodie qui n’imite rien d’original, mais répète plutôt des rituels sociaux institués5, que ce soit dans l’esprit du sérieux ou de la mascarade.

2Husserl avait lui-même buté sur ce problème en examinant par voie d’artifice la sphère primordiale de l’expérience, en début de sa cinquième méditation cartésienne, ce qui l’a amené à reconnaître que plutôt que de saisir la sphère de l’étrangèreté comme séparée de la sphère propre, il convient de reconnaître au cœur de la constitution de sens de toute expérience une communauté transcendantale ou du moins un appariement sensible intersubjectif qui associe passivement l’expérience de mon corps propre avec celle du corps d’autrui, qui ne m’est par conséquent jamais tout à fait inconnu. La reconnaissance de l’intersubjectivité transcendantale comme source de l’objectivité dans la connaissance complique le problème de l’évidence, mais n’en révèle pas encore clairement la construction sociale. Médiée par le biais d’une association passive entre les corps, qui n’est jamais un simple partage intro-pathique ou empathique des sensations ni une réflexion en miroir sur la base de certaines similitudes clairement reconnues, l’évidence qu’on est à même de partager à plusieurs apparaît comme l’expression d’une synthèse complexe et fragile à la fois, qui entraîne l’ensemble de nos habitudes et de nos orientations existentielles, sans jamais confondre totalement mon expérience avec l’expérience de l’autre, mais sans les dissocier non plus.

3Dans un essai de 19246, Karl Mannheim contribue à cette ligne problématique en mettant en avant une forme de connaissance par contagion qui précède la séparation entre des sujets et des objets individuels promue par la connaissance communicative. La contagion en question est une forme de contact existentiel qui est le mieux illustrée par le développement d’un style existentiel particulier, qui mélange des éléments hétérogènes dans une nouvelle unité performative, ou bien dans la compréhension intuitive d’autrui7, qui est précisément en débat dans la cinquième méditation cartésienne. L’apport de Mannheim consiste à montrer que le contact entre les individus d’une communauté crée une forme de connaissance qui demeure inaccessible à ceux qui sont extérieurs à leur interaction, mais qui possède néanmoins son style bien distinct et une structure dans laquelle il faut voir la matrice de toute connaissance objective. Pour le montrer, la méthode de Mannheim se fait généalogique, examinant la connaissance conjonctive comme une ancienne forme de connaissance qui est couverte et distordue par la connaissance communicative, mais qui s’y manifeste toutefois en faisant valoir des formes de cohésion qu’il oppose aux unités abstraites de la connaissance communicative.

4S’intéressant à la diversité des formations culturelles et à leurs multiples strates, Mannheim cherche à combiner une approche sociologique des structures sociales avec une approche phénoménologique qui examine les facteurs subjectifs « qui précèdent l’objectification et dont l’objectification émerge »8. Ces facteurs forment ce que Mannheim appelle la Lebenszusammenhang, traduit en anglais par « contexture of life » et qui signifie littéralement ce par quoi la vie tient ensemble — le contexte de la vie dans sa quotidienneté, réprimé par la connaissance communicative lorsqu’elle tend vers l’abstraction et le calcul des possibilités. En deçà de ce niveau abstrait de connaissance se trouvent des « attachements conjonctifs » qui n’en partagent pas les idéaux de systématicité, mais qui la soutiennent de la même manière que des anciennes formes de vie en soutiennent des nouvelles. Dans la perspective socio-phénoménologique de Mannheim, la contagion crée et recrée des interstices de socialité qui ne sont pas pour autant voués à rester les mêmes, mais passent par des transformations successives qui en élargissent la portée, jusqu’à constituer la base de toute pensée en général. De la connaissance conjonctive à la connaissance communicative il y a donc continuité et non pas simple opposition. Cette continuité peut en revanche se muer en antagonisme lorsque la connaissance communicative ainsi rendue possible comme « pensée en général » méconnaît sa généalogie toujours particulière et la rejette comme un piège, comme si elle s’était constituée toute seule et à partir de rien.

5Ainsi formulé, ce problème est substantiellement le même que celui que Husserl cherche à résoudre dans la Krisis avec l’aide de la question en retour (Rückfrage) et d’une démarche en zig-zag dont le but est de tenir ensemble les commencements et les aboutissements du processus de connaissance, de telle manière à faire valoir le développement de son sens9. C’est sans doute à ce développement du sens et aux distorsions potentielles de son expression qu’il faut ramener le problème husserlien de l’évidence, qui regagne une mise à la lumière du problème plus vaste de l’aliénation sociale. Dans ce cadre, l’évidence n’est pas un point de départ, mais le résultat d’un effort de ramener la connaissance au sens vécu qui lui sert de fondement, tel qu’il se forme au fil de l’expérience, sous des contraintes toujours spécifiques et en suivant les possibilités qui lui sont propres.

6La question est de savoir ce qui, dans l’ordre de la connaissance, inhibe l’accès à cette formation de sens qui est toujours en passe de rester muette — c’est-à-dire dépourvue d’une expression qui lui soit propre10 — et ce qui lui permet de se poursuivre et de se partager. Dans ce qui suit, je voudrais avancer l’hypothèse que les gestes rituels de la vie ordinaire sont porteurs d’une historicité du sens partagé toujours en passe de se voiler, en ce qu’ils rendent possibles à la fois une expression dans le présent et une sédimentation du partage du sens dans le temps. Il y aurait ainsi à investiguer l’hypothèse d’une évidence problématique des menus gestes, à prendre en compte par les dispositifs thérapeutiques qui examinent les conditions de possibilité de l’expérience de la maladie.

1. La perte de l’évidence naturelle : le cas de Anna Rau

7Pour éclairer cette tension entre l’ordre de la connaissance et le sens de l’expérience, je vais me tourner vers le livre de Wolfgang Blankenburg La perte de l’évidence naturelle (Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit) écrit en 1967 et publié en 1971. Blankenburg y emploie une démarche phénoménologique inspirée par Karl Jaspers et Edmund Husserl pour éclairer une forme particulière d’aliénation de l’expérience, telle qu’elle se découvre dans un certain vécu de la schizophrénie. Le point de vue de Blankenburg est celui du clinicien qui cherche à comprendre cette forme d’aliénation mentale et à composer de façon thérapeutique avec elle. Ce faisant, il s’inscrit dans toute une lignée de psychiatres cliniciens qui font recours à la méthode phénoménologique pour faire œuvre thérapeutique là où bon nombre de thérapies échouent ou sont amenées à reconnaître leurs limites. L’auteur suit en particulier les traces de Ludwig Binswanger, dans ses essais de rendre aux malades leur droit à une parole qui puisse être entendue et soutenue par le thérapeute11. De manière significative, la démarche qu’il adopte refuse de se rabattre sur « une représentation intuitive de ce qui se passe chez le malade »12 pour développer une « double communication », qui suit les auto-explications des malades d’une part et établit une forme de « communication herméneutique »13 d’autre part. Comme on le verra, ces deux niveaux d’accès au vécu du malade ne font pas que co-exister ou se compléter : ils se corrigent mutuellement de manière à affiner la compréhension du sens de ce qui se passe, qui est voilé par la maladie.

8Ce que Blankenburg cherche à éviter dans sa pratique clinique, c’est la projection de certaines ainsi dites « intuitions » du médecin sur le malade. Reflétant des réactions inconscientes, ces intuitions ne sont de fait, trop souvent, que l’expression de préjugés hâtifs qui, au lieu de soutenir les patients dans leurs efforts de s’exprimer et de trouver une solution pour leur mal-être, en inhibent les efforts de guérison. Au caractère normatif de ces « intuitions », Blankenburg oppose une méthode qu’il appelle « dialectique »14, qui cherche à débusquer les tournants de l’expérience où le sens d’être au monde a vacillé de manière décisive et à partir desquels il peut être retrouvé. Ces tournants révélés dialectiquement sont ceux des crises, des tensions et des contrastes qui affectent l’écoulement d’une expérience.

9Il est intéressant de noter que la critique de Blankenburg s’organise autour du problème de l’évidence tel qu’il est proposé par une patiente à tendances suicidaires présentée sous le pseudonyme Anna Rau, qui invoque dans ses récits une perte de l’évidence naturelle (natürlichen Selbstverständlichkeit) qu’elle identifie comme cause de son aliénation psychique. Bien que la Selbstverständlichkeit en question ici ne soit pas l’Evidenz que Husserl introduit comme problème dans les Recherches logiques15, les liens entre les deux types d’évidence — « naturelle » et épistémologique — ne sont pas inexistants. En effet, l’évidence dont la patiente de Blankenburg accuse la perte peut être éclairée avec l’aide de l’évidence husserlienne, si cette dernière est comprise non pas comme outil méthodologique que la phénoménologie aurait pour tâche de mettre à notre disposition, mais comme le titre d’un problème à élucider avec l’aide des descriptions phénoménologiques et de l’analyse herméneutique de l’expérience clinique. Il sera important de voir comment une telle évidence, qui est toujours à gagner et jamais acquise, permet de questionner le caractère supposément naturel de l’évidence perdue. Nous avancerons quant à nous que l’évidence des gestes quotidiens réunit ces deux sens de l’évidence — naturelle et épistemologique —, si l’on tient compte du fait qu’en eux se joue quelque chose qui va de soi, mais aussi quelque chose qui est à clarifier avec les autres être humains, à savoir un sens qui se forme à même leur déploiement.

10Dans les termes de Anna Rau, la perte de l’évidence naturelle se manifeste par une absence de point de vue (Standpunkt) et une incapacité de comprendre comment les autres êtres humains fonctionnent, ainsi que par une difficulté d’être à leur « hauteur »16 :

Que me manque-t-il vraiment ? Quelque chose de Petit, de drôle, quelque chose d’important, sans quoi on ne peut pas vivre. A la maison (…) humainement je n’y étais pas. Je n’étais pas à la hauteur. J’étais simplement là, seulement à cette place, mais sans être présente. J’ai besoin d’une relation qui me guide (…) sans que tout [soit] artificiel…maintenant je dois toujours faire attention à ne pas tout perdre…L’existence, c’est avoir confiance en sa façon d’être (…) qui stimule, si bien que je peux accepter [de la vivre]…je devrais aussi être plus liée et plus engagée par la confiance. J’ai simplement l’impression d’avoir encore besoin de l’appui (Halt).17

11Comme une litanie, le discours de Anna Rau revient sur le fait que dans tout ce qu’elle entreprend, elle se sent abaissée et écrasée, manquant d’autonomie, d’assurance et de connexion avec les autres êtres humains. Alors qu’elle peine à donner un nom à ce qui, dans son existence, lui est soustrait jusqu’à l’empêcher de continuer à vivre, elle s’exclame : « Chaque enfant le sait ! D’habitude on le comprend bien avec évidence (selbstverständlich) »18. Pour décrire cette évidence perdue, Anna Rau invoque la confiance en soi et la présence affective aux autres, mais aussi la motivation minimale — espèce de poussée vitale élémentaire — requise par les tâches les plus quotidiennes, qui lui apparaissent comme insurmontables. Entre ces trois éléments — que l’on pourrait aussi désigner sous les espèces de l’assurance (de soi), de l’attention (aux autres) et de l’investissement (dans des actions) — il est difficile d’établir lequel est le plus fondamental, car chacun semble requérir les autres pour que l’évidence de vivre dans le monde s’établisse et puisse être maintenue. L’évidence qui manque ici ne se rapporte pas à un terme au dépens des autres, mais plutôt à ce qui les tient ensemble, qui est aussi ce qui tient ensemble la vie de Anna Rau — le Zusammenhang de la vie, qui en tisse la « contexture » et en dresse le contexte spécifique: le Lebenszusammenhang de Mannheim (et de Husserl), que Blankenburg appelle aussi « l’évidence de l’évidence »19.

12Loin d’être tout simplement pré-donnée, l’évidence de l’évidence (le « ce qui va de soi du ce qui va de soi ») se forme au fil des gestes et des actions que nous entreprenons, ainsi que de la sédimentation progressive de leur sens. Perdre le « ce qui va de soi », pour Anna Rau, signifie ne plus parvenir à saisir le sens des contextes les plus concrets de sa vie, qui se traduit par une incapacité de comprendre « pourquoi fait-on telle chose ainsi et pas autrement »20. Mais c’est surtout l’impossibilité soudaine d’accomplir les moindres tâches quotidiennes qui est frappante chez elle : à chaque fois qu’elle prend un nouvel emploi ou qu’elle s’engage dans quelque tâche, elle en ressort vite épuisée, déclarant qu’elle n’est pas « humainement à la hauteur ». L’humanité qu’elle peine à incarner semble ainsi tenir à une certaine évidence des gestes quotidiens qui pour elle fait défaut. Anna Rau souffre d’une impossibilité de soutenir les gestes de la vie quotidienne dans leur performativité, étant atteinte d’une espèce de maladresse fondamentale qui appelle sans cesse les corrections de sa mère, tout en la maintenant, elle, dans un état d’ahurissement : « Que tout me tombe des mains, c’est très drôle »21.

13Corolaire de cette inhabilité, il y a le besoin de se « contracter » devant les autres, qui nécessite de sa part un effort considérable à chaque rencontre et à chaque interaction sociale. Cela se passe comme si l’éclatement de la trame des gestes quotidiens provenait d’une difficulté d’éprouver les limites de sa présence au monde, et inversement comme si la contraction constante de sa présence au monde venait de l’impossibilité d’accomplir les moindres gestes :

Par exemple laver la vaisselle (…) je ne le fais pas avec une évidence : ça me déconcerte en quelque sorte. Il faut que je m’y force. Intérieurement ça me détruit. Ça me donne trop de peine. C’est pourquoi je ne lave plus la vaisselle. C’est ainsi pour chaque travail. Par exemple le matin (…) quand je brode : je ne fais qu’effectuer un travail. Ce n’est qu’un truc — je n’y suis pas vraiment22.

14L’évidence des menus gestes qui manque ici ne relève clairement pas d’un problème de compréhension intellectuelle, mais d’une impuissance qui frappe l’agir au cœur de ses ressorts les plus élémentaires. Similairement, l’absence de point de vue dont Anna Rau se plaint et son impossibilité d’embrasser une position stable n’ont rien à voir avec l’impossibilité de réfléchir ou d’imaginer. Alors que la richesse de la réflexivité du discours de cette patiente ne fait pas de doute et que sa capacité d’imaginer est intacte, la perte de l’évidence naturelle tient à une absence de limites de sa présence immédiate au monde, la douloureuse « contraction de soi » venant suppléer l’impossibilité d’habiter ses propres gestes. Cela se passe comme si quelque chose manquait pour que réflexivité et imagination puissent s’ancrer dans un point de vue particulier, transformant ainsi l’intelligence de Anna Rau en puissance ennemie. Une sévère dissociation semble affecter sa capacité de réfléchir sur sa situation, qui ne parvient pas à lui offrir la possibilité de se situer dans le présent de ses gestes et de ses actions. Si Anna éprouve sa présence au monde comme quelque chose de monstrueux, qu’il faut contraindre et contenir, c’est aussi parce que sa réflexivité en est extraite, œuvrant pour ainsi dire à vide et sans efficacité.

15Il est important de noter que l’évidence qu’elle attribue au déroulement « naturel » de l’existence, que les enfants sont censés connaître, se présente d’emblée pour elle comme une évidence perdue. Il y a lieu de penser que ce qui est ainsi conçu comme naturel le soit uniquement à la lumière de sa perte, rétrospectivement et par le biais d’une saisie indirecte, faite depuis le lieu instable de l’aliénation mentale et de la souffrance existentielle qui l’accompagne. L’évidence dont Anna Rau déplore l’inexistence dans sa vie est une évidence qui aurait dû se trouver là et ne s’y trouve pas, et dont le manque s’accompagne du défi urgent d’en faire sens. Patiente et psychiatre se retrouvent dès lors pris dans le cercle d’une pression herméneutique dont la perte de l’évidence est la source, la question étant comment faire sens d’un tel manque sans se tromper sur les conditions de sa genèse et sans céder à la tentation de suppléer au vide qu’il accuse par des expédients cliniques faciles et par des explications toutes faites. En d’autres mots, la question qui se pose est de savoir comment Wolfgang Blankenburg peut éviter lui-même les écueils méthodologiques qu’ils avait repérés dans la clinique psychiatrique dont il était familier, afin de pouvoir soutenir Anna Rau dans son expérience de la perte de l’évidence, qui est, pour le dire simplement, une expérience de la perte avant d’être une expérience de l’évidence.

2. Évidence et résistance

16Dans les termes du rapport dressé initialement par Blankenburg, la situation de Anna Rau est décrite comme relevant d’un problème d’adaptation à l’âge adulte et à la socialité qui lui est spécifique23. Ce qui semble être en jeu dans son état est un éclatement de la dialectique entre évidence et non-évidence qui caractérise toute existence humaine, que Blankenburg rapproche, non sans rechigner, d’une dialectique entre l’immédiat et le médiat dont Jaspers avait thématisé l’opposition . L’évidence qui manque est-elle immédiate ? Son manque s’impose-t-il au milieu d’un système de médiations où l’immédiateté de l’évidence ne parviendrait pas à percer ? Rien n’est moins certain. Loin de pouvoir associer de manière unilatérale évidence et immédiateté, il convient de saisir le pouvoir de la première à même le système des médiations de notre expérience, ce qui relativise et problématise le rôle de la certitude immédiate qu’elle est censée fournir.

17Pour éclairer le rapport entre ce qui est évident et ce qui est non évident, Blankenburg fait appel à la réduction phénoménologique, qui est selon lui la seule opération qui peut saisir le sentiment d’extranéité de la perte de l’évidence naturelle depuis un « lieu » qui ne lui est pas totalement extérieur. C’est donc une parenté dans le domaine de l’aliénation de l’expérience qui ouvre la méthode phénoménologique au vécu de la perte de l’évidence naturelle. En effet, l’obstacle que rencontre toute élucidation de la perte de l’évidence naturelle est lié au fait que la connaissance qui s’y applique « demeure elle-même prise à l’intérieur de l’évidence naturelle »24, ne parvenant pas à prendre la mesure de la signification de la perte qui est en jeu. Selon Blankenburg, l’époché husserlienne peut surmonter cet obstacle, de par sa capacité de se détacher des évidences de l’existence quotidienne pour adopter une « attitude réflexive » et de cultiver une attitude qui permet d’en explorer les possibilités. En d’autres mots, l’époché husserlienne, en ce qu’elle est méthodique et volontairement orchestrée, est mobilisée ici pour clarifier l’époché involontaire et sauvage à laquelle Anna Rau est assujettie, sans choix et sans méthode. Si les deux modalités de suspension de l’attachement à l’expérience modifient notre ancrage dans le « monde du vivre », la première permet de nous y retrouver sur des nouvelles bases qui soient propices à l’expérimentation pour ainsi dire libre et non inhibée de son sens, alors que la deuxième nous y égare et nous désoriente.

18Alors qu’il n’est pas clair à ce stade de l’analyse clinique quel est le rapport entre le sens pratique des vécus (qui fait que l’on procède ainsi et pas autrement dans des situations données) et l’évidence, il est certain que la perte de l’évidence se traduit par une impossibilité de participer au sens de ce qui est à vivre. Ce sens, Anna Rau le reconnaît avec malaise dans les façons d’être et de vivre des autres, mais peine à l’incarner pour son propre compte, dans ses propres gestes. En termes psychanalytiques, c’est une certaine identification et/ou introjection qui semble faire défaut, alors que la capacité d’observation intellectuelle est intacte. Cependant, le but du rapprochement entre ces deux types de perte de l’évidence — volontaire et involontaire — n’est pas d’ajouter un surcroît de réflexivité au problème que rencontre Anna Rau ni de tout miser sur la résolution théorique d’un problème existentiel qui s’avère être, tragiquement dans son cas, une question de vie ou de mort25. Blankenburg écrit : « ce n’est pas tellement ce que réalise l’époché, une fois accomplie, qui nous intéresse le plus. Plus importantes pour nous sont les expériences que le phénoménologue fait sur le chemin de l’époché »26, en attirant ainsi l’attention sur les modifications possibles de notre ancrage dans le monde qui deviennent visibles par la pratique de la réduction phénoménologique, mais aussi sur les résistances rencontrées par l’époché méthodique qui la met en marche. La première résistance de ce type est à trouver dans « l’inclination naturelle de la vie » thématisée tardivement par Eugen Fink27, à laquelle s’ajoutent la ténacité de la doxa, ainsi que les croyances et les attachements de toutes sortes, qui ont chacun et chacune leurs modalités spécifiques.

19Se penchant sur ces résistances multiples, Blankenburg découvre qu’elles ont leur source dans la subjectivité de celle ou celui qui effectue l’époché, mais aussi dans le champ de l’expérience elle-même. Il note également qu’elles se rangent sur trois niveaux disposés comme dans un mouvement dialectique hégélien : (1) le niveau premier de la simple résistance à l’inconnu dans la vie de tous les jours, (2) le niveau second des résistances que rencontrent les tentatives de réfléchir là-dessus et enfin (3) le dernier niveau de ce qui résiste à nos tentatives de surmonter cette résistance à laquelle se heurte notre réflexivité. En analysant les rapports compliqués entre ces trois niveaux de résistance, Blankenburg remarque que « la résistance est inhérente à l’évidence naturelle »28, nous ramenant de fait à notre « habitualité saine », qu’elle soit celle du déroulement de la vie quotidienne ou celle de notre réflexivité. « L’existence humaine est toujours à nouveau rappelée dans sa prise par le monde, comme par un ruban élastique »29 écrit le psychiatre allemand, soulignant ainsi qu’il n’y a d’évidence que dans la mesure où il y a résistance du familier à l’étranger, du non réfléchi au réfléchi, et de ce qui se donne sans effort aux efforts de surmonter les obstacles qui inhibent la réflexion. C’est d’un certain don de la vie que la résistance à la clarification réflexive semble être porteuse, dont l’évidence perdue des gestes ordinaires est l’expression. Plus précisément, l’évidence perdue est celle de la résistance que ces gestes auraient dû opposer à l’inspection intellectuelle qui vient se pencher sur eux pour en saisir le secret.

20Mais dire qu’une certaine résistance est corolaire de l’évidence, c’est aussi dire qu’il y a dans l’expérience de l’évidence un mécanisme de défense qui la recouvre et la rend difficile d’accès telle quelle, qui vient de ce que dans tout essai de réfléchir sur les modalités précises de notre ancrage dans le monde il y a un effort de détachement qui nous aliène à jamais au monde de la vie, rend son évidence non-évidente, le voile et l’obscurcit. C’est donc une défense de notre attachement au monde qui se joue dans l’expérience de l’évidence dite naturelle, ce qui permet de questionner plus frontalement son caractère «  naturel ». En effet, la puissance de l’évidence de l’expérience ne vient pas d’une quelconque nature qui en assurerait de manière indélébile la continuité, mais de la défense d’un lien qui reste fragile et qu’il nous faut constamment réinvestir afin de ne pas le perdre. L’évidence en question ici est le résultat d’une formation dans le temps et nullement une dimension pré-donnée de l’expérience. Car au sein de l’expérience vécue tout s’apprend, se découvre, et s’institue, et rien ne va de soi originellement.

21La perte de l’évidence dite naturelle est donc liée à des résistances qui rendent l’essor de notre réflexivité possible et qui organisent également l’ordre de notre connaissance. Cependant, ce n’est pas prendre acte (réflexivement) de quelque chose qui résiste à la réflexion qui manque à Anna Rau — bien au contraire, son problème semble venir du fait que son adhésion première au monde ne résiste pas assez aux exercices libres de sa réflexivité et aux efforts activement déployés par elle pour en surmonter les échecs. L’éclatement de ses gestes ordinaires — « tout me tombe des mains » — est symptomatique de la fragilité de cette résistance. Dès lors, cela se passe comme si ses efforts de dépasser son mal d’être contribuaient à le lui rendre, augmenté et insurmontable. La multiplication des efforts réflexifs de Anna Rau ne peut pas lui restituer le pacte avec le monde, qui ne se réinvente pas du jour au lendemain, mais se préserve, parfois contre nos efforts de clarification intellectuelle.

22Tout en étant conscient du caractère potentiellement nuisible de ces efforts de clarification réflexive, lorsqu’il critique ouvertement les interprétations psychiatriques trop intrusives, Blankenburg semble s’arrêter lui-même sur le seuil de cette résistance première de notre attachement au monde qui est la source de la souffrance de Anna Rau, sans explorer trop en profondeur son caractère inconscient et sans prêter attention non plus à sa dimension sociale30. Le psychiatre découvre en revanche que ce que le phénoménologue cherche à saisir par la réduction phénoménologique, Anna Rau ne le possède que trop bien — son expérience de la perte de ce qui va de soi relevant d’une espèce de zone obscure, non élucidée, où s’épanouit la liberté réflexive à laquelle la phénoménologie aspire dans ses explorations méthodologiques. L’analyse de Blankenburg se meut ainsi depuis l’essai de faire attention à ce qui peut être découvert sur le chemin de la réduction phénoménologique vers la découverte étonnée que sa patiente a déjà trouvé d’une certaine manière ce que la méthode phénoménologique cherche à saisir, et en est tombée malade. Bien que ce soit manifestement la manière et non pas la trouvaille telle quelle qui font pencher Anna Rau du côté de la maladie, cette réalisation thérapeutique est troublante, suggérant que l’époché phénoménologique et l'époché sauvage problématisent la même chose : le sens de vivre dans ce monde tel qu’il s’articule dans nos gestes et dans nos habitudes, en rapport avec les liens sociaux qui les instituent et les transforment.

3. La question de l’inconscient social et le vécu de l’absorption

23Les résistances de notre attachement au monde découvertes sur le chemin de la réduction phénoménologique concernent le domaine de ce que Husserl a appelé l’expérience ante-predicative et la genèse passive du sens. Blankenburg y fait référence lorsqu’il aborde le « pouvoir-rencontrer » ou « la constitution transcendantale de ce qui est rencontré » :

Elle ne se fonde que pour une part très faible et très difficilement observable dans les synthèses actives, directement accessibles à la conscience du Je, mais elle est fondée de manière tout à fait prépondérante dans la « genèse passive » (Husserl). Ainsi en particulier l’évidence, le caractère courant de l’opinion courante, de ce que l’on dit et fait n’apparaît que très peu comme notre propre ouvrage, mais principalement comme celui d’une constitution transcendantale anonyme toujours-déjà survenue, qui prescrit à notre vie quotidienne ses voies31.

24Ce passage permet d’éclairer deux aspects du problème de la perte de l’évidence naturelle. (1) D’une part, il aide à rendre compte des efforts de « contraction » décrits par Anna pour échapper au caractère illimité de sa présence au monde. La contraction pourrait désigner ici le mode malaisé de production d’une position subjective à partir d’un champ pre-subjectif impersonnel, auquel Anna Rau peine à s’extraire, ou bien comme une forme de quasi-positionnalité bloquée. (2) D’autre part, ce passage permet de comprendre mieux en quoi consiste la difficulté de saisir l’évidence de l’évident. Celle-ci se cache, pour ainsi dire, derrière le masque du banal, du quelconque et du négligeable, se refusant ainsi à la conscience claire de son investigation32.

25Il est important de souligner le caractère institué de l’inconscient (ou du pré-conscient)33 qui résiste ici, dans un champ qui est celui des interactions sociales les plus ordinaires. Ce qui lui est spécifique est qu’on tend à le percevoir comme quelconque et négligeable aussi parce que nous ne l’avons pas constitué nous-mêmes consciemment et ne pouvons pas le reconnaître par conséquent comme étant le nôtre, parce qu’il est co-construit avec les autres ou pre-construit par d’autres qui nous ont précédés et qui ont, pour ainsi dire, « arrangé » le monde pour nous d’une certaine manière. L’idée que je voudrais introduire ici, qui n’est pas abordée telle quelle par Blankenburg, est que Anna Rau perd pied dans le champ de la constitution transcendantale de l’intersubjectivité parce qu’elle n’a pas une place à elle dans le champ social où elle appartient, qui ne lui a pas permis de trouver, pour reprendre un mot de Guy Debord, de « passage à l’âge adulte »34.

26Ce blocage dans les zones existentielles incertaines de la grande enfance est manifeste dans bon nombre de cas d’exclusion sociale, qu’ils soient liés aux rapports de genre, de race ou de classe. On peut dès lors rapprocher la perte de l’évidence naturelle dont Anna Rau souffre d’autres formes d’extranéité qui affectent ceux dont la position dans le monde est niée ou non reconnue, distordue ou rendue impossible par les rapports de pouvoir qui régissent l’organisation des conditions sociales de leur existence. L’expérience de la déshumanisation mise en avant par les philosophes critique de la race, dont on trouve des descriptions poignantes dans les livres de Franz Fanon35, ainsi que celle de l’appauvrissement de l’expérience36 décrit plus généralement par Walter Benjamin comme symptôme de la vie en régime capitaliste peuvent servir ici d’indice à suivre. Pour les transfuges de classe en particulier, la persistance dans l’immaturité semble répondre à une certaine infantilisation à laquelle ils/elles sont soumis.e.s, faute de parvenir à comprendre pleinement les codes sociaux de leur nouveau monde et de pouvoir composer un comportement social adéquat. Maladresses et actes manqués accompagnement alors cette condition sociale et en marquent constamment l’expression honteuse37.

27Pour clarifier ces blocages, il faut surmonter ce que Fink a appelé « l’oubli profond dans lequel se tient l’évident »38, corollaire de l’inhibition née de la résistance qu’il oppose à nos efforts de modifier le cours de nos expériences, d’y introduire du nouveau et d’y réfléchir. Le sens effectif de ces modifications est mis en branle par l’expérience de la maladie mentale, où un sentiment d’extranéité (Befremdung) s’impose, menant à une position d’extranéation ou d’aliénation (Entfremdung)39, qui n’est pas à proprement parler une position, mais plutôt le mouvement par lequel on perd sa position dans le monde et par où le sol de l’existence nous est dérobé. Aussi est-ce un mouvement de destitution de soi qui prend le dessus dans la vie de Anna Rau, et il est important de remarquer que c’est dans le rapport aux autres — à ce qu’elle leur doit, à ce qu’elle entreprend avec eux ou pour eux — que ce mouvement de destitution fait irruption, motivé sans doute par des éléments de son histoire de vie dont la composante socio-économique et culturelle n’est pas à négliger40.

28Mais pour que le rapprochement entre aliénation mentale et aliénation sociale fasse sens, il convient également d’approfondir le sens de l’inconscient social qui est en jeu dans ces deux types d’extranéation. Pour ce faire, je vais faire appel à l’expérience de l’absorption (Versunkenheit) que Eugen Fink introduit pour parler de l’imagination onirique et que Husserl thématise comme un « phénomène-limite » de l’investigation phénoménologique41. Dans le vécu de l’absorption, il y a une mise à distance par rapport à soi qui intervient, qui nous fait perdre le contact avec l’ici et le maintenant de notre expérience pour nous transporter de manière assez exclusive dans un ailleurs. Ce phénomène nous intéresse de par son caractère de déplacement en dehors de la sphère de la présence à soi et de la présence aux autres que l’éclatement de la trame des gestes ordinaires de Anna Rau suggère. En analysant ce type de déplacement, Saulius Geniusas distingue trois types d’expérience intuitive : la conscience présente de la perception qui est caractérisée par une « conscience de soi dans le maintenant (self-awareness-in-the-now) », la conscience re-présentative de l’imagination et de la mémoire caractérisées par un clivage entre « conscience de soi dans le maintenant (self-awareness-in-the-now) » et « la conscience de soi dans l’alors (self-awareness-in-the-then) » et la conscience absorbée des rêves et des hallucinations caractérisée uniquement par « la conscience de soi dans l’alors (self-awareness-in-the-then42.

29La différence entre ce dernier type de conscience et le mode « comme si » qui caractérise généralement la conscience imageante est qu’elle est oublieuse de son environnement immédiat et inattentive à ce qui s’y passe : ce n’est pas une simple possibilité d’être ailleurs ou de penser à autre chose qui est introduite ici, mais une possibilité à laquelle on s’attache pour ainsi dire passionnément, en se détachant de son milieu de vie, dans un état de captivité choisie. En d’autres mots, la conscience absorbée se gagne sur le fond d’une suspension de notre ancrage dans l’immédiat, qui est plus exclusive et plus radicale que celle des vécus imageants non absorbés43. À l’horizon de cette suspension, on découvre des problèmes qui se trouvent aux marges de ce que la description phénoménologique peut saisir, tels la mort, l’évanouissement, le sommeil, la première enfance, la naissance, qui requièrent, pour être approchés, une méthode reconstructive qui saisit indirectement leurs spécificités et leurs liens possibles, en forçant les frontières de l’investigation phénoménologique44. Mais ce qui est en jeu en elle, nous voudrions ajouter, est aussi une dialectique entre absorption inconsciente et actualité consciente qui est à l’œuvre tous les jours dans nos rêveries, nos projections, nos souvenirs volontaires et involontaires, notre attention diffuse, ainsi que dans nos gestes habituels. Cette dialectique fait écho à celle entre l’évidence et la non-évidence, dont Blankenburg observe l’absence dans l’existence de sa patiente.

30Pour comprendre comment la suspension de l’absorption opère, on peut faire appel au terme de « dé-présentation (Entgegenwärtigung)» introduit par Fink dans son étude Représentation et Image (Vergegenwärtigung und Bild) pour désigner non pas une intentionnalité spécifique, mais plutôt une altération de la conscience donatrice de sens. Cela se passe comme si la donation de sens était ici détournée de son chemin et réorientée de telle manière qu’elle se connecte horizontalement à d’autres moments de donation, passés ou à venir, composant ainsi ce que Geniusas appelle « l’être latent »45 ou inconscient qui se détache de l’être patent de notre conscience éveillée et la soutient dans son fonctionnement. En effet, cet inconscient est formé par tout ce qui dans l’expérience se sédimente progressivement, qui loin d’être tout simplement évacué ou repoussé dans les profondeurs du passé, constitue un réservoir de sens. Et puisque toute nouvelle impression se gagne sur le fond de dé-présentations, la conscience continue aussi d’absorber des éléments dont elle n’est pas consciente46, élargissant ainsi le domaine d’un inconscient perceptif qui ne cesse de déborder.

31La composante temporelle des dé-présentations est importante, les rétentions et les protentions en étant des exemples paradigmatiques — sur la base de quoi Fink remarque que les dé-présentations constituent de fait la condition de possibilité de toute objectivité, qu’elle soit représentée ou présentée. Saulius Geniusas conclut aussi que « chaque conscience impressionnelle émerge sur la base de dé-présentations d’autres contenus que la conscience a déjà expérimentés »47, le contraste avec ce qui a été vécu auparavant orientant nos nouvelles donations de sens, en annonçant la couleur et la portée. C’est ce contraste qui va nous intéresser dans nos remarques conclusives.

Conclusions : l’évidence des moindres gestes et les risques de la formation du sens

32Animant les périphéries de l’expérience présente, les éléments que nos rêveries et nos rêves véhiculent ne sont pas simplement, comme on pourrait le penser, des franges éphémères de vécus destinées à se fondre dans le décor — ils assurent, par les connections qu’ils rendent possibles, les subtils soubassements de notre présence au monde et à nous-mêmes, qui s’enrichissent au fur et à mesure que notre présence à nous-mêmes et aux autres se rétrécit. C’est du moins la thèse que nous voudrions mettre en avant pour rendre compte du problème phénoménologique de la perte de l’évidence naturelle. Il y aurait ainsi une tension entre la présence à soi et aux autres d’une part et cette zone d’absorption de l’expérience vécue d’autre part, manifeste dans l’ordinaire diffus des gestes quotidiens et rendue problématique dans leur épuisement tel qu’il est expérimenté par Anna Rau. La douloureuse « contraction de soi » décrite par la patiente de Blankenburg serait alors l’expression directe de cette tension qui ne parvient pas à se muer en dynamique existentielle porteuse de nouveauté et de désir.

33En effet, la tension entre présence et absorption semble relever d’une dialectique profonde de l’expérience qui sous-tend le problème de l’évidence. Cette dialectique rend compte du passage de la présence en vécu absorbé et du vécu absorbé en présence, qui n’est pas une simple oscillation entre deux pôles de l’expérience, mais plutôt un mouvement par lequel quelque chose se gagne tandis que quelque chose est maintenu dans l’ordre du sens de ce qui est vécu. Ce sont ce gain et ce maintien que Anna Rau ne semble pas en mesure de soutenir, sa perte de l’évidence naturelle étant de fait une perte de la capacité de gagner et de cultiver un sens qui est en train de se faire. Concevoir le rapport entre notre présence au monde et notre absorption dans les gestes quotidiens en termes dialectiques permet de comprendre pourquoi ce rapport peut se figer jusqu’à rendre l’accès aux gestes de tous les jours malaisé, voire impossible. C’est la négativité qui se trouve au cœur de cette dialectique qui semble en effet mettre à risque la formation de sens qui s’y joue. Le poids que les gestes quotidiens en viennent à acquérir pour Anna Rau est dès lors symptomatique d’un blocage du mouvement dialectique entre présence et absorption.

34Quel est le rapport entre les menus gestes de la vie quotidienne et l’inconscient social de la perte de l’évidence naturelle ? Le rapprochement serait de l’ordre de la pure spéculation si certains gestes, quand ils sont accomplis et reconnus comme tels, n’avaient le pouvoir de nous ramener à la formation de sens à laquelle nous avons été arrachés, en réinstaurant la dialectique absorption/actualité qui sous-tend le problème de l’évidence. C’est la cas du « geste à peau » décrit par une des analysandes de Jacques Lacan, Susanne Hommel, celui d’une caresse soudaine sur la joue alors qu’elle faisait mention de ses réveils tous les jours à cinq heures du matin, heure qui était celle où avaient lieu les rafles des familles juives par la Gestapo dans son quartier48. Le geste de caresse impromptue de Lacan — un « geste à peau » qui subvertit pour Susanne Hommel le sens du mot à sonorité similaire, « Gestapo » —, doit être saisi à la lumière de la façon dont il a été reçu afin d’être compris comme autre chose qu’une simple impulsion contre-transférentielle, espèce d’« intuition » thérapeutique que nous avons critiquée avec Blankenburg. Susanne Hommel décrit ce geste comme « un appel à l’humanité » qui a transformé fondamentalement l’expérience de sa souffrance. Elle dit aussi pouvoir le sentir encore sur sa joue quand elle en parle quarante ans après, dans une étonnante continuité d’efficacité.

35Un autre exemple est celui de l’approche adoptée par Fernand Deligny auprès d’enfants souffrant d’autisme grave, surtout telle qu’elle s’est réorientée dans la dernière partie de son travail, qui se concentre sur le « moindre geste »49. Guidée par le vécu des enfants et non pas par les attentes thérapeutiques, s’inscrivant en faux de toute thérapie institutionnelle, cette approche s’appuie sur une description quasi-phénoménologique des gestes des enfants, sur le tracé des cartes qui suivent leurs trajectoires quotidiennes, ainsi que sur des matériaux filmés et des dessins qui saisissent divers moments de la vie quotidienne du Radeau50. Le but avoué est de développer une attention aux « détours de l’agir » où se révèle « l’infini du geste », qui comprend tant les réactions abruptes des enfants autistes, que la participation à la vie commune qu’ils finissent par intégrer à leur façon. C’est autour des gestes silencieux de la préparation du pain ou d’autres activité quotidiennes que des communautés nouvelles d’agir se tissent, auxquelles les enfants autistes participent de bon gré, jusqu’à les adopter comme des manières d’être qui leurs permettent de composer avec les autres. Le geste est donc tant l’expression directe d’une socialité insoutenable que la dimension de la mise en commun de la vie qui précède l’organisation langagière et symbolique — dans laquelle Deligny trouvera un recours thérapeutique efficace et un objet d’observation artistique.

36Sur le plan des analyses phénoménologiques, l’inconscient social qui se joue dans la dimension des gestes reçoit un éclairage à partir des analyses génétiques de la temporalité. Ainsi, si la phénoménologie husserlienne du temps suggère que rien de ce qui a été vécu une fois n’est perdu, c’est parce qu’il peut être réactivé et réorienté dans son sens, surtout dans des situations de crise où les ressources de sens se font pauvres et que le passé doit être appelé au secours. Analysant ces situations dans son livre L’histoire d’une vie et sa région sauvage51, Lászlò Tengelyi parle de lambeaux de sens anciennement rejetés qui sont rappelés pour faire face aux défis qu’elles présentent. Cependant, le sujet qui opère la réactivation de sens n’est plus le même que le sujet qui a jadis fait la découverte de ce qui a été ensuite sédimenté. Tandis que le champ des sédimentations s’élargit dans le temps, la position du sujet qui le réactive est de plus en plus étroite, rétrécie par le contraste avec ce qui a déjà été vécu et sédimenté. La maturation dans le temps et le vieillissement peuvent ainsi être décrits dans les termes d’un rétrécissement positionnel progressif qui va de pair avec l’expansion de l’horizon des sédimentations passées.

37Il y a lieu de penser que c’est ce rétrécissement dans le temps, cette maturation progressive qui permet au passé de se sédimenter, qui semble demeurer en fin de compte inaccessible à Anna Rau. Ses gestes maladroits et son attitude excédée traduisent ainsi un défaut de sédimentation, des strates de sens qui ne parviennent pas à co-exister. Lorsqu’elle se force à contracter sa présence auprès des autres pour contrecarrer le caractère illimité de sa présence au monde, elle semble ainsi réagir à ce qui a été décrit dans certaines cliniques de soi sous les espèces du « passé qui ne passe pas » ou du « passé qui attaque »52, espèce de bloc massif de temps vécu dont le sens ne fusionne pas avec le temps qui est en train de s’écouler et qui du coup fait « bloc à part ». Dès lors, son présent ne parvient pas à émerger de la dialectique entre actualité et absorption à l’œuvre dans les dé-présentations.

38Quelle sont les conséquences de ces analyses pour le problème de la perte de l’évidence naturelle ? Tout d’abord, elles clarifient le sens de ce qui est perdu, qui ne relève pas d’une incapacité de comprendre ce qui se passe ou ce qu’il convient d’entreprendre, mais du processus de sédimentation du sens, cette formation inconsciente de la conscience qui accompagne tout acte de présence à soi et aux autres comme une queue de comète ou comme une aura. Sans cette formation inconsciente du sens, la présence au monde et au soi devient une tâche écrasante à l’épreuve de laquelle Anna Rau ne peut finalement pas survivre. Observant son cas, Blankenburg invoque un manque de la continuité temporelle53 sur laquelle repose le sentiment de ce qui va de soi, dont dépend également le pouvoir de faire des expériences, d’y participer pleinement et de se laisser ébranler sans s’y perdre. Cette continuité temporelle est le chemin sur lequel on risque le sens de son expérience, parce c’est sur le même chemin qu’il se forme consciemment et inconsciemment. L’incapacité de Anna Rau de trouver un passage vers l’âge adulte semble refléter une impossibilité de se laisser soi-même former par cette formation du sens et de devenir ce que Blankenburg appelle « un être d’expérience ».

39La perte de ce qui va de soi dont souffre Anna Rau s’éprouve au tournant où le sens embrasse une forme spécifique — tel ou tel geste, porteur de telle ou telle manière de faire, qui fait que dans des situations données on s’y prend d’une certaine façon et pas autrement —, mettant à mal l’épreuve concrète de cette formation de sens. Il y a donc une épreuve toujours particulière des gestes, mais aussi un horizon qu’ils ouvrent incessamment, qui fait remarquer à Deligny leur caractère « infini ». Alors que cette épreuve est traversée par des contrastes et des dissonances pour chacun d’entre nous, pour la patiente de Blankenburg elle s’avère écrasante parce que le sens de ce qu’elle vit ne parvient pas à s’y cristalliser, à s’actualiser dans telle ou telle manière d’agir, et à lui permettre ainsi de se positionner dans le monde.

40Cependant il importe de souligner que la présence au monde qui est ici mise en défaut n’est pas une simple capacité individuelle — elle est d’emblée une co-présence telle qu’elle se projette sur le fond d’une histoire commune, passée et à venir. C’est la communauté inconsciente avec les autres qui est inaccessible à Anna Rau, qu’il faut entendre non pas comme communauté de ceux qui parviennent à donner un sens à leur vies, mais comme communauté des « êtres d’expérience », c’est-à-dire des êtres formés par leur expérience, orientés et désorientés par elle, malmenés et portés, secoués et ancrés, chargés et libérés par ce qu’ils vivent. Cette communauté fragile et problématique n’est nulle autre que celle de l’humanité moyenne telle qu’elle s’exprime dans nos gestes de chaque jour, qui sont sans cesse appris et recommencés, repris et transmis. Lorsque Anna Rau dit « je ne suis pas vraiment un être humain »54, c’est une profonde mélancolie qu’elle exprime, une impossibilité de faire le deuil de son appartenance à l’humanité moyenne, qu’elle regarde vivre sans pouvoir y participer avec ses propres gestes, dans l’infini de leur épreuve et le commun de leur agir55.

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Notes

1 G. Debord, Critique de la séparation in œuvres, Paris, Gallimard/ Quarto, 2006, p. 543.

2 W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle. Une contribution à la psychopathologie des schizophrénies pauci-symptomatiques, tr. J.-M. Azorin et Y. Totoyan, revue par A. Tatossian, Paris, PUF, 1991, p. 53.

3 Voir G. Weiss, A. V. Murphy and G. Salamon (eds.), 50 Concepts for a Critical Phenomenology, Evanston, IL: Northwestern University Press, 2020.

4 Cf. D. Popa & I. Reynolds, Critical Phenomenology?, Special Issue of Studia UBB. Philosophia, Spring 2021 (http://studia.ubbcluj.ro/download/pdf/1360.pdf consulté le 5 février 2023).

5 Voir J. Butler, Trouble dans le genre, tr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 1990.

6 Voir K. Mannheim, « A Sociological Theory of Culture and Its Knowability (Conjunctive and Communicative Knowledge)  » tr. Jeremy Shapiro and Shierry Weber Nicholsen. In Structures of Thinking, edited by David Kettler, Volker Meja and Nico Stehr, London: Routledge and Kegan Paul, 1982, p. 142-288.

7 Ibid, 188.

8 « factors which precede objectification and out of which objectification first emerges » (Ibid. 169).

9 E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, #9, l), p. 67-68.

10 « Le début, c’est l’expérience pure, et pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression de son propre sens ». E. Husserl, Méditations cartésiennes, tr. G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 2001, # 16, p. 73.

11 Voir G. Tverdota, « Existence et normativité. L’apport de la Daseinanalyse pour l’élaboration d’une nouvelle critique sociale » in Les Cahiers du Centre de Philosophie du Droit, nr. 153, 2011, p. 1-21 (https://sites.uclouvain.be/cpdr/docTravail/153TverdotaG.pdf consulté le 5 février 2023)

12 W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, op. cit, p. 53.

13 « Il ne s’agit pas de se glisser pour ainsi dire dans la peau du malade pour co-éprouver ce qu’il éprouve. Le degré jusqu’où cela est possible dépend des conditions subjectives qui varient d’un observateur à l’autre. A la différence de cela, le mode d’approche phénoménologique ici en vue cherche à saisir le point de vue du malade à partir de ses auto-descriptions. L’accès est un double accès: d’un côté par l’auto-explication du malade, de l’autre par la communication herméneutique.  » (Ibid.)

14 Cf. Ibid., p. 100-101.

15 Cf. E. Husserl, Recherches logiques I, Prolégomènes à la logique pure, tr. fr. H. Elie avec la collaboration de L. Kelkel et R. Schérer, P.U.F./Epiméthée, 1969.

16 Cf. W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, op. cit., p. 74.

17 Ibid., p. 77. Souligné dans le texte.

18 Ibid., p. 78. Souligné dans le texte.

19 Ibid., 113.

20 Ibid., p. 79.

21 Ibid., p. 81.

22 Ibid., p. 79. Souligné dans le texte.

23 « Fortement affectée et sur-sollicitée par tout ce qui lui arrivait, elle apparaissait totalement sans défense, comme si tout événement imprévu amenait avec lui une brèche durable dans l’intégration de la structure de sa personnalité. » (Ibid., p. 76).

24 Ibid., p. 108.

25 Après plusieurs tentatives de suicide échouées, Anna Rau se donnera la mort en 1968, à l’âge de 24 ans, après 4 années de traitement psychiatrique irrégulier.

26 W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, op. cit., p. 109.

27 Blankenburg se réfère à l’étude de Fink publiée en 1948 intitulée « La Philosophie comme dépassement de la “naïveté” » (“Philosophie als Uberwindung der ‘Naivität’”). Cf. Ibid., p. 112 sq.

28 Ibid., p. 119

29 Ibid., p. 120.

30 Blankenburg finit par poser dans les dernières pages de son ouvrage la question (« L’évidence naturelle est-elle seulement un phénomène lié à des conditions socio-culturelle déterminées ? » Ibid., 197) pour y répondre négativement.

31 Ibid., p. 130.

32 Ibid., p. 105.

33 Nous utilisons le terme « inconscient » au sens large de ce qui se dérobe et résiste à l’inspection consciente. Pour une approche phénoménologique de ce terme voir C. Bodea, D. Popa (ed.) Describing the Unconscious. Phenomenological Perspectives on the Subject of Psychoanalysis, Bucharest, Zeta Books, 2020 and M. Gyemant, D. Popa (éd.) Approches phénoménologiques de l’inconscient, Hildesheim, Olms, 2015.

34 Voir G. Debord, Critique de la separation in œuvres, op. cit., p. 543.

35 Voir F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

36 W. Benjamin « Expérience et pauvreté » tr. P. Rusch, in œuvres II, Paris, Folio/Essais, 2000, p. 364-372.

37 Voir A. Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997.

38 E. Fink, cite par Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, op. cit., p. 119.

39 Ibid., p. 104

40 On sait que sa famille est déchirée par des conflits liés à une situation économique instable, ayant déménagé de l’Allemagne de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest. On apprend également que Anna Rau fait beaucoup d’efforts pour soutenir sa mère, qui est une victime de violences domestiques, allant jusqu’à arranger pour elle un nouvel espace de vie où elle peut être à l’abri de son époux. De manière significative, c’est après avoir aménagé ce nouvel espace de vie pour sa mère, que Anna Rau s’effondre dans la maladie mentale.

41 Je suis ici l’analyse de S. Geniusas dans son article « Towards a Phenomenology of the Unconscious. Husserl and Fink on Versunkenheit » in the Journal of the British Society for Phenomenology, 2020, p. 1-23.

42 Ibid., p. 7.

43 C’est toute la différence entre clivage et dissociation qui se joue dans cette distinction. Cf. Ibid., p. 8.

44 Les phénomènes-limite sont ici approchés par le biais d’autres phénomènes considérés comme transitionnels. Cf. Ibid., p. 18.

45 Ibid., p. 15.

46 « …consciousness is not aware of what is absorbs and, in this sense, it remains unconscious » (Ibid., p. 20).

47 Ibid., p. 10.

48 Voir https://www.lacanonline.com/2012/08/a-story-from-lacans-practice/

49 Voir F. Deligny, « Les détours de l’agir et le moindre geste » in œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 1249-1345.

50 Le Radeau était le nom du réseau qui réunissait des enfants autistes et des jeunes de condition modeste autour de F. Deligny, de sa compagne Gisèle, et de quelques amis proches.

51 Cf. L. Tengleyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Grenoble, Millon, 2005.

52 Voir P. Quignard, Vie secrete, Paris, Gallimard, 1998.

53 W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, op. cit., p. 140.

54 Ibid., p. 154.

55 Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche CNCS/CCCDI – UEFISCDI PN-III-P4-ID-PCE-2020-0479 soutenu par le Ministère de la Recherche, de l’Innovation et de la Digitalisation en Roumanie.

Pour citer cet article

Delia Popa, «L'inconscient social de la perte de l’évidence naturelle : les menus gestes et la formation de sens», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 19 (2023), Numéro 3: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intuitions médiées et dispositifs producteurs d'évidence (Actes n°13), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1416.

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