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Mahaut Kill

Sens et épistémologies du standpoint. « Perspective partielle » et « vision touchante » comme propositions féministes pour une pensée spéculative

(Volume 21 (2025) — Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15))
Article
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Résumé

De l’épistémologie féministe anglo-saxonne du positionnement, nous retenons généralement sa remise en question de ce que « science » veut dire, sa critique de la science patriarcale et sa mise en évidence du caractère situé de tout savoir. Un autre point vital se trouve cependant en son cœur : la question de la survie et de la possibilité de vivre et d’habiter dans nos mondes futurs. C’est pourquoi ces épistémologues féministes emploient toutes leurs énergies à inventer et fabriquer des modes alternatifs de savoir, compatibles avec cet engagement. Dans ce cadre, cet article propose d’explorer plusieurs métaphores visuelles et haptiques afin de considérer leurs potentialités épistémiques, éthiques et politiques. L’enjeu étant finalement d’interroger la manière dont ces différents sens, non plus pris un à un, mais ensemble cette fois, peuvent contribuer à la fabrication de savoirs plus épais et donc « plus objectifs » (au sens où l’entend cette épistémologie féministe).

Keywords : feminism, sense, Haraway, Fox Keller, Grontkowski

1De l’épistémologie féministe anglo-saxonne du positionnement1, nous retenons généralement sa remise en question de ce que « science » veut dire, sa critique de la science patriarcale2 et sa mise en évidence du caractère situé de tout savoir3. La singularité de cette approche semble résider dans une volonté de faire germer ­— tant au travers d’un travail scientifique concret que d’ouvrages à caractère plus théorique et philosophique — un nouveau paradigme où science et savoir ne rimeraient plus avec objectivité désincarnée, distance et neutralité. Toutefois, un autre point vital se trouve au cœur de cette épistémologie : la question de la survie et de la possibilité de vivre et d’habiter dans nos mondes futurs4. C’est pourquoi ces épistémologues féministes s’intéressent attentivement aux effets de la production de nos savoirs sur ce, celles et ceux avec quoi/qui nous sommes connecté·es, et emploient toutes leurs énergies à inventer et fabriquer des modes alternatifs de savoir, compatibles avec cet engagement. À cet égard, l’attention aux métaphores sensorielles à laquelle se prêtent joyeusement des autrices telles que Donna J. Haraway, Evelyn Fox Keller ou, plus récemment, María Puig de la Bellacasa, apparaissent comme un moyen efficace et troublant pour repenser (de façon alternative et spéculative) nos savoirs et nos liens au monde.

2Qui s’intéresse à la notion de paradigme telle que la déploie la biologiste, féministe et philosophe Donna J. Haraway dans son premier ouvrage, Crystals, Fabrics, and Fields (1976), se rend d’ailleurs très rapidement compte que les objets liés au sens peuplent les métaphores qui composent ces divers paradigmes5. De fait, les paradigmes ne recouvrent pas seulement une constellation de croyances que partagerait une communauté scientifique donnée en un temps donné ; ils sont également structurés, souligne Donna J. Haraway en prolongeant ici les réflexions de Thomas Kuhn6, autour de métaphores — ou d’images qui orientent et cadrent le champ des possibles comme du pensable7. Dans ce contexte, les métaphores ne sont pas de simples analogies ou de simples exemples : elles sont de véritables limites qui ont le pouvoir de rendre intelligible ce qui est saisi en leur sein8. En ce sens, les métaphores sont vécues sensoriellement et façonnent les relations que les scientifiques entretiennent avec les mondes dans (et avec) lesquels elles et ils pensent9. De sorte que changer de métaphore reviendrait à changer de paradigme, et donc aussi de monde.

3Ainsi que ce soit dans la création d’un nouveau paradigme scientifique qui ferait la part belle à une objectivité située, au positionnement et à la responsabilité ou dans l’attention que cette épistémologie féministe porte à l’encorporation des savoirs, la question des sens est centrale. Et ce qui vaut pour la science quotidienne (par exemple lorsque la découverte en biologie des microbes impliqua de repenser tout un langage, et donc un monde, qui pouvait les accueillir) vaut également plus largement pour les manières de faire de la science et de constituer les savoirs : les sens, et plus encore les métaphores qui leur sont liées, structurent nos manières de saisir et de penser le monde. Ce sont ces différentes manières de connaître et de se rapporter-au-monde en fonction des diverses métaphores sensorielles que nous utilisons que cet article interroge.

4En abordant plusieurs métaphores liées à la vision à travers deux articles aujourd’hui très connus dans le champ de l’épistémologie féministe (« The Mind’s Eye » d’Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski et « Situated Knowledges » de Donna J. Haraway), il s’agira tout d’abord d’analyser le rôle que joue la vision dans nos cultures occidentales du nord. À partir des pensées radicales de la fin des années 1960 et en écho aux féminismes des années 1970-1980, cette première partie entend montrer comment les métaphores visuelles — véritable schème hégémonique dans nos cultures occidentales du nord — ont nourri le mythe d’une vision scientifique « de nulle part » à la fois divine, transcendante et totalement transparente. Il s’agira aussi par la même occasion d’explorer d’autres alternatives, d’autres façons de recourir aux métaphores visuelles et de considérer les potentialités épistémiques, éthiques et politiques de celles-ci. Ensuite, en envisageant dans une seconde partie d’autres métaphores liées au toucher, il s’agira cette fois d’examiner à partir des réflexions de María Puig de la Bellacasa et d’Anaïs Choulet le potentiel de ces métaphores « touchantes » — quant à l’élaboration de savoirs alternatifs chers à l’épistémologie féministe du positionnement. Ces deux temps d’exploration permettront, en conclusion, d’interroger la manière dont ces différents sens, non plus pris un à un, mais ensemble cette fois, peuvent contribuer à la fabrication de savoirs plus épais et donc « plus objectifs » (au sens où l’entend l’épistémologie féministe du positionnement). Dit autrement, la conclusion sera un premier lieu pour commencer à imaginer le rôle que peut jouer une intersensorialité dans la fabrication des savoirs.

De la toute-puissance de la vision

5Dès que nous y prêtons attention, nous nous rendons rapidement compte que le schème de la vision hante nos savoirs : nous parlons d’illumination, de mise en lumière, de perspective, de regard, de réflexion, d’observation, etc. comme s’il était possible de littéralement « voir », de découvrir et de déchiffrer le monde « à l’œil nu » ou de le mettre à distance par un « simple battement de cils ». Comme si une sorte d’« œil de la pensée » (pour reprendre l’expression d’Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski) permettait à ceux qui en sont dotés — c’est-à-dire en grande majorité des hommes cisgenres, blancs, bourgeois et valides — d’adopter une posture de surplomb sur le monde, c’est-à-dire de porter sur lui un « regard » neutre et objectif. Comme si finalement, les outils de la science permettaient à ceux qui les utilisent d’observer — à distance confortable — le réel sans aucune entrave, sans aucune médiation. Selon cette perspective épistémologique et féministe, la vision — en tant que sens et métaphore dominante — semble être depuis l’époque des Grecs anciens du côté d’une logique masculine et patriarcale ; de telle sorte que tout se passe comme si « l’importance accordée à la vision dans la pensée occidentale n’était pas seulement symptomatique de l’aliénation de l’homme moderne, mais était elle-même un facteur majeur dans la perturbation des relations dites “ naturelles ” des hommes avec la nature »10.

« L’œil de l’esprit », entre objectifiabilité et distance

6Pourtant, comme le soulignent Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski, même si cette critique féministe du visiocentrisme est extrêmement importante (notamment parce qu’elle questionne les présupposés sexistes, et validistes, qui sous-tendent cette logique), il est primordial — avant de disqualifier la vision une fois pour toutes — de (re)prendre le temps d’examiner le rôle qu’elle a concrètement joué dans la pensée occidentale du nord11. Comme leurs consœurs épistémologues, elles soutiennent que vision et savoir sont aujourd’hui intimement liés. D’ailleurs, la vision semble être devenue un modèle pour penser le savoir (nous parlons en effet du savoir comme d’une illumination, de la vérité comme d’une lumière et nous rapprochons le fait de connaître de celui de voir)12. À tel point que la vision semble transcender aujourd’hui tous les autres sens. Mais les deux autrices font un pas de plus et font l’hypothèse qu’il existe deux manières différentes, quasi paradoxales (voire antagonistes), de recourir à la métaphore visuelle : l’une qui connecte, l’autre qui dissocie13. Ces deux façons d’utiliser les métaphores visuelles, qui étaient, au départ, tout aussi entrelacées que le sont aujourd’hui la vision et le savoir, sont devenues de plus en plus distinctes à mesure que l’histoire a rangé les savoirs du côté de l’objectivité — laissant de l’autre côté de la frontière la subjectivité et la nature14. De sorte qu’aujourd’hui, il est possible de dissocier deux manières distinctes de voir qui rejouent, à leur façon, les grands dualismes aux fondements de la pensée occidentale moderne : la première serait le fruit de « l’œil du corps » (the body’s eye), la seconde de « l’œil de l’esprit » (the mind’s eye15). Dit avec d’autres mots, tout laisse penser que l’œil (eye), sensitivement, voire sensuellement incarné, a laissé la place à l’individu (I), désincarné, neutre et objectif.

7Mais cette dichotomie n’a pas toujours eu lieu. En retraçant la généalogie de l’utilisation des métaphores visuelles au cours de l’histoire occidentale de la pensée et en repassant par les philosophies de Platon, Descartes, Newton et Kepler (semblables à quatre grands paradigmes pour lesquels la vision fût la métaphore dominante), Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski attirent notre attention sur le moment où a eu lieu cette fracture. Selon elles (et cette hypothèse n’est pas sans évoquer celle qu’a pu faire Bruno Latour à la même époque16), ce n’est pas du côté de Platon qu’il faut chercher l’origine de cette dichotomie, mais plutôt de Descartes et de ceux que nous appelons les modernes. Jusque-là en effet, les analogies entre lumière, vision et pensée étaient très explicites. Leur rôle était simple : elles servaient d’exemple pour comprendre le rôle actif que l’esprit joue dans l’acte de savoir17. Jusque-là donc, la vision était connotée positivement. Mais déjà, nombreux la pensaient capable de s’extraire du monde, c’est-à-dire capable d’être désincarnée. Ensuite, les analogies se sont faites de moins en moins explicites, l’optique moderne a transformé l’œil en une simple lentille passive et la vision est devenue le modèle hégémonique pour penser l’objectivité scientifique18. C’est d’ailleurs à cette même époque où le monde fut divisé entre le corps et l’esprit que l’œil, lui aussi, fut scindé en deux19. Ainsi, même si aujourd’hui l’épistémologie s’est émancipée de cette perception physique du monde, les deux principes modernes d’« objectifiabilité » et de « connaissabilité » intrinsèquement liés à cette promesse du visuel sont toujours au fondement de la pratique scientifique quotidienne20 ; comme si « l’œil de la pensée » — individualiste et objectif — pouvait véritablement se tenir à distance confortable du monde qu’il cherche à connaître.

8Or, et c’est sur cette idée que concluent les deux autrices, il existe toujours une autre dimension de la vision qui n’a pas été explorée : celle qui relie et rapproche les êtres d’un simple regard ou contact visuel ; celle où le battement de cils n’est plus une mise à distance du monde mais un appel sensuel vers autrui21. Dans cet autre œil, beaucoup plus encorporé et intimement relié à ses dimensions sensorielles, se trouve, selon elles, une autre manière de voir au pouvoir spéculatif et heuristique encore inexploré, une autre façon de recourir aux métaphores visuelles qui ne demande qu’à être investiguée22.

Vers une autre métaphore visuelle : les privilèges de la perspective partielle

9C’est cette tâche qu’entreprend Donna J. Haraway cinq années plus tard dans un article intitulé « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » (1988). Dans cet article, elle s’emploie à montrer qu’il est non seulement possible de changer de métaphore en accordant à la vision un autre statut, une autre connotation à la fois féministe et positive, mais que cette nouvelle vision pourrait contribuer à sa façon au projet d’une science féministe de la relève.

10Loin d’être seulement un problème épistémologique, ce projet est pour elle d’abord et avant tout éthique et politique : il s’agit, en effet, de donner « une traduction plus juste, plus accessible, plus riche du monde, pour y vivre correctement […] dans une relation critique et réflexive à nos pratiques de domination »23. Pour cela, il faut nous défaire de l’ancienne théorie moderne de la science pour qui la vision est transcendante, les pouvoirs innocents et les médiations inexistantes, en créant quelque chose de nouveau — une doctrine à la fois encorporée et non innocente.

11Pour créer ce nouveau paradigme, elle propose de recourir à une nouvelle métaphore de la vision. Car, même si l’« idée d’une vision infinie est une illusion »24 et même si la science Moderne a fait de la vision objective une sorte de « truc divin », il est possible, selon elle, d’accorder notre confiance métaphorique à la vision : car la vision de par sa nature toujours déjà encorporée peut « présenter un intérêt pour échapper aux oppositions binaires »25. Et c’est particulièrement le cas de ce qu’elle nomme la perspective partielle :

Je veux une écriture féministe du corps qui remette en valeur les métaphores visuelles, parce que nous avons besoin de reconquérir ce sens pour trouver notre chemin au milieu de toutes les ruses et de tous les pouvoirs de représentation visuelle des sciences et des technologies modernes qui ont métamorphosé les débats sur l’objectivité. Il nous faut apprendre dans nos corps, ces corps doués d’une vision de primate, en couleur et stéréotomique, comment relier cet objectif à nos scanners théoriques et politiques de façon à dire où nous sommes et où nous ne sommes pas. Alors, de façon moins perverse qu’il n’y paraît, l’objectivité s’affirme comme une affaire d’encorporation particulière et spécifique, et plus du tout comme la vision mensongère qui promet de s’affranchir de toutes les limites et de la responsabilité. La morale est simple : seule la perspective partielle assure une vision objective. Il s’agit d’une vision objective qui engage, plutôt qu’elle ne referme, le problème de la responsabilité lié à ce que créent toutes les pratiques visuelles26.

12La perspective partielle, toujours située et circonscrite, apparaît ainsi comme une promesse rendant possible la formation d’une nouvelle objectivité féministe, c’est-à-dire la prise en compte et en charge des mondes dans lesquels nous vivons — ou encore, dans les mots de Donna J. Haraway, un engagement avec nos mondes et une responsabilité vis-à-vis de ceux-ci. Toutefois, même si cette manière active de voir et de vivre semble prometteuse pour le projet féministe qui consiste à refonder la science en la purgeant de toutes ses « perversions et distorsions », le risque est grand d’idéaliser cette vision partielle, cette vision des assujetti·es ou des moins puissant·es et d’oublier qu’elle n’est pas, elle non plus, sans médiation…

13En effet, en mettant l’accent sur les « savoirs d’en bas »27, nous avons tendance à penser que « la vue est meilleure de dessous les super plateformes spatiales des puissants »28. Pourtant, ces savoirs situés et encorporés ne peuvent contrer d’autres formes de savoirs habituellement pensés comme non localisables ou irresponsables que si, et seulement si, ils sont eux aussi soumis à un réexamen critique, un décodage, une déconstruction et une interprétation. Car « les points de vue des assujettis ne sont pas des positions “ innocentes ” » ; au contraire, « ils sont privilégiés parce qu’en principe moins susceptibles d’autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir »29.

14C’est pourquoi il est essentiel et indispensable d’apprendre à voir. Voir d’en bas n’est pas inné. Cela demande « un savoir-faire avec les corps et le langage », un apprentissage qui permette de voir la place singulière depuis laquelle nous forgeons ces savoirs partiels, situés, localisables et critiques qui « maintiennent la possibilité de réseaux de connexion appelés “ solidarités ” »30. En ce sens l’encorporation, la perspective partielle, peut-être envisagée comme une sorte de prothèse, une sorte d’outil parmi d’autres, qui nous offre une vue plus large et nous efforce à voir autrement. Le propre de cette perspective partielle est en effet de nous permettre de voir les nœuds et « les ouvertures inattendues que les savoirs situés rendent possibles », c’est-à-dire voir la toile de fond, le réseau de connexions qui relient les différentes perspectives, les différentes localisations entre elles31.

15Cet effort pour voir autrement, pour changer notre focale a plusieurs conséquences : (1) en plus de rendre possible la fabrication de savoirs plus « objectifs » (c’est-à-dire positionnés, encorporés, collectifs ; en un mot, des savoirs forts des rencontres avec d’autres vues partielles et d’autres voix hésitantes — notamment celles de la pensée féministe noire et de la poésie féministe), (2) cet effort permet aussi d’attirer notre attention sur le fait que les mondes avec et dans lesquels nous vivons (ainsi que toutes les choses qui les composent) ne sont pas simplement inertes, immobiles et passifs à attendre que nous portions notre regard sur eux, mais bien toujours et déjà acteurs. D’ailleurs, prendre le risque d’octroyer « le statut d’agent/acteur aux “ objets ” du monde » ouvre en même temps la possibilité d’un savoir plus fiable (car plus dense, multi-couches et multi-focales) qui prenne en compte ce que nos mondes ont à nous dire — aussi perturbant cela puisse-t-il être.

Admettre la capacité qu’a le monde d’agir dans le savoir laisse de la place pour des éventualités perturbantes, y compris celle du sentiment que le monde possède un sens de l’humour non conformiste. Un tel sens de l’humour dérange les humanistes et tous ceux qui sont convaincus que le monde est une ressource. Des figures richement évocatrices du monde comme acteur plein d’esprit sont à la disposition des visualisations féministes. Nous n’avons pas besoin de tomber dans un appel à une mère primordiale résistant à l’exploitation. Le Coyote ou le Tricheur, personnifié dans les récits des Indiens du Sud-Ouest de l’Amérique, évoque la position qui est la nôtre quand nous renonçons à la maîtrise mais continuons à chercher de la fidélité, tout en sachant que nous serons trompées32.

16Cette idée de triche est métaphorique mais permet de rappeler que le monde se dérobe toujours, comme le coyote ; nous ne pouvons jamais le voir « tel quel », quelle que soit notre position, notre perspective : les savoirs sont donc toujours partiels et partiaux, c’est-à-dire impliqués (involved), engagés (committed) dans certains mondes et pas dans d’autres, dans des mondes que nous aimons et d’autres moins. Mais cette partialité, cette encorporation des savoirs n’est pas problématique. Au contraire, elle permet de voir certaines choses et d’interférer avec d’autres — en un mot de vivre dans nos mondes, d’y habiter et aussi de les aimer. En outre, ces savoirs parcellaires et situés permettent de ne plus jamais croire à l’immédiateté des choses mais de toujours et déjà chercher les nœuds matériels et sémiotiques avec lesquels les choses (et non plus « les faits ») sont re-liées. Car c’est cela, finalement, le monde coyote auquel permettent d’accéder les savoirs situés : « une figure du lien, toujours problématique, toujours puissant, […] un encodeur filou avec lequel nous devons apprendre à parler »33.

…À la vision touchante

17La vision joue donc un rôle particulier dans l’élaboration de ces nouveaux savoirs. Mais elle n’est pas le seul sens, ou la seule métaphore sensorielle, que nous puissions utiliser pour connaître ou forger des savoirs : le toucher, traditionnellement mis du côté des femmes et du féminin34, peut lui aussi être une métaphore tout à fait heuristique. C’est cette idée que cette seconde partie examine à partir des réflexions menées sur le sujet par María Puig de la Bellacasa et Anaïs Choulet35.

Les promesses du toucher

18De prime à bord, le sens du toucher semble très parlant, au sens métaphorique du terme, pour rendre compte de l’encorporation, de l’implication intensive de nos corps, de nos êtres et de nos relations dans la création de nos savoirs. D’ailleurs une telle utilisation du toucher n’est pas sans faire écho aux multiples références à la main touchante/touchée qui parsèment la philosophie, et dont l’un des exemples les plus connus et les plus classiques est sans doute celui de La Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty36. De fait, d’Aristote à Descartes, de Husserl à Merleau-Ponty en passant par Bergson, Derrida et même Ravaisson, l’expérience des mains — que ce soit pour l’encenser ou, au contraire, la dénigrer — semble revenir de manière tout aussi récurrente que celle de l’œil et de la vision. C’est que la particularité des mains, et plus généralement du toucher, est de mettre « avant toute chose en contact avec le monde extérieur » et de rendre possible la perception de « ce que l’œil néglige ou n’est pas capable de voir »37 : la résistance et la compénétration du monde38.

19Accorder toute notre attention au toucher permettrait alors de montrer que nous sommes toujours et déjà immergé·es dans un monde qui entre en contact avec nous, tout autant que nous rentrons en contact avec lui, dans un monde fait de relations dans lequel nous sommes complètement et entièrement pris·es dans une espèce de cœur-à-corps (pour reprendre une expression chère à María Puig de la Bellacasa), c’est-à-dire dans des relations corporelles et affectives (caring). Comprendre ces relations, ces contacts, comme un toucher permettrait ainsi « de mieux saisir les effets co-transformateurs des rapports entre les êtres en chair et en os »39.

20Par ailleurs, en plus de nous sensibiliser (au sens premier du terme : rendre sensible, toucher par) au caractère toujours et déjà relationnel, réciproque, immergé et encorporé de toutes nos pensées, de tous nos affects et donc aussi de tous nos savoirs situés, porter notre attention sur ce que cela signifie de toucher permettrait en outre de sortir du visiocentrisme dans lequel nous nous trouvons largement pris·es depuis l’époque Moderne. Le sens du toucher semble donc procurer une sorte d’immersion dans l’expérience : car s’il est possible de ne pas voir, de fermer les yeux pour mettre le monde à distance et s’en détacher, il ne semble en revanche pas possible de faire abstraction de ce que nous touchons et/ou de ce qui nous touche. Le toucher représente ainsi le sens qui permet de comprendre sans doute le mieux que dès lors que nous essayons de mettre en place des savoirs situés et engagés, il est davantage question de « se laisser toucher », d’être en contact (being in touch) que de créer une énième forme d’observation à distance40.

Penser avec le toucher est susceptible d’inspirer un sentiment d’être en relation qui peut problématiser davantage les abstractions et les désengagements des distances (épistémologiques) — entre les sujets et les objets, le savoir et le monde, les affects et les faits, le politique et la science. La vision a été la métaphore dominante dans la production des savoirs et dans les épistémologies modernes. Les féministes se sont également penchées sur les effets encorporés des technologies visuelles de plus en plus perçantes. […] Avoir conscience que les processus producteurs de savoirs sont indissociablement des processus producteurs de mondes et des processus entraînant des conséquences matérielles évoque le pouvoir de toucher détenu par les pratiques du savoir, et par conséquent la préoccupation féministe de rester en contact (in touch) avec les politiques et l’éthique au cœur des discussions scientifiques et universitaires41.

21Le toucher semble avoir la capacité d’ouvrir vers dautres façons de penser engagées avec les autres qu’humain·es qui tiennent tout autant compte de l’ascendant que détient ce, celle ou celui qui touche et de la vulnérabilité de ce, celle ou celui qui est touché·e que de la réversibilité de cette situation. Le toucher semble donc assez prometteur pour essayer de comprendre quelle forme pourrait prendre une nouvelle façon de penser ou de savoir féministe42. À tel point que nous pourrions être tenté·es de reprendre à notre compte la 11e thèse sur Feuerbach de Marx qui condamnait déjà la théorie contemplative abstraite, de la détourner et d’y incorporer le toucher43. La nouvelle formulation pourrait être : « la théorie n’a fait qu’observer le monde ; ce qui importe, c’est de le toucher »44. Comme si recourir à la métaphore du toucher et à l’attention au monde qu’elle permet pouvait nous conduire à nous ré-approprier « un champ de domination » où nous pourrions faire pousser « les graines de transformation que nous souhaitons semer » tout en recouvrant « des terres précédemment négligées »45.

Repenser ce que toucher veut dire : vision touchante et épistémologie du « point de contact »

22Pourtant, aussi prometteur puisse paraître un changement de métaphore en faveur du toucher dans l’élaboration de nouveaux savoirs qui soient à la fois féministes, spéculatifs et engagés, le risque est grand d’idéaliser le toucher et de passer, pour cette raison, à côté de son potentiel transformateur. Car même si le toucher permet de saisir des dimensions du monde plus difficilement accessibles à la vue et même s’il semble permettre de répondre à certaines questions soulevées par les premières épistémologues féministes (comme le problème de l’encorporation des savoirs), il n’en reste pas moins problématique : non seulement il pose autant de questions qu’il n’en résout mais surtout l’immersion dans le monde et l’expérience que semble promettre le toucher ne sont pas du tout aussi évidentes et immédiates qu’il n’y paraît46.

23Nous invoquons effectivement souvent le toucher comme un sens longtemps négligé tant par la pensée abstraite que par la science la plus concrète qui pourrait nous offrir, de façon un peu séduisante, la possibilité « de combler un manque de subjectivité encorporée »47. Or, nous met en garde María Puig de la Bellacasa, il est tout à fait possible de « toucher à distance », c’est-à-dire de faire fi du caractère encorporé et situé du toucher. C’est le cas notamment du toucher violent et non désiré qui peut entrainer « un rejet de la sensation, une insensibilisation provoquée par soi-même »48. Un autre cas qui nous est tout aussi familier, et ce d’autant plus quand nous sommes amené·es à passer des heures assis·es devant notre bureau et notre ordinateur en télétravail, est celui du travail informatique. Si les outils informatiques nous permettent de devenir des « êtres en contact » de façon quasi permanente, ils ont aussi pour conséquence de retarder la perception des sensations et des signaux que reçoivent les récepteurs tactiles qui recouvrent tous nos corps. Lorsque nous sommes absorbé·es par notre travail et par nos activités sur écran ou par les réseaux sociaux, les sensations telles que la faim, la soif, la fatigue et même la douleur tardent à être perçues ; de sorte que « nous pouvons plus ou moins perdre le contact avec ce que les corps endurent et oublier les soins et les efforts qu’il faut leur consacrer pour leur permettre de tenir la journée »49.

24Il semble donc urgent et nécessaire, comme le souligne par ailleurs Anaïs Choulet, de prendre conscience de ces difficultés liées à la non-évidence du toucher et de proposer des pistes de remédiation50. Car, si le toucher permet de créer de nouvelles formes de connexion et de co-présence, il n’empêche ni ne réduit per se la distance. Au contraire, s’il ne la renforce pas de temps à autre, il participe tout du moins à sa redistribution51. Mais cette distance n’est pas fatale. Elle peut facilement être prise en compte et modifiée à condition d’y porter suffisamment d’attention, à condition de repenser ce que toucher veut dire. C’est d’ailleurs pour cette raison que María Puig de la Bellacasa ne se veut pas pessimiste face à une récupération possible (reclaiming) du toucher : car si les premières épistémologues féministes ont pu réhabiliter et récupérer le sens de la vue pour le transformer et en faire un outil féministe pour voir le monde autrement de manière située et localisée, c’est qu’il est également possible de le faire avec un sens aussi prometteur pour la pensée féministe que le toucher — à condition toutefois de ne jamais oublier qu’il n’est lui non plus jamais pur, immédiat, donné.

25C’est d’ailleurs en cela que consiste la proposition de María Puig de la Bellacasa : « nourrir l’imagination politique sur ce que le monde pourrait être, avec ses promesses et ses menaces » si nous essayions d’apprendre à toucher et à penser autrement via ce qu’elle appelle des visions touchantes (touching vision)faute dautres mots plus adéquats pour qualifier ces sortes de « points de toucher » auxquels conduisent les différentes expériences subjectives, partielles et partiales du toucher52. Ce qui revient à imaginer et expérimenter ce qu’il se passerait si nous nous mettions à spéculer à partir du toucher haptique et si nous (ré)apprenions à toucher pour sentir les relations et les connexions qu’il peut nous permettre de saisir lorsque nous lui accordons assez d’attention.

Conclusion. L’intersensorialité, une alternative spéculative ?

26Les métaphores sensorielles liées à la vision ou au toucher sur lesquelles débouchent les spéculations féministes de Donna J. Haraway, de María Puig de la Bellacasa ou d’Anaïs Choulet font en quelque sorte éclore de nouveaux modèles alternatifs du savoir, où connaître ne rime plus avec objectivité désincarnée et neutre mais plutôt avec objectivité située et encorporée (renforçant et actualisant ainsi le projet épistémologique et féministe d’une science de la relève autrement objective). C’est-à-dire, des modèles où l’attention accordée à ces métaphores alternatives prendrait soin des nouveaux paradigmes en germe — des nouveaux mondes tout juste fleurissant — où les savoirs, les différentes perspectives partielles ou les diverses visions touchantes seraient avant toute chose situés et éprouvés par un corps qui sent.

27Dans le prolongement de ces spéculations féministes, la question se pose de savoir si la vision et le toucher sont les seuls sens à partir desquels il est possible de repenser les savoirs. L’ouïe, le goût et l’odorat ne peuvent-ils pas, eux aussi, jouer un rôle dans ces spéculations féministes ? Si tel est le cas, devons-nous troquer un sens pour un autre, une métaphore pour une autre pour repenser les savoirs ? Ou bien est-il possible de relier ces différents sens pour forger une autre façon, encore en devenir et construction, d’appréhender les savoirs ? Si la réponse devait être affirmative, quels seraient les effets de ces diverses « perspectives sensorielles » sur nos savoirs et nos manières de connaître ? Toutes ces questions restent entièrement ouvertes : même si les récents travaux de chercheuses telles que Alexandra Horowitz ou Salomé Vœgelin ouvrent des pistes très intéressantes dans cette direction53, il n’existe pas de texte précis — à ma connaissance — où toutes ces expériences ont été tentées et examinées dans une perspective à la fois épistémologique et féministe. Pour l’heure, seules quelques hypothèses peuvent être proposées, comme autant de graines que j’espère voir fleurir sur les murs du savoir.

28Dans le sillage des dernières lignes de l’article d’Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski, et des différentes idées déjà en germe dans les textes de Donna J. Haraway et de María Puig de la Bellacasa, il semble sensé d’affirmer qu’investiguer d’autres métaphores sensorielles liées aux sens de l’ouïe, du goût ou de l’odorat, voire même au sens illatif54 dont il est souvent question dès lors que nous envisageons le domaine des savoirs, permettrait d’attirer notre attention vers d’autres dimensions du savoir que la métaphore visuelle — dans son sens le plus conventionnel et hégémonique — laisse traditionnellement de côté. Il en va ainsi de l’ouïe pour Evelyn Fox Keller et Christine R. Grontkowski :

De quelle manière une autre conception des savoirs basée sur une autre métaphore pourrait-elle différer ? Quelques implications sont évidentes d’emblée. Des savoirs reliés au sens de l’ouïe, par exemple, n’auraient pas pu affirmer de la même manière l’importance de l’atemporalité, et pourraient bien se prêter plus facilement à une vision « processuelle » de la réalité. Il est intéressant de noter à cet égard qu’Héraclite, notre premier ontologiste temporel, avait de toute évidence une autre métaphore en tête. En fait, la forme verbale de « savoir » qu’il utilisait, ksuniemi, signifiait à l’origine « savoir en écoutant »55.

29C’est aussi dans cette direction que pourraient nous conduire les réflexions d’Evelyn Fox Keller autour de Barbara McClintock, où les longues discussions que la généticienne entretient avec ses matériaux, les épis de maïs, — en accordant toute son attention sur ce qu’ils ont à lui dire — lui permettent de saisir des éléments qui resteraient, sinon, hors du champ de la connaissance56.

30À partir de là, nous pourrions faire un pas de plus et faire l’hypothèse que relier ensemble ces différentes métaphores sensorielles dans une perspective intersensorielle, plurielle — voire plurisensuelle57 — permettrait de créer des savoirs plus riches, plus épais et donc aussi plus objectifs, comme l’entendent les épistémologues féministes du positionnement. En ce sens, il ne s’agirait pas de faire prévaloir une métaphore sensorielle plutôt qu’une autre, ni de dévaluer en soi la toute-puissance de la vision (ou de tout autre sens d’ailleurs), ni à l’opposé de tomber dans une sorte de holisme perceptif, mais plutôt d’accorder toute notre attention à ce que les différents sens ont à nous dire pour peu que nous les écoutions et à la manière dont, mis bout à bout, ils peuvent relier entre elles des perspectives à la fois divergentes et solidaires : des perspectives qui inscrivent nos corps entiers dans une autre encorporation58 du monde et permettent ainsi de saisir d’autres aspects dont seraient tributaires ces savoirs alternatifs.

31Explorer ces autres métaphores sensorielles et les liens que nous pourrions tisser à partir de là entre ces différences perspectives sensorielles permettrait donc de s’éloigner de plus en plus de la tentation de l’immédiateté des sens et de ce que nous qualifions souvent de « donné », c’est-à-dire de s’éloigner d’une manière de saisir le monde que les épistémologues féministes comme d’autres ont qualifiée d’occidentale et de patriarcale pour créer des savoirs alternatifs riches et complexifiés d’une infinité de perspectives à la fois visuelles, touchantes, entendantes, goutantes, odorantes et illatives, c’est-à-dire riches de points de vie tout simplement. C’est en tout cas l’une des directions que pourrait prendre l’épistémologie féministe aujourd’hui dans la lignée de certains courants contemporains des sts (science and technology studies) ou des Disability studies pour qui il est urgent de continuer à repenser nos savoirs dans une perspective joyeuse, éthique et sensuelle qui nous relie aux autres — humain·es et autres qu’humain·es, organiques ou non59.

Bibliographie

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Notes

1 Derrière cette appellation se trouve un groupe de chercheuses assez hétéroclites issu des sciences dites sociales (Emily Martin, Hilary Rose, Dorothy Smith, Sandra Harding, Nancy Hartsock, Helen Longino) et naturelles (Ruth Bleier, Anne Fausto-Sterling, Evelyn Fox-Keller, Donna J. Haraway, Ruth Hubbard).

2 En mettant en avant le caractère à la fois construit et toujours localisé des « faits » (dans un geste analogue et un peu en décalage par rapport à ce qu’ont pu faire dans le paysage francophone des philosophes tel·les que Bruno Latour ou Isabelle Stengers par exemple), ces épistémologues féministes du positionnement ont cherché à purger la science occidentale de toutes ses « distorsions et perversions » pour jeter les bases d’une nouvelle science, d’une « science de la relève » (successor science). Voir, entre autres, S. Harding, The Science Question in Feminism, Ithaca and London, Cornell University Press, 1986, p. 142.

3 Notons que l’enjeu de leur démarche ne se limite pas uniquement à un projet scientifique qui pourrait paraître déconnecté des dimensions éthiques et politiques de la vie quotidienne, il s’agit aussi et en même temps de mettre en évidence la toile (web) de connexion qui relie tous·tes les êtres vivant·es ensemble et dans laquelle nous sommes chacune et chacun partie prenante. Ainsi, à l’opposé d’une représentation standard de la science, elles se sont engagées à mettre en avant le caractère toujours et déjà encorporé (au sens d’embodiment), localisé, subjectif et donc aussi vulnérable des savoirs et de celles et ceux qui les produisent. Voir sur ce point D. J. Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », trad. fr. D. Petit et N. Magnan, dans L. Allard, D. Gardey et N. Magnan (dir.), Manifeste cyborg et autres essais. Sciences - Fictions - Féminismes, Paris, Exils, coll. « Essais », 2007, p. 128.

4 Cette question déjà présente en filigrane dans tous les textes qui composent le premier souffle de l’épistémologie féministe du positionnement dès le début des années 1980 se fait de plus en plus visible et pressante dans les derniers livres d’Anne Fausto-Sterling, d’Evelyn Fox Keller et de Donna J. Haraway.

5 D. J. Haraway, Crystals, Fabrics, and Fields. Metaphors That Shape Embryos, Berkeley, North Atlantic Books, 20042, p. 9.

6 T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962], trad. fr. L. Meyer, Paris, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2018.

7 D. J. Haraway, Crystals, Fabrics, and Fields. Metaphors That Shape Embryos, op. cit., p. 3.

8 Ibid., p. 10.

9 Ibid., p. xviii.

10 E. Fox Keller and C. R. Grontkowski, « The Mind’s Eye », in S. Harding and M. B. Hintikka (eds.), Discovering Reality, Boston, D. Reidel Publishing Company, 1983, p. 207.

11 Id.

12 Ibid., p. 208.

13 Ibid., p. 209.

14 Voir C. Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, trad. fr. M. Lauwers, Paris, WildProject, coll. « domaine sauvage », 2021.

15 Je reprends ici la traduction que propose Anaïs Choulet (« Remédier au paradoxe de lexpérience corporelle au moyen dune épistémologie du point de contact », dans Nouvelles Questions Féministes 2020/1 (Vol. 39), p. 42). Traditionnellement ce terme est traduit par « œil interne » ; toutefois, dans ce contexte précis, traduire l’expression anglaise par œil de l’esprit permet de mieux rendre compte de la dichotomie corps/esprit qui parsème nos modes de pensée occidentaux du nord.

16 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, coll. « poche », 2006.

17 E. Fox Keller and C. R. Grontkowski, op. cit., p. 212.

18 Ibid., p. 213.

19 « Tandis que la lumière et la vision devenaient plus explicitement techniques, en tant que phénomène physique, que l’œil lui-même devenait un dispositif plus mécanique, le savant était chassé de plus en plus brusquement du royaume des corps ». Ibid., p. 215.

20 Ibid., p. 218.

21 Ibid., p. 220.

22 Ibid., p. 221.

23 D. J. Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », op. cit., p. 112.

24 Ibid., p. 117.

25 Ibid., p. 115.

26 Ibid., p. 117.

27 Voir E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, London, Victor Gollancz, 1963.

28 D. J. Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », op. cit., p. 118.

29 Ibid., p. 119.

30 Id.

31 Ibid., p. 126-127.

32 Ibid., p. 131-132.

33 Ibid., p. 135.

34 E. Fox Keller and C. R. Grontkowski, op. cit., p. 207.

35 Je tiens à témoigner toute ma reconnaissance à Anaïs Choulet. Son article consacré à l’épistémologie du « point de contact » m’a beaucoup influencé·e et m’a permis de pousser plus loin mes réflexions sur le toucher.

36 Voir M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 109.

37 C. Marin, « L’Œil et la main : la “ métaphysique du toucher ” dans la philosophie française, de Ravaisson à Derrida », Les Études philosophiques 2003/1 (n° 64), p. 99.

38 Ibid., p. 112.

39 M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes. La récupération de l’expérience sensorielle et la politique de la pensée spéculative », trad. fr. D. Kosh, dans E. Dorlin et E. Rordriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, p.u.f., 2012, p. 65.

40 M. Puig de la Bellacasa, Matters of Care. Speculative Ethics in More Than Human Worlds, Minneapolis & London, University of Minnesota Press, coll. « posthumanities », 2017, p. 93.

41 M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes », op. cit., p. 65-66.

42 M. Puig de la Bellacasa, Matters of Care, op. cit., p. 93.

43 Pour une analyse détaillée des Thèses sur Feuerbach (1845) se référer à G. Labica, Karl Marx. Les thèses sur Feuerbach, Paris, Syllepse, 2014.

44 M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes », op. cit., p. 66.

45 Id.

46 M. Puig de la Bellacasa, Matters of Care, op. cit., p. 95.

47 M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes », op. cit., p. 67.

48 Ibid., p. 68. Voir aussi A. Choulet, op. cit., p. 38-39.

49 Id.

50 A. Choulet, op. cit., p. 34.

51 M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes », op. cit., p. 67.

52 Ibid., p. 79.

53 Je remercie Thibault De Meyer de m’avoir fait découvrir ces travaux. Voir en particulier A. Horowitz, Being a Dog: Following the Dog Into a World of Smell, New-York, Scribner, 2016 et S. Voegelin, The Political Possibility of Sound: Fragments of Listening, New-York and London, Bloomsbury Academic, 2018.

54 Sorte de sixième sens, ou d’intuition, où l’intuition permet de saisir une idée, un concept ; comme si nous savions parce que nous sentons. Voir notamment E. Fox Keller, La Passion du vivant. La vie et l’œuvre de Barbara McClintock prix Nobel de médecine, trad. fr. R.-M. Vassallo-Villaneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 276-277.

55 E. Fox Keller and C. R. Grontkowski, op. cit., p. 221. [Ma traduction]

56 E. Fox Keller, La Passion du vivant, op. cit.

57 E. Fox Keller and C. R. Grontkowski, op. cit., p. 220. Voir aussi L. Irigaray, « This Sex Which Is Not One », in The New French Feminisms, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980, p. 101.

58 Traduire embodiment par encorporation plutôt que par incarnation permet de rendre compte de l’attention qui est portée au corps et à la sensation d’être pleinement et entièrement dans un corps tout entier (plutôt que juste vivant et matériel).

59 M. Shildrick, « “ Why Should Our Bodies End at the Skin ?”: Embodiment, Boundaries, and Somatechnics », Hypatia 2015/1 (vol. 30), p. 25.

To cite this article

Mahaut Kill, «Sens et épistémologies du standpoint. « Perspective partielle » et « vision touchante » comme propositions féministes pour une pensée spéculative», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1603.

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