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- Volume 20 (2024)
- Numéro 1: Phénoménologie de la question. Questions...
- Suis-je la réponse à une question ? Réflexions à partir de Levinas
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Suis-je la réponse à une question ? Réflexions à partir de Levinas
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Résumé
Cette contribution analyse le refus levinassien de décrire la relation avec autrui à travers le paradigme de la question. Bien que le moi se constitue comme réponse adressée à autrui, cette réponse n’est pas la réponse à une question : c’est au contraire une réponse qui précède tout questionnement. Nous montrons d’abord que, dans l’œuvre de Levinas, c’est l’appel qui suscite la réponse, et que cet appel se distingue entièrement d’une question. Non seulement parce que la question se situe sur le plan du savoir et demande un contenu comme réponse, mais aussi parce que la question s’adresse à un être libre, qui peut décider de sa réponse. L’appel décrit par Levinas, qui ne peut être entendu que dans la réponse déjà donnée, se distingue ainsi de l’appel heideggérien ou de l’interpellation décrite par Althusser, et ne saurait être compris comme une forme de question. Nous montrons ensuite que la question, qui présuppose la relation avec l’autre, renvoie néanmoins à cette relation éthique dans la mesure où elle montre une insatisfaction, une insuffisance de la réponse, du savoir, de la solitude du moi, une recherche de sens que seule la responsabilité pour l’autre peut apaiser.
Tabla de contenidos
Introduction
1L’habitude d’associer la pensée de Levinas aux descriptions de la relation à autrui pourrait amener à croire que le thème de la question occupe une place centrale dans l’œuvre de Levinas. Si autrui « met en question » la solitude du moi par la parole, si la signification éthique se produit comme Dire, si c’est dans la réponse « Me voici » que je deviens responsable pour autrui, on pourrait alors penser que la relation à autrui se déploie comme un échange de questions et de réponses, ou du moins comme une question d’autrui à laquelle je réponds, en me constituant par là comme moi singulier. C’est ainsi, par exemple, que Martin Buber distingue le rapport Je-cela, se constituant comme monologue, du rapport Je-Tu, qui consiste en un dialogue où autrui est rencontré et reconnu comme un être singulier1. Ou que les théoriciens de l’interpellation, tels que Louis Althusser et Judith Butler, pensent le surgissement du sujet dans un contexte social et normatif, en tant que réponse à une question qui m’est adressée par les autres2.
2Il est vrai, en un sens, qu’il serait impossible pour Levinas de penser la question en dehors de la relation à autrui. La pensée elle-même, que Platon définit comme un dialogue de l’âme avec elle-même, renvoie selon Levinas à la relation éthique : « La va-et-vient silencieux de question en réponse, par lequel Platon caractérise la pensée, se réfère déjà à une intrigue où se noue — de l’Autre commandant le Même — le nœud de la subjectivité [...] »3. Et de même, Levinas s’inscrit en faux contre la solitude dans laquelle, pour Heidegger, se pose la question de l’être, pour souligner au contraire que celle-ci n’a de sens que depuis la relation avec autrui4. C’est en définitive la relation éthique qui semble ouvrir l’espace dans lequel se situent toutes les questions et réponses.
3Ce n’est pourtant pas à partir de l’échange entre question et réponse, ni à partir d’une question qu’autrui m’adresserait, que Levinas décrit la relation à autrui. Alors même que le moi se constitue comme sujet responsable dans la réponse donnée à autrui, Levinas refuse expressément, et de prime abord étonnamment, de qualifier ce qui précède cette réponse, à savoir l’appel venant d’autrui, comme une question. À plusieurs reprises, Levinas insiste sur le fait que la réponse par laquelle le moi devient responsable à l’égard d’autrui n’est pas la réponse à une question, et qu’il s’agit, bien au contraire d’une « réponse sans question »5, ou d’une « réponse précédant toute question »6. On assiste ainsi, chez Levinas, à un renversement du rapport classique entre la question et la réponse. Si la philosophie s’est toujours présentée comme une façon de poser des questions, et notamment comme une façon de poser des questions qui n’ont pas de réponse claire, déterminée ou possible, Levinas s’efforce de montrer que le plus important, ou le plus originaire, n’est pas la question sans réponse, mais bien au contraire la réponse sans question.
4Il s’agira, dans ce travail, d’analyser ce renversement du rapport entre la question et la réponse opéré par Levinas. On examinera d’abord la façon dont Levinas aborde le thème de la question, en soulignant que toute question présuppose une précompréhension du contenu qui est recherché. On déterminera, dans un deuxième moment, quelle est la signification du moi en tant que réponse sans question. On conclura ces analyses en revenant sur la façon dont la question renvoie néanmoins à la relation avec autrui.
1. Autrui ne pose pas de questions. Le dialogue comme monologue
5Si Levinas ne pense pas la relation avec autrui à partir du modèle de la question, c’est parce qu’à ses yeux la question reste indissociable de deux traits qui sont incompatibles avec les exigences d’une véritable relation avec l’altérité, à savoir la précompréhension qui rend possible la question, et la recherche d’un contenu qui puisse la satisfaire. C’est pourquoi Levinas, en parlant de « question », se réfère toujours à la question que moi je pose à autrui, et jamais à la question qu’autrui m’adresse, alors même que c’est à partir d’autrui que la relation est décrite. Autrement dit, la question n’a pas le statut originaire d’une première mise en relation. Elle vient toujours après, en se situant dans le cadre d’une relation déjà constituée, et on peut même aller jusqu’à affirmer que la question, loin de nous mettre en rapport avec autrui, demeure au sein de la sphère du Même.
6Sous la plume de Levinas, on trouve en effet une analyse de la question qui reprend la tripartition heideggérienne entre :
7a) l’interrogé (Befragtes) auprès duquel on pose la question ;
8b) le questionné (Gefragtes) qui définit ce à quoi la question s’adresse ;
9c) le demandé (Erfragtes), c’est-à-dire ce qui est visé par le questionnement, le but, ce qui est cherché par la question7.
10Dans les textes de Levinas, cependant, cette tripartition ne prépare pas le déploiement de la question la plus originaire, comme c’est le cas chez Heidegger8. L’analyse de ces trois composantes permet au contraire de comprendre la raison pour laquelle, dans l’œuvre de Levinas, la question ne convient pas à la manifestation d’autrui.
11a) Il y a d’abord l’interrogé, celui à qui on pose une question et dont la présence est nécessaire, puisque la question ne peut se poser que dans l’espace de la relation à autrui : « La question ne s’explique pas par l’étonnement seulement, mais par la présence de celui à qui elle s’adresse. »9 On pourrait alors croire que la question est bien ce qui institue la relation à l’autre ; et pourtant, Levinas indique que lorsqu’on interroge autrui, celui-ci a déjà dû, de quelque façon, apparaître et se présenter comme autre.
12b) Ensuite, la question se dirige vers le domaine ou l’objet que Heidegger appelle le questionné. On ne pose une question qu’à partir d’une compréhension préalable du questionné, au sens où la question n’est possible qu’en vertu d’une certaine précompréhension, quoique confuse et vague, de ce qui est recherché. Autrui, en revanche, ne peut pas se manifester en s’insérant dans un contexte à partir duquel on pourrait le comprendre, car il finirait ainsi par perdre sa transcendance.
13c) Enfin, la question cherche à savoir quelque chose, et ce quelque chose est le demandé : la question vise un contenu comme réponse, alors qu’autrui ne peut se manifester dans sa transcendance qu’en écartant tout contenu avec lequel on voudrait l’identifier et le ramener dans l’immanence. On lit ainsi, dans les pages d’Autrement qu’être :
La question énonce un quoi ? un qu’est-ce ? Un qu’est-ce qu’est ? De ce qui est, il s’agit de savoir ce qu’il est. Le quoi ? est déjà tout enveloppé d’être, n’a d’yeux que pour l’être où déjà il s’enfonce. [...] La réponse est, d’emblée, exigée en termes d’être, que l’on entende par là étant ou être de l’étant, étant ou essence de l’être. La question quoi ? est ainsi corrélative de ce qu’elle veut découvrir et, déjà, elle y a recours10.
14Quel est alors le statut que Levinas assigne à la question ?
15Le premier aspect que nous pouvons souligner, et que nous avons déjà anticipé plus haut, consiste en ce que la question ne permet pas la mise en relation avec la transcendance d’autrui, mais présuppose au contraire celle-ci. Cela apparaît dans le fait que la question dont parle Levinas est toujours la question que, moi, je pose à autrui, et non pas la question qu’autrui me poserait, alors même que c’est autrui qui a l’initiative de la relation, qui me met en question et qui m’assigne à la responsabilité. Que la question concerne la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la question de l’être ou de la question qui adressée à autrui, c’est toujours moi qui la pose ; et cette question n’a rien d’originaire car elle doit se fonder sur un langage, une relation, une compréhension qui la précèdent, et dont le moi ne peut disposer que sur la base de son rapport aux autres11. Au moment où le moi questionne, et même lorsqu’il questionne directement autrui, celui-ci s’est déjà présenté, précisément comme celui qui ne s’inscrit pas dans un horizon de compréhension.
16Mais nous pouvons pousser encore plus loin l’analyse levinassienne qui exclut l’altérité d’autrui du dialogue. En effet, si l’échange de questions et réponses renvoie à autrui, mais sans pouvoir manifester son altérité, il devient alors possible d’affirmer qu’autrui n’est pas vraiment concerné par cet échange. Certes, sans autrui il n’y aurait pas de question (« La question ne s’explique pas par l’étonnement seulement, mais par la présence de celui à qui elle s’adresse. »12), mais cela ne signifie pas que la question est adressée à autrui en tant qu’autre. Les autres peuvent certes me poser des questions, ou je peux, moi, les interpeller, mais ce ne sera pas en tant que radicalement autre qu’il participera à ce dialogue, car l’échange de questions et de réponses le réduit immédiatement à l’horizon de compréhension qui caractérise la sphère du moi. D’où il faut conclure que, pour Levinas, contre toute tentative de concevoir la relation par le dialogue, ou le dialogue comme le signe d’une véritable relation à autrui, c’est toujours moi qui non seulement pose les questions, mais aussi qui y réponds. Le dialogue renvoie certes à autrui, comme c’est le cas de toute dimension de sens, mais considéré en lui-même il reste fondamentalement un monologue13.
17On pourrait avoir l’impression que, dans Totalité et Infini, Levinas mentionne une question pertinente pour décrire la relation à l’altérité. Il s’agit de la question qui ? :
La question qui ? vise un visage. La notion du visage diffère de tout contenu représenté. Si la question qui ne questionne pas dans le même sens que la question quoi, c’est qu’ici ce qu’on demande et celui qu’on interroge, coïncident. Viser un visage c’est poser la question qui au visage même qui est la réponse à cette question. Le répondant et le répondu coïncident. Le visage, expression par excellence, formule la première parole : le signifiant surgissant à la pointe de son signe, comme des yeux qui vous regardent14.
18Il y aurait, ainsi, une question, la question qui ?, qui ne cherche pas de quiddité ou de contenu, car en elle coïncident ce qui est recherché et celui qu’on interroge (l’Erfragtes et le Befragtes), au sens où ce que l’on recherche c’est seulement autrui, et non pas ce qu’est autrui. Il s’agirait donc d’une question à laquelle autrui pourrait répondre en se dévoilant dans son altérité, ce que Levinas indique par la coïncidence symétrique entre répondant et répondu. Il ne faudrait cependant pas accorder trop d’importance à ce passage et réévaluer ainsi le statut de la question. Dans le cadre de cette même analyse, Levinas précise en effet que le Qui est-ce ? n’est pas à comprendre comme une question, mais comme le corrélatif du Désir antérieur à toute question et qui n’est pas lui-même une question.
Depuis longtemps, celui qui doit répondre, s’est déjà présenté, en répondant ainsi à une question antérieure à toute question en quête de quiddités. En réalité, le « qui est-ce ? » n’est pas une question et ne se satisfait pas d’un savoir. Celui à qui la question est posée, s’est déjà présenté, sans être un contenu. Il s’est présenté comme visage. Le visage n’est pas une modalité de la quiddité, une réponse à une question, mais le corrélatif de ce qui est antérieur à toute question. Ce qui est antérieur à toute question, n’est pas, à son tour, une question, ni une connaissance possédée a priori, mais Désir15.
19Tout en s’appuyant sur le paradigme de la question, Levinas montre ainsi son souci de s’en libérer et de concevoir la relation à autrui comme précédant toute question. Et ce souci apparaît d’une façon encore plus nette dans Autrement qu’être, lorsque Levinas abandonne ce modèle encore trop corrélationniste du rapport entre le Désir et la manifestation du visage d’autrui. Si la question quoi fait déjà recours à ce qu’elle veut découvrir et demeure ainsi entièrement dans l’horizon de l’être et de la compréhension, il en va de même pour la question qui :
La question « qui regarde ? » est, à son tour, ontologique. Qui est ce qui ? Sous cette forme la question demande à identifier « le regardant » à l’un des êtres déjà connus, même si la réponse à la question « qui regarde ? » devait s’énoncer dans le monosyllabique : « Moi », sans aucun contenu [...]16.
20Ce que ces analyses dégagent, c’est alors le fait que toute question demeure dans l’horizon du Même, de l’ontologie et de la compréhension. Non seulement la question portant sur l’objectité ou sur l’être, mais aussi la question qui que Heidegger, à travers sa critique de Descartes, avait dégagée de la question quoi et sur laquelle il avait bâti son projet ontologique17. Sans pour autant nier la distinction eidétique entre la question qui et la question quoi, qui ne concernent pas la même région d’être18, Levinas refuse en effet d’identifier la question qui avec la véritable voie d’accès à la subjectivité et l’altérité d’autrui, et il emprunte ainsi une voie qui le démarque tout aussi bien de Heidegger que de la philosophie post-heideggérienne qui poursuit cette distinction19. La différence entre quoi et qui devient peu signifiante sous la plume de Levinas, non pas parce qu’on n’aurait pas bien compris ou pas bien posé la question qui, mais plutôt, et plus radicalement, parce que la question qui demeure une question en quête de contenu. Toute question se tient sur le même plan et exige la même chose, à savoir une réponse en termes d’être, et la conséquence en est que le moi, en questionnant et en satisfaisant cette recherche de contenu, demeure seul20.
2. Le moi pourtant répond. L’appel sans questions
21L’aspect le plus paradoxal de cette analyse de la question semble être le suivant : alors même que la relation n’est pas décrite à partir de la question, Levinas pense le moi, ou la subjectivité, comme une réponse. Dans la réponse adressée à autrui, le moi se constitue comme unique dans sa responsabilité. Répondre, en effet, signifie à la fois répondre à autrui, au sens où c’est à autrui que l’on s’adresse en s’apercevant de lui et en lui répondant, et répondre d’autrui, au sens où cette réponse ne consiste pas à livrer un contenu ou un signe, mais à devenir responsable pour l’autre21. Or, qu’est-ce qu’une réponse qui ne serait pas une réponse à une question ? Répondre à autrui, n’est-ce pas précisément répondre à une question ? Autrui, écrit Levinas, « met en question », mais cette mise en question n’est pas une question, c’est un « appel »22. Et pourtant, cet appel, ne serait-il pas simplement une forme particulière de question ? Une question comprise différemment par rapport à son sens le plus ordinaire ? Comment faut-il comprendre la distinction entre l’appel et la question qui justifie le traitement entièrement différent réservé par Levinas à ces deux notions ?
22On peut d’abord envisager deux différences entre la question et l’appel. La première consiste en ce que, contrairement à la question, l’appel demande une réponse qui n’est pas de l’ordre du contenu. L’appel suscite une réponse qui ne consiste pas à dire quelque chose, mais simplement à se retourner, à adresser son attention, ou à dire « oui », « qu’y a-t-il ? », d’une façon qui confirme la disponibilité, l’écoute, la présence. La deuxième différence est la suivante : la question vise quelque chose que le moi saurait ou posséderait déjà, et le laisserait ainsi inchangé, ou ne ferait tout au plus que susciter des doutes en lui, ou défier son savoir ; au contraire, l’appel peut être conçu comme une invitation, une transformation, un transport vers une dimension autre que celle où le moi se situe initialement. Ces deux différences permettent déjà de comprendre pourquoi Levinas décrit l’injonction venant d’autrui comme un appel, et non comme une question : autrui ne me demande pas de lui donner un contenu, mais il se présente en brisant ma solitude et en me rendant attentif à un appel qui me transforme, car il me rend responsable, m’initie à la moralité et m’attribue une singularité dont je ne disposais pas auparavant23.
23Or, si l’on s’arrêtait à ce point, on pourrait conclure que cette façon de penser la subjectivité que l’on trouve dans l’œuvre de Levinas, à savoir la subjectivité en tant que réponse à un appel, n’est pas une spécificité de ce dernier. On peut songer notamment à l’appel que Heidegger décrit dans Être et temps, appel par lequel le Dasein est amené face à son propre pouvoir-être24. Mais également, en dehors de la tradition phénoménologique, aux théories de l’interpellation d’Althusser et de Butler qui reprennent et élargissent l’idée nietzschéenne selon laquelle la conscience surgit en réponse à une accusation, afin de penser la manière dont la subjectivité se constitue en s’inscrivant dans un contexte normatif25. Or, nous montrerons ici en quel sens l’appel conçu par Levinas se distingue de ces autres théories de l’appel, et cela d’une façon qui l’éloigne encore plus radicalement du paradigme de la question.
24Nous pouvons repartir, pour cela, de la théorie formulée par Louis Althusser, qui est explicitement définie comme une théorie de l’interpellation. En poursuivant l’idée foucaldienne selon laquelle les normes n’ont pas simplement une fonction restrictive, mais aussi constitutive26, Althusser essaie de penser le rapport entre les individus et l’idéologie, soit-elle religieuse, politique ou morale, qui est conçue comme un système de représentations dominant l’esprit d’un homme ou d’un groupe social, et transformant les individus en sujet27. Selon Althusser, c’est par l’interpellation que les idéologies parviennent à agir sur les individus et à les transformer, et c’est en répondant que ces derniers deviennent assujettis, au sens où ils deviennent des sujets. Dans l’article de 1970, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », Althusser explique ce rapport entre idéologie et individu en prenant l’exemple de l’interpellation policière dans la rue « Hé, vous, là-bas ! » : c’est en se retournant, suite à cette interpellation, qu’un individu devient sujet, car se retourner, selon Althusser, équivaut à reconnaître que c’est bien moi, et non pas quelqu’un d’autre, que cette interpellation visait28. Judith Butler reprend ce même modèle pour rendre compte de la façon dont les normes sont inscrites dans la constitution d’un sujet, et elle met en évidence, à la différence d’Althusser, le fait que cet appel vient d’autrui, d’un autre qui nous demande des comptes, qui mesure notre responsabilité et cherche à nous reconnaître29. Ainsi, les sujets se constituent en répétant et en performant les normes, afin de répondre à cette interpellation venant d’autrui.
25La différence par rapport à l’appel levinassien se fait jour ainsi. Ces théories d’Althusser et de Butler emploient certes le modèle de l’interpellation pour montrer de quelle façon des individus deviennent assujettis à une idéologie et reproduisent un certain contexte normatif ; mais ce modèle permet également de penser un espace de liberté de l’individu qui se constitue pourtant à travers la réponse à l’interpellation. La spécificité de ces théories consiste en effet à proposer un modèle d’assujettissement qui diffère du déterminisme, ou de l’automatisme, car il repose plutôt sur une réponse volontaire de la part de l’individu qui est interpellé. Les normes définissent ainsi un jeu de contraintes qui mettent l’individu dans la situation de devoir répondre d’une façon ou d’une autre, de se constituer nécessairement par rapport à elles, mais aussi de se constituer librement par rapport à elles, en les répétant ou en les critiquant. Il s’agit donc d’une interpellation, mais qui ouvre différentes réponses possibles, et en cela cet appel garde quelque chose de commun avec la question : comme la question laisse intacte la liberté du répondant, l’appel ainsi conçu laisse ouverte la possibilité de ne pas se retourner, de ne pas répondre, ou de répondre différemment, même si la réponse ne saurait être indépendante de cet appel30.
26Il en va tout autrement pour Levinas, qui exclut entièrement cette liberté sur laquelle reposerait la réponse. En effet, si le moi est une réponse à l’appel d’autrui, ce n’est pas au sens où le moi aurait entendu l’appel, il l’aurait compris et aurait décidé d’une réponse plutôt que d’une autre. Levinas affirme au contraire que le moi répond avant même d’avoir entendu l’appel, de telle sorte que l’appel, qui n’est pas entendu avant, c’est un appel qui retentit dans la réponse déjà donnée : « réponse répondant à une provocation non thématisable et ainsi non-vocation, traumatisme — répondant, avant tout entendement, d’une dette contractée avant toute liberté, avant toute conscience, avant tout présent ; mais répondant » ; « ce qui pour une conscience est impossible et atteste que nous ne sommes plus dans l’élément de la conscience » ; « comme si le premier mouvement de la responsabilité ne pouvait consister, ni à attendre, ni même à accueillir l’ordre (ce qui serait encore une quasi-activité) mais à obéir avant qu’il ne se formule »31. Ce qui me constitue comme sujet, comme moi, ce n’est donc pas une certaine réponse, mais ce que Levinas décrit, dans Totalité et Infini, en termes d’attention : « l’attention éminemment souveraine en moi, est ce qui essentiellement répond à un appel »32, ou dans Autrement qu’être comme « exposition en-réponse à, être-à-la-question avant toute interrogation »33. Au moment où j’entends l’appel d’autrui, au moment où je le comprends et j’y réfléchis, je suis déjà attentif à autrui, j’y suis déjà exposé, et cela signifie que j’ai déjà répondu, que je suis désormais responsable pour autrui. Une seule réponse est possible, le « me voici », car cette responsabilité précède et fonde la liberté du sujet.
27C’est ainsi que Levinas interprète le « Me voici ! » qu’Abraham adresse d’abord à Dieu, puis à l’ange de Yahvé, alors même que le texte de la Genèse fait entendre la voix de Dieu ou de l’ange avant la réponse d’Abraham34 — ce qui semblerait justifier davantage la théorie d’Althusser, qui prend comme exemple privilégié l’idéologie religieuse35, ou l’interprétation de Sartre, mettant en avant la responsabilité de la réponse même36, et non pas, comme Levinas, la responsabilité instituée par une réponse non choisie. Un passage d’Isaïe, qui se réfère à Jérusalem, semblerait plus proche de l’appel tel qu’il est décrit par Levinas : « Je me suis laissé approcher par qui ne me questionnait pas, je me suis laissé trouver par qui ne me cherchait pas. J’ai dit ‘Me voici ! Me voici !’ à une nation qui n’invoquait pas mon nom. » « Ainsi, avant qu’ils n’appellent, moi je répondrai. »37 Et pourtant, même ici, le verbe laisser renvoie encore à une certaine forme de liberté et de choix qui semble exclue par Levinas.
28Certes, le fait que selon Levinas la réponse à l’appel d’autrui ne soit pas choisie, qu’elle ne se fonde pas sur la liberté du moi, n’implique pas qu’on se situe toujours dans la relation avec autrui, ou qu’on ne puisse pas refuser cette relation. Il y a au moins deux façons de ne pas être en relation avec l’autre : d’une part, l’égoïsme qui définit la situation de la jouissance, et qui est un moment dans lequel le moi ignore autrui et n’entend pas son appel38 ; d’autre part, la situation dans laquelle, une fois entendu son appel, nous refusons cette altérité et cette responsabilité39. Mais aucune de ces deux situations ne réintroduit une forme de liberté qui précéderait la réponse. L’ignorance dans laquelle se trouve le moi dans la jouissance est une ignorance qui précède l’appel venant d’autrui, et non pas une réponse négative à la manifestation de l’autre. Le refus de la responsabilité, d’autre part, peut avoir lieu, mais Levinas le décrit toujours comme se situant après la réponse : ce n’est qu’un sujet responsable qui peut recouvrir sa responsabilité, la cacher, ne pas la prendre en compte dans son existence ; autrement dit, seul un moi qui s’est aperçu d’autrui, et qui en cela est déjà responsable pour l’autre, peut vouloir le tuer. Je peux donc tuer autrui, nier ma responsabilité, mais cela ne changera pas le fait que je suis responsable pour l’autre et que cette responsabilité est instituée par une réponse à un appel que je n’ai entendu que dans ma réponse même.
29Voici alors en quel sens l’appel levinassien n’est pas une question : alors que d’autres théories de l’interpellation maintiennent un sens de l’appel qui est beaucoup plus proche d’une question, face à laquelle on serait libre de répondre ou ne pas répondre, de répondre d’une façon ou d’une autre, Levinas radicalise la distinction entre la question et l’appel, pour montrer que la réponse institue la liberté au lieu de se fonder sur elle. Et c’est sur ce même aspect que l’appel décrit par Levinas se distingue de celui que Heidegger analyse dans Être et temps. Levinas et Heidegger se distinguent non seulement en ce que ce dernier décrit un appel qui vient du Dasein lui-même, donc un appel qui a lieu entre le Dasein et lui-même, mais aussi, et plus fondamentalement, en ce que Heidegger joint le thème de l’appel avec celui de la décision et du « vouloir-avoir-conscience », ce qui permet au Dasein d’entendre l’appel silencieux le convoquant à son être le plus propre40. Il est vrai, en effet, que cet appel semble impossible à ne pas entendre : Heidegger précise, au paragraphe 56, que ce n’est pas parce qu’il est silencieux et qu’il ne dit rien, que l’appel est équivoque, et qu’au contraire « il est impossible de méconnaître la sûre direction d’impact de l’appel »41. Et pourtant l’appel peut être interprété, il peut être entendu sur le mode du On42. C’est ici qu’on trouve la nécessité du vouloir-avoir-conscience : l’appel ne m’ouvre à mon propre pouvoir-être que si je le comprends, si je suis disponible pour l’être appelé, si je veux l’entendre43. Il y a au contraire, chez Levinas, une indéclinabilité de l’appel, une impossibilité de se dérober à cette responsabilité originaire qu’autrui nous assigne et qui constitue le moi en tant que singulier.
30On pourrait néanmoins se demander si le vocabulaire de la réponse reste approprié dans le contexte de l’œuvre de Levinas. Qu’est-ce qu’une réponse qu’on ne choisit pas, et qui répond à un appel qu’on n’entend que dans la réponse même ? Peut-on continuer à parler de réponse ? Si elle ne dépend pas de la liberté du sujet, ne s’agit-il pas d’une réaction, d’un automatisme, plutôt que d’une réponse ? L’ambiguïté de cette réponse non choisie apparaît dans un passage d’Autrement qu’être, lors de la description de la prise en otage du moi : « Accusation, en ce sens persécutrice, à laquelle le persécuté ne peut plus répondre — ou plus exactement — accusation à laquelle je ne peux répondre — mais dont je ne peux décliner la responsabilité. »44 Comme s’il fallait creuser la distance entre le répondre de, auquel le moi se trouve assigné sans qu’il l’ait voulu, et le répondre à, non nécessaire dans l’accusatif qui désormais définit la subjectivité. Bien sûr, il est possible d’interpréter ce passage en soulignant qu’il s’agit d’une réponse qui ne consiste pas à dire quelque chose, à donner un contenu, ou à librement choisir une position. Mais n’est-ce pas alors la pertinence même du terme « réponse » qui se trouve mise en doute ?
31Deux autres éléments permettent de nuancer ces difficultés et de comprendre le sens que Levinas, malgré cette ambiguïté, accorde au terme « réponse ». D’une part, Levinas ne conçoit pas la relation éthique comme le simple contraire de la liberté : l’éthique se situe en deçà de l’alternative entre la liberté et l’asservissement, de même que la passivité de l’assignation ne doit pas être entendue comme le contraire de l’activité, mais comme ce qui précède la distinction entre activité et passivité. Il s’ensuit que, si la réponse par laquelle le moi se constitue comme responsable n’est pas une réponse libre, elle n’est pas non plus une réaction ou un automatisme, signe de la situation de passivité ou d’esclavage dans laquelle se trouverait le moi. Cette réponse institue au contraire la liberté du sujet responsable45. D’autre part, on trouve dans Totalité et Infini une deuxième justification de l’utilisation du terme « réponse », que Levinas différencie explicitement de la réaction46. Ce n’est pas tant parce que la réaction serait automatique, mais plutôt parce qu’elle reste toujours une réaction à un stimulus particulier, c’est-à-dire parce qu’elle n’établit un lien qu’entre deux termes. La réponse donnée par le moi, au contraire, ne se limite pas à s’adresser à cet autre particulier, mais institue la responsabilité du moi vis-à-vis de tous les autres. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une réaction, mais bien d’une réponse, en vertu de la valeur universelle qui caractérise celle-ci et qui ouvre le moi à l’humanité tout entière.
3. Le renvoi à Autrui : la demande, ou la question de la question
32Levinas refuse ainsi le paradigme de la question pour décrire la relation éthique avec autrui : la question se tient dans la compréhension qui caractérise l’immanence, et même si le moi se constitue comme singulier dans la réponse donnée à autrui, cette réponse est réponse à un appel, entièrement distinct d’une question. L’appel, en effet, ne porte pas sur quelque chose, ne demande pas comme réponse un contenu que le moi posséderait déjà, mais provoque au contraire une transformation du moi en l’assignant à la responsabilité qui institue sa liberté et qui l’ouvre à l’humanité entière. C’est donc à partir de cette réponse, et non pas d’une question qui la précéderait, qu’on peut comprendre tout échange de questions et réponses. La réponse précède la question.
33Reste maintenant à éclairer la façon dont les questions, qui n’instituent pas la relation éthique, renvoient tout de même à autrui : « Se demander et s’interroger, cela ne défait pas la torsion du Même et de l’Autre, en subjectivité, mais y renvoie. »47 Nous avons montré, en effet, que la question ne nous met pas en relation avec autrui, que le moi, en questionnant, demeure seul, que l’échange de questions et de réponses est en réalité un monologue mené par le moi. Et pourtant, la question se situe dans l’espace de la relation avec autrui qu’elle présuppose. Comme tout dit — toute signification, tout mot, tout signe —, la question renvoie également au dire de la signification éthique, qui se trahit et se mue en dit par l’exigence de la manifestation48. Il s’agit alors de savoir si la question renvoie au dire comme n’importe quel autre contenu, ou alors si Levinas assigne à la question une façon particulière de renvoyer à autrui tout en trahissant sa transcendance.
34Ce qui semble caractériser spécifiquement la question, en effet, c’est une certaine insuffisance, une insatisfaction, un besoin ou un désir. Par la question se manifeste l’inquiétude du moi, le fait que le moi ne suffit pas à lui-même dans le contentement de la jouissance, qu’il n’est pas une unité logique coïncidant absolument avec soi. Certes, l’analyse levinassienne de la question semblerait faire rentrer entièrement cette quête, ou cette inquiétude, dans le cadre de l’ontologie et du mouvement par lequel le moi se replie sur lui-même et se constitue. La question équivaudrait, en ce sens, au simple manque de quelque chose qui viendrait ensuite satisfaire et combler le moi, et qui ne ferait qu’augmenter sa puissance et fortifier son savoir. Mais on peut entendre autrement cette inquiétude, cette insatisfaction que la question manifeste plus que tout autre dit : non pas au sens où la question nous mettrait en relation avec la transcendance, mais plutôt au sens où la question montre la recherche d’un sens, et parfois l’insatisfaction devant une réponse en termes d’être et de contenu. Levinas l’écrit explicitement dans Autrement qu’être, en mettant en relief la différence entre la question et la demande :
Si on est sourd à la demande qui résonne dans la question jusque sous le silence apparent de la pensée qui s’interroge elle-même, tout dans la question sera tournée vers la vérité et viendrait de l’essence de l’être. [...] Dans ce Dit, nous surprendrons cependant l’écho du Dire dont la signification n’est pas assemblable49.
35La question, en tant qu’énoncé en quête de contenu, reste toujours prise dans les mailles de l’ontologie. Et pourtant, il est possible de la comprendre autrement si, par-delà son dit, on entend la demande qui résonne en elle, demande qui n’est pas orientée par une précompréhension, ni dirigée vers un quelque chose à découvrir, mais qui est une demande de sens, une demande d’aide que le moi, perdu dans l’être, adresse à autrui. Cette demande ne coïncide pas avec la question elle-même, mais est porteuse d’un sens autre, qui se cache et se transforme dans la question, même dans la question silencieuse que la pensée adresse à elle-même. C’est la demande ou la question de la question :
Mais la question de la Question est plus radicale. Pourquoi la recherche se fait-elle question ? Comment se fait-il que le quoi ? déjà plongé dans l’être pour l’ouvrir davantage, se fait demande et prière, langage spécial insérant, dans la « communication » du donné, un appel au secours, à l’aide adressé à autrui50 ?
36Il est significatif que cette demande, ou question de la question, ne soit pas, en réalité, une question, mais un appel. De même que l’injonction éthique qu’autrui m’adresse est un appel et non une question, de même que — selon la formule de Totalité et Infini51 — autrui, en se présentant, répond à une question qui est antérieure à toute question et qui n’est pas, de fait, une question, mais désir, Levinas précise ici que la question de la question, qui m’oriente vers autrui, n’est pas une question, mais un appel, qui n’est pas à la recherche d’un contenu et qui n’est pas guidé par une précompréhension. C’est un appel à l’aide, au secours, un appel qui témoigne de l’insuffisance de l’être. Nous pouvons alors conclure que la question, pour Levinas, reste toujours prise dans l’immanence et dans le monologue du moi, mais qu’elle a une façon particulière de renvoyer au dire éthique : non seulement, comme toute signification, elle présuppose la relation éthique avec autrui, mais en elle résonne en outre une demande de sens, qui n’est pas une question, mais un appel à l’aide adressé à autrui. Cette demande se transforme et se cache dans la question, et pourtant il est possible de l’entendre dans l’insatisfaction et l’inquiétude que trahit toute question.
37Dans ce même cadre, qui relie la question à la signification éthique, semble s’inscrire l’intérêt porté par Levinas au thème du scepticisme. Le scepticisme est en effet l’attitude du doute, qui s’énonce certes sous la forme d’une affirmation — je doute de tout —, mais qui est de fait l’attitude dans laquelle se posent des questions qui mettent en crise l’évidence même du monde, des questions qui ne trouvent pas de réponse et de réconfort dans le cadre de l’être. Le thème du scepticisme assume une place particulièrement importante dans Autrement qu’être. Dans Totalité et Infini, en effet, ce thème est présent sous la forme du malin génie : avant la manifestation d’autrui, le moi se rapporte à un monde anarchique, où les significations ne sont pas stables et l’apparaître est toujours susceptible de se dégrader en apparence52. Mais autrui, en se présentant dans le visage, vient assurer le phénomène et garantir la stabilité du monde, et il semble résoudre ainsi le problème du doute53. Il en va tout autrement dans l’œuvre de 1974, dans laquelle autrui — qui se distingue beaucoup plus radicalement du tiers — ne se manifeste pas dans le présent et ne garantit pas l’objectivité. La signification éthique est trahie dans l’ordre du monde, du tiers, de la justice, et il est impossible que la relation à autrui signifie comme proximité en même temps que l’ontologie. C’est alors que le thème du scepticisme acquiert un poids beaucoup plus important, car il désigne certes, comme en 1961, la situation d’un moi seul, d’un moi qui n’est pas en relation à l’altérité ; mais cette situation n’est pas surmontée par la manifestation d’autrui, lequel ne peut signifier que dans la diachronie, constamment trahie par le présent. Autrement dit, le scepticisme va de pair avec l’absence d’autrui, avec le fait que l’autre, en signifiant comme autre, ne rentre pas dans la présence. Il ne s’agit plus d’un moment qui tend vers sa résolution, mais plutôt d’une situation dans laquelle le moi se trouve de façon constitutive, à cause de l’impossibilité de synchroniser absolument le dire et le dit :
Le scepticisme qui traverse la rationalité ou la logique du savoir est un refus de synchroniser l’affirmation implicite contenue dans le dire et la négation que cette affirmation énonce dans le Dit. Contradiction visible à la réflexion qui la réfute, mais à laquelle le scepticisme est insensible, comme si l’affirmation et la négation ne résonnaient pas en même temps. [...] Comme si au scepticisme était sensible la différence entre mon exposition — sans réserve — à l’autre, qu’est le Dire et l’exposition ou l’énoncé du dit, dans son équilibre et sa justice54.
38Le scepticisme, en d’autres termes, est l’attitude dans laquelle on éprouve l’inquiétude du savoir, l’impossibilité de donner satisfaction à la recherche d’une réponse. Non pas parce qu’il n’y a pas de réponse — il y a en effet la réponse qui dénonce la contradiction logique du scepticisme —, mais parce que cette réponse semble vaine et ne fait pas taire la question. La question demeure sans satisfaction parce que la synchronisation absolue du dire et du dit est impossible, et que le savoir ne parvient pas à se satisfaire de lui-même.
39L’importance du thème du scepticisme dans l’œuvre de Levinas semble alors témoigner de la façon spécifique par laquelle le questionnement renvoie à la signification éthique, mais il précise aussi quel est le sens de ce renvoi que Levinas nomme la demande ou l’appel adressé à autrui. Nous avons montré que la recherche du savoir et l’inquiétude qui anime toute question cachent une demande, qui est à entendre comme un appel à l’aide ou au secours adressé à autrui. Mais il ne faudrait pas comprendre autrui comme répondant à cet appel, comme assurant la signification ou comme rassurant le moi perdu dans l’être. Il nous semble qu’il se fait jour ici la différence entre l’éthique levinassienne et la phénoménologie de l’amour décrite par Jean-Luc Marion dans Le phénomène érotique. Ce dernier affirme que la relation singulière à autrui, se réalisant dans l’amour, est la seule qui permet de nous assurer contre la vanité qui investit tout savoir. Alors que la certitude d’être soi-même n’offre aucune réponse à la question à quoi bon ?, la réponse qu’autrui donne au « m’aime-t-on ? » nous assure dans notre quête de sens en ce qu’elle vient d’ailleurs et s’adresse à nous, êtres singuliers55. Pour Levinas, en revanche, autrui ne donne pas de garantie, ne nous assure ou ne nous rassure pas, et au contraire, en nous appelant à la responsabilité, il renverse notre intériorité56. Autrui nous met à l’épreuve plus qu’il ne nous offre de la stabilité et de la paix.
40D’où il faut conclure que, même si la demande ou l’appel qui résonnent dans la question sont adressés à autrui, la réponse ne vient pas de l’autre, mais du moi, qui répond par lui-même, en se faisant responsable pour autrui. Il ne répond pas en donnant un contenu, en se rassurant ou en se libérant de tout doute, mais en se souciant d’autrui, c’est-à-dire en se libérant de la question même, à laquelle il n’importe plus de répondre. Si la question renvoie à la signification éthique, c’est alors dans la mesure où la recherche de sens qui anime toute question ne trouve ce sens que sur un autre plan, où la question qui s’adressait à un contenu a déjà disparu comme telle — le plan où le moi se fait responsable et répond à l’appel d’autrui avant toute question. C’est alors un nouveau sens de la réponse que l’on trouve, dans l’œuvre de Levinas, sous la forme d’une réponse qui précède toute question, car c’est une réponse qui ne répond à rien, qui ne livre pas de contenu, mais qui répond néanmoins à la situation que la question manifeste, et elle y répond en disqualifiant la pertinence ou l’urgence de la question. La question ne s’évanouit pas, mais elle vient après : d’abord, il y a ma responsabilité pour autrui.
Conclusion
41En refusant de concevoir la relation avec autrui à partir du modèle de la question, Levinas opère un renversement du rapport ordinaire entre la question et la réponse. Dans la mesure où la question est structurellement prise dans un horizon de compréhension, elle s’avère inapte à signifier le rapport avec la transcendance. Le moi, au contraire, est compris comme une réponse, et notamment comme une réponse sans question, une réponse qui précède toute question : cette réponse consiste à se faire responsable face à autrui, et à répondre ainsi à un appel qui assigne et qu’on ne peut refuser. Le moi questionnant demeure, dès lors, dans un monologue sans issue, un monologue qui se tient dans l’horizon de l’être.
42Et pourtant la question, sans nous mettre en relation avec autrui, renvoie à la signification éthique. Non seulement comme toute signification y renvoie, dans la mesure où l’ontologie présuppose l’éthique. Mais aussi parce que la question manifeste une recherche de sens qui est certes tournée vers l’être, mais dans laquelle on peut entendre une autre recherche de sens, qui est un appel adressé à autrui. Cette demande relève l’insuffisance de l’ontologie, mais ne nous offre pas un véritable accès à autrui : ce n’est pas autrui, en effet, qui peut y répondre, c’est seulement le moi qui, se faisant responsable pour l’autre, répond avant même que la question ne se soit posée. La question et la demande restent sans réponse satisfaisante ou sans réponse déterminée, car la seule façon pour le moi d’y répondre, c’est d’être responsable, c’est-à-dire de ne plus se soucier ni de la question, ni de la demande, mais d’autrui.
Bibliographie
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Notes
1 M. Buber, Je et Tu, Paris, Aubier, 2012.
2 L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », in Positions (1964-1975), Paris, Les éditions sociales, 1976, p. 67-125 ; J. Butler, Le récit de soi, trad. fr. par B. Ambroise et V. Aucouturier, Paris, Puf, 2007, p. 9.
3 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de poche, 1990, p. 46.
4 E. Levinas, Totalité et Infini, Paris, Le livre de poche, 1990, p. 39.
5 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 218, nous soulignons.
6 Ibid., p. 47, nous soulignons.
7 M. Heidegger, Être et temps, trad. fr. E. Martineau, éd. en ligne, http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_ temps.pdf (consulté le 15 juin 2023), § 2, p. 26-29.
8 Ibid., § 2, p. 26.
9 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 98.
10 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 44.
11 Cf. à ce propos E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 229.
12 Ibid., p. 98.
13 On pourrait faire appel à la distinction levinassienne entre le dit et le dire pour préciser que la question reste dans l’ordre du dit, comme n’importe quel autre contenu, mais que, par-delà ce dit, c’est le dire qui me met en relation avec autrui. C’est ainsi, par exemple, que dans l’entretien avec Philippe Nemo, Levinas affirme : « le dire, c’est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui, c’est déjà répondre de lui. Il est difficile de se taire en présence de quelqu’un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui » (E. Levinas, Éthique et Infini, Paris, Fayard, 1982, p. 93). Nous reprendrons plus tard cette distinction entre dire et dit, qui ne change cependant pas notre propos ici. Le dire, à savoir la signification qui nous met en relation avec l’altérité d’autrui, n’est pas décrite par Levinas à partir du modèle de la question.
14 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 193.
15 Idem.
16 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 48-49.
17 M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 6, p. 40.
18 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 49.
19 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 63.
20 Il y a un dernier contexte dans lequel Levinas parle de la « question ». Dans Autrement qu’être, le passage de l’éthique à la justice est décrit dans les termes de « la naissance latente de la question dans la responsabilité » ; il s’agit alors de la question « qu’ai-je à faire avec justice ? » (op. cit., p. 244-245). Les traits de la question que nous avons mis en évidence se reconfirment ici : car c’est moi qui pose la question, signe du fait que je me trouve déjà dans l’ordre de la signification rendu possible par autrui ; et car la question demande un contenu comme réponse, un contenu qui définisse la mesure de la responsabilité.
21 Voir la formule « répondre de responsabilité » dans ibid., p. 283.
22 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 102.
23 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 222 ; Totalité et Infini, op. cit., p. 82.
24 M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 54-60.
25 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, éd. P. Choluet, Paris, Flammarion, 1996, 2e traité, § 16, p. 97 ; L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », art. cit., pp. 67-125 ; J. Butler, Le récit de soi, op. cit., p. 9 et suivantes.
26 Cf. par exemple M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 196.
27 L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », art. cit., p. 110.
28 Idem.
29 J. Butler, Le récit de soi, op. cit., p. 30-40.
30 Nous devons cependant nuancer les positions d’Althusser et de Butler, qui diffèrent dans la façon de penser la liberté du sujet à l’égard de l’idéologie ou du cadre normatif qui s’impose à lui. La tentative de penser la liberté du sujet à l’égard des normes est un des enjeux profonds de la pensée de Butler. Cf. J. Butler, Le pouvoir des mots, trad. fr. par C. Nordmann, Éditions Amsterdam, 2017, notamment p. 38 et 62. La pensée d’Althusser, au contraire, est beaucoup plus ambiguë à l’égard de la liberté du sujet assujetti, comme le montre l’article déjà cité, « Idéologies et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) » (p. 120), où Althusser, en affirmant que le sujet répond « librement » à l’idéologie, qu’il se soumet « librement » à elle, accentue le caractère illusoire de cette liberté. Si nous rapprochons ici la théorie d’Althusser de celle de Butler, c’est plutôt parce qu’elle laisse l’espace pour penser la liberté du sujet, même si elle ne la théorise pas explicitement. Cf. à cet égard J.-B. Vuillerod, « Un sujet libre est-il possible ? Réflexions sur la notion d’individu chez Louis Althusser », in Cahiers du GRM, 15, 2019.
31 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 26-27. Cf. aussi Totalité et Infini, op. cit., p. 219 (« sans que je puisse être sourd à son appel ») et p. 72 (« nudité dégagée de toute forme, mais ayant un sens par elle-même, [...] signifiant avant que nous ne projetions de la lumière sur elle »).
32 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 102.
33 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 84.
34 Genèse, 22, 1-14.
35 L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », art. cit., p. 110.
36 J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 35-36.
37 Isaïe, 65.
38 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 57.
39 Ibid., p. 216-217.
40 M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 54, p. 213.
41 Ibid., § 56, p. 216.
42 Ibid., § 57, p. 218-220.
43 Ibid., § 58, p. 225.
44 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 202.
45 Ibid., p. 85.
46 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 234.
47 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 46.
48 Ibid., p. 17-18.
49 Ibid., p. 48.
50 Ibid., p. 45.
51 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 193.
52 Ibid., p. 90-92.
53 Ibid., p. 92-93.
54 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 260.
55 J.-L. Marion, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003, p. 38.
56 E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 105.