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Géraldine Sauvage

À la recherche d’un corps : phénoménologie du vécu anorexique

(Volume 21 (2025) — Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15))
Article
Open Access

Résumé

L’être anorexique est remarquable au sens où il se remarque. À première vue, son corps diaphane et décharné laisse entrevoir une entreprise radicale de dématérialisation. La compréhension de l’expérience anorexique en termes de dématérialisation peut être défendue à condition que l’on pose un regard en extériorité sur le corps et le comportement anorexiques. Par contre, si l’on essaie d’examiner le vécu anorexique depuis une perspective à la première personne et si l’on tend à adopter le point de vue de la personne anorexique elle-même, la compréhension première en termes de dématérialisation devient largement insuffisante. L’objectif de cet article est d’épouser le vécu anorexique et de montrer que la personne anorexique — nous emprunterons le prénom Camille pour désigner cette dernière — fait en réalité moins disparaître son corps qu’elle ne le fait radicalement apparaître1. L’intérêt de ce renversement de point de vue est de proposer une lecture positive du comportement anorexique. L’hypothèse de cet article est que le comportement anorexique peut être compris comme une tentative de coïncidence parfaite à soi. Sont mobilisés à l’appui de cette hypothèse les travaux d’Emanuele Coccia (La Vie sensible, 2013) et de Massimo Recalcati (« L’anorexie comme suicide différé », 2011) ainsi que le film norvégien The Self Portrait de Margreth Olin, Katja Høgseth et Espen Wallin (2020).

Keywords : body, Coccia, Recalcati, Høgseth, Olin, Wallin

La vie sensible

1Dans son ouvrage La Vie sensible, Emanuele Coccia part d’un constat simple : nous ne cessons de « donner à nos corps et aux choses qui nous entourent des formes, des couleurs, des odeurs différentes de celles qu’ils devraient avoir naturellement »2. Ces formes, ces couleurs et ces odeurs correspondent à ce que l’auteur appelle le « sensible ». L’auteur définit la vie sensible comme « à la fois la manière par laquelle nous nous donnons au monde, la forme qui nous permet d’être dans le monde (pour nous-mêmes et pour les autres) et la voie par laquelle le monde se fait pour nous connaissable, praticable, vivable »3. « Être-au-monde, soutient-il, signifie avant toutes choses être dans le sensible, le faire et le défaire sans interruption »4. Coccia s’appuie sur la dichotomie matière-forme pour définir le sensible comme « l’être des formes quand elles sont à l’extérieur, comme exilées de leur lieu propre »5. Selon Coccia, un sensible est donc une forme en tant qu’elle est séparée de sa matière.

2Pour exister et être perceptible, le sensible a besoin d’un support : un medium. Ce dernier est défini par l’auteur comme « un fragment de monde qui permet aux formes de prolonger leur vie au-delà de leur nature et au-delà de leur existence matérielle et corporelle »6. Un medium est ainsi « un récepteur »7 qui accueille la forme d’un corps. Il permet à un corps de séparer sa forme de sa matière pour n’être plus qu’une forme. Grâce au medium, la forme se situe dans un autre lieu. Pour le dire simplement, la complémentarité du sensible et du medium tient dans le fait qu’un sensible est une forme qui s’incarne dans un medium. L’exemple du parfum illustre la proposition de l’auteur. Imaginons que nous rentrions dans une pièce qu’un ami vient de quitter. Nous reconnaissons son parfum alors que notre ami n’est manifestement pas présent dans la pièce. Nous avons affaire à lui sans son corps, à l’une de ses formes sans sa matière. Cela signifie que nous avons affaire à l’un de ses sensibles. Dans cet exemple, le sensible — le parfum de notre ami — est porté et soutenu par le medium que l’air constitue.

3Le couple conceptuel sensible-medium est fondamental dans le travail d’Emanuele Coccia puisque l’auteur prête, à partir de lui, trois rôles synchrones au sensible. Nous reformulons ces rôles dans les termes suivants : le sensible peut être un lieu d’identification, un lieu d’aliénation et un lieu de transformation.

Le sensible comme lieu d’identification

4Quand Emanuele Coccia écrit que « c’est au miroir que nous demandons notre image, et non pas immédiatement à notre corps »8, il rappelle le besoin de tout individu de se fonder sur des sensibles pour connaître son unité. L’auteur convoque le texte de Jacques Lacan sur le stade du miroir (sur lequel je reviens plus loin) pour soutenir l’idée que l’individu rend possible un processus de subjectivation en se dédoublant. C’est en ce sens précis que le sensible (qu’il s’agisse d’un reflet ou d’un parfum) constitue un lieu d’identification : il permet à l’individu de s’observer et de se reconnaître.

Le sensible comme lieu d’aliénation

5Il faut toutefois remarquer le fond d’étrangeté sur lequel ce processus d’identification s’érige9. En effet, bien que notre image spéculaire donne à voir une image qui nous ressemble, il reste que notre reflet n’est pas nous. Notre reflet ne nous correspond pas tout à fait dans la mesure où cette image, de surcroît inversée, est toujours celle d’un corps sans corps, c’est-à-dire celle d’un corps presque débarrassé de lui-même puisque débarrassé de son poids et de sa densité. L’expérience du miroir matérialise plus que jamais le décalage que provoque le sensible. Quiconque cherche à s’approcher physiquement de son reflet rencontre la limite matérielle du miroir et est contraint de reconnaître qu’il ne peut pas aller plus loin. Il ne peut pas entrer dans le miroir pour être et coïncider avec son reflet. Ainsi, si un décalage à soi permet de s’observer, de s’identifier et, à terme, de se subjectiver, il faut voir qu’il contraint aussi fondamentalement l’individu à une forme d’étrangeté et, par là même, à une forme d’aliénation10. Emanuele Coccia décrit cette aliénation quand il écrit que « le processus d’identification porte […] à une non-coïncidence permanente avec soi-même »11. Tout sensible ouvre nécessairement un espace impossible à résorber et produit un écart à soi incompressible. C’est à ce titre que la vie sensible implique une forme d’aliénation. Pour le dire autrement, nous sommes condamnés à être en inadéquation avec nos sensibles. Loin d’être inoffensifs, ceux-ci portent en eux le poids d’une ambivalence — entre lieu d’identification et lieu d’aliénation. Or, c’est précisément dans cette ambivalence que s’inscrit le troisième rôle du sensible selon Coccia.

Le sensible comme lieu de transformation

6Le fait que l’individu se mette devant un miroir pour partir à la rencontre de son image, montre qu’il assume toujours-déjà le fait que sa forme est présente dans un autre lieu. L’individu assume en quelque sorte sa délocalisation quand il assume la distance que lui impose son sensible. C’est dans ce sens que Coccia défend l’idée selon laquelle une transformation se produit chez le sujet dès lors qu’il assume une image12. Dès lors que l’individu se fait étranger à lui-même à travers des sensibles, l’individu organise déjà les conditions de sa transformation. Autrement dit, si le sensible est en dernier ressort un lieu de transformation, c’est parce qu’il constitue d’abord et précisément un lieu d’aliénation. Le troisième rôle du sensible reconnu par Coccia est crucial pour notre démonstration car il indique l’endroit où se fixe toute la tension du vécu anorexique. En effet, l’expérience de Camille met en tension de façon tout à fait radicale l’idée du sensible comme lieu de transformation.

La vie sensible comme élargissement du stade du miroir

7La théorie du sensible proposée par Emanuele Coccia ressemble à maints égards à la théorie lacanienne du stade du miroir, et pour cause, l’auteur reprend plusieurs passages des Écrits de Lacan. Coccia remarque que « dans la culture moderne, c’est à Lacan qu’il appartient d’avoir su reconnaître le rôle fondateur du sensible dans la constitution de l’individu humain »13. Si Coccia s’inspire directement du travail de Lacan, il s’en décale toutefois aussi. La théorie du sensible n’est pas une stricte répétition du stade du miroir.

8Jacques Lacan mobilise l’exemple du reflet pour dire qu’il n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général. Il ne développe cependant pas le phénomène plus général dont il est question. Pour sa part, Emanuele Coccia considère le cas du reflet pour convoquer à sa suite un autre exemple de sensible : les vêtements. « Se vêtir, écrit-il, signifie à chaque fois compléter notre corps, ajouter à notre corps une épaisseur de plus, faite d’objets et de matériaux les plus disparates et dont la fin unique est de nous faire apparaître »14. En comprenant les vêtements comme des sensibles, Coccia fait deux choses à la fois : il insiste sur un enjeu important de la vie sensible — celui de la transformation de soi — et il ouvre le champ de la vie sensible elle-même. C’est en ce sens que le travail de Coccia est bien plus qu’une simple répétition du travail lacanien : il élargit le spectre de la vie sensible entrevue par Lacan.

9En dépit de cette différence, il faut souligner l’idée sur laquelle les deux auteurs se rejoignent : notre identité implique nécessairement une forme d’inadéquation et n’est donc jamais à ce titre constituée définitivement. Or, nous allons voir que cette idée d’une identité toujours à faire résiste dans le vécu de la personne anorexique. Celle qui partout cherche son image, celle qui à la moindre occasion se confronte à son reflet, celle encore qui toujours a peur de ce qu’elle va découvrir dans la glace, a toutes les peines à l’accepter, c’est-à-dire à accepter que son identité puisse rester toujours en travaux et, donc, en construction.

La vie sensible de Camille

10La théorie du sensible proposée par Coccia offre des outils pour comprendre la tendance manifestée par Camille à rester accroché·e et rivé·e au sensible que constitue son reflet. Si Camille retourne régulièrement vers et dans son miroir, si elle s’en remet si souvent à son reflet, c’est parce qu’elle a très bien saisi la logique du stade du miroir d’une certaine manière : elle sait que son sensible constitue un lieu privilégié d’identification. La multiplication de ses rencontres avec son image semble pourtant insuffisante. Camille a beau passer toujours plus de temps devant son miroir, tout se passe comme si elle n’y trouvait pas ce qu’elle cherchait ou, plutôt, tout se passe comme si le miroir ne lui montrait pas ce qu’elle voulait voir. Pour reprendre un terme de Lacan repris par Coccia, Camille ne peut pas s’empêcher de se tourner vers son image au point d’être comme « aspiré·e » par elle. Ainsi, là où dans la vie sensible, toute identification ouvre d’ordinaire à une transformation, le comportement de Camille montre une forme de radicalisation de l’identification. Camille semble aveugle au fait que son sensible ouvre simultanément un espace de transformation. Mais comment comprendre ce refus de tout espace de transformation ? Notre hypothèse est la suivante : si Camille tend à nier tout écart et tout espace de transformation, c’est parce qu’elle cherche une coïncidence parfaite à elle-même. Elle cherche à être en parfaite adéquation avec son sensible, en l’occurrence son reflet, pour s’y identifier et, in fine, s’identifier tout entière.

11En l’état, ce qu’elle voit dans son miroir est toujours l’image d’un corps débordant, informe et, à de nombreux égards, trop là. À ses yeux, ce qui se trouve dans le miroir est littéralement importable. Dès l’instant où Camille récuse son reflet, le sensible ne peut plus jouer son rôle premier et constituer un lieu d’identification. Paradoxalement, Camille ne cherche pas à éviter son image ; elle repousse son reflet tout en multipliant ses rencontres avec lui. Selon nous, la multiplication de ces rencontres est nourrie par l’espoir de Camille que le miroir lui montre enfin autre chose qu’un corps trop là. Toujours déçu·e, Camille doit néanmoins en venir à une douloureuse conclusion : elle ne coïncidera jamais avec son image car elle ne pourra jamais être une image. Or cette impossibilité de coïncider avec elle-même révolte Camille. Comment peut-elle se sentir être si son image la met à distance d’elle-même ? Comment peut-elle se sentir exister si elle ne peut pas s’en remettre totalement à l’image qu’elle voit dans le miroir ? Une intuition va lentement se faire jour chez Camille. Si son reflet lui interdit toute adéquation avec elle-même, elle doit trouver autre chose : elle doit trouver un autre sensible, plus fiable cette fois, qui lui garantira une coïncidence à elle-même autrement parfaite.

L’os comme habit du corps

12En 2011, le psychanalyste Massimo Recalcati publie un article intitulé « L’anorexie comme suicide différé ». Nous mobiliserons moins cet article pour l’idée véhiculée dans son titre que pour sa dernière section intitulée « L’os est l’âme du corps ». Cette partie de l’article donne une clé de lecture importante pour appréhender le vécu anorexique puisqu’elle présente le sensible qui va donner à Camille une chance de coïncider — enfin — à elle : l’os.

13En restant au plus près de la question du reflet, Recalcati soutient l’idée selon laquelle maigrir revient à « extraire le corps de la chair » : « L’apparition de l’os dans le reflet du miroir, écrit-il, rétablit un rapport de propriété du sujet à son corps » . Recalcati rapporte une formule de l’une de ses patientes, selon laquelle l’os est « la structure, l’échafaudage du corps »15. Sauf accident, l’os est de fait « ce qui ne se morcelle pas », ce « qui freine les métamorphoses du corps », « ce qui identifie le sujet »16. Dans la perspective de l’auteur, la personne anorexique se réapproprie son corps en découvrant ses os. Nous ajoutons pour notre part que cette découverte doit être pensée sous deux modalités au moins : si la personne anorexique découvre ses os au sens premier du terme en les rencontrant dans le miroir, elle les dé-couvre aussi (au sens de retirer une couverture) en les délivrant de la chair qui les enserre.

14Pour soutenir l’idée selon laquelle la personne anorexique se réapproprie son corps en découvrant ses os, le psychanalyste avance le concept d’«  os-fondement ». Ce concept doit rendre compte de la permanence de l’os : toujours identique à lui-même, l’os constitue un roc, un point de référence solide, quelque chose de stable. On comprend ainsi que l’auteur puisse suggérer l’idée que « le culte anorexique de l’os » n’est pas « le culte […] de l’incorporel »17 mais, au contraire, le culte du concret. Ce que l’on juge être, d’un point de vue extérieur, une dématérialisation du corps dans l’anorexie, est considéré à tort comme une disparition. Il s’agit, au contraire et du point de vue de Camille, d’une matérialisation et apparition. Dans l’anorexie, le corps apparaît et s’apparaît bien plus qu’il ne disparaît.

15À partir des travaux de Coccia et de Recalcati, nous proposons de considérer l’os comme un sensible, mais un sensible dont la particularité est de nier tout écart à soi. Contrairement aux autres sensibles qui sont extérieurs au corps, l’os correspond à une forme qui se trouve à l’intérieur du corps. L’os est une forme qui fait corps. La radicalité de ce sensible vient de ce que l’os pousse à son terme la logique de la vie sensible défendue par Emanuele Coccia. Le sensible et le medium ne sont plus clairement distincts l’un de l’autre. Au contraire, l’os établit une adéquation et fusion entre le sensible et le medium. Là où Coccia définit le sensible comme une forme extérieure exilée de son lieu propre, comme une forme qui crée un écart et ouvre une possibilité de transformation, Camille met au jour un sensible qui ne laisse place à aucun écart et, à ce titre, l’autorise à imaginer une coïncidence à soi.

16Dans son article, Recalcati prétend que la vue des os dans le miroir est fondamentale dans le vécu anorexique. Il n’est pourtant pas évident que Camille soit à même d’observer véritablement ses os dans son reflet. Selon nous, Camille a besoin, avant toute chose, de sentir ses os pour leur reconnaître une réalité. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle peut les entrevoir dans son reflet. Elle doit sentir les arêtes de ses clavicules sous ses doigts pour être en mesure de les reconnaître brièvement dans le miroir. La vue et le toucher jouent de concert dans le vécu anorexique. Ces deux manières de se vivre, ces deux modes de vie pour ainsi dire, se répondent.

17Camille est rassuré·e de son existence et de son identité seulement et à chaque fois qu’elle sent ses os sous ses doigts et qu’elle finit par les voir dans son reflet. Ses os constituent quelque chose comme une assurance. Pour reprendre le titre d’un livre, toujours plus, Camille prend corps18 à mesure qu’elle dé-couvre son ossature. À reprendre une formule de Recalcati cette fois, on peut dire que Camille inaugure des retrouvailles19 avec elle-même à chaque fois qu’elle entre en contact avec ses os. Contrairement au reflet, ces derniers lui permettent d’aller à sa propre rencontre sans avoir à assumer une distance à soi et le risque inhérent d’un espace de transformation. En d’autres mots, les os garantissent à Camille une coïncidence à soi et lui assurent une identité stable. Radicalisant les propositions de Lacan et de Coccia, le vécu anorexique montre définitivement qu’il est possible de trouver et de produire un sensible ailleurs qu’en dehors de soi (différent de notre reflet ou de nos vêtements), qu’il existe un sensible intérieur, plus ultime peut-être que tous les autres : l’os.

« The Self Portrait » : des os sur du papier glacé

18Sorti en 2020, « The Self Portrait »20 est un film documentaire norvégien réalisé par Katja Hogset, Margreth Olin et Espen Wallin. Il relate l’histoire de Lene, une jeune femme d’une trentaine d’années qui souffre d’anorexie depuis l’âge de 10 ans. La caméra suit Lene tout au long du documentaire et elle nous fait découvrir son travail de photographe entrepris quelques années avant sa mort — Lene finira par mourir d’une insuffisance cardiaque à 33 ans. En plus de prendre pour sujet des enfants immigrés et des femmes âgées21, Lene se photographie seule dans des immeubles abandonnés. Parfois dévêtue, elle se photographie le plus souvent en robe ample ou entourée d’un drap, son corps décharné se laissant deviner sous le linge. Pour certaines personnes, ces photos seront insoutenables : elles n’éveilleront que de l’horreur et feront penser aux danses macabres. Pour d’autres, ces photos apparaîtront fascinantes. Dans tous les cas, ces clichés retiendront notre attention car ils nouent, complexifient et radicalisent nos précédentes hypothèses autour du vécu anorexique. Nous insistons sur le fait que ce film documentaire, loin de le concrétiser ou de le répéter, radicalise selon nous le vécu anorexique de Camille.

19Lene explique que ce n’est pas elle sur ses autoportraits mais la douleur. Elle suggère par ces mots une mise à distance d’elle-même. Aussi semble-t-il possible de mettre au travail cette idée d’une mise à distance de soi par la photographie et de réviser notre dernière hypothèse : l’os, présenté comme un sensible radical et comme l’enjeu ultime du vécu anorexique, peut être insuffisant. Il peut ne pas suffire et ne pas apparaître à la personne anorexique comme le lieu d’une coïncidence à soi suffisante. Cette insuffisance de l’os n’annule aucunement ce qui a été présenté précédemment mais, au contraire, opère une forme de radicalisation de la recherche de coïncidence à soi propre à la « carrière anorexique » . Ce que le geste photographique de Lene donne à voir, ce que ses photos montrent, c’est que l’os en tant que sensible radical peut être externalisé du corps. Il peut percer la chair, sortir du corps, être extériorisé et finalement exister ailleurs. Lene jette ses os hors de son corps à chaque fois qu’elle se photographie. Mis à distance par la photo, l’os se refait sensible au sens traditionnel de Coccia. En effet, l’os redevient une forme extérieure en dehors de son lieu propre. Ainsi, par l’entremise de la photographie, l’os en vient à exister à nouveau comme un sensible ordinaire, il redevient un sensible comme les autres. Le corps de Lene se pare de ses os comme d’autres se parent de vêtements. Au fond, c’était déjà cela que le cas de Camille tentait de nous faire comprendre : l’os peut être vécu comme un sensible au même titre qu’un parfum ou un habit. Les photos de Lene donnent l’impression d’assister au spectacle d’un soi. Elles ont le pouvoir de nous donner une impression de relief. Les os mis en scène sont si saillants, les os de Lene ressortent avec une telle force de ses autoportraits, que nous en venons pour ainsi dire à les sentir nous aussi.

20Contrairement au reflet de Camille, les os de Lene ont pour spécificité d’être figés. C’est là, nous semble-t-il, le coup de maître de Lene. En externalisant par la photographie son ossature, son sensible, Lene réussit à en radicaliser la permanence22. Chacune de ses photos fige ses os et, par conséquent, en vient à la figer elle tout entière. Les os de Lene, contrairement à ceux de Camille, n’existent pas seulement de manière inversée dans le miroir ou de façon mouvante sous ses doigts ; ils existent aussi et surtout pétrifiés sur du papier glacé. Morte, ses os lui survivront et existeront toujours.

Une fixité pour exister

21Le cas de Lene pose la question de savoir si l’enjeu de la carrière anorexique, plus encore que le fait de les voir et de les toucher, n’est pas d’externaliser ses os, de les extérioriser, pour les jeter au monde dans une forme d’adresse à autrui ? En prenant ses os en photo, en les mettant en scène, Lene ne se contente plus seulement de les voir et de les sentir pour elle-même, elle les extrait de son corps pour les jeter au monde et les imposer aux regards — au sien et à ceux d’autrui. La photographie apparaît dès lors comme une stratégie, une manœuvre de la part de Lene pour, d’une part, s’identifier et se rassurer dans son existence vacillante mais aussi, et d’autre part, pour pousser autrui à l’identifier radicalement à son sensible que constitue son ossature et ainsi être reconnue dans son existence anorexique — à défaut de pouvoir s’imaginer être reconnue autrement peut-être.

22Quand, dans le film, circulant entre les autoportraits de sa première exposition, Lene soutient que ses photos montrent plus la douleur qu’elles ne la montrent elle, on aimerait pouvoir s’approcher de Lene et lui demander si elle en est sûre. Ces autoportraits ne seraient-ils pas, au contraire, trop elle ? Lene incarne sa douleur de manière si radicale, celle-ci s’inscrit tellement dans son corps, ses os, mais aussi dans le peu de chair qui lui reste, que la douleur qu’elle dit mettre en scène dans ses autoportraits semble résolument être elle tout entière. Nous saisissons mieux en quoi le cas de Lene radicalise l’importance des os dans le vécu anorexique : Lene n’existe que quand elle voit son ossature sur ses photos. Tout en le radicalisant, les autoportraits de Lene jouent le même rôle que celui des os de Camille. Là où Camille s’agrippait directement à ses os, Lene semble se raccrocher aux siens — plus figés que jamais — par l’entremise de ses clichés23.

23Mais, en produisant des images d’elle-même (comme Camille le fait d’une certaine manière toutes les fois qu’elle se confronte à son reflet), Lene nous ramènerait-t-elle à notre point de départ ? Nous ramènerait-t-elle à la question de l’image, et donc à la vie sensible telle qu’elle est présentée par Emanuele Coccia ? Pas tout à fait, car Lene va plus loin. Si le reflet et l’autoportrait renvoient tous les deux à un sensible, la photographie, nous l’avons mentionné, a toutefois la spécificité d’être figée. Nous insistons sur cette idée de fixité de l’autoportrait car elle est un fil important pour comprendre l’entreprise anorexique. Plus encore que le reflet, les photographies de Lene montrent la radicalité de cette entreprise : à terme, l’anorexie finit par rendre le reflet obsolète. Le reflet devient inutile dans la perspective d’une rencontre à soi et d’un processus de subjectivation. Contrairement à Camille, Lene n’a pas besoin de son reflet pour se mettre en contact avec ses os. Elle n’a peut-être même pas besoin de se toucher pour trouver une forme de coïncidence à soi. Extraordinairement figés, ses autoportraits (ou pour le dire plus justement peut-être : les autoportraits de ses os) se suffisent à eux-mêmes. À eux seuls, ils lui garantissent le sol fixe dont elle a tant besoin pour imaginer pouvoir exister.

Conclusion. Le vécu anorexique comme recherche d’une « mêmeté »

24Nous reviendrons sur le vécu de Camille pour conclure. Dans le miroir et sous ses doigts, Camille cherche l’ossature de son corps. Elle a besoin de la voir et de la toucher, elle a besoin de dé-couvrir ses os, au double sens du terme, pour se raccrocher à eux et se subjectiver. Elle ne peut pas concevoir l’idée d’une subjectivité toujours en construction. Incapable d’assumer le moindre écart, le caractère toujours échafaudé de toute subjectivité, Camille cherche asile dans son ossature. Son retour dans ses os apparaît comme une réponse à quelque chose qui lui semble inconcevable, une réponse au sentiment d’étrangeté, de décalage et d’instabilité produit par la vie sensible. Loin de chercher la mort, Camille cherche ses contours pour se rassurer dans une identité vacillante et trouver une réponse ferme à une question en réalité toujours ouverte, une réponse à la question : qui suis-je ? Ainsi, Camille cherche des certitudes dans chacun de ses os. Mais tout se passe comme si elle ne les voyait ni ne les sentait jamais assez. Toujours trop absents, ses os ne semblent jamais la rapprocher suffisamment d’elle-même.

25De là notre hypothèse dernière selon laquelle Camille est un être hyper-identitaire, voire hyper-identique. Il y a selon nous dans l’anorexie une tentative de coller toujours davantage à soi, de coïncider toujours plus avec soi-même, pour s’emparer d’une identité fixe et se rassurer dans l’existence. Pour le formuler de manière ramassée, on peut dire que Camille, comme Lene et beaucoup d’autres, ambitionne de se trouver dans une forme de « mêmeté ». Tous·tes ont besoin d’un point fixe auquel se rattacher à défaut de pouvoir tolérer l’instabilité et la possibilité de transformation inhérentes à toute subjectivité. C’est dans une forme paradoxale de refus du changement, de la fluctuation, de l’inconstance et, donc, in fine, dans le refus de toute ouverture à la transformation, que réside la transformation corporelle de Camille et de Lene ainsi qu’une grande part de leur souffrance. Aucune des deux ne peut supporter sa condition qui lui impose une forme de distance quotidienne à elle. Cette condition les rend toutes les deux littéralement malades.

Bibliographie

Coccia E., La Vie sensible, trad. fr. Martin Rueff, Paris, Rivages Poche, 2013.

Coccia E., Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur, trad. fr. Léo Texier, Rivages, 2021.

Darmon M., Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003 (thèse de doctorat en sociologie).

Lacan J., Écrits, 2 vol., Paris, Le Seuil, 1999.

Recalcati M., « L’anorexie comme suicide différé », La clinique lacanienne, vol. 20, n°2, 2011, p. 59-74.

Voyer-Léger C., Prendre corps, Chicoutimi, La Peuplade, 2018.

Notes

1 « Camille » est un prénom fictif et épicène utilisé ici pour désigner la personne quel que soit son genre. Le pronom « elle » sera toutefois employé afin de renvoyer à la personne anorexique. Je tiens à nommer cette dernière pour lui reconnaître une subjectivité et contrer sa réduction au trouble alimentaire.

2 E. Coccia, La Vie sensible, trad. fr. M. Rueff, Paris, Rivages Poche, 2013, p. 10.

3 Ibid., p. 11.

4 Id.,

5 Ibid., p. 39.

6 Ibid., p. 62.

7 Ibid., p. 50.

8 Ibid., p. 27-28.

9 Coccia va jusqu’à affirmer que « l’être des images est l’être de l’étrangeté » (Ibid., p. 35).

10 L’individu est aliéné par tous les sensibles qui l’entourent, autant par ceux qu’il produit que par ceux qu’il reçoit.

11 Ibid., p. 96.

12 Ibid., p. 93.

13 Id.

14 E. Coccia, La Vie sensible, op. cit., p.145. Je souligne que Coccia poursuit sa réflexion autour des vêtements dans le livre Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur, trad. fr. L. Texier, Rivages, 2021.

15 Ibid., p. 73.

16 Id.

17 Ibid., p. 74.

18 C. Voyer-Léger, Prendre corps, Chicoutimi, La Peuplade, 2018.

19 M. Recalcati, « L’anorexie comme suicide différé », loc. cit., p. 73.

20 Pour visionner la bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=EBCHRlop-hg Ce film-documentaire soulève de très nombreuses questions – sur la maladie évidemment, mais aussi sur sa logique, ses nœuds de contradictions, la prise en charge en institution, la solitude de la personne anorexique ou encore la famille. Ces questions se posent et s’imposent avec d’autant plus de force que les images du film sont parfois d’une extrême violence.

21 Le style des photos de Lene ressemble à celui de certains portraits du photographe norvégien qui expose Lene, Morten Krogvold (https://www.mortenkrogvold.no/).

22 Pour aller plus loin, on pourrait se demander dans quelle mesure Lene n’a pas besoin de montrer ses os au monde. Ce faisant, ses photographies radicaliseraient son geste de retour à soi en forçant tout spectateur à la réduire à ses os.

23 Lene est catégorique dans le film : la photographie est devenue sa seule raison de vivre. Elle dit par ailleurs avoir beaucoup de projets (sous-entendus photographiques) à réaliser encore.

To cite this article

Géraldine Sauvage, «À la recherche d’un corps : phénoménologie du vécu anorexique», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1610.

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