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Sauts et chutes intenses des sensations : à propos du problème d’une écologie des sens

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Annexes
Résumé
L’idée de ce texte est d’examiner — en filant la notion de rythme — la possibilité d’un changement perceptif, souhaité par différents philosophes dont « l’écologie des sens » appelle à une modification de nos façons de sentir. Nous examinerons dans un premier temps la nature du problème perceptif posé par D. Abram dans The Spell of the Sensuous. Le constat d’Abram nous servira de base pour élaborer une hypothèse : il y aurait dans notre culture un fonctionnement de l’expérience fragmenté, l’organisme ne parvenant plus à mobiliser la variété de ses organes pour interagir pleinement avec son environnement. Ce constat se retrouve dans le positionnement de Dewey et de Nietzsche à l’égard du mouvement de fluidification extrême des interactions amorcé par la révolution industrielle.
Table des matières
1. The Spell of the Sensuous : position du problème d’une écologie des sens
1La traduction en français (Stengers, Demorcy) du livre The Spell of the Sensuous en est déjà presque un commentaire : « Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens ». Le livre questionne la façon dont notre perception et notre langage se seraient développés au point d’oublier leur ancrage dans une interaction sensible avec le monde environnant plus qu’humain (les autres êtres vivants, le landscape). Abram entend penser la perception et la langue comme modes de participation, d’interaction avec le monde sensuel environnant (« surrounding sensuous world »1).
I began to wonder if my culture’s assumptions regarding the lack of awareness in other animals and in the land itself was less a product of careful and judicious reasoning than a strange inability to clearly perceive other animals — a real inability to clearly see, or focus upon, anything outside the realm of human technology, or to hear as meaningful anything other than human speech. The sad results of our interactions with the rest of nature were being reported in every newspaper […] and these remarkable and disturbing occurrences […] did indeed suggest the possibility that there was a perceptual problem in my culture, that modern « civilized » humanity simply did not perceive surrounding nature in a clear manner, if we have been perceiving it at all2.
2L’idée sous-jacente d’Abram est que nos schèmes perceptifs, l’ordre de nos représentations, de nos catégories de pensée et de langage, ainsi que nos technologies, tendent maintenant à nous enfermer dans un monde exclusivement humain3. Ils nous empêcheraient de percevoir et de sentir la dimension plus qu’humaine de la réalité. Par là, Abram donne un tour politique et écologique au problème de l’accès à un sensible qui ne dépendrait pas uniquement de l’activité formatrice de l’esprit humain.
3Le problème écologique devient dès lors un problème de désajustement de la perception, d’incapacité à réengager celle-ci dans un monde sensible partagé. L’ouvrage entend y répondre en mobilisant Husserl et Merleau-Ponty pour retrouver un critère qui permettrait de montrer comment l’expérience humaine (dont ces abstractions qui auraient tendu à la renfermer sur elle-même) s’enracine dans le monde de la vie.
a) le monde sensuel comme relations rythmiques de forces
4Suivant les traces de Merleau-Ponty, Abram pose ainsi la thèse que nos perceptions et notre langage sont enracinés dans un monde sensuel, charnel. Ce monde — le monde réel — est « une matrice intriquant sensations et perceptions, un champ d’expérience collectif vécu sous de nombreux angles différents4 ». Le monde réel, ce serait donc des champs d’expériences qui s’entrelacent en un seul tissu, une seule réalité à laquelle on participe activement lorsque l’on perçoit. On y participe par le corps, défini comme moyen d’entrer en relation5. La perception est dès lors, pour Abram, une relation de co-ajustement, d’échange, d’interaction réciproque. Il y a « sollicitation de mon corps par le sensible6 » : d’autres êtres me sollicitent, m’impliquent, m’invitent à être attentif. Pour percevoir, et répondre à cette sollicitation, je dois ajuster mon héritage (corporel, biologique, culturel) à ce qui m’interpelle.
5Le monde réel est un monde de relations sensuelles. La perception s’y agrémente d’une sorte de métaphysique des rythmes du vivant : l’engagement de chaque être dans une interaction est pensé selon leurs rythmes, leurs façons de vibrer. La perception est donc une co-adaptation rythmique, une synchronisation, et derrière la référence au vivant, ce sont bien des forces que Abram introduit parfois mystérieusement dans son propos7 : « La perception est un accordage ou une synchronisation entre mes propres rythmes et les rythmes des choses elles-mêmes, leurs tonalités propres, leurs textures8 ».
b) La fragmentation de l’activité sensible
6Si Abram reconnaît une différence des modes sensoriels entre eux, il affirme que c’est par un appauvrissement de l’expérience, par un « éloignement de notre expérience directe9 », que l’on en vient à penser que les sens fonctionnent séparément. On trouve ici le double jeu d’un modèle énergétique (le rassemblement cohérent des sens permet d’expérimenter la chose elle-même comme centre de forces ou nœud d’expérience) et d’un modèle organique :
My various senses, diverging as they do from a single, coherent body, coherently converge, as well, in the perceived thing, just as the separate perspectives of my two eyes converge upon the raven and convene there into a single focus. My senses connect up with each other in the things I perceive, or rather each perceived thing gathers my senses together in a coherent way, and it is this that enables me to experience the thing itself as a center of forces, as another nexus of experience, as an Other.
Hence, just as we have described perception as a dynamic participation between my body and things, so we now discern, within the act of perception, a participation between the various sensory systems of the body itself. Indeed, these events are not separable, for the intertwining of my body with the things it perceives is effected only through the interweaving of my senses, and vice versa10.
7Les exemples de participation au monde plus qu’humain sont toujours multimodaux chez Abram, au point que leur narration ressemble parfois à une liste un peu artificielle par laquelle l’auteur nous fait l’étalage de la richesse de ses expériences. À l’inverse, nombre de nos techniques et de nos artefacts tendent à appauvrir l’expérience. Il est difficile, tant les exemples d’Abram sont virulents à l’égard des écrans et d’autres techniques contemporaines, de situer si le problème réside dans ces techniques en elles-mêmes ou s’il est lié au contexte culturel dans lequel elles se créent, avec des usages répétant dès lors une certaine division de la nature et de l’humain. Certains artefacts semblent en tout cas réduire, dans les exemples qu’il donne, la relation de perception à l’usage de certains sens et pas d’autres, selon des fonctions prédéfinies de nos techniques qui découperaient nos perceptions selon des fins externes.
8La lecture des solutions proposées par Abram peut laisser indécis. Une première voie nous amènerait à le suivre dans le constat et la tentative d’une généalogie de la séparation de l’humain et du plus qu’humain (dès lors oublié), mais ce problème semble posé en même temps que sa solution. Si Abram nous décrit l’appauvrissement de nos expériences, il nous reste toujours chez lui le corps comme forme destinée au monde11, un corps toujours capable de se rouvrir, de réengager son ouverture multimodale dans une participation au plus qu’humain.
9Cette solution se double de deux thèses. La première, fort développée dans l’ouvrage, montre que nos techniques (à l’exemple du langage) ne sont en réalité pas toutes et pas totalement arbitraires et purement humaines. À ce titre, le corps humain n’est pas condamné à vivre ses expériences séparé du plus qu’humain. Nos techniques émergent, s’ajustent et s’accordent au milieu où l’on vit. Elles gardent la trace du plus qu’humain et des expériences partagées avec lui. Dès lors le langage, lieu précédemment supposé de l’arbitraire et de l’isolement de l’homme, se trouve être selon Abram la trace d’une participation sensible au monde12. La seconde thèse qualifie le réel en termes de forces et d’énergies qui sollicitent nos sens et sur lesquelles ceux-ci viennent converger en s’ajustant : elle mobilise à la fois un réalisme des forces (le réel est fait de forces) et un modèle où la convergence organique peut toujours être retrouvée.
10L’interprétation phénoménologique d’Abram suppose au fond un réel qui continue de nous interpeller pour que l’on participe : le langage en garde sa trace, et le corps semble avoir conservé la sauvegarde d’une possible interaction avec son milieu. Nous aimerions déplacer cette « écologie des sens » en radicalisant le problème de l’enfermement de l’humain sur lui-même. Autrement dit, nous aimerions examiner la possibilité d’une situation où l’humain et le plus qu’humain d’Abram sont séparés à un point tel que l’organisme-même dans son activité de perception se fragmente. Le corps humain ne serait pas alors un donné, encore et toujours là malgré les divisions : en tant qu’organisme, il serait miné par celles-ci.
11Nous aimerions imaginer la situation-limite qui suit : quelque chose a changé dans notre interaction avec l’environnement, la réalité, de telle sorte que (1) l’exercice de nos sensations semble se fragmenter plutôt que de s’intégrer dans un tout organique assuré, (2) il n’est pas assuré que ces sensations se rejoignent dans une même réalité, ni que ce soit une même réalité qui interpelle les différents sens, (3) dès lors, il n’est pas sûr pour ce corps sentant fragmenté qu’il interagisse avec la réalité quand il perçoit. Peut-être ne fait-il plus que projeter l’activité de ses sens précaires et d’une représentation dont les catégories se sont figées dans les dualismes dénoncés par Abram.
12Nietzsche se demandait en quoi nos modes de perception (plus particulièrement notre activité représentative) et notre langage ne nous emprisonnent pas une bonne fois pour toutes dans notre monde — minant ainsi définitivement nos tentatives d’accéder à une dimension plus qu’humaine du sensible. En quoi la sensation, comme activité de certains organes humains, n’est-elle pas elle-même juste humaine — le corps n’étant plus alors qu’une forme destinée à notre monde ? Je cite le § 117 de Aurore, « En prison13 » :
Qu’il soit perçant ou faible, mon œil ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde (…) : nous appelons sensation cette façon de mesurer, — et tout cela est erreur en soi ! (…) Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme ; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable <immensément grand>. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule : et pour des êtres de l’ordre inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu14 de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de notre « entendement », — il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel !
13On pourrait penser que dans cet extrait, Nietzsche nous contraint à une sorte de solipsisme causé à la fois par l’activité de nos sensations et de nos représentations. Nous verrons qu’il n’en va pas ainsi. Nietzsche écarte l’idée que nos sensations nous fournissent l’accès à la chose en soi (notion qu’il refuse par ailleurs — aucun sentier ne nous permet de voir ce qu’il y a derrière les sensations). Ce qu’il ouvre ici, c’est la question de la plasticité et de la variation possible dans laquelle nous pouvons engager nos manières de sentir. On pourrait imaginer d’autres organes qui nous fassent sentir tout autre chose. Acceptée l’impossibilité d’accéder à des choses en soi, il reste la possibilité de chercher à penser la réalité sans la chose en soi. Il s’agit alors de donner du sens aux objets, d’enrichir nos concepts, en expérimentant avec nos sensations : « plus nous laissons parler les affects sur une chose, plus nous savons faire varier les regards chaque fois différents sur la même chose, plus notre “concept” de cette chose, notre “objectivité” seront complets15 ». La façon dont peut se faire cette expérimentation sera abordée plus loin, mais elle suppose de se rapporter au niveau où se forment de l’organe et de la sensation : en mettant en variation l’activité des organes, elle amène à faire des hypothèses sur le sensible mis en forme par les organes — sur ce qui affecte la chair même.
14Ce que nous nous proposons de faire maintenant est de reprendre l’idée d’un fonctionnement fragmenté de l’expérience introduite par Abram, mais de poser le problème de l’« écologie des sens » à nouveaux frais. Pour ce faire, nous allons méthodiquement ignorer les solutions proposées par Abram. Imaginons que le corps n’est pas garanti, que nous questionnons la possibilité pour les sens de fonctionner ensemble dans un organisme et de converger vers une réalité.
2. Art as Experience (1934) : rythme et fragmentation de l’expérience
15On pourrait nous reprocher que les questions posées plus haut relèvent de la science-fiction. Nous proposons pourtant de les ouvrir en lisant une autre écologie de la sensation, celle de Art as Experience, de John Dewey. Les analyses que Barbara Stiegler propose respectivement de Nietzsche et de Dewey dans deux ouvrages récents montrent que ces deux philosophes abordent l’organisme et le vivant sur base d’un problème similaire : la fluidification extrême de l’environnement, suite à la révolution industrielle, menace la façon dont l’organisme et le corps vivant a besoin d’établir des stases, des formes de régularités et d’ordre pour vivre16. Nous allons ici nous intéresser à l’effet de cette fluidification sur la sensation, cette dernière étant une première activité nécessaire de mise en forme dans l’interaction de l’organisme avec son environnement.
a) rythme et expérience
16Dans Art as Experience, Dewey définit l’expérience (dans son sens fort) comme l’interaction rythmique de coadaptation d’un être vivant avec son environnement : une « interpénétration totale du soi avec le monde des objets et des événements »17. L’être vivant s’engage dans une relation avec l’environnement avec ses expériences passées incorporées. Cet environnement est à prendre en un sens large, il mêle d’emblée nature et culture, il inclut d’autres êtres vivants, du langage, des signes, etc.).
17Il y a expérience et rythme dans l’expérience parce que se pose, dans une rencontre, un problème qui nous émeut et qui travaillera au long du développement de la relation de co-adaptation. Dans une expérience, au sens fort, l’environnement — ce que je peux en percevoir, en penser — ne va d’abord pas de soi pour l’être vivant. Il y a un décalage (c’est le problème des rencontres), un problème qui émeut : en tant qu’être vivant, nous nous rapportons avec des impulsions, des désirs, qui sont toujours en décalage minimal avec l’environnement. Dewey parle ainsi d’un rythme de l’expérience pour parler des multiples phases de tension et d’ajustement entre l’activité de l’être vivant et son environnement.
18Dewey semble ainsi penser cette organisation rythmique de l’expérience au niveau des relations d’organismes à l’environnement : mon corps, avec ses organes, sa culture, perçoit en s’ajustant. Mais il pose aussi ces phases de tension et d’ajustement, d’autre part, en termes « d’organisation des énergies18 », de variation d’énergie, d’équilibre d’énergies. Assez étonnamment, Dewey pose le problème de la perception à un niveau organique, tout en recourant à une métaphysique, puisque la variation dans la perception organique semble dans de nombreux extraits induite par ces énergies19. Le propos de Dewey sur le rythme joue ainsi sur deux niveaux : (1) il nous parle du rythme dans la relation de co-adaptation des organismes (avec d’autres organismes ou l’environnement), (2) mais cela semble supposer pour lui de penser le rythme comme relation — et variation — d’énergies. Le rythme est alors conçu sur un mode qui n’est pas celui d’une organisation donnée dans sa fixité, mais celui d’une variation de l’organisme et de ce qu’il perçoit selon des relations d’énergies. Les énergies interviennent comme élément d’explication de la variation dans l’organique : elles expriment à la fois l’intensité de l’impulsion et du désir selon lequel on interagit avec l’environnement, et de la résistance que celui-ci peut opposer.
19L’organisation rythmique de l’expérience est un mouvement continu et cumulatif. Chaque phase de l’expérience contracte les phases précédentes, les reprend en les modifiant. Chaque expérience contracte les expériences passées (sans qu’il ne s’agisse d’une association après coup, de l’extérieur). L’activité de l’organisme dans l’expérience mobilise donc virtuellement toutes les activités passées en les remettant en jeu. Mais, dans le mouvement continu de l’expérience, il y a aussi des moments d’équilibre, qui ont une fonction définitoire, limitative. Il s’agit de moments culminants (climax) qui reprennent les phases précédentes et où les énergies s’équilibrent : « An esthetic experience can be crowded into a moment only in the sense that a climax of prior long enduring processes may arrive in an outstanding movement which so sweeps everything else into it that all else is forgotten »20.
20L’activité rythmique de perception et d’expérience se fait bien selon des sauts, des chutes, des équilibres entre les intensités de l’environnement et de l’impulsion de notre organisme — on ne peut traduire ces intensités, les rendre apparentes, qu’en tant que variations de l’expérience vécue par l’organisme. L’expérience comme relation reste ouverte, variable, parce que l’organisme percevant est toujours pensé par Dewey comme agissant, dans une interaction. L’organisme interagit et perçoit selon ses impulsions, désirs (appetition). Les énergies sont là, dans ces différences d’intensité, ces sauts, ces chutes, qui constituent le processus rythmique de co-adaptation qu’est l’expérience.
21Dans un tel cadre, ce processus rythmique est une variation constante. Si des moments d’équilibre sont atteints, qui reprennent et concluent, on comprend bien qu’il y a toujours de la réouverture, de l’inédit (des énergies, d’autres organismes, qui viendront me solliciter dans l’environnement). C’est dans cette variation qu’émerge de l’ordre, de la forme. Dewey parle ainsi du rythme comme d’une « variation ordonnée des changements » ou encore de « rationalité au sein des qualités21 ». C’est la thèse la plus fondamentale de l’ouvrage. L’expérience est une relation de co-adaptation entre l’être vivant et l’environnement : cette relation est rythmique. Le rythme est l’émergence immanente d’un ordre qualitatif dans une relation. L’organisation de nos expériences (de nos perceptions, de nos idées, etc.) est une propriété émergente de notre relation à l’environnement : elle n’est pas en nous (dans notre esprit), ni dans les choses (qui la donneraient telle quelle). Le rythme est entre les deux, il se dit de la relation.
b) Conséquences pour la perception
22Dans toute expérience prise en ce sens, nos façons de percevoir sont remises en jeu : elles peuvent toujours être modifiées par la relation en cours. Les qualités perçues sont elles-mêmes rythmiques : elles sont des organisations émergeant dans l’interaction (ce rouge est une propriété de telle expérience singulière — l’ordre se dit toujours de la relation où il émerge). Dewey parle bien du rythme comme « variation d’intensité », et ajoute que ces variations « concourent à définir des variations dans le nombre, l’étendue, la vitesse, ainsi que dans des différences intrinsèquement qualitatives comme la teinte, la tonalité22 ». Les aspects qualitatifs de l’expérience sont rythmiques, même une couleur, même une ligne est modulée par du rythme. Ils sont dès lors fonction d’une interaction qui ne dépend pas que de nous.
23Les perceptions sont toujours intégrées dans le continuum des expériences d’un organisme dont on hérite et qui évolue, avec son appareil sensori-moteur où circulent ces énergies dont Dewey nous parle23. Dans l’expérience au sens fort, les perceptions sont dès lors tendanciellement multimodales. Dewey conteste, depuis un article de 1896, le modèle selon lequel la perception serait la contemplation passive d’un stimulus isolé (fourni par un seul sens) qui serait ensuite interprété, puis auquel on fournirait une réaction ou une réponse24. L’expérience que fait un enfant d’une bougie allumée ne se résume pas à la vision passive et isolée sur elle-même d’une image (le stimulus des behavioristes). Il agit déjà, avec un corps et ses impulsions, dans un environnement. Dans l’expérience à laquelle fait référence Dewey, l’enfant va saisir la bougie, mais quand il la voit, cette vision de la bougie est déjà coordonnée avec un but tactile de saisie (et donc la capacité visuelle est elle-même stimulée par la saisie). D’autre part, quand l’enfant se brûle, la réaction de retrait vient réinterpréter le circuit total, l’expérience est multimodale. Tout d’un bloc il faudrait dire « vision-d’une-lumière-qui-signifie-douleur-quand-un-contact-a-lieu ». Dewey n’oublie pas cela en 1934 :
Bien que le système optique puisse être isolé dans une dissection anatomique, il ne fonctionne jamais séparément. Il opère en liaison avec la main en dirigeant vers les choses et en explorant leur superficie (…). Un tel fait a pour conséquence que les qualités sensibles qui se présentent à nous au moyen du système optique sont simultanément reliées avec celles qui nous viennent des objets à travers les activités collatérales. La rondeur que l’on voit est celle des balles (…)25.
24Les qualités sensibles (celles du toucher, du goût, etc.) ont une qualité esthétique, non « pas isolément, mais dans leurs connexions, par leurs interactions, et non pas comme des entités simples et séparées. Les connexions ne sont pas davantage limitées à leur propre espèce, les couleurs avec les couleurs, les sons avec les sons26 ». « Même sur une base considérée comme scientifique », ajoute Dewey, « il n’existe pas d’expérience de qualités “simples” ou “pures”, pas plus que de qualités qui se limiteraient à l’extension d’un sens particulier »27. Lors de l’expérience, il faudrait considérer que dans l’organisme-même, les organes interagissent, qu’ils se co-adaptent selon leur histoire fonctionnelle dans le tout de l’organisme. Mais là, c’est encore un « mouvement d’énergies » dans le tout de l’organisme, une activité organique totale28qui semble être l’élément de leur interaction :
L’action d’un sens enveloppe des attitudes et des dispositions dues à l’organisme tout entier. Les énergies propres aux organes des sens elles-mêmes investissent causalement la chose perçue. […] L’œil, l’oreille, ou ce que l’on voudra, n’est que le canal à travers lequel la réponse totale se produit. Une couleur, en tant qu’elle est vue, est toujours qualifiée par les réactions implicites de nombreux organes […]. On peut y voir un entonnoir de l’énergie totale en mouvement, certainement pas sa source. Si les couleurs sont somptueuses et riches, c’est précisément parce qu’une résonance organique totale s’y trouve profondément impliquée29.
25Par ailleurs, Dewey s’ose à des affirmations plus fortes qu’une simple harmonie multimodale. Il y a une sorte de modèle tentaculaire de la sensation qui jaillit ça et là. Les sens n’y semblent pas isolés, bien définis, puis associés par une activité extérieure, mais toujours déjà connectés, toujours-déjà affairés à fusionner dans leur activité. Dewey parle ainsi
<d’> une tendance inhérente à la sensation à s’étendre, à entrer dans des relations étroites avec autre chose qu’elle-même et ainsi à revêtir une forme à cause de son propre mouvement — au lieu d’attendre passivement qu’une forme s’impose à elle. Toute qualité sensible, du seul fait de ses connexions organiques, tend à se déployer et fusionner30.
26Même dans le cas où l’interaction passerait par un seul medium et un seul sens (comme dans beaucoup d’arts pour Dewey), l’organe spécialisé de ce sens serait en fait un tentacule par lequel l’entièreté de l’organisme multimodal s’engage dans l’expérience de son environnement :
Every work of art has a particular medium […]. In every experience we touch the world through some particular tentacle ; we carry our intercourse with it, it comes home to us, through a specialized organ. The entire organism with all its charge of the past and varied resources operates, but it operates through a particular medium31.
c) Possibilité de différencier les sens et dérive de leur fragmentation
27Les lignes ci-dessus nous montrent donc qu’une expérience, au sens fort, mobilise toujours plusieurs dimensions de la sensation, l’activité implicite de plusieurs organes. Il ne s’agit pas d’avoir des yeux pour voir, mais un organisme pour percevoir, pourrait-on dire. Reste alors à répéter le premier problème que nous posions : Dewey va en effet déplorer, dans les conditions sociétales actuelles, une fragmentation de l’expérience, traduite dans un usage séparé des sens, souvent réduits au rôle de simples récepteurs de stimulations creuses.
28Avant d’examiner cela, il faut d’abord examiner pourquoi le langage parle de différents sens, et pourquoi ce n’est pas un problème en soi. Dans l’expérience que nous vivons, on différencie les sens après coup. C’est par un retour sur l’expérience que nous y isolons des éléments — par exemple des stimuli qui ne seraient que des stimuli, des qualités qui ne seraient que visuelles. Madelrieux affirme ainsi que, pour Dewey, quand l’expérience nous pose problème en tant qu’humains, nous tentons d’isoler et d’identifier un stimulus (ou un ensemble de stimuli) qui pose problème, par inférence à partir d’un ensemble de réactions mal ajustées : ce stimulus isolé, nous le transformons en sensation consciente pour réajuster nos activités32. Tel serait le travail de la conscience : isoler une sensation, en faire un signe vers d’autres expériences possibles (le point rouge se charge de signification quand il devient signe vers l’expérience possible « si tu avances, tu vas te faire emboutir par une voiture »).
29Par un retour sur l’expérience, nous pouvons atomiser l’expérience, faire de sensations des signes. Le langage ne fait pas autre chose. Quand je parle de « voir un point rouge », j’abstrais des qualités afin de partager mes expériences. Ainsi, les mots, les concepts, sont autant d’instruments abstraits pour nous permettre de refaire (ou imaginer) une expérience : en parlant du feu rouge, de ce que j’entends par là, je fournis à autrui les conditions pour qu’il retrouve de semblables qualités dans ses expériences. Je donne une direction dans l’expérience : comment plus ou moins arriver, par quelles actions, à telle qualité dans l’expérience. De même, les outils, nos techniques, fonctionnent comme des signes ; on isole des éléments de l’expérience, le bois, la pierre, pour leur donner une signification par l’ensemble d’expériences possibles qu’ils peuvent susciter (marteler, etc.).
30Les signes peuvent enrichir notre expérience, multiplier les possibilités dans notre environnement (rendre celui-ci plus vivant pour nous, chaque élément renvoyant en cascade à d’autres expériences possibles). Mais ils peuvent aussi miner l’expérience de l’intérieur, précisément en ne nous faisant croire à des expériences qui ne seraient que des stimuli prédécoupés, des ensembles stimuli-actions soumis à des fins préétablies. C’est ce que Dewey appelle l’expérience mécanisée (et tout Art as Experience se construit autour de ce problème politique). Il y a de l’expérience mécanisée, c’est-à-dire des expériences où l’on se contente de choisir des moyens pour une fin pré-assignée. Nous y perdons l’ouverture de l’interaction décrite plus haut : c’était au fil de l’expérience comme interaction que se dessinait sa fin.
31Dewey pense aux conditions de production et de consommation à son époque, bien conscient qu’il ne suffit pas d’un art politique ou émancipateur pour rouvrir l’expérience des travailleurs à la variété sensible d’une interaction avec l’environnement. Il faudrait d’abord que le système de production, partie lui-même de l’environnement, n’empêche pas les travailleurs de poser leurs propres fins dans l’interaction avec leur matériau, il faudrait qu’il ne restreigne pas l’activité du travailleur à quelques actions pré-codées selon quelques fins et quelques stimuli. On comprend que poussée à l’extrême, ce genre d’expérience ne fait de la perception en son sein qu’une activité soumise à la reconnaissance de stimuli pertinents (codés au préalable comme tels). Pour telle fin (acheter tel aliment en grande surface, produire tel objet pour un patron), nous n’avons besoin d’utiliser que tel ou tel sens, de reconnaître telle ou telle forme, sans vraiment se co-adapter avec notre environnement. L’activité des sens s’isole, à mesure que le travail se divise et se formalise.
Si l’on prend en compte l’essentiel de notre expérience telle qu’elle est en réalité vécue dans les conditions institutionnelles juridiques et économiques actuelles, il n’est que trop vrai que ces séparations persistent. […] Nous subissons les sensations comme des stimuli mécaniques ou des stimulations en réaction à une irritation, sans percevoir la réalité qui est en elles et derrière elles : dans la plus grande partie de notre expérience, nos différents sens ne s’associent pas pour relater une histoire unique et plus vaste. Nous voyons sans rien ressentir, nous entendons, mais c’est seulement une perception de seconde main car elle n’est pas étayée par la vision. (…) nous capitulons face à nos conditions d’existence qui contraignent les sens à demeurer une simple excitation en surface. Tout le prestige va à ceux qui utilisent leur intellect sans participation de leur corps et qui agissent par procuration à travers le contrôle de leur corps et le travail des autres33.
32Art as Experience bute sur un possible scénario dystopique pour une écologie des sens, assez proche de celui que nous proposions déjà plus haut dans la foulée de la lecture d’Abram, une hyper-spécialisation des tâches, une fermeture sur soi des sensibles par l’exploitation mécanique et systématique de l’organique (cas précis de l’humain enfermé dans les clichés de son propre langage et de ses propres perceptions).
33La grande question, une fois suggéré que l’interaction organique n’est pas assurée dans le cas où des conditions sociales la fragmentent (dualismes inscrits à la fois dans la culture, la production), c’est de savoir ce qui peut bien résister dans un corps. On retombe sur la question que nous souhaitions déjà poser à Abram. Qu’est-ce qui résiste dans un corps ? Qu’est-ce qui maintient la possibilité d’une ouverture mobilisant tous nos sens dans une expérience au sens fort du terme ?
34Il nous semble que chez Dewey, la référence aux énergies en mouvement, aux impulsions de l’être vivant, joue précisément ce rôle caché : le rôle de l’élément de résistance et de variation qui empêche l’organisme d’être totalement fragmenté en un ensemble de fonctions et d’activités prédéfinies. Cela veut dire que dans le contexte d’une écologie des sens confrontée à la critique d’une subversion possible du mode d’expérience (interactif, multimodal) du corps organique, à la fois Abram et Dewey nous amènent à questionner la possibilité des variations organiques du corps à un niveau infra-organique. D’où cette référence partagée à des forces, des énergies, des impulsions actives chez l’être vivant et dans son environnement. Elles permettent de penser, même s’il faudra dans les lignes qui suivent faire des hypothèses pour éclaircir leur rôle, comment des intensités modulent l’activité organique.
3. Imaginer le corps sous les organes : penser le rapport de la sensation à des forces. Deleuze, Bacon, Nietzsche
35Reprenons notre méthode de travail : Abram nous permettait d’introduire un problème, celui d’une esthétique écologique ou d’une « écologie des sens ». Nous interprétons Art as Experience à l’aune de ce projet dont le présupposé est de partir, pour faire de la philosophie, de la relation du corps et de l’être vivant à son environnement. À notre sens, et c’est aussi une idée de Barbara Stiegler, les liens entre le pragmatisme de Dewey et Nietzsche — malgré l’absence étonnante du dernier des écrits de Dewey34 — sont remarquables. Tous deux opèrent une critique de Spencer (adaptation passive des êtres vivants aux conditions de leur milieu), tous deux s’inspirent de la biologie pour créer une philosophie partant du vivant et de sa relation au monde à la fin du 19e et au début du 20e siècle. L’expérience est pensée par ce biais, dans un dialogue serré avec les héritiers de Darwin. À tel point que Barbara Stiegler peut dès lors affirmer que l’idée pragmatiste d’une adaptation active, chez Dewey, « n’est pas sans rappeler35 », via la critique de Spencer, la notion de volonté de puissance chez Nietzsche. Dans les deux cas, contre Spencer, il s’agirait de penser comment le vivant transforme son milieu « en créant des formes nouvelles, non seulement à l’intérieur de l’organisme, mais à l’extérieur de soi36 ». Dewey nous parlait des tentacules, on retrouvera l’image des pseudopodes de l’amibe chez Nietzsche. Le problème pour les deux, en matière de sensation, est bien de penser comment un être vivant assimile, utilise et exploite les conditions environnantes en les mettant en forme, en les organisant de sorte à pouvoir vivre. La perception est dans ce cadre pensée sur le modèle de l’activité de nutrition chez Nietzsche : l’être vivant se lance au monde en ajustant ses organes, pour assimiler et mettre en forme son environnement. La sensation joue ce rôle, par là elle nous permet de ne pas en rester à un monde d’excitations chaotiques — sans cela, la vie ne serait pas possible, incapable qu’elle serait de stabiliser un monde.
36Nous retrouvons par ailleurs chez Nietzsche une critique nette du morcellement de l’expérience :
C’est pour moi la chose qui compte le moins depuis que je vis parmi les hommes, de voir qu’il manque un œil à celui-ci, une oreille à celui-là, et la jambe à un troisième et qu’il y en ait d’autres qui ont perdu la langue, le nez ou la tête.
J’ai vu des choses pires et certaines si répugnantes que je n’aimerais pas en parler et pas même me taire à propos de certaines autres : à savoir des êtres humains à qui tout manque, excepté une chose dont ils ont de trop, — des êtres humains qui ne sont rien d’autre qu’un grand œil ou une grande gueule ou un gros ventre et quelque chose d’autre de grand — je les appelle des estropiés à l’envers.
Et comme je venais de ma retraite solitaire et que pour la première fois je franchissais ce pont, je n’en crus pas mes yeux et je regardai et regardai encore et dis enfin : « Mais c’est une oreille ça, une oreille de la taille d’un homme ! » Je regardai mieux encore et, vraiment, il y avait encore quelque chose d’autre en dessous, de pitoyablement petit, misérable et débile. Et effectivement, cette oreille monstrueuse était plantée sur une tige mince et petite, — mais la tige, c’était un homme !
[…]
Et mon regard fuit-il de maintenant à jadis, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres dispersés et d’horribles hasards, — mais pas d’hommes37 !
37Cette critique du morcellement du corps humain est doublée d’une critique de l’hyper-sensibilité du corps moderne sollicité de toutes parts par un excès d’excitations38. Cette fragmentation s’empire suite à l’explosion des dimensions de nos environnements lors de la révolution industrielle, l’accélération de leurs tempi : le corps ne parvient plus à développer ses rythmes d’assimilation — tiraillé par les stimuli de la bourse, des journaux, du système du travail, il tend à ne plus faire que réagir à son dehors.
a) Penser le rapport du corps à des forces
38L’organisme, menacé par une fragmentation de l’expérience dont nous avons tenté de montrer l’effet, pour ces philosophes du vivant, jusque dans l’activité de sensation des organes, il nous reste à examiner la possibilité d’une résistance et d’une variation du corps malgré tout. Chez les auteurs précédents, elle s’opère, croyons-nous, en référence à des interactions de forces qui toujours peuvent venir moduler et remettre en mouvement l’activité de sensation. Nietzsche, à ce titre, nous semble incontournable, pour penser la façon dont peut se faire de la sensation en un sens fort — dans un organisme variable qui ajuste ses façons de sentir selon les forces qui le sollicitent, tout en établissant aussi de l’ordre et de la régularité. En quel sens peut-on faire référence à des forces qui induisent une variation organique dans la sensation ? En quel sens pourrait-on penser de telles interactions de forces par-delà l’activité de nos organes ?
39Dans son ouvrage sur Bacon, en 1981, Deleuze développe une philosophie de la sensation mobilisant un concept de rythme. À la même époque, Deleuze commence à participer à la publication des œuvres complètes de Nietzsche en français, dont les premiers tomes comprennent des fragments essentiels sur la sensation. Nous nous étonnons de l’absence de Nietzsche dans l’ouvrage, alors même que les échos nous semblent si nombreux qu’il nous parait utile de passer par là pour introduire la problématique. Du sixième au neuvième chapitre du Bacon, le rythme est considéré au niveau d’un corps en prise avec des forces. Ce corps est particulier, il s’agit du corps sans organes, c’est-à-dire d’un corps considéré au-delà de sa structure organique, sous l’organisation des organes fixes, dit Deleuze (ce qui ne revient pas à nier l’organisme). La tâche de Deleuze dans ces chapitres est de penser la sensation par le rythme, et précisément l’élément chaotique de la sensation : celui d’une variation de forces, d’intensités.
40Nous évoquions plus haut un modèle tentaculaire de la sensation. Dewey, Deleuze et Nietzsche ont en tout cas comme l’image d’une amibe en tête (plus précisément, les pseudopodes de l’amibe) lorsque le corps a affaire à des intensités à mettre en forme. Sauf que Deleuze fait de « l’exploration amibienne39 » une activité qui n’est pas encore celle de l’organisme constitué, mais du corps sans organe.
41Ce que trouve Deleuze dans la peinture de Bacon, c’est une action des structures sur le corps et une action de lutte du corps avec la structure. En ce qui concerne la sensation, l’unité des différents sens (la possibilité de passer de l’un à l’autre) est pensée selon des différences de niveaux, des seuils d’intensité : il y a là une « unité rythmique40 ». Que se passe-t-il ? Des forces (relevant de la structure) s’exercent sur le corps sans organes (CsO). Celui-ci est considéré par Deleuze comme un corps intensif avec ses forces, parcouru par des variations d’amplitude des intensités — comme une onde. La sensation serait alors la rencontre entre les forces qui agissent sur le corps et l’onde du CsO. Cette rencontre se fait à tel ou tel niveau de l’onde du CsO. Les forces viennent impacter directement différentes zones de l’onde nerveuse. Une force, dirait-on dans un modèle simplifié à l’extrême, s’exerce sur un endroit de l’onde, mais il y a rythme, variation temporelle des forces et de l’action du CsO, donc variation de l’endroit de leur interaction (variation du niveau, du seuil). L’idée serait que cette rencontre de forces (avec ses variations, sous l’organisme fixe) trace et détermine des organes provisoires, transitoires, mais polyvalents. Les forces varient, il y a des sauts, des chutes rythmiques d’intensité, des passages d’un niveau à l’autre — et aux endroits de rencontre, il se fait de l’organe.
42En deçà des organes, en tant qu’il est intense (directement impacté), notre corps voit se créer de la variabilité organique. Ce jeu de forces et d’intensités permettrait alors de penser comment se créent et se transforment mutuellement, voire disparaissent, des organes et des sens, des modes de sentir. Il faudrait donc plonger dans le chaos pour penser la sensation, dans des luttes infra-organiques. La sensation, dit Deleuze, a cette particularité de donner autre chose à partir des forces qui la conditionnent41 : on rend visibles, audibles, sensibles, des forces qui ne le sont pas. Par là les interactions avec les forces sont rendues viables, Deleuze affirmant que c’est une lutte du point de vue de la vie de donner aux puissances insensibles la visibilité du corps.
43Les interactions entre des forces et l’onde du CsO sont modulées en sensations par le CsO. C’est en ce sens que Deleuze dit que la sensation fait ressemblant avec des moyens non ressemblants42 : à chaque rencontre entre les forces et l’onde du CsO, il y a une nouvelle modulation, nouvelle sensation qui vient brutalement produire une ressemblance pourtant autre que les rapports de force qu’elle devait reproduire. On ne voit pas les forces mais leurs modulations dans des sensations variées.
b) rapport de la sensation et des forces chez Nietzsche
44Au tout début de ce texte, nous nous demandions avec Nietzsche si nos sensations nous permettaient encore d’interagir avec la réalité, ou si elles ne fonctionnaient plus qu’en oubliant celle-ci sous leur propre activité. Ce questionnement méthodologique ne signifie pourtant pas, chez Nietzsche, que l’on nie le monde réel : on se questionne juste sur l’accès que l’on pourrait avoir à un tel monde, via l’activité de nos organes, de nos représentations, de notre langage. Ce monde réel reste en tout cas toujours présent dans la philosophie de Nietzsche, à titre d’hypothèse (puisque quelque chose nous affecte), en tant que monde de forces et de relations : « Le monde est essentiellement un monde de relations : il peut avoir à l’occasion, vu de chaque point, un aspect différent, son être <Sein> est essentiellement différent depuis chaque point ; il pèse sur chaque point, chaque point lui résiste et en tout cas tout cela s’additionnant ne concorde absolument pas »43.
45Partons donc de l’hypothèse d’un monde comme relations de forces. On fait cette hypothèse précisément parce que la sensation fait croire à l’effet. Dans Leçons sur Nietzsche, héritier de Kant, Dufour affirme, sur base de fragments des années 1872 et 1873, une prééminence nietzschéenne du tactile, en tant que sens originaire qui nous confronterait à des intensités plutôt qu’à des formes. Ainsi, le toucher nous ferait croire à la causalité (mon toucher capte l’effet de forces qui agissent sur moi44).
46Dufour poursuit sa lecture en affirmant un exercice séparé des sensations chez Nietzsche. Or, il n’est pas certain que Nietzsche ait résolu le problème pour lui-même. On doit l’aborder via les fragments posthumes et tous ne s’accordent pas si facilement. Dans la lecture de Dufour, les organes sensoriels sont précisément la limite des représentations que l’on peut se faire du monde comme relations de forces : ils nous font sentir par leur activité, qui n’est autre qu’un saut métaphorique, des forces qui ne sont pas sensibles. Ils opèrent dès lors la première activité formatrice : la transformation d’une excitation physique, nerveuse, en image (de telle sorte, comme le remarque Dufour, qu’il est inutile d’essayer de tracer une différence nette entre perception et sensation chez Nietzsche).
Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère <Ueberspringen der Sphäre> tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chladni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles45.
47Dufour, comme Bornedal46, mais pour des raisons différentes, considère les organes de la sensation comme un donné stabilisé au fur et à mesure d’une lente évolution. Il extrait donc de Nietzsche les fragments qui tendent à souligner la construction, par l’homme et son organisme, de son monde (construction qui conditionnera par ailleurs la transposition des images en concepts). Or, si certains fragments disent en effet cela, il reste d’autres fragments qui questionnent le « donné » du corps. Et cela a du sens au fond : de même que l’on ne fait que deviner hypothétiquement le jeu des forces par la sensation, de même la sensation ne nous permet-elle au plus que de croire au corps, de le tenir-pour-vrai selon une certaine organisation :
La sensation n’est pas l’activité des organes des sens : ces organes, au contraire, ne nous sont eux-mêmes connus que comme sensations. Ce n’est pas l’œil qui voit, c’est nous, ce n’est pas le cerveau qui pense, c’est nous. L’œil comme le cerveau ne nous sont donnés absolument que comme sensations, exactement de la même façon que tous les objets extra nos. Notre corps nous est tout autant extérieur que tous les autres objets, c’est-à-dire qu’il nous est connu comme sensation, tout autant que les autres objets47.
48En suivant ce genre d’extrait, il serait faux de dire que le corps organisé est un simple donné (rejouant le sujet moderne). Le donné n’est pas le corps organique, mais la sensation. Un autre fragment parle de « trouver le sur-organique » (1881-1882 18[19]). Il nous semble donc que la sensation chez Nietzsche ne doit pas être comprise selon l’activité des organes, mais que l’on ne connaît en fait ces organes, qu’ils ne se donnent, qu’en tant que l’on sent. On ne pourrait théoriquement faire dépendre l’activité de sensation d’organes déjà donnés, puisque au contraire, on ne devinerait des organes qu’en fonction de l’activité de sensation. Par un renversement prodigieux, c’est l’activité de sensation (et l’activité de représentation qui en dépend) qui nous fait croire au Körper, avec son organisation48. À la même époque Nietzsche ajoute : « En soi ce qui est donné c’est seulement une excitation : ressentir celle-ci comme une action de l’œil et la nommer “voir”, c’est une induction causale49 ».
49Bref, l’activité des organes, celle qui nous emprisonnerait dans notre monde d’humaines apparences et perceptions, doit être pensée à partir de l’activité de sensation qui elle-même est déjà une mise en forme. Elle est donc bien loin de ce mystérieux monde comme chaos informe et inexprimable de sensations dont parle Nietzsche par ailleurs50. Les organes opèrent déjà une mise en forme, leur formation est déjà de l’activité d’interprétation pour Nietzsche. Ainsi, quand Barbara Stiegler se questionne sur les limites de l’activité de mise en forme (disons les limites de la représentation), elle nous dit : il s’agit du sentir comme passivité. C’est à ce niveau qu’il faut tenter de cerner la crête entre le chaos des relations de forces et le sentir qui appelle une mise en forme.
50Cette passivité de la sensation dont parle Stiegler est particulière. Par-delà Leib et Körper, elle se jouerait au niveau de la chair en tant que Fleisch. Il s’agirait d’une sorte d’archi-unité de la chair, commune à tout ce qui vit, une dimension du corps où s’éprouve la multiplicité chaotique, pré-individuelle, des plis et replis de la chair et du monde comme relation de forces. À un tel niveau, la sensation se fait comme souffrance car « ce qui est senti ou souffert (et non plus simplement perçu) est toujours en trop51 » (les intensités, les énergies, les forces). Cet « en trop », ce trop intense qui est la caractéristique intrinsèque de ce que la chair éprouve, appelle immédiatement la mesure. La « base » du sentir, ce serait la chair qui souffre et qui appelle par sa souffrance de l’en-trop le besoin d’une délimitation, d’une mesure : l’activité apollinienne de mise en forme (les organes, les formes de notre représentation, etc.).
51Pour Stiegler, Nietzsche fait une déduction transcendantale à l’envers. C’est du sentir que Nietzsche déduit la nécessité de la mise en forme du sentir. Donc cette passivité initiale de la sensation n’est pas si passive : elle est l’archi-forme en tant qu’elle appelle des contre-formes, une conversion du trop-plein intensif. « Elle est même », dit Stiegler, « forme formatrice puisque c’est elle qui ordonne, depuis ses propres déterminations intrinsèques, la forme que doivent avoir les formes (activité, délimitation, mesure)52 ».
52Récapitulons. D’un point de vue épistémologique, on ne peut penser les organes qu’à partir de notre sentir (on ne déduit pas des sensations des organes, mais on suppose des organes à partir de notre sensation). À cela s’ajoute que l’apparition des organes s’explique chez Nietzsche par une dimension pré-organique du sentir. La chair (Fleisch), sous les organes, appelle la délimitation d’organes (et les formes de la représentation, et l’identification d’objets). Nietzsche, à son tour, utilise le modèle de l’amibe : percevoir, ce sera donc rendre mesurable, identique, comme l’amibe rend identique en incorporant par ses pseudopodes — même l’amibe a besoin de créer des organes53. C’est ainsi que Bornedal peut dire : « Our sensations are like tentacles shooting out and being withdrawn in order to test snippets of a dangerous world54 ». Il faut former des tentacules, des organes. Et, en retour, il sera nécessaire que ces organes se confrontent toujours à ce trop-plein d’intensité qui impacte la chair.
c) le travail des sens dans leur mise en variation : suivre les forces à la trace
53Pour décrire les « sensations » de l’amibe, faute d’organes élaborés, Universalis parle d’irritabilité plutôt que de sensation. On pourrait se demander si l’élément transmodal de la sensation n’est pas une sorte d’irritation, une couche originaire amodale de la sensation limitée au ressenti du plaisir et de la douleur, appelant une modulation. Ce serait se simplifier la tâche. Concernant nos vécus concrets, Nietzsche ne nous parle pas d’une chair y existant sans organes. Comme Deleuze et Dewey, Nietzsche se pose le problème de la formation d’organes, d’images, de concepts, à partir d’une couche du sentir en prise avec des forces ou des énergies. L’extrait de Vérité et mensonge au sens extra-moral cité ci-dessus, où Nietzsche nous parle de sauts métaphoriques de l’excitation (sensations-souffrances) à l’image, et de l’image au mot, ne doit pas nous amener à conclure que notre esprit actif interprète le monde uniquement en plaquant dessus des organes, des formes et des mots créés ex-nihilo (déduits de son unique activité). La déduction transcendantale se fait à l’envers. Ces organes, formes, mots, sont activés par un appel de la sensation et on oublie de se confronter aux intensités, aux forces via les sensations uniquement par un usage illégitime des mots et des représentations.
54Or, cette sollicitation d’un monde en devenir, avec lequel nous avons à interagir pour enrichir nos perceptions est l’élément même qui ne nous semblait pas assuré dans les questions que nous nous posions plus haut. Nous disions que l’activité de l’organisme en tant que tel ne suffisait pas à comprendre comment une expérience non fragmentée du monde pouvait rester possible chez Abram et Dewey. Nietzsche, en rapportant la sensation à des rapports de force sous les organes pense l’élément qui peut mettre ceux-ci en variation (et en interaction entre eux-mêmes). Le jeu n’est pas facile, et il ne consiste pas à se complaire à l’idée qu’on pourrait subitement métamorphoser nos yeux ou nos oreilles. Il suggère cependant qu’il est possible de développer des expériences par lesquelles nos sensations se rapportent aux conditions obscures de leur activité, et par là, invitent à complexifier à la fois le sens de ce que signifie voir, entendre, toucher (etc.) et le sens de ce qui est senti, toujours avec ce même but de mettre en forme et de donner plus de sens au réel pour vivre.
55L’exemple des figures de Chladni — (fin 18e, début 19e siècle) auteur d’un traité important pour l’acoustique — est très habile. Il s’insère à première vue dans une argumentation montrant que nos constructions (organiques, représentationnelles et langagières) ratent la réalité, ou induisent un décalage : un saut métaphorique. Les représentations sonores et visuelles sont un saut par rapport aux excitations, et les noms un saut par rapport aux représentations. Nietzsche parle dans le même texte de transposition d’une sphère à une autre (et on aimerait parler de modulation, comme Deleuze, ce qui rend peut-être mieux compte de la différence entre la sensation et les forces). Dans l’extrait que nous citions plus haut, le sourd et celui qui entend ne parlent pas de la même représentation pour le son. La conclusion n’est pourtant jamais que ces constructions sont repliées sur elles-mêmes. Que le sourd et celui qui entend ne s’entendent pas n’est pas le simple signe du repli sur soi de nos constructions humaines et d’une incapacité foncière à se rapporter au monde des autres (humains et non-humains).
56Que le sourd ne s’entende pas avec nous, et qu’un aveugle ne voie pas ce que l’on veut dire, il est là l’intérêt de la situation évoquée par Nietzsche. Nietzsche s’intéresse aux exemples de sensations qui ne vont pas de soi, par lesquelles on apprend. Les figures de Chladni sont des dispositifs de visualisation des vibrations d’une plaque. Le dispositif lui-même est un module, visant à rendre visibles et audibles des variations d’intensité. On n’est pas dans n’importe quelle situation de perception, mais dans un dispositif qui vise à interroger et rapporter la perception et la sensation aux forces auxquelles elles se rapportent (ici à une onde stationnaire sur une plaque).
57Il y a bien un équilibre particulier des organes que l’on peut supposer dans une analyse purement organique de la perception ; suite à la lente formation de nos organismes, on parvient dans de nombreux cas à s’entendre sur ce que l’on voit, ou à voir ce que l’on entend dire. Mais cela ne suffit théoriquement pas à prouver que pour toute expérience possible, l’audition et la vision fonctionnent en harmonie. Tel que le mobilise Nietzsche, il nous semble que le dispositif de Chladni vise à se rendre attentif — au-delà d’une croyance, par inférence causale, à une délimitation bien stable de nos modes organiques de perception (oreilles, yeux) — à des variations d’intensités, d’énergies, de forces. Le choix d’un physicien est habile. Par là, Nietzsche déplace le problème d’une physiologie qui, théorisée seule, nous enfermerait dans nos propres organes. Il s’agit bien de souligner que les figures de sable et de son sont deux façons pour nous de nous rapporter à une excitation, et cette excitation elle-même une façon de nous rapporter à une vibration.
58Si Nietzsche opère une déduction transcendantale à l’envers, déduisant de la Fleisch et de son sentir-souffrir la nécessité des organes, Stiegler souligne qu’il est important de rapporter à nouveau l’activité organique à ce sentir-souffrir et à la variation qu’il induit. Rapportées à la question du sentir-souffrir, aux énergies et aux forces qui nous impactent (à même la viande, aurait dit Deleuze), les sphères sensibles sont mises en variation : l’œil demande à l’oreille de voir ce qu’elle n’entend pas, l’oreille demande à l’œil d’entendre ce qu’il ne voit pas. Par là, on ressent à même la sensation la limite des organes et leurs modulations divergentes : on gagne, dit Nietzsche, à passer d’une sphère à l’autre pour tenter d’enrichir les sens et de comprendre dans leur différence ce qui varie55.
59Dans le cas des figures de Chladni, nous faisons l’expérience d’une plaque de métal, sur laquelle a été disposé un peu de sable. On frotte l’arête de cette plaque avec un archet : selon les sons produits, différentes figures de sable apparaissent. Malgré le premier réflexe que nous pourrions avoir, ce que nous voyons quand le sable forme un motif n’est pas le son. Au contraire, nous ne voyons de la vibration de la plaque, au moyen du sable, que les endroits où elle ne vibre pas — ou plutôt un endroit particulier de l’onde stationnaire (dans un modèle physique idéal) : les lignes nodales. La vision en retour fait sentir ce que je ne peux entendre, à savoir qu’il y a des endroits de la plaque qui n’ondulent pas lorsqu’il y a du son. Par une mise en variation, chaque sens demande à l’autre de faire sentir ce qu’il ne parvient pas à sentir sur son mode56. Un an après la Naissance de la tragédie, c’est un bel exemple, puisque c’est ici la vision qui donne à sentir quelque chose d’inattendu à l’ouïe. Plutôt qu’une insistance sur l’harmonie des sens, Nietzsche ne peut que souligner le jeu rythmique des sauts et des échanges (des modulations) entre sphères sensibles quand on rapporte les sens à des variations. Par ce jeu et ce désaccord, on complexifie à la fois le sens de ce que l’on voit et de ce que l’on entend, et le sens que cela a, pour nous, de voir et d’entendre.
60Si Nietzsche souligne donc l’absence de rapport nécessaire entre les excitations sensibles et les images (au sens des représentations que nous nous faisons des choses), ce n’est pas pour faire de chaque saut par lequel on module les forces un repli sur soi de l’humain. Au contraire, déjà pour le saut organique, déjà au niveau de la formation d’organes à partir de la souffrance de la chair (Fleisch), il s’agit de mesurer les modes de sensation les uns aux autres pour évaluer leur sens : c’est-à-dire la délimitation de leurs activités et des informations qu’elles nous fournissent.
61L’insertion de Chladni dans le texte Vérité et mensonge au sens extra-moral amène brusquement la question des forces pour comprendre la variation des organes, c’est-à-dire du sens que l’on donne, dans notre corps, aux différents modes de sensation au sein d’une activité de perception. Cette question ne nous semble pas abstraite. Dans son traité, quand Chladni fait de la physiologie, c’est pour montrer la variabilité apparente de ce qui fait organe au niveau physiologique, ainsi quand les scientifiques jouent avec des mâchoires et des montres :
M. Perolle a fait beaucoup d’expériences sur l’ouïe qui s’exerce par différentes parties ; elles sont publiées dans les Mém. de la Société de Médecine ; un extrait de son Mémoire se trouve dans le Journal de Phys., nov. 1783. Les parties solides de la tête transmirent les battements d’une montre appuyée à ces parties mieux que celles qui étaient garnies de beaucoup de chair. Les dents, surtout les incisives, étaient très-sensibles comme aussi quelques ossements du crâne, les premières vertèbres du col, etc. Les parties molles de la bouche, et les parties cartilagineuses du nez ne donnèrent aucune marque de sensibilité. Quand la montre était mise dans la bouche le son ne se propageait pas par la trompe d’Eustache. Un son assez fort, par exemple, si un timbre est frappé, se fait aussi entendre faiblement par l’action de l’air sur les parties solides de la tête quand les oreilles sont bouchées57.
62Peut-être un peu naïvement, en jouant à ne pas savoir ce qu’est un organe, des expérimentations sur nos sensations nous amènent à mobiliser notre corps autrement, à prendre le temps de réfléchir à la façon dont nous sentons, dont nous mettons en forme notre environnement. Ceci suppose au minimum de se laisser affecter, de pouvoir vivre différents modes d’interactions avec le monde — chose minée, nous le disions, par les conditions de production et de consommation dans nos sociétés. Reste que Nietzsche nous fournit une maigre lueur d’espoir. Sous les organes, même pour des corps détraqués, il resterait — tant que l’on vit encore — une tendance de la chair à appeler de la mise en forme pour continuer à vivre.
63Le corps serait alors non seulement, en tant que chair, premier lieu de formation et de synthèse possible des modalités sensibles (du niveau organique de Dewey), mais avant tout il serait le lieu de la modulation des modalités dans l’activité de sensation. Il modulerait les modalités sensibles entre elles. Il modulerait l’organisation organique à l’œuvre dans la perception, en tant qu’élément de variation et de lien de l’activité des organes entre eux. Il conduit et transpose ces énergies dont ne cesse de parler Art as Experience. Le corps comme viande ou Fleisch empêcherait par là la soumission totale de l’activité organique de perception à une fin imposée du dehors de l’interaction qu’est l’expérience. L’œil n’est pas un outil pour voir un ensemble de formes prédéfinies, sa fonction n’est pas de reconnaître telles formes pour un ensemble prédéfini et appauvri de fins, sans quoi le corps ne serait plus un organisme, mais un engrenage dans un mécanisme ou un décodeur.
64Cette conclusion ne propose aucune solution grandiose pour le problème politique d’une écologie des sens que l’on posait via Abram (un peu) et Dewey (beaucoup). Il resterait une possibilité pour nos expériences d’être ouvertes, de résister à la mécanisation et au morcellement, en tant que l’on sent encore. Cela frise peut-être même la tautologie. Mais notre enjeu était de penser le cas-limite d’expériences extrêmement mécanisées. Dans Avec le sang des autres, film de Bruno Muel58, l’élément de résistance de Christian Corouge, ouvrier de Peugeot-Sochaux, l’élément qui lui permet de thématiser une lutte de son corps contre la mécanisation de son expérience, c’est la douleur de ses mains — pas une sensation précise, mais du sentir-souffrir, de la chair qui durcit, qui s’en va :
Tu bégaies, tout t’énerve, tout t’énerve, tout. Et ce qui t’énerve encore plus c’est ceux qui parlent de la chaîne, qui ne comprendront jamais que tout ce qu’on peut en dire, que toutes les améliorations qu’on peut y apporter c’est une chose mais qu’le travail y reste. C’est dur la chaîne, moi maintenant je ne peux plus y aller, j’ai la trouille d’y aller, c’est pas le manque de volonté, c’est la peur d’y aller, la peur qu’ils mutilent le corps davantage, que je puisse plus parler un jour, que je devienne muet. Je lisais avant (…) maintenant je n’ai plus envie de lire (…). Et puis quels débouchés on a ? (…) J’te dis j’ai tellement mal aux mains, j’ai tellement des grosses mains, mes mains me dégoûtent tellement, pourtant je les aime tellement mes mains, je sens que je pourrais faire des trucs, mais j’ai du mal à plier les doigts, ma peau elle s’en va. J’vais pas me lyncher. C’est Peugeot qui me lynchera, je lutterai pour éviter que Peugeot me lynche. (…) C’est tout ce qu’on a, Peugeot essaie de nous les bouffer, de nous les user, nous on lutte pour les avoir, c’est de la survie qu’on fait.
65Il reste une possibilité de réouverture de l’expérience en tant qu’il y a de la chair (Fleisch) qui lutte avec des forces, avec une structure quand elle sent-souffre et qu’elle entame une modulation de ces forces qui la font souffrir par son activité. C’est une conclusion pour des expériences extrêmement précaires : on sent encore ce qui force sur nous, et en tant qu’on sent, on pourrait moduler, un peu.
66Poser le problème comme cela nous permettrait d’éviter un écueil de certaines esthétiques écologisantes qui mobilisent une ré-ouverture de l’expérience multimodale en accordant un statut miraculeux à l’art. Dans le dernier chapitre de Art as Experience, Dewey affirme pour sa part que cela n’a aucun sens de supposer un art libérateur si on ne change pas l’organisation sociale de la production. Il n’y a aucune raison, si l’on suppose des conditions d’existence et d’expérience qui seraient la plupart du temps privées d’un contact multimodal avec le paysage (Abram) ou l’atmosphère ou l’environnement, de supposer que la visite d’une exposition, ou l’expérience d’une performance, réouvre d’un coup notre expérience. Cela ne signifie pas qu’il faudrait abandonner ces pratiques, ou quelque autre tentative qui existerait de faire advenir autre chose que des expériences fragmentées. Nous pensons que les esthétiques de Dewey et Nietzsche cherchent à ce que des pratiques, en général, aillent trouver dans une expérimentation sensible les germes de résistance aux conditions de production et de consommation industrielles. Sans nous aveugler en tant que chercheurs ou artistes (de profession) sur la précarité de nos pratiques actuelles, il serait alors possible d’affirmer qu’en suivant ce qui nous affecte, nous fait souffrir, ou nous rend vulnérables, on pourrait trouver le lieu d’explorations sensibles et de nouvelles pratiques pour re-faire l’expérience du réel. Dewey et Nietzsche utilisent le mot « expérience » en un sens fort, qui ne nous laisse pas à réagir engourdis face à des stimuli en excès, mais qui nous voit tenter — confusément, à tâtons, et avec de nombreuses erreurs possibles — de modifier nos concepts ou nos outils selon ce qui se fait sentir dans telle ou telle situation particulière que nous vivons. Cela suppose de devenir « amis du lento »59, de nous attarder suffisamment sur ce qui nous affecte pour que se fassent des sensations, des images et des mots qui nous permettent de le vivre.
Bibliographie
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Notes
1 D. Abram, The Spell of the Sensuous, 1996, New-York, Vintage Books, 1997, p. 261.
2 Ibid., p. 27.
3 L’affirmation, comme telle, peut sembler lapidaire. Abram fournit une généalogie de cette séparation de l’humain dans le deuxième chapitre de l’ouvrage — cette généalogie reste elle-même rapide à certains égards. Elle vise à critiquer le geste moderne de mathématisation de la nature, notamment (Galilée, Descartes), mais fait remonter plus loin le mépris du naturel/corporel (dans la philosophie, les religions). Notre but ne sera pas vraiment de s’attarder sur la généalogie que Abram propose de cette séparation, plutôt de reposer le problème autrement via Dewey et Nietzsche.
4 D. Abram, Comment la terre s’est tue, trad. I. Stengers, D. Demorcy, Paris, La Découverte, 2013, p. 63.
5 Ibid., p. 73.
6 Ibid., p. 80. Voir p. 80-82 pour ce raisonnement.
7 Ibid., p. 89.
8 Ibid., p. 81. Voir p. 78, 80-82 pour les rythmes. Même un bol aurait un rythme, des changements selon les contextes d’interaction. Abram cite par ailleurs Merleau-Ponty : même une couleur est une façon du vibrer.
9 Ibid., p. 87. Voir aussi p. 88.
10 D. Abram, The Spell of the Sensuous, op. cit., p. 62.
11 Id. : « this body is a form destined to the world ; it ensures that my body is a sort of open circuit that completes itself only in things, in others, in the encompassing earth » (D. Abram, The Spell of the Sensuous, op. cit., p. 62).
12 D. Abram, Comment la terre s’est tue, op. cit., p. 130-131. Cette question est l’objet du cœur du livre : voir ch. 3, 4, 5. Voir p. 176.
13 F. Nietzsche, Aurore, 1881, trad. H. Albert (revue par A. Kremer-Marietti), Paris, Hachette, 1995, § 17, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 122-123.
14 La métaphore du tissu apparaît dans la traduction d’Henri Albert en 1901 et est conservée dans la révision de Angèle Kremer-Marietti. L’original donne : « Die Gewohnheiten unserer Sinne haben uns in Lug und Trug der Empfindung eingesponnen ». Cette métaphore pour rendre Lug und Trug (mensonge et tromperie) peut être due à l’usage de einspinnen, qui suggère l’enfermement dans un cocon. Mais la perte de l’insistance sur le mensonge et la tromperie (limité à « mensongères ») est dommage, car elle permettrait au lecteur de lier plus facilement la question de la sensation et ce texte à Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873).
15 F. Nietzsche, Généalogie de la Morale, 1887, trad. E. Blondel et al., Paris, GF, 2002, III, § 12, p. 136. Nous avons discuté de ce texte sur le « perspectivisme » avec Thibault de Meyer, qui le mobilise dans le cadre de sa thèse publiée récemment : Thibault De Meyer, Qui a vu le zèbre ? L'invention de la perspective animale, Paris, Les Liens qui libèrent, 2024. Je le remercie pour les discussions que nous avons eues, et la façon dont il m’a amené à être attentif aux nombreuses traductions possibles de cet extrait. Le passage « je mehr Augen, verschiedne Augen wir uns für dieselbe Sache einzusetzen wissen » pourrait être aussi rendu par « plus nous pouvons engager d’yeux », « plus nous pouvons mettre en jeu d’yeux », etc.
16 Voir B. Stiegler, Il faut s’adapter, Paris, Gallimard, 2019, p. 18 ; B. Stiegler, Nietzsche et la vie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2021, introduction et p. 267-268.
17 J. Dewey, L’art comme expérience (1934), trad. J.-P. Cometti et al., Paris, Gallimard, coll. Folio, 2010, p. 54-55.
18 Ibid., p. 288 : « organization of energies » dans la version américaine. John Dewey, Art as Experience (1934), dans éd. J. A. Boydston, The Later Works, SIUP, 1987, vol. 10 (désormais cité LW 10), p. 176.
19 Ibid., p. 283-284. Dewey suggère que la vie organique est variation selon les interactions des énergies (qui se manifestent dans les impulsions des êtres vivants, les résistances d’objets inanimés etc.).
20 LW 10, ch. 3, p. 62.
21 Ibid., p. 284.
22 Ibid., p. 261-262. LW 10, p. 158-159.
23 « We consciously experience colors because the impulse to look is performed ; we hear sounds because we are satisfied in listening. Motor and sensory structure form a single apparatus and effect a single function. Since life is activity, there is always desire whenever activity is obstructed ». LW 10, p. 260.
24 J. Dewey, « The reflex Arc Concept in Psychology », The Psychological Review, 1896, vol. III, n. 4. Voir p. 357-358.
25 J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 179.
26 Ibid., p. 220.
27 Ibid. p. 221. Il serait impossible de produire une lumière d’une couleur pure, dit Dewey. De même, pourrait-on produire un la pur, une onde qui serait strictement de 440 Hz, sans harmoniques induites par la résonance ? Dewey cite surtout des expérimentations qui montreraient que c’est impossible pour des qualités sensibles pures et isolées.
28 « total organic activity », LW 10, p. 221-222.
29 J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 212.
30 Ibid., p. 215.
31 LW 10, p. 199.
32 S. Madelrieux, La philosophie de John Dewey, Paris, Vrin, 2016, p. 71-73.
33 J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 57-58.
34 Pas plus de cinq mentions dans l’ensemble des volumes des œuvres complètes.
35 B. Stiegler, Nietzsche et la vie, op. cit., p. 267. Voir aussi pour ce raisonnement l’ensemble du chapitre dédié à Nietzsche et au pragmatisme.
36 Ibid., p. 268.
37 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, « De la rédemption », Paris, LGF, 1983, p. 167-168. À l’inverse, Nietzsche valorise plus loin (« L’autre chant de danse », p. 270) l’image du danseur et de son corps multimodal au point que son pied touche le sol en mobilisant aussi des qualités sonores : « le danseur n’a-t-il pas ses oreilles dans ses orteils ! » Nous prenons au pied de la lettre cette suggestion, dans le Crépuscule des Idoles, Nietzsche décrit comment dans l’état dionysiaque, « tout rythme parle encore à nos muscles » et mobilise l’ensemble du corps. F. Nietzsche, Crépuscule des Idoles, trad. P. Wotling, Paris, GF, 2005, « Incursions d’un inactuel », § 10, p. 181.
38 Voir l’introduction de B. Stiegler, Nietzsche et la vie, op. cit, p. 21-27 et les fragments importants qui y sont cités : notamment FP XI, 40 [21], 1885.
39 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981, Paris, Seuil, 2002, ch. 6, p. 45.
40 Ibid., ch. 7, p. 47.
41 Ibid., ch. 8.
42 Ibid., p. 109. Deleuze passe notamment par l’exemple des synthétiseurs analogiques modulaires, il s’agit là d’une machine qui fait ressemblant avec des moyens non ressemblants. Un courant électrique rencontre une première résistance dans les circuits, qui sera l’endroit d’une modulation (un VCO, un oscillateur), puis une seconde qui modulera en créant un filtre balayant les harmoniques, etc. Tous ces modules font ressemblant vis-à-vis de l’interaction des forces, mais ils donnent tout autre chose : une onde sonore.
43 FP XIV, 14 [93], 1888.
44 E. Dufour, Leçons sur Nietzsche, héritier de Kant, Paris, Ellipses, 2015. Je remercie Pablo Luca d’avoir attiré mon attention sur l’existence de ce livre, lors des discussions que nous avons eues sur l’inspiration kantienne de Nietzsche.
45 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873, dans F. Nietzsche, Le Livre du Philosophe, trad. A. Kremer-Marietti, Paris, GF, 1969, p. 121.
46 P. Bornedal, « A Silent World. Nietzsche’s radical realism : world, sensation, langage », Nietzsche Studien, 2005, vol. 34, n. 1, p. 1-47.
47 FP II, 27 [77], 1873.
48 FP II, 26 [11], 1873.
49 F. Nietzsche, Le livre du philosophe, op. cit., § 139, p. 90.
50 « die formlos-unformulirbare Welt des Sensationen-Chaos ». KSA 12, 9 [106] cité dans P. Bornedal, art. cit., p. 23.
51 B. Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 2005, p. 87.
52 Ibid., p. 88.
53 FP XII, 5 [65], 1886-1887.
54 P. Bornedal, art. cit., p. 16.
55 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, op. cit., p. 127.
56 Dans le présent numéro du BAP, Denis Seron se demande s’il existe des différences fond-forme (une fois acquis qu’elles existent pour chaque modalité sensorielle) qui pourraient être rattachées à des modalités sensorielles distinctes. Dans le cas des figures de Chladni, il nous semble que la différence fond-forme que nous faisons pour la vision (entre le sable et l’endroit où il n’y a pas de sable) n’est pas transposable dans la différence fond-forme que nous faisons à l’écoute de la vibration (la note se détache d’un fond de silence ou de bruit ambiant, mais ni la note ne correspond aux lignes nodales vues, ni le silence ambiant ne correspond aux endroits de la plaque qui vibrent, eux, bruyamment). L’argument qui nous permet de réfuter l’idée commune selon laquelle ces plaques nous permettraient de voir le son se situe donc à deux niveaux : un niveau physique (de fait, ce que l’on voit n’est pas l’onde sonore que l’on entend) et un niveau sensoriel (il y a des différences manifestes entre ce qui est vu et entendu, différences qui nous amènent à formuler des hypothèses plus complexes sur le sens de l’événement qui se produit).
57 E. Chladni, Traité d’Acoustique, Paris, Courcier, 1809, p. 335.
58 https://www.youtube.com/watch?v=eRiex3DMRFA. Commenté également dans le livre co-écrit avec Pialoux.
59 F. Nietzsche, Aurore, op. cit., préface, § 5.

