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Damien Darcis

Comment dire la praxis transcendantale chez Michel Henry ?

(Volume 4 (2008) — Numéro 3: Théorie et pratique (Actes n°1))
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1Si la phénoménologie a pour principe fondamental d’exprimer la chose même, son objet ne peut être le phénomène mais la phénoménalité, à savoir la façon dont les phénomènes se montrent à nous, c’est-à-dire leur apparaître et ce, parce que c’est précisément cette phénoménalité qui nous livre accès aux phénomènes. Par conséquent la méthode phénoménologique doit en tout point coïncider avec la phénoménalité en tant que c’est elle qui opère la révélation : « L’objet de la phénoménologie constitue identiquement sa méthode et son langage »1. Cela conduit Henry à souligner un premier problème inhérent à la démarche phénoménologique : la méthode phénomé­nologique, et le projet qu’elle entreprend de dévoiler la chose même, pré­suppose déjà, comme sa propre possibilité « cette illumination première hors de laquelle aucune chose n’existe »2. En ce sens nous ne pouvons définir la méthode phénoménologique comme originelle puisque l’objet dévoilé par elle n’est autre que sa possibilité. Voilà en quoi la réduction est d’ores et déjà falsifiée puisque l’apparaître auquel elle ouvre n’est autre que sa condition propre déjà présupposée. Autrement dit, ce que la phénoménologie nous donne juste­ment, c’est la condition de son faire voir et rien d’autre. En ce sens :

La méthode phénoménologique n’est rien d’autre que la mise en œuvre systématique d’un procès intentionnel cherchant à rendre thématiquement présents les sens que l’intentionnalité a elle-même constitués ou préconstitués dans ses synthèses originelles3.

2La réduction, conséquemment, opère le dévoilement de ses propres condi­tions, à savoir le monde ek-statique en laquelle l’intentionnalité se jette, en même temps qu’elle le constitue en tant qu’elle est intentionnalité opérante. En d’autres termes, la critique henryenne porte sur cette « harmonie pré-établie » entre la méthode et son objet puisque l’accomplissement de la première ne peut se réaliser autrement que de façon analogue à l’expérience du second. On se meut dans un cercle sans aucune possibilité de sortie tant que l’on envisage la critique de l’intentionnalité conjointement à l’apparaître du monde dans lequel elle se déploie.

3Aussi s’agit-il moins, dans la perspective critique henryenne, d’inter­roger la méthode phénoménologique que son objet. Les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps le désignent, selon Michel Henry, avec précision comme des « objets dans le Comment »4. Ce qui revient à dire que l’objet de la phénoménologie n’est autre que la phénomé­nalité du phénomène, à savoir son mode d’apparaître. Ainsi s’agit-il moins d’appréhender chacun des objets dans leur singularité que le mode selon lequel il se donnent à nous. La chose étant, par ailleurs, incapable de s’appor­ter elle-même dans l’apparaître, c’est l’apparaître qui la donne et qui dans cette donation doit se donner comme tel qu’il est sinon à laisser l’objet dans une altérité radicale. Ce qui nous amène à reformuler le projet phéno­ménologique de faire droit à la « chose même » soulignant que celle-ci ne peut se réduire au phénomène, pas plus qu’à l’apparaître du phénomène, mais doit s’attacher à l’élucidation de l’apparaître de l’appa­raître. C’est sur ce point que Michel Henry adresse un reproche décisif à Husserl. Tout se trame dans les Leçons. Husserl s’avance vers une compréhension de la phénomé­nalité propre à l’impression, qui ne devrait rien à l’intentionnalité puisqu’au contraire elle en serait la condi­tion. Husserl entraperçoit, selon Michel Henry, l’idée d’une conscience impressionnelle. Dans le § 36, il dégage l’impressionnalité constitutive de la conscience et, par là, le fonde­ment d’une phénoménologie hylétique. Husserl désigne la phénoménalité pure, constitu­tive d’une subjectivité absolue :

Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en disant : ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement « objectif ». C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut désigner métapho­riquement comme « flux », quelque chose qui jaillit « maintenant », en un point d’actualité, un point-source originaire5, etc.

4Le reproche adressé à Husserl est connu : si les Leçons se voulaient être des recherches portant sur l’« absolu véritable », et bien qu’il le dégage de façon décisive pour la philosophie du xxe siècle, l’ouvrage reste grevé par la confusion, en de multiples passages, du constituant et du constitué. On note que déjà dans ce fameux paragraphe, le constituant reste, en quelque sorte, dans l’anonymat — on ne peut rien en dire — et l’amène pour résoudre le problème de la manifestation de ce flux comme phénomène, au § 39, à lui imposer une intentionnalité longitudinale permettant son auto-constitution puis, par conséquent, à le renvoyer au constitué :

L’apparition en personne du flux n’exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue lui-même. Le constituant et le constitué coïncident, et pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider à tous égards6.

5Somme toute, les moments hylétiques du vécus, c’est-à-dire la pure impres­sion réduite à elle-même et, Michel Henry souligne, non intentionnel par principe, se voient confondus dans leur corrélat noématique et ce, malgré l’ambiguïté, relevée par Husserl lui-même, qu’ils ne puissent pas entièrement coïncider. Ainsi, chez Husserl, est-ce encore l’intentionnalité qui accomplit la donation. Husserl substitue à l’être originel l’être constitué.

6Henry détermine conséquemment un nouveau problème, du fait de la superposition inadéquate du constituant et du constitué : dès lors que la donation est confiée à l’intentionnalité, l’apparaître diffère de ce qui apparaît en lui. Toute conscience est conscience de quelque chose. Aussi n’est-ce d’aucune manière l’apparaître qui apparaît en tant que tel mais davantage ce qui apparaît en lui, à savoir l’étant. La question phénoménologique de l’appa­raître de l’apparaître, la chose même, est, par là, déplacée à ce qui apparaît dans l’apparaître, à savoir l’apparaître de l’étant et conséquemment l’étant en tant qu’il apparaît. Ainsi l’intentionnalité ne se tient pas en elle-même mais en tant qu’elle se jette hors d’elle dans « une immédiation telle que son voir n’est plus rien d’autre en réalité que l’être-vu de ce qui est vu [...] »7. Cela conduit Husserl, critique Henry, à ne plus s’intéresser qu’à l’être-vrai de ces étants et, par là, à statuer sur la véracité de la connaissance que je peux en avoir. De la sorte, le projet de faire retour à la chose même est dénaturé puisque celui-ci se réduit désormais à celui d’une science de l’étant. La question de l’apparaître de l’apparaître à savoir, donc, celle de l’auto-apparaître de l’apparaître, pourtant entra-perçue dans les Leçons, est ramenée à la question de la validité de l’étant.

7C’est pourtant la simple interrogation de l’apparaître de l’intention­nalité qui va conduire Henry à mettre en branle la phénoménologie husserlienne : si l’intentionnalité donne l’étant, se donne-t-elle elle-même dans une intentionnalité ? Or l’apparaître de l’intentionnalité opérante ne peut d’aucune façon se réduire au faire voir de ce qui est vu en elle puisque, comme l’a montré la critique adressée à Husserl, ce faire voir n’est autre que l’être vu de l’étant. Ainsi y a-t-il une impossibilité d’accéder à l’intention­nalité par une intentionnalité : la visée ne peut être saisie comme visée dans une intentionnalité puisque celle-ci se définit et s’accomplit dans ce qui est visé par elle et est différent d’elle. pour le dire plus simplement, la vision ne peut se saisir comme vision en train de voir dès lors que celle-ci est définie par une un vu extérieur au voir. Par conséquent :

Ce n’est pas l’intention­nalité qui accomplit sa propre révélation, l’auto-apparaître de l’apparaître n’est pas l’apparaître de l’étant8.

8À cela, ajoutons d’emblée deux re­marques, soulevées par Henry : d’abord, en regard de nos précédentes investigations, un tel auto-apparaître ne nous est pas donné dans l’univers visible ; ensuite, découlant de la première remarque, on note qu’il échappe à la méthode phénoménologique en tant qu’elle est intentionnelle. Aussi doit-il se révéler autrement que dans une intentionnalité et, bien plus, il ne peut l’être qu’à raison d’opérer la réduction de celle-ci, autrement dit à mettre en oeuvre une épochè radicale à l’ek-stase. C’est pourquoi il est nécessaire, selon Henry, de pratiquer la réduction la plus radicale qui soit puisqu’il s’agit d’opérer la réduction de la réduction et, par là, la suppression de toute médiation ou, pour le dire de façon quelque peu paradoxale, de pratiquer une méthode qui exclut toute méthode. De la sorte, note Jean-Michel Longneaux, elle ne peut advenir qu’au terme du parcours, « comme son ultime étape »9. La réduction de la réduction ne nous laisse conséquemment pas dans le monde mais nous rend à l’épreuve de ce que nous sommes. Elle met hors jeu la phénoménalité du monde et nous rend au s’éprouver soi-même de la vie, dont la matière phénoménologique n’est autre qu’un pathos. C’est très précisément cette réduction qui fut pratiquée par Descartes, au terme de laquelle seul demeurait l’impression de penser et de voir. Aussi cette épochè nous conduit-elle à la vie invisible s’apportant elle-même comme ce qu’elle est, autrement dit, s’auto-apparaissant en tant que tout se sentir soi-même est un apparaître de soi à soi et conséquemment un contact de soi à soi. Irréductible à toute méthode, la vie l’est, avec évidence, parce qu’elle ne se révèle qu’une fois la réduction de toute méthode opérée.

9Nous sommes donc, au terme de la réduction radicale décrite par Michel Henry, face à deux plans qui diffèrent, à savoir celui de l’immanence et celui de la transcendance. Le premier est condition de possibilité du second au sens ou nous l’avons montré et que l’on peut formuler comme suit : pour voir il faut d’abord la possibilité de voir. La question est alors de savoir dans quelle mesure cette expérience de la vie est, comme telle, dicible. Autrement dit, peut-on théoriser cette vie dès lors que celle-ci s’offre à nous dans une praxis radicale, c’est-à-dire dans le s’éprouver soi-même ? Quel statut peut revendiquer une parole qui aurait pour prétention de dire la vie ? Voir, l’immanence peut-elle dire elle-même ce qu’elle est ? Ce qui, on le pressent, revient à poser la question du lien qui unit le plan d’immanence à la transcendance si tant est que le langage se donne à nous comme déjà constitué et, de la sorte, dans son appartenance à la mondanité. On connaît, depuis L’Essence de la manifestation, la critique du monisme ontologique, à laquelle est consacrée la section 1 de l’ouvrage, qui a conduit, selon Michel Henry, la philosophie occidentale, depuis la Grèce, à ne penser qu’une seule phénoménalité, à savoir celle tributaire de l’ek-stase. Et pourtant, malgré ces attaques répétées à l’encontre du monisme, j’aimerais introduire une nuance dans la pensée henryenne et ce, sous la forme d’une tension inhérente à certains de ces textes. Aussi distinguerai-je deux lectures possibles de Michel Henry à partir du problème du rapport entre les deux plans que sont l’immanence et la transcendance. Afin de faciliter la lecture, je déploierai ces deux possibilités en commençant par la lecture la plus couramment admise et qui souligne l’hétérogénéité radicale des deux plans.

10La première lecture est rigoureusement décrite dans l’article du dictionnaire de J.-F. Mattéi intitulé « Philosophie et phénoménologie »10. Henry y dégage, en l’opposant à la parole du monde, la Parole de Vie. La première est rapidement évoquée par Michel Henry, reprenant, dans une perspective critique les Acheminements vers la Parole. Le mérite de Heidegger est d’apercevoir que toute méthode, de même que tout langage, présuppose une donation originaire et, par conséquent, de reconnaître que

la méthode ne constitue plus aucune instance primordiale pour autant que la voie qui conduit au phénomène réside dans sa phénoménalité11.

11Aussi voit-on cette thèse s’accompagner d’affirmation qui semblent formelles. La parole, ainsi que le dit Heidegger, précède tout parler humain, de sorte qu’en même temps que ce qu’elle dit la parole dit toujours son propre déploiement. Il détermine ainsi la préséance de la parole sur tout parler humain. Par là : « L’être humain repose dans la parole »12. « La parole est partout déjà présente », souligne Henry13. Mais, de suite, Henry regrette que cette parole ne soit rien d’autre que l’apparaître grec, « cette venue au-dehors en laquelle se donne à nous ce que nous voyons et ce dont nous pouvons parler »14. En d’autres termes la connexion entre le Dire et le montrer conduit Henry à comprendre la Parole heideggerienne comme l’horizon en lequel s’inscrit tout étant. Apparaître et parole sont ainsi liés de sorte que l’apparaître est ce qui est expérimenté dans la parole en tant que celle-ci est l’ouverture de l’horizon ek-statique. Pourtant, la thèse majeure de Heidegger ne peut qu’intéresser Henry puisque ce n’est rien d’autre que l’affirmation d’une connexion entre le dire et la phénoménalité pure. Aussi Henry retient-il que « tout dépend en ce qui concerne la parole, ce qu’elle dit, la façon dont elle le dit, celui enfin ou ceux auxquels elle le dit, de la façon dont se phénoménalise la phénoménalité pure »15. Par là, quoiqu’il regrette que celle-ci se phénoménalise comme monde et soit, par là, parole du monde, il lui suffit de substituer la vie au monde pour que cette parole qui parle cependant qu’elle dit devienne Parole de Vie. Et parce que la vie s’auto-apparaît comme l’apparaître en tant que telle, la Parole de Vie dit la vie. « Dans sa Parole, la vie se dit elle-même »16. Henry prend l’exemple de la souffrance qui dit la souffrance sans nécessité de formation intentionnelle d’une signification de celle-ci. Aussi la question du Comment de cette parole n’est autre que celle du s’éprouver soi-même de la vie. La vie s’éprouve elle-même dans un pathos. Et, c’est ici qu’une nuance doit être apportée puisque la Vie est plus que le vivant. Tout vivant prend naissance dans la Vie et ce en tant qu’il est généré dans le s’éprouver soi-même de la vie. Autrement dit, la vie s’éprouve elle-même dans la génération d’un vivant, qui est appelé Soi transcendantal. Dès lors si le s’éprouver de la vie s’identifie à la façon dont elle parle et que, dès lors, le comment de la Parole n’est autre que le s’éprouver soi-même de la vie en nous, la question de savoir à qui elle parle n’a d’autre réponse que celle du rapport de la vie au vivant. La vie parle à celui qu’elle engendre dans son s’éprouver, à savoir à un Soi transcendantal. Ce qu’il entend n’est autre que l’éternel mouvement de sa naissance.

12Remarquons plusieurs choses. D’abord, dans ce texte, la parole du monde est radicalement opposée à la Parole de Vie puisque la première est dépourvue de toute réalité. Si la parole du monde est distincte de tout ce qu’elle dit, notons que tout ce qui vient à la présence en elle est frappé d’irréalité. Passons sur les autres types d’expressions possibles et non réductibles à la formation intentionnelle d’une signification tel que le cri. La position de la philosophie devient difficilement tenable puisqu’elle n’est possible qu’à partir de la mondanéité du langage et par conséquent en dehors de la vie. La séparation entre ces deux paroles ne reflètent pas autre chose que l’hétérogénéité radicale de la vie par rapport au monde. La vie fonde le monde — elle le rend possible — en se tenant pour autant étranger à lui. Dès lors quel statut peut revendiquer une analyse théorique à l’égard de la praxis à laquelle nous a renvoyé la réduction radicale ? Le travail théorique de Michel Henry assume ce paradoxe qui est de désigner la vie depuis une secondarité positionnelle, depuis un retard et une distance essentielle à son propre plan. Aussi peut-on aisément affirmé que cette reconnaissance de la préséance de la vie conduit à un travail critique cherchant à déjouer le jeu d’une représentation satisfaite d’elle-même. À cet égard on pourrait prendre pour exemple la critique adressée dans Voir l’invisible à l’impressionnisme de Monet, qu’elle soit, dans le cadre de mon propos, valide sur le plan esthétique ou non, et la valorisation de la peinture de la renaissance. Dans le premier cas, la perspective est clairement de rendre compte d’une réalité visuelle mondaine, quand bien même celle-ci serait réduite à n’être plus qu’une peau sans cesse changeante ou fuyante. Autrement dit, la peinture impressionniste bâtit son entreprise dans la mondanéité et l’assume comme une fin en soi. À l’inverse, dans le second cas, une partie de la peinture de la renaissante, parce qu’elle s’attaque, avec des moyens mondains — des personnages définis, des costumes ou encore des paysages — à une réalité qui ne l’est pas, comme, par exemple, la résurrection, renvoie à la puissance invisible qui génère ces représentations. Ainsi la portée critique d’une théorie, chez Michel Henry, est-elle légitimée par la reconnaissance de sa distance à l’égard de la praxis transcendantale, qui seule permet alors d’indiquer le lieu ou tout se trame : je ne suis pas ce que je montre, je suis ce qui se tient à l’écart de toute visibilité. Aussi convient-il d’inscrire l’écart entre ce qui brille sans se montrer et ce qui se montre. Les textes des apôtres dans le Nouveau Testament sont en cela exemplaire d’un possible déploie­ment d’une autre parole. Les Ecritures énoncent effectivement une réalité différente d’elle, à savoir notre condition de Fils de Dieu, autrement dit, en terme henryen, notre condition de vivant généré dans l’auto-génération de la vie en tant que celle-ci s’accomplit en nous. Elles désignent en quelque sorte, depuis la mondanéité, avec un langage différent de ce qu’il dit, le lieu d’où elles tiennent leur possibilité et où parle une autre parole, à savoir la parole de Vie. Lorsqu’on lit « Vous êtes les Fils de Dieu », l’écriture mondaine ne peut faire advenir cette réalité mais détourne de la sienne pour indiquer le lieu de cette autre parole. À suivre cette première lecture, la portée critique d’une théorie ne peut être validée, par Michel Henry, qu’à la condition de détourner de ce qu’elle dit pour re-diriger l’attention vers le lieu duquel elle tient sa possibilité première : le s’éprouver soi-même de la Vie en nous en lequel parle la Parole de Vie.

13Par là s’impose une seconde conséquence qui n’est autre que celle du ré-enracinement de la théorie philosophique au sein de l’expérience de la vie. Les énoncés théoriques spéculatifs sont conséquemment intimement liés à la concrétude d’un geste réductif singulier. En d’autres termes, l’écriture henryenne génère d’elle-même sa propre réduction et nous rend à l’épreuve de ce qu’elle désigne. Aussi la réduction radicale, décrite dans les énoncés théoriques henryens et en partie reprise dans ce travail, n’est-elle possible que comme praxis et dispose conséquemment de différents lieux opératoire pour s’accomplir, que sont, entre autres, la mystique, l’esthétique et la psychanalyse. Bien plus, leur validité ne tient qu’à cet enracinement au sein de ces pratiques :

Mettre l’accent sur l’enracinement dans des pratiques descriptibles des énoncés spéculatifs théoriques, c’est indiquer la nécessité d’une réorientation du paradigme philosophique qui sous-tend l’exploration phénoménale, qui nous conduit de l’herméneutique spéculative à un pragmatisme descriptif. C’est donc depuis l’horizon philosophique du pragmatisme qu’il conviendra d’apprécier la justesse du réenracinement expérienciel et descriptif de la réduction henryenne [...]17.

14J’aimerais toutefois formuler une tentative d’interprétation plus risquée. Si la thèse de l’hétérogénéité de l’immanence et de la transcendance et ainsi, de la praxis et de la théorie, est avérée par les textes, elle conduit néanmoins à de nombreuses difficultés dont l’une est, entre autres, le pouvoir effectif de la barbarie. Si la barbarie n’est rien d’autre que la rupture consommée avec la vie — elle est souvent décrite comme l’anti-essence de la vie, elle est donc, en tout point de son être, transcendante et irréelle puisque de l’ordre de la représentation. Quel peut alors être l’effet concret de cette irréalité essentielle sur la vie dès lors que celle-ci, nous dit Henry, bien qu’elle le fonde, demeure entièrement étrangère à ce plan transcendant ? Formulons la question autrement : dès lors que la vie est dite dans l’impossibilité principielle de se défaire de soi, comment seulement pouvoir penser la possibilité d’une barbarie effective en rupture avec la vie et jouant contre elle ? Tout l’enjeu de cette seconde possibilité de lecture est donc de nuancer le rapport entre vie et monde qui, à certains moments des textes, prend parfois l’allure d’un rapport d’exclusion laissant béant l’articulation de la vie et de ce qui ne serait pas la vie, la barbarie par exemple. Cela m’amène à dégager, au sein de quelques textes henryens, certaines tensions. Celles-ci me semblent à l’œuvre dans le second article de Généalogie de la psychanalyse « Les Dieux naissent et meurent ensemble » consacré à Nietzsche et, plus spécifiquement à l’articulation de Dionysos et Apollon. Dans le cadre d’une réflexion sur la force et la volonté de puissance, définie par le s’éprouver soi-même comme ce qu’il est d’un Soi conséquemment rivé à soi, l’interrogation sur la faiblesse pose problème. Elle me permet néanmoins d’introduire une nuance quant au propos henryen en y dégageant une tension manifeste. Une phrase témoigne de ce qui, à mon sens, parcourt le texte :

Mais qu’est ce que la faiblesse ? Non pas une forme de la vie, une vie décadente, comme le donne à croire une lecture trop rapide, mais l’anti-essence de la vie, son projet en tout cas, celui de rompre l’immanence18.

15Cette phrase offre deux possibilités interprétatives. D’une part, si l’on consi­dère la faiblesse — à savoir dans ce texte la connaissance médiate, celle du savant, du scientifique ou du philosophe, bref de l’homme théorique — comme l’anti-essence de la vie et, par conséquent comme quelque chose qui n’est pas de son ordre, on est amené à envisagé la pensée henryenne sous la forme d’une hétérogénéité radicale ainsi qu’elle a été définie dans notre première perspective. D’autre part, Henry permet une seconde interprétation, quoique toujours esquissée en des endroits éparses de ce texte et des autres, en apportant une précision sous forme de nuance : « Son projet en tout cas, celui de rompre l’immanence ». Dans ce second cas, interpréter la faiblesse non pas comme une rupture mais davantage comme un désir, au sens, ici, que porte le terme projet, d’une volonté non réalisée conduit à pouvoir envisager la faiblesse, non plus comme ce qui se complaît dans le monde et la représentation détachés de la vie, comme la vie qui se tourne contre elle-même, qui se plie en quelque sorte. Ainsi sommes-nous confrontés, aussi stupéfiant que cela puisse paraître, à quelque chose comme une percée vers un monisme. L’enjeu est évidemment de taille puisque si le premier cas nous amène à interroger de nombreuses contradictions — si tout est vie comment imaginer une rupture ? — et, peut-être, à adresser à Henry le reproche d’avoir lui-même manqué la vie en chacun des endroits où elle se tient, ou, du moins, les différents modes par lesquels elle advient comme ce qu’elle est, le second nous permet d’interroger la représentation depuis l’immanence elle-même et comme y prenant part en tout point et se déployant en elle. Ainsi la faiblesse devient-elle, comme l’exprime une phrase à nouveau ambiguë,

au sein même de la souffrance et porté par elle, le projet-désir de celle-ci de s’échapper à soi, la décision folle de la vie de rompre le lien qui la lie à elle-même et constitue son essence19.

16C’est, me semble-t-il, très clairement l’enjeu de cet article décisif d’aborder le problème inhérent à la pensée de Schopenhauer, à savoir le lien entre le monde comme volonté et le monde comme représentation, et de montrer comment Nietzsche va parvenir à le déterminer :

C’est le génie de Nietzsche d’avoir aperçu d’entrée de jeu le problème laissé béant par Schopenhauer et de lui avoir apporté d’instinct une réponse encore inouïe, par laquelle une phénoménologie radicale reconduit aux ultimes fondements de l’être. Schopenhauer : « le monde comme volonté et comme représentation », soit deux essences hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre, puisque la « volonté » ne porte en elle aucune représentation, et la représentation aucune volonté, c’est-à-dire aucun pouvoir20.

17La citation est étonnante lorsque l’on sait combien Henry reprend à Schopenhauer les expressions de doublet vacillant et de double illusoire pour qualifier le monde ek-statique. Ce qui perce ici n’est autre que l’impossibilité, pour le monde, d’être appréhendé comme un tout constitué opposé au mouvement du sentir. Aussi doit-il toujours être renvoyé à son procès d’édification dans le sentir :

Le projet de l’extériorité n’est à aucun moment laissé à lui-même et à son autonomie illusoire mais saisi au contraire dans son imbrication essentielle avec l’affectivité, ou plutôt dans son affectivité propre — et cela pour autant que l’éclatement extatique qui ne cesse de faire advenir un monde et le milieu de toute affection possible, ne cesse pas non plus, dans l’accomplissement inlassable de sa transcendance, de s’auto-affecter soi-même et ainsi de s’éprouver comme la vie21.

18Il s’agit de comprendre que c’est le sentir comme tel qui seul peut fonder une ouverture au monde et validé le contenu de celui-ci. Lui seul confère sa vérité à l’irréalité de ce qui se montre devant moi. L’apparaître du monde, laissé à son seul pouvoir, ne peut opérer la révélation de ce qui se montre en lui : il ne distingue pas les objets dont parle le poète de ceux qui le peuplent. Aussi convient-il de souligner qu’il n’y a nulle autonomie de l’extériorité du monde dans la pensée de Michel Henry et, dans un certain sens, aucun rejet de celui-ci — ce sur quoi Michel Henry insiste fort dans ses entretiens, dès lors qu’il est saisi dans son imbrication essentielle avec la vie. Ainsi le procès de génération du monde du sein même de la vie ne cesse jamais, parce que dans l’infini déploiement de sa transcendance, le monde s’éprouve lui-même comme généré par et dans la vie. En quelque sorte, le monde saisi dans son imbrication permanente avec la vie, épouse son mouvement et son devenir et ne peut, conséquemment jamais se donner comme une totalité constituée. C’est en ce sens qu’on peut dès lors comprendre l’affirmation henryenne, toujours dans ce texte mais également dans « Phénoménologie non intention­nelle », qu’il n’y a pas de monde intentionnel mais une vie intentionnelle. Dans ce cas, le monde s’apparente bien moins à un tout constitué qu’à une différence générée par la vie, et dans la vie, se différentiant sans cesse dans l’étreinte du mouvement qui l’engendre. Dès lors le monde est-il sans cesse lui-même en devenir, en tant qu’il s’éprouve lui-même comme l’un des modes de la vie et puise chacune de ses possibilités en elle. Le monde n’est, à suivre cette seconde voie, en aucune manière, un doublet illusoire et vacillant de la vie — comme l’est la représentation dans la pensée schopenhauerienne — mais plutôt l’éternel possibilité de se déployer de la vie, à savoir l’un de ses modes de déploiement comme tel, au sein duquel la vie ne cesse d’advenir. On pourrait alors reformuler l’expérience cartésienne du rêve ou celle de Kandinsky, précédemment évoquées : s’abandonner au monde considéré dans son imbrication avec la vie n’équivaut nullement à s’abandonner à une obscure puissance invisible au détriment absolu du visible mais à saisir le monde visible dans son imbrication essentielle avec la vie. C’est d’ailleurs sans aucun doute la force du rêve que de sublimer l’irréalité de ce qui se montre devant moi pour m’indiquer la force invisible qui génère celle-ci. L’expérience du rêve, dans la pensée henryenne, opère, me semble-t-il, le déplacement de la Lumière, de la clarté de l’univers visible pour la rendre à son imbrication dans la Nuit de la vie invisible. Par conséquent, contre l’affirmation d’un dualisme, ou d’une hétérogénéité radicale chez Michel Henry, j’introduis ce qui me semble davantage s’apparenter à une différence au sein même de la vie. Que celle-ci soit considérée comme une négativité, c’est, de toute évidence, le cas dès que je me perds dans l’irréalité du monde sans plus tenir compte de la vie — la figure du savant nietzschéen trouve écho dans la pensée henryenne dans la science moderne et une grande part de la philosophie. Mais, la précision est plus que nécessaire, cela ne peut, en aucun cas, signifier que la vie rompt complètement d’avec elle mais, qu’elle se tourne contre elle-même. En d’autres termes, la maladie de la vie tient dans le fait qu’elle ne supporte plus elle-même comme s’éprouver soi-même dans son être rivé à soi et s’épuise dans le projet irréalisable de se défaire de soi. Ce désir de se séparer de soi produit des représentations réactives, en apparence détachées de la vie et cantonnées dans l’illusion d’une objectivité. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la barbarie. Notre lecture tente de penser cette négation de la vie comme l’irréalisable projet de dessaisissement de la vie d’elle-même ou désir de rupture avec soi. La barbarie, c’est encore la vie, mais tournée contre soi. Et, quoique cela puisse sembler absurde en regard de la doxa henryenne, l’intentionnalité, dès lors qu’elle est saisie comme vie intentionnelle, n’est autre qu’un mode de la vie, indissociable d’elle et de son déploiement. Conséquemment, cette seconde voie permet de penser un effet concret de la représentation et ce, sans rompre, avec l’immanence. Par contre, s’il paraît, peut-être, difficile de déceler chez Henry un véritable enthousiasme pour la représentation et, par conséquent, une positivité assumée de la différence, on peut néanmoins affirmer l’inconditionnelle nécessité, puisque la trans­cendance se définit comme production de la vie, comme l’un des modes possibles de la vie, de tenir ensemble vie et monde. Bien plus encore peut-on lire dans le texte consacré à Nietzsche : perdre l’un équivaut à perdre l’autre car,

plus forte dans La naissance de la tragédie l’opposition des deux principes est leur unité, unité essentielle qui constitue le ressort de la pensée de Nietzsche et fait que Dionysos et Apollon sont liés par une affinité secrète, de telle sorte que loin de se combattre, ou sous ce combat apparent, ils vont ensemble, se prêtent assistance [...].

19De la sorte, vie et possibilité de déploiement de celle-ci dans le monde, à savoir les figures de Dionysos et d’Apollon, « naissent et meurent en­semble »22. Aussi l’enjeu de cette lecture qui fait droit aux tensions inhérentes aux textes, est de faire droit à un effet concret de la représentation, et, par conséquent, de la théorie en y dégageant les forces qui les animent. Dans ce cas, la théorie peut être appréhendée sous l’angle d’une praxis, d’une épreuve de la vie sous l’une de ses modalités particulières. Tout discours théorique, y compris le plus représentatif, comme le sont par exemple les énoncés logiques, serait le lieu d’un déploiement de certaines forces de la vie. Si la phénoménologie n’a pu appréhender ces problématiques, c’est en raison, selon Michel Henry, de son incapacité à fournir un dispositif conceptuel permettant d’élucider la vie en son mouvement auto-impressionnel et auto-accroissant. À souscrire à cette interprétation, l’une des tâches, sinon la principale, de la phénoménologie non intentionnelle va être, dans le domaine spécifique de la vie, sur un plan radicalement immanent, d’« y tracer des cheminements continus » et de « déployer des méthodologies adéquates »23. Plus spécifiquement encore, il s’agit d’envisager la théorie sous l’angle de l’épreuve et imbriquée en elle et de ne jamais perdre de vue l’alliance invincible de la réalité invisible pathétique et de l’irréalité visible du monde.

Notes

1 M. Henry, De la phénoménologie, Tome I, Paris, P.U.F., 2004, p. 181. Cet ouvrage sera désormais cité DPH.
2 Ibid., p. 182.
3 Ibid., p. 107.
4 E. Husserl, Phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, P.U.F., 2004, p. 157. Cet ouvrage sera désormais cité L.
5 Ibid., p. 99.
6 Ibid., p. 109.
7 DPH., p. 110.
8 DPH., p. 114.
9 J.-M. Longneaux, « La réduction radicalisée comme passage du premier au troisième genre de connaissance », dans Id. (éd.), Retrouver la vie oubliée. Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2001, p. 62.
10 DPH., p. 181-196.
11 Ibid., p. 189.
12 Ibid., p. 189.
13 Ibid., p. 189.
14 Ibid., p. 189.
15 Ibid., p. 190.
16 Ibid., p. 190.
17 J.-M. Longneaux, art. cit., p. 43-44.
18 M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 2004, p. 312.
19 Ibid., p. 298.
20 Ibid., p. 312.
21 Ibid., p. 313.
22 Ibid., p. 312.
23 DPH., p. 121.

Para citar este artículo

Damien Darcis, «Comment dire la praxis transcendantale chez Michel Henry ?», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 4 (2008), Numéro 3: Théorie et pratique (Actes n°1), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=190.

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