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- Volume 21 (2025)
- Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, ...
- Transsensible, transartistique : la réflexion sur la synesthésie chez Mikel Dufrenne
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Transsensible, transartistique : la réflexion sur la synesthésie chez Mikel Dufrenne

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Résumé
L’article vise à approfondir les différentes implications théoriques de la réflexion de Mikel Dufrenne sur la question de la perception synesthésique et, plus largement, sur celle de la relation entre les registres sensoriels, en montrant que l’intérêt du philosophe pour ce thème n’est pas limité à son dernier ouvrage (L’œil et l’oreille, 1987), mais qu’il existe plutôt une continuité substantielle avec sa production antérieure (Phénoménologie de l’expérience esthétique, 1953). Les aspects qui rendent sa position originale seront analysés, tant par rapport aux réflexions analogues sur la corporéité développées par Erwin Straus, que par rapport à la plus célèbre réflexion merleau-pontienne sur la synesthésie : dans ce dernier cas, les divergences portent surtout sur le concept de « virtuel », aspect qui présente des présupposés et des implications qui l’éloignent partiellement du semblable concept merleau-pontien d’« invisible ». Enfin, on soulignera comment l’un des aspects distinctifs de la théorie dufrennienne consiste à lier la compréhension de la synesthésie à l’étude des rapports existants entre les différentes pratiques artistiques : la synesthésie n’est pas seulement une façon de percevoir, mais aussi une « façon de faire ».
Tabla de contenidos
Une philosophie phénoménologique de la corporéité : la leçon d’Erwin Straus
1Le thème de la communication entre registres sensoriels est un aspect auquel s’est largement confronté la tradition phénoménologique. Réfléchir à ce sujet signifie en effet s’interroger sur la genèse de la perception, sur la relation et la priorité entre les différents domaines cognitifs, mais aussi, plus généralement, sur l’unité du sentir et sur notre rapport avec le monde. L’une des voix les plus significatives à cet égard est celle de Mikel Dufrenne qui, comme on le sait, a consacré son dernier ouvrage, L’œil et l’oreille paru en 1987, à ce thème. En réalité, l’intérêt du philosophe français pour la sensorialité et la corporéité n’est pas limité à cet ouvrage, comme on l’a parfois observé, mais il traverse aussi bien ses analyses ontologiques que ses analyses plus strictement esthétiques. Outre Maurice Pradines — dont il tire la conviction qu’une union des fonctions sensorielles doit être recherchée phylogénétiquement et à partir d’un substrat biologique, et l’idée que la fonction des registres sensoriels est de créer une distance entre nous et les objets1 — ce sont les réflexions d’Erwin Straus (1891-1975) que Dufrenne considère avec intérêt, notamment dans la première partie de L’œil et l’oreille. L’œuvre majeure de Straus Vom Sinn der Sinne (1935), l’un des textes qui a le plus influencé la psychologie phénoménologique, s’ouvre en effet par une critique des théories béhavioristes du mouvement héritières de la philosophie cartésienne, dont celle du réflexe conditionné de I. Pavlov. Le psychiatre allemand montre ici comment une conception causale et atomiste de l’espace et du temps ne parvient pas à expliquer les phénomènes intentionnels qui lient symbiotiquement le sujet et l’objet, et en particulier l’inséparabilité des aspects sensoriels et moteurs. Sur la base de ces prémisses, Straus crée une distinction entre le sentir et le percevoir, c’est-à-dire entre une dimension pathique et une dimension gnosique : la première nous montre les façons dont le sujet est immergé dans le monde ; la seconde, qui commence par la perception, une modalité de connaissance visant à saisir les propriétés de l’objet dans un espace-temps objectif et universel. Étant donné que le moment pathique est essentiel pour saisir le « sens des sens », c’est-à-dire les modalités primaires avec lesquelles le vivant interagit avec le monde, l’œuvre de Straus vise avant tout à étudier les formes spatio-temporelles du sentir (Empfinden) et du se-mouvoir (Sich-Bewegen) plutôt que les caractéristiques morcelées des sensations. Séparer le sentir de la sphère de la connaissance ne veut pas dire le rabaisser au rang de ce qui est élémentaire ou inférieur, mais est plutôt une manière de souligner que l’expérience vécue, indissociable de l’expérience corporelle, est irréductible aux modalités intellectuelles et représentatives ou à une connexion mécaniste de processus isolés2. La modalité première avec laquelle ce sentir se rapporte au monde est celle du s'unir-à et du se séparer-de : « Lorsque nous sommes effrayés par un bruit violent, notre effroi n’est pas dû à l’action rémanente d’expériences antérieures de danger et de menace : le bruit est effrayant par lui-même » et s’impose à notre réflexion3. C’est pourquoi Straus, comme Dufrenne, fait allusion au fait que, pour décrire cette expérience « alinguistique » (propre par exemple à certaines conditions intimes de douleur), on parvienne parfois à utiliser des expressions qui semblent empruntées au langage poétique : cet état fusionnel se caractérise par le saisir quelque chose plutôt que par le comprendre.
2Si ces aspects sont entièrement repris dans la théorie dufrennienne de la perception, on ne peut manquer de remarquer une différence substantielle, qui tient au fait que, si Straus distingue le sentir de la perception ou du connaître, pour Dufrenne — de même que chez Pradines et Merleau-Ponty — la dimension du sentir (tant corporelle que caractéristique de l’expérience esthétique) ne peut être clairement distinguée de la perception et de la réflexion, se constituant à son tour comme une forme de connaissance : ce qui est pathique peut être aussi gnosique et vice versa. En ce qui concerne cet aspect, Straus, comme il a été à juste titre souligné « demeure tributaire d’une conception reçue de la connaissance comme relation thétique avec un objet déterminé »4. Dufrenne remarque encore qu’il est nécessaire d’identifier deux niveaux du sentir. Le premier précède le plan de la représentation et il est partagé aussi avec le monde animal : c’est le plan de l’indifférencié ; le second dépasse la représentation et le savoir pour retrouver une forme renouvelée d’immédiateté qui est celle du plaisir esthétique : c’est le plan de ce qui dépasse la séparation5.
3Bien que Dufrenne, dans L’œil et l’oreille, pour introduire son discours sur la synesthésie, ne fasse explicitement référence qu’à ces thèmes généraux de la philosophie strausienne présents dans Vom Sinn der Sinne, dans cet ouvrage — ainsi que dans son célèbre essai Les formes du spatial (1930)6 de quelques années antérieur — se trouvent en réalité d’autres considérations qui relèvent davantage de la question du rapport entre les registres sensoriels. Dans ce dernier texte, Straus avait montré comment à l’expérience de l’écoute musicale correspondait un type particulier d’expérience pathique de l’espace et de la motricité, et à cet effet il avait distingué l’expérience de l’écoute de celle de la vision de la couleur. Si on a l’habitude de dire que le son provient d’une source sonore, c’est parce qu’on reconnaît qu’il ne se laisse pas localiser en un point précis mais il se déplace dans l’espace, le remplit et le rend homogène ; la couleur, au contraire, est liée à un objet déterminé, se trouve en face de nous, délimite des rapports de profondeur et de contiguïté. Le son, encore, nous saisit et nous atteint, en ne nous permettant de nous soustraire à lui que par la suite, il crée un rythme caractérisé par la répétition d’instants présents qui est indépendant du changement des objets, il nous induit à accomplir des mouvements non finalisés ; la vision, au contraire, place les objets à distance, divise l’espace en portions discontinues, nous amène à accomplir des mouvements distincts et finalisés. Dans les pages dufrenniennes on retrouve l’écho de ces analyses lorsque, dans L’œil et l’oreille, Dufrenne souligne que l’une des particularités de l’élément sonore, c’est-à-dire son caractère insaisissable, tient au fait de se détacher d’une source, et que sa vraie nature ne peut être comprise qu’à travers une écoute désintéressée comme l’écoute musicale, en réalisant implicitement une distinction entre le sentir ordinaire et le sentir de la sphère esthétique. Dans l’écoute, le corps est entièrement impliqué, contrairement à ce qu’il se passe dans la vision avec laquelle je ne peux observer qu’une partie du corps ; l’oreille, encore, est plus discrète que l’œil, puisque je peux écouter sans que personne ne s’en aperçoive, alors que si je regarde on me voit effectuer cette action7.
4Dans son ouvrage de 1935, Straus revient donc sur le thème de la relation entre les registres sensoriels : l’unité des sens ne peut être comprise physiologiquement mais psychologiquement. S’il est vrai que la relation du moi avec le monde est unitaire, les formes de cette relation sont multiples ; chaque registre sensoriel montre un aspect partiel de cette relation, raison pour laquelle on ne saisit jamais complètement l’objet : « Dans le visible c’est la constance qui prédomine, dans l’audible c’est l’actualité, dans le tactile c’est la réciprocité, dans les domaines olfactif et gustatif c’est le physiognomique, et dans la douleur c’est la relation de pouvoir »8. Nous pouvons donc affirmer que, pour Straus, il n’y a jamais d’identité entre les registres sensoriels car c’est plutôt la relation pathique entre le sujet et le monde qui est unique. Le fait de s’opposer aux analyses parcellisantes de la psychologie associationniste, en outre, l’amène à situer la différence entre les sens non pas tant sur le plan fonctionnel, mais plutôt sur celui de la différente proportion entre l’élément pathique et l’élément gnosique présent dans le vécu. C’est la raison pour laquelle, curieusement, il inclut la douleur dans la description du spectre des sens : à un extrême, on trouve l’objectivité et la communicabilité de la vision et de ce qui se met en œuvre à travers ce qui est distinct (sons articulés et écriture) ; à l’autre extrémité, on trouve la passivité et la solitude de la douleur qui s’exprime dans la plainte indifférenciée (sons sans structure). Pour la même raison, Straus considère comme fallacieuse la distinction traditionnelle entre les sens de la distance (vue, ouïe et odorat) et les sens de la proximité (goût et toucher) : elle serait l’expression d’une analyse objectivante et atomistique du phénomène de la distance qui ne comprend pas comment cette dernière, dans sa tension avec la proximité, soit en général la forme spatio-temporelle du sentir qui caractérise toutes les modalités sensorielles9.
5Dufrenne réalise lui aussi une phénoménologie de l’expérience « pathique », c’est-à-dire de cette expérience qui saisit immédiatement l’expression des choses en les plaçant à l’intérieur d’une totalité. Quand Dufrenne parle de « sentir », en effet, il ne se réfère pas seulement à la sensation mais, plus généralement, aussi au sentiment.
Invisible ou Virtuel ? La critique de Dufrenne sur la position merleau-pontienne
6Ces prémisses étant posées, il est possible de relever que les réflexions dufrenniennes sur l’expérience synesthésique possèdent leur originalité, tant par rapport à la position de Straus que, comme nous le verrons, par rapport à celle de Merleau-Ponty. Il faut en outre rappeler que les analyses des deux philosophes français, par rapport à celles de Straus, demeurent davantage fidèles à la philosophie husserlienne et à sa notion d’« intentionnalité opérante » car, en plus de ne pas créer une rupture entre le sentir et le percevoir, ils considèrent ces derniers comme un mouvement intentionnel, alors que Straus laisse entendre que la thèse husserlienne selon laquelle « toute perception est perception de quelque chose » est à la base de la méconnaissance de la dimension pathique du sentir et de son assimilation à la sensation entendue comme un contenu de conscience qui accompagne un processus physiologique10.
7Comme on le sait, dans la Phénoménologie de la perception (1945), Merleau-Ponty — à travers une reprise des réflexions de Husserl sur la Lebenswelt, la constitution de la nature matérielle et la méthode génétique présentes dans les Méditations cartésiennes, Idées II et Krisis11 — met en œuvre une réévaluation de l’expérience antéprédicative et de la manière dont les objets y sont donnés, expérience où la référence au corps-propre est incontournable. Dans ce contexte, la perception peut être comprise aussi à travers ses paradoxes : comme nous le montre le phénomène de la réversibilité, l’expérience perceptive se réfère à la fois à ce qui est perçu (le visible) et à ce qui perçoit (la vision) ; elle est un instrument de préhension des objets mais, en même temps, ceux-ci ne peuvent jamais être saisis dans leur entièreté puisqu’ils ne lui sont présents que par certaines visions prospectives. « L’aséité de la chose, sa présence irrécusable et l’absence perpétuelle dans laquelle elle se retranche sont deux aspects inséparables de la transcendance »12. Puisque l’expérience donne lieu à un champ perceptif où les qualités ne sont telles que par rapport à une configuration totale, même les faits sensoriels deviennent des moments concrets de cet espace unique en communiquant entre eux : l’espace visuel et l’espace sonore, « ils s’unissent dans le moment même où ils s’opposent. […] L’expérience sensorielle (isolée) est instable et elle est étrangère à la perception naturelle qui se fait avec tout notre corps à la fois et s’ouvre sur un monde intersensoriel »13. Si je vise un objet avec une attitude critique, les couleurs et les sons m’apparaîtront comme des qualités distinctes et définies dans l’espace, à chaque stimulus correspondra une seule sensation ; si au contraire je m’abandonne à ces couleurs et à ces sons, ceux-ci cesseront de caractériser des portions particulières d’espace pour occuper une zone plus vague dans laquelle « il devient difficile de limiter mon expérience à un seul registre sensoriel : elle déborde spontanément vers tous les autres »14. Pour Merleau-Ponty, donc, loin d’être liée à des conditions pathologiques ou à des altérations induites, la perception synesthésique « est la règle » : elle n’est une expérience paradoxale que pour une philosophie qui adopte un point de vue intellectualiste ou physiologique. C’est pour cette raison que la qualité sensible d’un certain objet, donnée à travers un certain registre sensoriel, finit par correspondre à celles qui nous sont livrées à travers les autres sens, nous présentant ainsi la façon d’être totale d’un objet donné :
Le brillant de l’or nous présente sensiblement sa composition homogène, la couleur terne du bois sa composition hétérogène […]. La forme des objets n’en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. […] j’entends la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d'une voiture, et l’on parle avec raison d’un bruit « mou », « terne » ou « sec ».15
8La synthèse perceptive qui saisit les valeurs expressives du monde, dans la Phénoménologie de la perception, est sanctionnée par le schéma corporel qui fait écho, avec tout son être, au registre qui est sollicité à un moment donné. Le corps devient un système d’équivalences et de transpositions intersensorielles dans lequel le langage est également impliqué, comme cela arrive lorsqu’une certaine posture de notre part est induite en entendant un certain mot :
La chaleur que je sens en lisant le mot « chaud » n’est pas une chaleur effective. C’est seulement mon corps qui s’apprête à la chaleur et qui en dessine pour ainsi dire la forme. De la même manière, quand on nomme devant moi une partie de mon corps ou que je me la représente, j’éprouve au point correspondant une quasi-sensation de contact qui est seulement l’émergence de cette partie de mon corps dans le schéma corporel total.16
9Dans L’œil et l’esprit (1961), Merleau-Ponty revient indirectement sur le thème de l’intersensorialité, à travers la description des secrets perceptifs qui nous sont révélés par la vision au moyen de la peinture : comme on le sait, il s’agit d’un texte qui, en plus d’être devenu le testament du philosophe, ne possède pas une structure argumentative classique, mais prend parfois un style poétique et évocatoire. Le peintre regarde les choses et les représente sans exigence évaluative, il se trouve au centre de cette réversibilité (« imminente » puisque jamais tout à fait achevée) et de ce système d’alternances et d’équivalences précédemment décrites : les énigmes de la peinture nous aident à éclairer celles de la perception, celles de la visibilité comprise comme déhiscence de la chair du monde, le rapport entre le voir et le me voir vu (« narcissisme fondamental de toute vision »), qui rend problématiques les distinctions entre le voyant et le visible, les horizons intérieurs et extérieurs et, plus généralement, entre le visible et l’invisible.
10Comme son titre le suggère déjà, le dernier ouvrage de Dufrenne L’œil et l’oreille entend poursuivre le discours merleau-pontien sur l’intersensorialité interrompu avec L’œil et l’esprit, en instaurant un dialogue avec ce dernier. Comme l’a dit Daniel Charles : « La fidélité de Mikel Dufrenne à l’égard de Maurice Merleau-Ponty ne s’est jamais démentie. Sauf, précisément, dans ce livre-ci ! Substituer “l’oreille” à “l’esprit”, c’est — au moins au premier abord — rabattre la prétention de “l’œil” à dialoguer en solitaire avec “l’esprit” »17. Cette affirmation est peut-être excessive dans la mesure où, d’une part, même dans les autres ouvrages de Dufrenne, les divergences avec Merleau-Ponty, surtout implicites, ne manquent pas, et, d’autre part, même ce texte se pose de toute façon en continuité avec la position de fond merleau-pontienne. On peut dire plutôt que, à l’exception de quelques autres cas, c’est la première fois que Dufrenne déclare ouvertement sa volonté de remettre en cause la position de son prédécesseur. Déjà à l’occasion d’un colloque dédié à Merleau-Ponty, qui précède de dix ans la parution de L’œil et l’oreille, Dufrenne s’était en effet interrogé sur la signification du titre du texte merleau-pontien, en rappelant comment Sartre avait lui aussi ironiquement remarqué que ce titre dit tout pourvu qu’on sache le déchiffrer : « Précisément, ma première interrogation porte sur le et. Que signifie cette conjonction ? »18. Étant donné qu’ici il n’est pas question d’un rapport dialectique, il pourrait s’agir d’un rapport de causalité ou d’un rapport de complémentarité, mais, note Dufrenne, le sens plus explicite indiqué par Merleau-Ponty est celui d’une opposition. Il reproche donc à ce dernier de ne pas assez souligner — déjà par l’ambiguïté de son titre — le fait que le corps, dans ce cas la vue, précède l’esprit, compris comme l’ensemble des « actes où se manifeste un cogito qui se veut transparent à soi, où se consomme la séparation du sujet et de l’objet qui déjà s’ébauche, mais sans s’accomplir encore, dans la vision »19. Autrement dit, si Merleau-Ponty mentionne l’esprit dans le titre de son ouvrage, mais celui-ci est rarement nommé dans le texte, c’est à juste titre : c’est qu’il le cherche où il ne peut pas encore le trouver, c’est-à-dire sur le plan de la sensorialité. En ce qui concerne la compréhension du voir, d’ailleurs, dans cet ouvrage Merleau-Ponty n’accorderait pas une place suffisante à la médiation du langage et, par conséquent, ses analyses sur la peinture finiraient par exclure celles sur le « discours » (c’est-à-dire sur le sujet) du tableau. Il s’agit d’aspects qui, pour Dufrenne, contribuent eux aussi à faire comprendre la dimension du voir et la co-originarité de l’homme et du langage. S’il faut reconnaître, comme on l’a déjà observé, que chez les deux philosophes la composante sensible du langage — le fait d’être un son qui engage principalement le corps avant même l’intellect — possède la même importance, on ne peut qu’être d’accord avec Dufrenne lorsqu’il note que les aspects ayant trait au contenu et aux matériaux de l’œuvre d'art, en l’occurrence du tableau, ne sont pris en compte que marginalement par Merleau-Ponty. Dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, Dufrenne avait remarqué comment les aspects matériels, représentatifs et expressifs d’une œuvre d’art étaient indissociables et contribuaient tous, dans une égale mesure, à nous faire comprendre la portée révélative de l’objet esthétique. Cet aspect influence également la manière dont il aborde le thème de la synesthésie : les analyses dufrenniennes ne sont jamais détachées des modalités concrètes par lesquelles ce phénomène se manifeste dans les arts, ce qui l’amènera à analyser tous les aspects de l’objet esthétique et les différences entre les différents types d’œuvres d’art. Le problème du « transsensible » devient chez Dufrenne celui du « transartistique », que nous aborderons plus loin : ce dernier concept finit donc par assumer un rôle emblématique dans sa philosophie, en tant qu’aspect qui renferme mieux que d’autres, en les conjuguant en même temps, ses réflexions sur la sensibilité et sur l’œuvre d’art.
11Face à un sensible polyvalent et polymorphe, Dufrenne critique également Merleau-Ponty sur le fait d’accorder une importance excessive à la dimension du visible au détriment des autres dimensions sensorielles, c’est pourquoi, remarque le philosophe, il aurait peut-être dû intituler son dernier ouvrage « le sensible et l’esprit » :
L’œil, oui, mais pourquoi pas l’oreille, aussi bien la main ? […] les synesthésies sont le lot de toute perception. […] ce que L’œil et l’esprit dit du visible peut se dire aussi, parce qu’il leur est lié, du sonore ou du tactile. Mais il semble que Merleau-Ponty ait voulu conférer au visible un privilège radical. S’il évoque la musique, c’est pour la laisser à l’écart : « Elle ne figure autre chose que des épures de l’Être ». Quant au tactile, il l’exclut de la peinture : « […] la peinture n’évoque rien, et notamment pas le tactile ». Mais à défaut d’évocations, il y a des équivalences, et elles attestent que le corps entier est sollicité, et c’est à cette condition que le tactile se fait visible.20
12S’il est vrai que les textes de Merleau-Ponty ne manquent pas de références aux autres dimensions sensorielles et surtout à celle du tangible, au fait que « il y a un relèvement double et croisé du visible dans le tangible et du tangible dans le visible », pour ce dernier, en fin de compte, « tout être tacite (est) promis en quelque manière à la visibilité »21, de sorte que le visible possède une primauté considérable. Déjà dans la Phénoménologie de la perception, à propos de la synesthésie, le philosophe avait remarqué que dans la perception les sens communiquaient entre eux de la même manière que les deux yeux collaborent dans la vision, de sorte que, tout comme il existe un œil dominant qui subordonne l’autre, de même « les sens ne doivent pas être mis sur le même plan, comme s’ils étaient tous également capables d’objectivité et perméables à l’intentionnalité [ : …il] semble que l’expérience visuelle est plus vraie que l’expérience tactile » et « La vision est la rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l’Être »22.
13L’une des particularités de l’approche dufrennienne du thème de la synesthésie consiste précisément à rejeter cette prééminence du visible, mais pas seulement, comme on l’a noté, sur un plan général visant à attribuer à chaque registre sensoriel la même importance, mais plutôt sur le niveau explicatif de la modalité avec laquelle se produit la perception synesthésique. En général, lorsque nous percevons un objet synesthésiquement, il y a un seul registre sensoriel dominant qui est physiquement actif à un moment donné, tandis que les autres surviennent avec le premier tout en ne faisant pas partie en toute rigueur de la perception. Si Merleau-Ponty tend à expliquer la survenance des autres sens à travers le phénomène de la transposition visuelle (je touche la rigidité d’un matériau, mais en même temps c’est comme si je la voyais) — c’est pourquoi la vue est la principale bénéficiaire de la communication et l’artisane de l’unification des sens puisque « elle intègre les données des autres sens, elle les métamorphose en visible »23 —, Dufrenne explique cette union à travers l’utilisation des concepts de virtuel, d’imagination et d’imaginaire : les aspects sensoriels de l’objet qui ne sont pas présents matériellement, et pourtant ressentis dans l’expérience synesthésique, sont en réalité imaginés :
Lorsque Merleau-Ponty écrit : « On voit [la rigidité et la fragilité du verre, etc.] », on pourrait substituer imagine à voit ; on voit le verre, mais on imagine sa rigidité ou sa sonorité propre. On croit les voir, on dit les voir, mais il n’en est rien : le tactile ou l’audible n’ont pas été convertis en visible, ils sont seulement passés à l’état de virtualités.24
14Comme on le sait, les concepts de virtuel et d’imaginaire avaient permis à Dufrenne de tracer une philosophie « désirante » visant à la transformation du réel, transformation comprise comme actualisation de ses potentialités inexprimées. Transposés sur le plan perceptif, ces concepts désignent tous ces aspects de la sensorialité qui, bien que non donnés matériellement, c’est-à-dire concrètement ressentis par le sujet à un moment donné, sont néanmoins présents dans l’objet à l’état latent. En effet, dans ce cas, Dufrenne définit le virtuel comme une « quasi-présence » ou comme « l’imaginaire immanent au perçu ». Il complète le donné et corrige « l’infirmité d’une perception limitée à un registre sensoriel »25 en restituant à l’objet sa plénitude, la totalité de ses aspects ou son « surcroît d’être ». Quand je dis que « je vois la rigidité du verre », la rigidité (liée au toucher) n’est pas vraiment ressentie à ce moment-là, mais imaginée, c’est-à-dire présente au niveau virtuel. Cela permet de sauvegarder les différences entre les sens : l’expérience synesthésique n’est pas un amalgame indistinct de registres sensoriels, ou une condition dans laquelle un sens prédomine sur l’autre ; il n’y a qu’une sensorialité ressentie et les autres sont vécues au niveau virtuel. À la lumière du concept de virtuel il faut donc aussi interpréter, à notre avis, un passage de la Phénoménologie de l’expérience esthétique qui semblerait autrement contradictoire dans la pensée de Dufrenne : « (l’objet esthétique) exclut divers sens au profit d’un seul : la statue n’a pas à être touchée, mais seulement à être vue »26. Puisque le virtuel se dessine comme une vis ou une virtus de l’objet, et plus généralement de la réalité, on peut dire que le synesthésique est une déclinaison particulière de ce concept. Par conséquent, Dufrenne conteste à la philosophie de Merleau-Ponty le fait d’estimer que l’imaginaire ne soit déployé que par la dimension visuelle, alors qu’à son avis il existe aussi un imaginaire du tactile, de l’auditif, etc. :
Il semble que pour lui, à s’immiscer ainsi dans la vision, l’imagination ne puisse être elle-même que visuelle ; quand il évoque une « tactilité imminente », il ne pense pas qu’elle puisse s’arracher au visible pour devenir (elle aussi) tactilité imaginée. Il rassemble tout le corps dans l’œil, il ne pense pas que le regard ne puisse caresser le visible que si en même temps la main s’émeut et mime le contact : il n’y a pas pour lui d’imaginaire du tactile.27
15Il faut admettre que, si d’une part Dufrenne affirme que tous les sens possèdent un caractère imaginatif — ouvrant la voie à une réévaluation, même dans le domaine artistique, de tous les registres sensoriels —, d’autre part dans L’œil et l’oreille il ne consacrera des analyses approfondies qu’au visible, à l’audible et au tangible en tant qu’aspects omniprésents et incontournables du sensible, et non pas au « goûtable » ou à l’« odorable », demeurant en quelque sorte victime lui aussi du préjugé théorique qui pèse sur ces deux sphères esthétiques. Néanmoins, il dira que l’odorat est une expression du sentir et de la chair aussi bien que les autres sens (comme il ressort du même mot sentir), et qu’il donne lui aussi lieu à des formes d’art (celui de la cuisine et celui des parfums) qui reflètent la spécificité de ce sens. De plus, Dufrenne note que même pour l’odorat on peut parler de réversibilité (on peut, par exemple, sentir mais aussi répandre un parfum et le sentir à son tour) alors que, curieusement, il estime qu’il n’y a pas une dimension olfactive généralisée comme cela se produit, de façon analogue, pour le visible, le tangible et l’audible28. Sur cet aspect, il est possible de relever une continuité substantielle avec ce qui était affirmé dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique : ici il avait remarqué comment la vue et l’ouïe possédaient une composante représentative et idéationnelle supérieure aux autres sens, raison pour laquelle c’était ces deux sens qui amorçaient les arts proprement dits29. Cette idée, tirée de Pradines — qui avait distingué les sens affectifs (le toucher, le goût et l’odorat auxquels est en quelque sorte forclose l’expérience esthétique) des sens représentatifs (la vue et l’ouïe qui inaugurent un nouveau type de plaisir auquel auparavant, sur le plan physiologique, ils n’avaient pas accès, c’est-à-dire le plaisir esthétique)30 — est donc seulement atténuée mais pas totalement éliminée dans L’œil et l’oreille.
16Au vu de ce qui a été dit, quelques précisions s’imposent cependant : lorsque Dufrenne parle d’« imagination » et d’« imaginaire » à propos de la synesthésie, il ne veut pas se référer à une faculté du sujet qui ajouterait arbitrairement et en privé des significations ultérieures à ce qu’il perçoit. L’imagination n’est subjective que dans la mesure où elle se déploie à travers une mémoire corporelle — par ailleurs culturellement conditionnée — et un a priori existentiel déterminé31, mais son contenu « appartient au monde » est un « possible du monde ». Il peut arriver, certes, qu’une expérience synesthésique soit le fruit d’un imaginaire subjectif, qu’elle ne soit vécue que par un seul individu. Mais, se demande Dufrenne, cela suffit à nous faire exclure que cette expérience puisse être l’expression d’une caractéristique objective du réel qui n’est saisie que par un individu et forclose aux autres ? Dans ce cas, l’intersubjectivité ne peut pas être le seul critère d’objectivité. Si Dufrenne, à propos de la synesthésie et du virtuel, évoque la dimension de la subjectivité et parle d’un « lieu privé » et secret, plutôt, c’est seulement pour rappeler comment, « en contraste évident avec l’objectivité dont se réclame la perception » actuelle, la synesthésie « échappe à la juridiction de l’entendement et se dérobe à l’universalisation »32. Est donc à nouveau proposée, également à un niveau perceptif, cette dynamique entre subjectivité et intersubjectivité qu’on avait déjà observée à propos de l’expérience esthétique : l’objet esthétique, chargé d’aspects affectifs jamais entièrement explicités, exprime son essence à travers les a priori affectifs des spectateurs qui, avec leurs nuances différentes, dévoilent des caractéristiques latentes objectives de l’œuvre et les catégories affectives qu’elle exprime. De plus, comme déjà précisé, Dufrenne n’entend pas affirmer que l’aspect sensoriel qui s’ajoute virtuellement au premier est nécessairement donné en image. Si tel était le cas, nous abandonnerions le plan de la sensibilité et de la sensorialité pour nous tourner vers l’idéalité et, encore une fois, vers la visibilité. L’imaginaire ne coïncide pas avec l’imagination tout court, raison pour laquelle Dufrenne finit par considérer comme ambigu aussi le concept d’imaginaire lui préférant celui d’imaginable, désignant les aspects de l’objet qui peuvent être imaginés, c’est-à-dire devenir réels (ressentis), car déjà potentiellement contenus dans celui-ci. L’imagination, dans ce cas, n'est rien d’autre que ce qui « force (dans l’objet) la présence de l’absent ». En d’autres termes, nous sommes en relation avec un fond originaire dans lequel disparaît toute distinction entre les registres sensoriels (le « pré-esthésique »), qui, ne pouvant jamais se manifester pleinement, résonnent dans notre corps et déclenche notre imaginaire, dans un mouvement qui tend à l’actualiser. À propos du virtuel qui réside dans l’objet, Dufrenne va jusqu’à dire qu’il peut finir par rendre latents mêmes les aspects patents, puisque ce qui est actuel, à force d’être pré-senti, c’est-à-dire placé au centre d’une perception synesthésique, finit lui aussi par revenir au niveau du pré-esthésique : « Quand le réel se charge de virtuel, il risque d’être lui-même virtualisé »33.
17En ce qui concerne l’imaginaire inhérent aux différentes sphères sensorielles, il est possible de constater une surprenante analogie avec ce qui est affirmé par Alain (Émile Chartier) dans les Éléments de philosophie (1940). Même si Dufrenne dans L’œil et l’oreille ne fait pas référence à ce texte, il est possible qu’il ait été influencé par ces réflexions, étant donné l’importance que le philosophe français eut dans son parcours de formation34. Dans le chapitre intitulé De l’imagination par les différents sens, Alain soutient que l’imagination est liée indifféremment à tous les registres sensoriels :
Imaginer, c’est toujours penser un objet et se représenter son action possible sur tous nos sens. Une imagination qui ne serait que visuelle ne serait plus imagination du tout ; […] Qu’est-ce qu’imaginer un fantôme, sinon le voir en un lieu, et se représenter par quels mouvements on le toucherait ? […] il n’y a point d’images, il n’y a que des objets imaginaires.35
18Dans ces pages également, comme dans celles de Dufrenne, la sphère de la perception est mise en relation avec celle de l’imagination, en atténuant le dualisme entre les deux dimensions, quoique de manière moins radicale que chez Dufrenne36. L’affirmation d’Alain selon laquelle une maladie pourrait nous rendre plus sensibles à certaines odeurs ou saveurs généralement imperceptibles, nous montrant comment souvent « l’imagination se trouve vraie, mais à notre insu », rappelle à l’esprit l’idée dufrennienne de virtuel.
19Une autre particularité de la théorie dufrennienne de la synesthésie réside dans sa manière de se référer à la dimension métaphorique du langage, mais non, comme on pourrait s’y attendre, pour enlever de la consistance ontologique au phénomène de l’inter-sensorialité, mais, à l’opposé, pour prouver son existence. Tout comme, à propos de l’état de la présence (celui que Straus avait nommé « alinguistique »), Dufrenne avait affirmé qu’il est impossible d'en développer une connaissance véritable car, au moment où nous voulons le décrire, la scission entre nous et les objets et entre ces derniers s’est déjà produite37, de la même manière il est impossible de vivre vraiment la condition du pré-esthésique, « revenir dans les parages de l’originaire », car le sensible se donne déjà comme pluriel et la perception à travers des registres déjà divisés. Voici alors que les métaphores synesthésiques dont le langage est depuis toujours lourd, loin d’être des expressions arbitraires et conventionnelles, deviennent au contraire un moyen par lequel pouvoir vivre les synesthésies, comme des traces exprimant cette condition originaire dans laquelle il n’y a pas en revanche de lieux fonctionnellement différents pouvant faire parler d’un déplacement de signification. C’est pour cela que le langage « fourmille de métaphores » : certaines nous transportent directement d’un registre à l’autre (la « couleur criarde ») ; d’autres concernent le fonctionnement des sens (« l’œil » écoute) ; d’autres s’expriment à travers des mots qui sont en eux-mêmes métaphorisants, c’est-à-dire capables de se prêter indifféremment à un registre sensoriel ou à un autre (« l’harmonie », « le ton », « le rythme ») ; d’autres, encore, nous parlent de la consubstantialité des sens et de l’esprit (la vision d’idées ou l’entendre quelque chose). Si l’on peut parler de « synesthésie » et de ses métaphores, c’est parce que l’on est arrivé à un stade où la séparation s’est déjà produite : le langage essaie de dire a posteriori une expérience qui est en réalité pré-esthésique. Nous verrons sous peu comment, autrement qu’à travers l’imagination et les métaphores, le synesthésique peut être vécu également à travers la pratique artistique, à savoir à travers le transartistique, expression à laquelle Dufrenne associe par analogie celle de transsensible.
20À la lumière de ce qui a été analysé, il est possible de constater comment Dufrenne substitue implicitement au concept merleau-pontien d’« invisible » celui de « virtuel ». Ce dernier ne se présente pas seulement comme un élargissement du premier — par le fait de mettre en cause la primauté de la vision — mais aussi, dans un sens, comme un dépassement de celui-ci. Dans les pages conclusives de L’œil et l’oreille, qui sont aussi les dernières publiées par le philosophe, Dufrenne souligne comment, même en restant dans le domaine de la sphère visuelle, on ne doit pas tant se référer, à proprement parler, à un invisible, mais plutôt à un pré-visuel (le jaune latent d’un timbre). Il en va de même pour les autres sens, où nous sommes confrontés à un pré-sonore (la musique inouïe d’un tableau) etc.: toutes modalités par lesquelles se décline le pré-esthésique ou le virtuel. Même si Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible parle de la chair comme « être de latence » ou d’un « foyer virtuel de vision » ou, encore, de la « réversibilité toujours imminente et jamais réalisée en fait », il n’est donc pas possible d’affirmer que le concept merleau-pontien d’invisible coïncide avec le concept dufrennien de virtuel. Le premier met étymologiquement l’accent sur l’absence, sur ce qui ne peut pas être vu, sur la perception actuelle, le second sur ce qui est présent virtuellement et doit être actualisé, sur l’avenir, sur un perceptible qui attend d’être perçu ; le premier, encore, est lié à une réalité plus évidente de synesthésie, le second au fait qu’elle n’est vivable qu’indirectement. À la lumière de l’importance majeure que revêt l’esthétique chez Dufrenne, dans sa pensée — en plus de prendre plus d’importance l’étude de la spécificité de chaque type d’œuvre d’art — vient à manquer l’idée qu’il y ait des arts privilégiés pour « rendre visible l’invisible », ainsi que, pour l’actualisation de ce dernier, la différence entre l’artiste et le non-artiste. Mais la particularité de ce concept de virtuel peut être mieux comprise à la lumière de cette « pensée utopique », sous-tendue dans toutes les œuvres de Dufrenne, qui trouve une formulation explicite dans Art et politique (1974) : la pratique utopique liée au désir, loin d’être détachée de la réalité, n’est pas seulement ce qui déclenche les processus émancipateurs et subversifs, mais aussi ce qui ouvre les infinies possibilités perceptives du sujet et les aspects perceptibles et connaissables du monde (le pré-réel) :
L’utopie naît dans le vécu, parce que la part de rêve qu’elle comporte est suscitée par l’expérience du réel et suscite déjà une action dans le réel. La pensée utopique est la pensée du possible qui s’annonce dans le réel et y trouve un commencement de réalisation, faute de quoi elle n’a pas de sens ni d’attrait. […L’]action utopique […] fait s’ouvrir le réel : de nouveaux possibles y apparaissent, à la fois dans l’homme et dans les choses, dans les structures, — des possibles réalisables parce qu’en cours de réalisation, comme des fins accessibles dans leurs moyens mêmes, comme du désirable produit par le désir même […]. Le réalisme, c’est cela. Si quelque principe l’inspire, c’est un principe de surréalité.38
21Dans le cas de la perception synesthésique, le concept de « réalisable » auquel Dufrenne se réfère met davantage l’accent sur la tension de la mise en œuvre plutôt que sur son résultat, étant donné que le pré-esthésique ne peut jamais être réellement vécu. Mais en tout cas — même à la lumière des intérêts politiques au sens large de la philosophie dufrennienne — on peut affirmer que le concept de virtuel recèle en lui-même une charge révolutionnaire qui est absente dans le concept analogue merleau-pontien. Ce n’est donc pas un hasard si le problème du pré-esthésique et de la synesthésie, chez Dufrenne, débouche sur la praxis, c’est-à-dire sur les façons dont est créée et expérimentée activement la synesthésie dans les arts : le transartistique.
Le transartistique, ou bien le synesthésique comme praxis
22L’expérience de la synesthésie, qui est vécue dans la perception à travers l’imagination ou à travers les métaphores langagières qui sont loin d’être de simples façons de parler, nous permet de pressentir l’unité du sensible. Cependant, il y a une expérience qui vise plus que d’autres la réalisation de cette unité : la pratique des arts. Trente-quatre ans après la Phénoménologie de l’expérience esthétique — dans laquelle Dufrenne avait défini l’œuvre d’art comme « le sensible dans sa gloire » — la jouissance et la création artistiques continuent à détenir une importante primauté dans le dévoilement des secrets de l’aisthesis. Cela nous amène à faire quelques remarques. En premier lieu, l’idée selon laquelle les analyses de L’œil et l’oreille seraient l’expression d’un intérêt tardif de Dufrenne pour l’expérience corporelle et sensorielle, par opposition à un « premier » Dufrenne intéressé exclusivement par l’analyse de l’œuvre d’art et par sa contemplation, doit être fortement réduite : dans les deux œuvres, l’analyse de la perception — un processus caractérisé par de multiples aspects qui trouvent leur présupposé dans la corporéité — joue un rôle de premier plan, et l’expérience esthétique n’est rien d’autre qu’une expérience privilégiée qui peut nous montrer mieux que d’autres les caractéristiques du sensible et plus largement celles du réel. Une preuve indirecte de cette continuité peut être détectée dans la référence de Dufrenne, constante dans le temps, à la pensée de Pradines : pour ce dernier aussi, l’expérience de l’art constituait soit ce qui transpose sur un plan spirituellement plus complexe ces dynamiques affectives et perceptives qui caractérisent le sentir corporel, soit une modalité à travers laquelle émerge l’esprit humain39. Deuxièmement, cette continuité dans la pensée dufrennienne nous conduit à rejeter l’idée selon laquelle sa philosophie développerait de manière exclusive une esthétique du spectateur, en se désintéressant des processus poïétiques qui caractérisent les différents arts : si, dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, l’intérêt pour ces processus était sous-jacente à l’analyse de la structure de l’objet esthétique et à la notion d’expressivité de l’œuvre qui exprimait l’a priori existentiel de l’artiste, dans L’œil et l’oreille il se manifeste dans l’étude des pratiques artistiques qui, en tant que telles, sont liées aux modalités par lesquelles les matériaux, expressions du visible ou de l’audible, sont composés et structurés. De cet aspect découle le fait que les analyses sur le transartistique présentes dans L’œil et l’oreille, loin d’être des spéculations esthétiques abstraites et détachées des contextes de provenance, soient en revanche dûment documentées, tant sur le débat interne aux milieux artistiques, que sur les contextes dans lesquels les créations surgissent. Enfin, comme déjà mentionné, ce qui reste constant dans le temps, c’est aussi l’intérêt de Dufrenne pour toutes les manifestations artistiques qui l’empêche, à la différence d’autres penseurs liés à la tradition phénoménologique, de privilégier un art en particulier qui nous montrerait, plus que d’autres, certains aspects du sentir.
23Le thème des analogies entre formes artistiques différentes avait déjà été abordé par Dufrenne dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, lorsqu’il avait identifié ces schèmes récurrents qui permettent de rapprocher tous les objets esthétiques. Ces schèmes, non perceptibles mais détectables grâce à une analyse objective de l’œuvre, y sont à l’origine de cette « affinité secrète » entre les aspects spatiaux et temporels qui créent l’espace-temps intérieur (c’est-à-dire pré-objectif) de l’œuvre, qui, loin d’être attribuable à l’espace-temps de ce qui est représenté (« la chronologie ») ou à l’espace-temps dans lequel l’objet surgit, est au contraire à l’origine de la profondeur de l’objet esthétique, c’est-à-dire de son expressivité et de son unité. L’objet esthétique se présente donc comme capacité de spatialiser et temporaliser : il est « puissance d’espace et de temps », « au principe d’un espace et d’un temps propres »40. Ces schèmes ou catégories structurelles qui permettent de déployer l’espace-temps originaire de l’œuvre sont l’harmonie, le rythme et la mélodie qui font qu’une œuvre soit telle, indépendamment des déterminations générales qui caractérisent un genre artistique. Dans le texte de 1953, pour montrer comment la spatialité et la temporalité étaient essentielles dans tous les genres artistiques et pour atténuer leurs différences, Dufrenne avait analysé deux arts opposés — la musique et la peinture — afin de faire voir comment un art temporel et non représentatif (la musique) était aussi spatial, et comme un art spatial représentatif (la peinture) était également temporel. Ces aspects, à son avis, auraient ouvert la voie au débat sur la correspondance des arts41.
24Il peut être utile de résumer brièvement les analyses sur la spatialité de la musique et sur la temporalité de la peinture développées par Dufrenne dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, étant donné que celles-ci seront reproposées dans L’œil et l’oreille à propos du transartistique. Dans la musique, la spatialité est créée surtout grâce aux schèmes harmoniques et aux schèmes rythmiques. Les premiers, en mettant les notes dans un rapport d’attraction et de répulsion, ouvrent un espace sonore qui peut être rempli par le musicien de différentes manières en constituant l’assise tonale de l’œuvre ; les seconds, grâce à la possibilité d’identifier des intervalles égaux mais aussi l’alternance des accents, constituent un milieu rythmique imputable au schème d’une progression spatiale. Le temps intérieur de l’œuvre, la durée, ne peut se déployer que par cette spatialisation. On peut y apercevoir une critique implicite à l’égard de Bergson et de sa distinction entre le temps spatialisé et le temps vécu : « La durée doit être organisée […] elle n’est pas une aventure imprévisible, mais un avenir nécessaire »42. Contrairement à l’harmonie et au rythme, la mélodie — en tant que sens même de la musique et son essence — paraît se soustraire entièrement à la spatialisation : ceci parce que, dans un art qui ne possède pas d’éléments représentatifs, la mélodie compense ce manque en conférant plutôt un « sujet » à l’œuvre, son eidos, raison pour laquelle le mélodique est le seul schème pouvant être perçu par l’auditeur. Cependant, même s’il n’a rien à voir avec l’espace, il introduit néanmoins un élément logique d’organisation étranger à la durée : le schème mélodique est cet « atome de durée […] (qui) permet de s’orienter dans cette durée, de la scander en y introduisant par conséquent un élément de spatialité »43. Plus tard, Dufrenne affirmera que « l’espace sonore n’est pas visible, pas plus que l’espace objectif : [même dans ce dernier en effet] on voit des choses dans l’espace, on ne voit pas l’espace »44.
25Dans la peinture, en revanche, la durée est introduite par le mouvement de l’acte créateur qui, à travers les lignes, transforme l’espace en un espace orienté. En ce sens, l’œuvre picturale ne représente pas le mouvement, mais elle est mouvement, qui est déploiement d’un sens et affirmation de soi. Ici, les schèmes harmoniques agissent à travers la couleur, tandis que les schèmes rythmiques se manifestent avant tout à travers le dessin qui organise la relation entre les couleurs. Si dans l’œuvre musicale la recherche des schèmes structuraux permettait de faire ressortir son aspect représentatif implicite (la mélodie), dans le cas d’un art représentatif comme la peinture, au contraire, la temporalité et les schèmes émergent en limitant l’importance de ce qui est représenté, car celui-ci nous ferait demeurer sur le plan d’une analyse extrinsèque de l’objet esthétique. Dans ce cas, étant donné que ce qui est représenté est chaque fois différent, il n’est pas possible en effet d’identifier un « schème » mélodique. Autrement dit, la durée et le mouvement structuraux ou intrinsèques de l’objet pictural résident dans ses aspects harmoniques et rythmiques45. Dans L’œil et l’oreille, Dufrenne qualifiera la temporalité de la peinture comme un « quasi-objet ». En général, tout comme les arts représentatifs aspirent à devenir musique, ceux qui ne sont pas représentatifs ont tendance à vouloir représenter quelque chose, comme cela arrive par exemple avec la musique à programme ou à titre.
26Des références à d'autres arts, à leur « unité au moins possible » ou à « l’entreprise d’un art total, comme celui de Wagner, [qui] est objectivement possible »46, sont présentes tout au long de la première partie de la Phénoménologie, consacrée à l’objet esthétique. Cette unité sensible et vécue ne doit pas être recherchée sur le plan de la représentation, mais dans une convergence d’expressions qui devient un « thème affectif commun » ou un monde commun : il y a donc des références au rapport entre l’écriture et la peinture et à celui entre la musique et l’architecture47. À propos des œuvres d’art composites comme l’opéra ou le ballet, qui font référence au même temps à plusieurs sens, Dufrenne avait également souligné comment l’unité de l’objet, son expression, n’était telle que par rapport à un corps, conçu comme un système d’équivalences et de transpositions inter-sensorielles, sensorium commun qui confère unité à la diversité du sensible, mettant cette fois l’accent non pas sur l’objet esthétique mais sur les aspects perceptifs du récepteur48.
27Déjà en 1953, Dufrenne considère donc le thème de la correspondance entre les arts, et plus profondément celui de leur unité, comme un aspect crucial pour la compréhension de l’objet esthétique. En cela, il est assurément influencé par les réflexions de l’esthétique française contemporaine et en particulier par Étienne Souriau : « Aux yeux des plus avertis, à l’étranger autant qu’en France, il est le maître de l’esthétique française », auteur de « la plus récente et la plus remarquable (tentative faite) […] pour préciser les analogies […] entre différents arts »49.
28Dans La correspondance des arts, Souriau analyse la structure de l’œuvre d’art et se propose de trouver un critère permettant, afin de les comprendre, de rassembler les arts selon certaines analogies, tout en sauvegardant leurs spécificités. Il distingue quatre plans existentiels de l’œuvre : le plan « physique », le plan « phénoménal », le plan « réique ou chosal » et le plan « transcendant », tous également présents dans l’objet. Mais surtout, il met en jeu une bipartition entre les arts non représentatifs — où la forme est présente à un niveau intrinsèque (forme primaire) — et les arts représentatifs, dans lesquels survient également une forme extrinsèque (forme secondaire), bipartition qui est illustrée dans son célèbre schéma circulaire du système des beaux-arts50. En plus de cette division « horizontale », il est également possible d’en déterminer une « verticale » : ayant identifié sept « qualia », c’est-à-dire sept qualités sensibles à la base des arts (les lignes, les volumes, les couleurs, les luminosités, les mouvements, les sons articulés, les sons musicaux), Souriau montre comment à chaque qualité correspond à la fois un art non représentatif et un art représentatif. Le philosophe français renverse donc les tentatives classificatrices précédentes (pensons aux subdivisions en beaux-arts et arts mineurs, arts de l’espace et arts du temps, arts répartis selon les styles ou selon les matériaux) avec un système à l’élan à la fois positiviste et métaphysique qui pourtant, détaché des considérations historiques, placé face à des réalités absolues, se prête à la critique d’une abstraction excessive51. Il est cependant indéniable que le résultat, et le mérite, de ce revirement consiste aussi à réaliser des comparaisons qui trouvent dans le substrat sensible leur raison d’être, et c’est cet aspect que l’on retrouve dans la pensée de Dufrenne. Les qualia sensibles, dans le cas de Souriau, doivent cependant être distinguées des sensations, puisqu’une classification des arts établie sur la base des registres sensoriels impliqués serait considérée également, comme les autres tentatives du même type par le passé, théoriquement hors de propos52. En ce qui concerne les quatre plans d’existence de l’œuvre précédemment identifiés, Souriau souligne comment les distinctions et les analogies décrites ne concernent que l’aspect phénoménal et réique : manière de dire que, sur les deux autres plans, le physique (des matériaux) et le transcendant (de l’expressivité), des différences claires entre les arts ne sont pas détectables, de sorte que ce sont ces deux plans qui permettent un contact entre toutes les œuvres53.
29Dans la Phénoménologie, Dufrenne se réfère à plusieurs reprises à l’œuvre de Souriau, tout d'abord pour constater comment les aspects de l’objet esthétique qu’il analyse reflètent les plans existentiels de l’œuvre d’art identifiés par Souriau : le plan physique et le plan phénoménal, décrits par ce dernier, correspondraient selon Dufrenne à l’aspect sensible (le premier dans l’œuvre considérée comme « œuvre d’art », le second dans l’œuvre comprise comme « objet esthétique ») ; le plan réique correspondrait en revanche à la représentation ou à la signification ; tandis que le plan transcendant correspondrait à l’expression54. D’autres aspects de la pensée de Souriau se retrouvent de manière répandue dans le texte de Dufrenne et en général dans sa philosophie : l’importance de la dimension instaurative qui caractérise la création et plus généralement l’action humaine (raison pour laquelle Dufrenne décrira parfois la philosophie de Souriau en utilisant ses propres catégories de virtuel et surréel)55 ; l’idée que chaque œuvre d’art met en place un univers ou un monde et donc un aspect véritatif56 ; l’idée d’une co-naissance et d’une réciprocité entre le sujet et l’objet57. Le fait d’instituer des classifications qui restent ouvertes à de futures manifestations phénoménales58, et la présence d’une sorte de « réduction “phénoménologique” de l’art à des éléments de caractère eidétique », rapprochent la pensée de Souriau de la pensée phénoménologique, même si des divergences importantes ne manquent pas59.
30Comme mentionné, les analyses sur la structure de l’objet esthétique présentes dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique sont reprises par Dufrenne dans L’œil et l’oreille. Avec l’expression « transartistique » — que Dufrenne emprunte à l’écrivain Dominique Noguez — il entend décrire toutes ces dynamiques de communication, fusion et identité entre des arts considérés historiquement comme distincts, qui doivent ces affinités au fond commun pré-esthésique ou transsensible dont nous avons parlé, et leur diversité au fait qu’ils sont chacun liés à certains registres sensoriels. Sont donc analysées les manières dont les arts s’interpénètrent réciproquement, les formes contemporaines hybrides d’expression artistique et la façon dont les différents matériaux contribuent à structurer l’expérience esthétique elle-même. Cela parce que les synesthésies sont aussi des « façons de faire », c’est-à-dire qu’elles se produisent concrètement dans les pratiques artistiques : l’expérience esthétique nous donne une meilleure compréhension du phénomène synesthésique et, inversement, ce dernier permet le déploiement des pratiques artistiques. La réflexion de Dufrenne sur la synesthésie ne reste donc pas au niveau de l’analyse perceptive, mais aboutit à une investigation articulée des arts. Comme on l’a déjà observé, ses analyses se concentrent en réalité davantage sur les aspects des œuvres d’art liés à l’audible et au visible. Les aspects historiques et ontologiques qui concernent le rapport entre les arts liés à l’audible et l’écriture (musique et poésie), et les rapports entre la poésie, la musique et la peinture, sont analysés en particulier, notamment la manière dont la poésie s’est combinée avec différentes nuances tantôt à la musique (et donc à la dimension de l’audible), tantôt à la peinture (c’est-à-dire au visible). Il est possible d’observer un système d’échanges, de métamorphoses et de correspondances non seulement dans l’art contemporain (cinéma underground, land art, body art ou performance), mais aussi dans les arts plus classiques, tandis qu’il y a des genres artistiques dans lesquels les arts se fondent au point d’exiger un nouveau nom pour les désigner (par exemple l’opéra ou le Lied). En général, si dans une œuvre d’art l’union du visible et de l’audible est présente de manière évidente, une seule qualité y sera identifiée et appréciée ; si, en revanche, audible et visible se juxtaposent de façon contingente, leur union sera sanctionnée plutôt par une expressivité commune.
31À propos de « l’être-peinture de la poésie », il convient de citer, à titre d’exemple, deux cas intéressants rapportés par Dufrenne. Le premier est celui de la première page du texte Dialytika du peintre et poète grec Démosthène Agrafiotis. Ici les mots sont disposés dans l’espace de manière inhabituelle de sorte que, pour les lire, le lecteur doit effectuer un large mouvement avec les yeux, une sorte de coup de pinceau avec le regard : le sens des mots est transformé par le visible ; la poésie est convertie en objet plastique. Un deuxième exemple emblématique est celui de la comparaison avec l’art oriental, dans lequel la poésie, à travers l’usage de la calligraphie, naît déjà liée à la peinture. Dans ce cas peinture et poésie sont très souvent placées l’une à côté de l’autre, et le pinceau avec lequel la poésie est écrite (instrument qu’elle partage avec la peinture), ainsi que la surface sur laquelle elle est dressée, font l’objet de soin et sophistication autant que son contenu. D’une part, dans la poésie, la spatialité est favorisée par la flexibilité de la syntaxe chinoise, qui dispose les idéogrammes dans l’espace de manière non nécessairement consécutive ; d’autre part, c’est comme si l’image picturale se déployait elle aussi dans le temps car, étant représentée sur un rouleau habituellement fermé, ce dernier doit être déroulé à chaque fois qu'on veut le voir60. Les réflexions de Dufrenne sont donc intéressantes non seulement parce qu’elles analysent le phénomène du transartistique en fournissant une variété considérable d’exemples concrets, mais aussi parce qu’elles relient les analyses esthétiques à des facteurs sociaux et culturels. Puisque ces analyses nous suggèrent que le lien des arts avec certains registres sensoriels puisse être culturellement déterminé, elles nous conduisent plus largement à nous demander dans quelle mesure l’éducation peut influer sur le développement d’une sensibilité synesthésique, et jusqu’à quel point l’expérience de la synesthésie peut être culturellement conditionnée. À cet égard, même dans le dernier ouvrage de Dufrenne, on peut retrouver l’écho de cet intérêt pour les aspects sociologiques qui l’avait accompagné dès les premières années de son parcours académique, intérêt exprimé notamment dans sa thèse complémentaire de doctorat : La Personnalité de base (1953), dédiée à la sociologie américaine et à la pensée d’Abram Kardiner61.
32En allant encore plus loin, Dufrenne va jusqu’à supposer l’existence d’« essences », comme la picturalité ou la musicalité, qui ne sont pas nécessairement l’apanage d’un certain registre sensoriel ou d’un certain art, et qui peuvent donc caractériser différents types d’expériences :
Le récepteur peut comme Baudelaire parler de la musique du tableau ; il nomme alors une synesthésie. Ne pourrait-il invoquer aussi un tableau de la musique, une picturalité musicale […] ? Le problème est alors de déterminer s’il y a quelque chose de commun, non plus entre des pratiques ou les produits de ces pratiques, mais entre des essences, sans qu’il soit nécessaire de situer ces essences dans un ciel quelconque ; il suffit qu’elles désignent ce qui, en un moment donné, est tenu pour essentiel à ce dont on parle et qui permet d’en parler. […] En sorte que le transfert d’un registre du sensible dans l’autre ne serait pas seulement un effet de langage, et que la métaphore serait fondée dans la réalité.62
33Cet aspect, présent dans les dernières pages de L’œil et l’oreille, n’est pas davantage approfondi, mais on peut supposer que Dufrenne reprend l’idée des catégories affectives dont il avait parlé dans la Phénoménologie, en leur donnant cette fois une dénotation plus large.
34Tout comme, à propos de la perception, Dufrenne avait soutenu qu’il était impossible d’expérimenter véritablement le pré-esthésique (qui est décrit de manière partielle à travers ce que nous appelons « synesthésie » et le langage métaphorique), de la même manière le transartistique ne peut que nous pousser à concevoir et à réaliser l’unité des arts (fonction essentielle), mais il ne peut jamais être pleinement actualisé : « Le transartistique ne se donne pas à sentir, il se donne à concevoir ; il se dit, et il qualifie ce qui se donne à faire » 63. Dans ce cas aussi, il ne peut jamais y avoir une homogénéisation du sensible. En résumé, si la sensorialité et les différents arts semblent manifester la pluralité du sensible (et la jouissance esthétique, parfois, aussi un antagonisme entre les formes d’attention mises en place par les différents sens), la dimension du pré-esthésique ou le transsensible dénotent une expérience limite originaire d’unité qu’il faut — ne pouvant jamais être réellement éprouvée — essayer d’atteindre à travers les arts.
Bibliographie
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Notes
1 Cf. M. Pradines, Traité de psychologie générale, vol. I : Le psychisme élémentaire, PUF, Paris, 1946.
2 Straus montre comment des explications de ce genre sont inapplicables même à ces processus corporels qui semblent davantage soumis à un automatisme physiologique, en donnant l’exemple de la conduite d’une voiture : en dépit de ce que soutient la théorie du réflexe conditionné, le conducteur avec le temps parvient de plus en plus à perfectionner ses réponses, même si l’environnement dans lequel le véhicule se déplace lui présente constamment des stimuli différents et contradictoires, raison pour laquelle Straus s’interroge : « comment un mécanisme aveugle [pourrait]-il conduire à des résultats toujours significatifs ? » (cf. E. Straus, Vom Sinn der Sinne. Ein Beitrag zur Grundlegung der Psychologie ; trad. fr. G. Thinès et J.-P. Legrand, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Millon, Grenoble, 2000, (1935), p. 165-166).
3 Ibid., p. 239.
4 R. Barbaras, « Affectivité et mouvement: le sens du sentir chez E. Straus », Alter. Revue de phénoménologie, n. 7 : Émotion et affectivité, Éditions Alter, 1999, p. 28. À ce sujet, voir aussi M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, Nouvelles éditions Place, Paris, 2020 (1987) p. 19-20.
5 Cf. M. Dufrenne, ibid., p. 32.
6 L’essai de E. Straus intitulé Die Formen des Räumlichen, ihre Bedeutung für die Motorik und die Wahrnehmung, connu surtout pour avoir théorisé le lien intrinsèque entre l’expérience de l’écoute musicale et celle du mouvement dansant, est paru pour la première fois dans la revue Der Nervenartz, n.3/11, ed. Springer (1930) p. 633-656 (trad. fr. M. Gennart, Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception, dans J.-F. Courtine (dir.), Figures de la subjectivité, CNRS Éditions, Paris, 1992, p. 15-49.).
7 Cf. M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit. p. 82-87.
8 E. Straus, Du sens des sens, op. cit., p. 447. Cf. aussi § La singularité et la possibilité de l’unification.
9 Ibid., partie IV : chap. 11 et chap. 12 (§ La distance comme forme spatio-temporelle du sentir).
10 Id., Les formes du spatial, art. cit., p. 24. Chez Husserl, on peut trouver des références à la connexion entre registres sensoriels dans Idées II, dans la Première section consacrée à « La constitution de la nature matérielle », dans laquelle sont étudiées les objectualités pré-données non imputables à des actes théorétiques. En particulier, il y a une référence implicite à la synesthésie − à la possibilité que dans un objet il y ait une correspondance objective entre certaines qualités visuelles et certaines qualités tactiles – dans le chap. 3, § 18/c (cf. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie ; trad. fr. P. Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950 (1913)).
11 Sur la dette de reconnaissance de Merleau-Ponty envers la pensée husserlienne et pour une définition du concept de chair, voir notamment son essai Le philosophe et son ombre, publié dans le recueil Signes, 1960 (M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, Paris, 1960).
12 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 270.
13 Ibid., p. 260-261.
14 Ibid., p. 263.
15 Ibid., p. 265.
16 Ibid., p. 273. Le corps « fournit aux mots leur signification primordiale par la manière dont il les accueille […] le corps, en tant qu’il a des “conduites” est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde » (ibid., p. 274). Dans Le visible et l’invisible il affirme que la parole « prolonge dans l’invisible […] l’appartenance du corps à l’être » (M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 156).
17 D. Charles, « Voir, écouter, penser. À propos de L’œil et l’oreille », dans M. Saison (dir.), Mikel Dufrenne et les arts, Le temps philosophique, n. 4, Centre de Recherche du Département de Philosophie, Nanterre, 1998, p. 36.
18 M. Dufrenne, «“L’œil et l’esprit”» dans Esthétique et philosophie, vol. III, Klincksieck, Paris, 1981 (1977), p. 97. L’affirmation de Sartre, citée par Dufrenne, est tirée de l’article de Sartre « Merleau-Ponty vivant », Les Temps Modernes, n. 184-185, Gallimard, 1961.
19 M. Dufrenne, ibid., p. 97.
20 Ibid., p. 101-102.
21 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p.175.
22 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964 (1961), p. 86. À propos de la primauté de la vision dans la pensée de Merleau-Ponty, il a été correctement observé que cela peut être le résultat de sa critique de la Wesensschau (comprise comme « vision des essences ») désincarnée de Husserl, qui l’amène à élaborer, comme contrepoids, une Wesensschau charnelle, dans laquelle le sens de la vue, de façon analogue, est central (cf. M. Carbone, Il sensibile e l’eccedente. Mondo estetico, arte, pensiero, Guerini e Associati, Milano, 1996, p. 142-143).
23 M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit., p. 113.
24 Ibid., p. 118.
25 Ibid., p. 119.
26 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, vol. I, P.U.F., Paris, 1953, p. 278-279.
27 M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit., p. 106. Merleau-Ponty lui-même avait d’ailleurs affirmé : « Il faut que (la vision) ait son imaginaire » (M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 59).
28 Cf. M. Dufrenne, ibid. p. 107.
29 Cf. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., vol. II, p. 436-438 ; p. 447.
30 Cf. M. Pradines, Traité de psychologie générale, vol. II : Le génie humain, PUF, Paris, 1948, p. 199-216.
31 La référence à l’a priori existentiel fait que, dans ce cas aussi, dans la philosophie de Dufrenne on ne puisse jamais et en aucun cas parler d’une éclipse du sujet, alors que Merleau-Ponty, dans certaines notes de travail relatives à son ouvrage Le visible et l’invisible, avait parlé du « soi de la perception comme “personne” […,] l’anonyme enfoui dans le monde » et du fait que « ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu’une visibilité anonyme nous habite tous deux, une vision en général » (M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 251 et 185). Pour les mêmes raisons, en parlant de la centralité du corps entier dans la perception synesthésique, Dufrenne dira préférer à l’expression deleuzienne « corps sans organes » celle de corps « seul organe », dont le sens du toucher est une illustration claire, lui qui, ne possédant pas un organe spécialisé et paraissant pour cela à peine un sens, est répandu dans tout l’épiderme quoiqu’avec des intensités différentes. Si Deleuze avec cette expression avait entendu s’opposer à l’idée que le corps coïncidait avec « l’organisme » (c’est-à-dire avec un être unitaire), Dufrenne avec l’autre expression tient au contraire à souligner son caractère unitaire et individuel (cfr. Deleuze-Guattari, Mille plateaux: Capitalisme et schizophrénie ; et M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit. p. 73-74).
32 M. Dufrenne, ibid., p. 183.
33 ibid., p. 196.
34 Dans un carnet privé, Dufrenne reconnaîtra à Alain le mérite d’avoir suscité en lui l’intérêt pour la philosophie le conduisant à poursuivre ses études dans ce domaine. Il sera influencé notamment par son interprétation de Spinoza, développée dans le texte Spinoza (1901).
35 Alain (Émile Chartier), Éléments de philosophie, Gallimard, Paris, 1941 (1916) [édition numérique réalisée par Mme Marcelle Bergeron en 2002], p. 53-54.
36 « Il n’y a point d’imagination qui ne soit vraie en quelque façon ; car l’univers ne cesse jamais d’agir sur nous de mille manières, et nous n’avons sans doute pas de rêve, si extravagant qu’il soit, dont quelque objet réel ne soit l’occasion. Imaginer ce serait donc toujours percevoir quelque chose, mais mal » (ibid., p. 54).
37 Cf. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., vol. II, p. 421-431.
38 M. Dufrenne, Art et politique, UGE «10/18», Paris, 1974, p. 175 ; p. 231.
39 M. Pradines, Traité de psychologie générale, vol. II : Le génie humain, PUF, Paris, 1948.
40 Cf. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit. p. 240-248.
41 Cf. ibid., p. 303-376 et notamment p. 306 et p. 344.
42 ibid., p. 340.
43 ibid., p. 341.
44 M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit., p. 178 (nous soulignons). Le thème de la spatialité originaire, ou intérieure à l’œuvre, est également repris par Dufrenne dans son bref essai L’espace dans l’art, dans Esthétique et Philosophie, vol. III, Klincksieck, Paris, 1981, p. 155-164.
45 « Le mouvement de l’objet représenté est un mouvement arrêté : on va du mobile à l’immobile ; le mouvement (intrinsèque) de l’objet pictural (en revanche) c’est un mouvement figé mais qui tend à se déployer […] Mais ce mouvement qui dans l’œuvre manifeste la durée du geste créateur, n’est pas seulement mouvement à partir de : à partir du geste créateur dont il garde l’élan, mais mouvement vers : vers la signification ». (M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., p. 352-353).
46 Ibid., note 1, p. 43.
47 Cf. ibid : p. 43 ; p.73 ; p. 274 ; p. 342 ; p. 351 ; p. 396. Pour le rapport entre écriture et peinture cf. p. 73.
48 Ibid., p. 426; p. 303.
49 M. Dufrenne, Préface, dans L. de Vitry-Maubrey, La pensée cosmologique d’Étienne Souriau, Klincksieck, Paris, 1974, p.1; et M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., p. 343.
50 Cf. E. Souriau, La correspondance des arts, Flammarion, Paris,1969 (1947), p. 126.
51 Cf. Elio Franzini, L’estetica francese del '900 – Analisi e teorie, Unicopli, Milano, 1984 [édition numérique Spazio Filosofico, Il dodecaedro, 2002] p. 287-330. Pour Souriau, les autres critères de classification sont trop nuancés et aléatoires pour permettre des classifications esthétiques crédibles (cf. E. Souriau, La correspondance des arts, op. cit. p. 31-33 ; p. 53 ; p.101 ; p. 105).
52 Cf. E. Souriau, ibid., p. 106-109 ; p. 147-152.
53 Cf. ibid., p. 138-139.
54 Cf. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., p. 47-48 ; p. 162 ; p.188 ; p. 343.
55 Cf. ibid., p. 286 ; M. Dufrenne, Préface, op. cit., p. 4-5 ; et M. Dufrenne - D. Formaggio, Trattato di estetica, Arnoldo Mondadori, Milano, 1981, p. 408.
56 Cf. Souriau, op. cit. p. 51-52 ; p. 277-278.
57 Dufrenne affirme : « La philosophie d’Étienne Souriau est, à certains égards, une philosophie de la naissance (et non de la mort) » (M. Dufrenne, Préface, op. cit. p. 3).
58 Cf. E. Souriau, op. cit., p. 112 ; p. 133.
59 E. Franzini, L'estetica francese del '900, op. cit. p. 321. Franzini remarque comment chez Souriau la « réduction » à l’existence de la chose est « le radical opposé de la réduction phénoménologique où, à son avis, on perd la spécificité existentielle de l’objet » (ibid., p. 296), et aussi comment dans sa pensée « la perception révèle la forme qui est une signification concrète, donc non phénoménologiquement essentialisée » (ibid., p. 300) ; nous traduisons.
60 Cf. M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit. p. 157-162. Dufrenne avait déjà débattu du rapport entre peinture et écriture dans un article de 1975 : Ecriture et peinture, dans Esthétique et Philosophie, vol. II, Klincksieck, Paris, 1976, p. 223-236. La présence de telles analyses est probablement l’une des raisons pour laquelle le texte de Dufrenne L’œil et l’oreille, en 1995, fut traduit en japonais. Pour un approfondissement de ces aspects, voir l’article du même D. Agrafiotis : « Par-delà ou bien à travers les genres ? Poésie et peinture à l’horizon de la modernité », Revue d’esthétique n. 21, Jean-Michel Place, 1992, p. 197-202.
61 Pour un aperçu des thèmes abordés dans cet ouvrage, nous renvoyons à l’article du même Dufrenne, « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », dans Cahiers internationaux de Sociologie, 7/12, 1952, qui résume très bien les lignes directrices de son travail. D’après une lettre envoyée par Kardiner à Dufrenne, nous savons que l’anthropologue américain lut avec intérêt cet ouvrage, en remerciant Dufrenne d’avoir contribué à diffuser sa pensée en France (cf. Lettre de A. Kardiner, 1953, Achives IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, Caen).
62 M. Dufrenne, L’œil et l’oreille, op. cit., p. 170-171.
63 Ibid., p. 195.

