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- Volume 6 (2010)
- Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2)
- La critique schélérienne des philosophies nietzschéenne et bergsonienne de la vie
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La critique schélérienne des philosophies nietzschéenne et bergsonienne de la vie
1Une conférence que Scheler prononça en 1926, intitulée « Leib und Seele » (« Le corps et l’âme »), contient le propos suivant :
F. Nietzsche, Bergson, Simmel, Dilthey, l’activisme (Aktivismus) et toutes les variétés (Spielarten) d’un nouveau pragmatisme, la mauvaise philosophie de la vie (Lebensphilosophie) dans son ensemble, puisqu’on l’appelle ainsi, ont présenté ce courant selon la rationalité philosophique (voyez la philosophie de la vie [Philosophie des Lebens], voyez Rickert ; « la grande raison du corps et la petite raison de notre conscience »). L’homme comme société hiérarchisée (Gesellschaftsb[?]) de pulsions (Trieben)1.
2Il est question de l’intérêt de la jeunesse, dans tous les pays, pour le sport, la danse, la « force et la beauté » (die „Kraft und Schönheit“)2. Un tel intérêt serait solidaire d’une horreur pour les valeurs de l’esprit conscient ainsi que pour une société mécaniste du travail. Tout cela, Scheler le nomme la « manière d’être dionysiaque » (dionysischer Zug)3. Les trois principaux thèmes de la critique adressée par Scheler à Nietzsche et Bergson sont présents ici : la théorie de la connaissance (il est question d’un « pragmatisme »), l’ontologie de la vie (c’est à une certaine « philosophie de la vie » que Scheler s’en prend) et l’anthropologie (c’est une conception déterminée de l’homme qui est impliquée par la recherche de la force et de la beauté). Tels sont les trois points sur lesquels nous allons insister.
3Le plus important texte de Scheler sur Nietzsche et Bergson est « Versuche einer Philosophie des Lebens » (« Tentatives d’une philosophie de la vie »), écrit en 1913. Il fut, toutefois, revu pendant la guerre. C’est une version de 1915 que nous lirons. Il concerne Nietzsche, Dilthey et Bergson. Son défaut est de consister en une suite de notes sur les trois pensées, examinées séparément. Ce sont les aspects principaux des pensées qu’il s’agit, à chaque fois, de dégager. La notion de philosophie de la vie est, cependant, problématisée. Avec la philosophie de la vie, il ne s’agit pas de réfléchir, comme on l’a toujours fait, sur ce qui peuple la vie, à savoir les problèmes quotidiens, ni sur la vie elle-même considérée comme un ensemble d’organismes — on l’a toujours fait également — ; il s’agit bien de réfléchir du point de vue de la vie, et de la vie considérée comme totalité4. Ainsi, la philosophie de la vie est « une philosophie à partir du sentiment de la vie, c’est-à-dire — plus rigoureusement — une philosophie à partir du sentiment de l’éprouver (Erlebens) de la vie »5. Le génitif « de la vie » a, bien entendu, son double sens. La notion d’Erlebnis, par ailleurs, est présente dans tout le texte ; elle semble, pour Scheler, centrale dans la philosophie de la vie, et elle est inséparable de celle même de vie, au sens où la philosophie de la vie entend cette notion. Qu’est-ce qui rapproche, selon Scheler, Nietzsche et Bergson ? Scheler commence par affirmer que la notion bergsonienne d’élan vital vient de Nietzsche6. En effet, chez Nietzsche et chez Bergson, on trouve le même combat contre l’idée que la vie serait seulement conservation7. Or, remarque Scheler, Nietzsche se place en deçà de la division entre psychique et physique8. Voilà, précisément, ce que Scheler lui reprochera toujours, ainsi qu’à Bergson. Ils refusent de concevoir l’autonomie du psychique9. Chez Nietzsche et Bergson, ainsi que chez Dilthey, on trouve une critique de la biologie mécaniste10. Mais seul Bergson, remarque Scheler, connaissait précisément la biologie11. Scheler est très critique à l’égard de Bergson : il rejette même ses résultats les plus fondamentaux, comme la théorie de la durée. Les deux reproches majeurs sont ceux de psychologisme — Bergson a tort de concevoir les états de conscience comme des données — et de mysticisme — ce reproche est corrélatif du premier : le mysticisme consiste à noyer, pour ainsi dire, la logique dans la vie et à apercevoir de l’esprit partout, ce qui est, au fond, la même chose. Scheler oppose, au psychologisme de Bergson, sa propre doctrine telle qu’elle est présentée dans l’essai Die Idole der Selbsterkenntnis (L’idole de la connaissance de soi). Mais Bergson a introduit une nouvelle attitude en philosophie et a indiqué la voie à suivre pour les recherches sur la vie. On remarque que Scheler a lu Bergson de très près et l’a médité réellement. Ce qui a manqué à Bergson, selon Scheler, c’est d’être phénoménologue : en particulier, une théorie de l’intuition des essences l’aurait empêché de concevoir les états de conscience comme des données. En un paragraphe, toutefois, Scheler établit un point de contact entre Bergson et la phénoménologie : dans les deux cas, la question, critique, du critère est reléguée au second plan ; c’est la question que pose celui qui n’a pas affaire aux choses mêmes12. L’intérêt de Bergson, c’est d’avoir posé les problèmes, corrélatifs, de l’intelligibilité de la vie et de la genèse de l’entendement d’une manière cohérente, c’est-à-dire sans tomber dans le cercle de Spencer ou de certains néo-kantiens13. Ce cercle, Bergson l’a dénoncé dans L’évolution créatrice : il consiste à se donner l’intellect, sous la forme des catégories par lesquelles on prétend, pourtant, l’engendrer14. On le voit sur l’exemple de Bergson : la critique que Scheler adresse à la philosophie de la vie est menée du point de vue de la phénoménologie. La philosophie de la vie est incapable de saisir authentiquement le mode d’être de la conscience, et c’est pourquoi elle sombre dans un psychologisme ou dans un mysticisme.
4Du point de vue de la théorie de la connaissance, Nietzsche et Bergson se rattachent, selon Scheler, au pragmatisme. En 1925, dans Erkenntnis und Arbeit (Connaissance et travail), Scheler écrit : « Le problème du travail et de la connaissance est […] un problème de théorie de la connaissance. C’est précisément ce qu’a montré la philosophie pragmatique de James à Nietzsche, de Bergson et Vaihinger »15. La catégorie de pragmatisme était d’un usage rare en Allemagne à l’époque de Scheler. Celui-ci est un des seuls à avoir tenté une confrontation avec le pragmatisme16. Il le fit du point de vue de la phénoménologie, et son livre Erkenntnis und Arbeit a, précisément, cette signification. Les sources (Quellen) du pragmatisme se trouveraient chez Berkeley, Marx, Kant et Fichte17. Mais
Dans une tout autre direction, on peut considérer A. Schopenhauer comme un précurseur (Vorgänger) du pragmatisme — non comme philosophie, mais comme méthodologie de la science —, dans la mesure où il regarde l’ « intellect » comme une pure arme (Waffe) de l’aveugle volonté de vivre (blinden Lebenswillens) dans le combat pour l’existence (Kampf ums Dasein) et, précisément pour cela, n’admet, pour la philosophie et pour la connaissance qu’elle constitue, qu’un principe intuitionniste de connaissance (ein intuitionistisches Erkenntnisprinzip), considéré comme le plus élevé (als oberstes). En tout cas, avec cette distinction entre la science et la philosophie fondée sur celle entre deux moyens de connaître (Erkenntnisart), il est le précurseur de Bergson qui, avec son élève Édouard Le Roy, tenta d’édifier le mode de pensée (Gedankengang) pragmatique en méthodologie des sciences exactes18.
5Ce qui caractérise le pragmatisme, c’est donc, selon Scheler, l’intuitionnisme. Le pragmatisme est la doctrine selon laquelle la connaissance usuelle, c’est-à-dire intellectuelle, n’est qu’un instrument de l’action. L’intuition serait une connaissance désintéressée, mais son existence et sa nature de connaissance extra-intellectuelle posent problème. Scheler reconnaît aussitôt la spécificité du pragmatisme de Nietzsche : « Une nouvelle variété du pragmatisme a commencé à produire son effet (auszuwirken) en Allemagne (sous l’impulsion [Anregung] directrice de Schopenhauer) avec la “volonté de puissance” de Nietzsche »19. Tandis que Schopenhauer et Bergson continuent de penser qu’un accès à la réalité en soi est possible par l’intuition, la question nietzschéenne serait la suivante : « La vérité en général est-elle digne d’efforts (erstrebenswert) »20 ? De fait, c’est surtout Bergson qui est critiqué dans Erkenntnis und Arbeit. Son grand tort serait de s’en prendre à la logique. Voilà le reproche le plus constant de Scheler à Bergson21. C’est pour avoir récusé la logique de l’entendement, sous prétexte qu’elle serait conventionnelle, que Bergson aurait versé dans une doctrine de l’intuition (Intuition) et de la sympathie (Sympathie)22. Il aurait, toutefois, raison de séparer entre philosophie et métaphysique d’une part, et science de l’autre23. Scheler n’est pas sans reconnaître un relatif bien-fondé au pragmatisme, dans le cadre de sa propre théorie de la perception, fondée sur la notion de pulsion motrice :
La vraie signification de la vie des pulsions (Triebe), des affects et des sentiments qui sont étroitement liés à leurs mouvements (Regungen) d’une part, des tensions pulsionnelles d’attention (triebhaften Aufmerksamkeitsspannungen) — des médiations des pulsions et de nos représentations — et des impulsions (Impulse) d’autre part, en ce qui concerne notre vie perceptive (perzeptives) dans son ensemble (perception [Wahrnehmung], représentation, souvenir, image [Phantasie], pensée), fut, selon nous, à de très rares exceptions près, totalement méconnue, encore aujourd’hui. Il y a bien une poignée de noms auxquels des progrès déterminés de notre connaissance dans cette direction sont liés. Je compte ici le traité de Schopenhauer sur le primat de la volonté sur l’entendement, toujours lisible et puissamment stimulant (anregende) ; beaucoup de choses dans la psychologie de E. v. Hartmann ; les aperçus de Nietzsche, profonds (Tiefblicke) de son point de vue, selon lesquels la vie de nos représentations et de nos pensées ne serait qu’ « un langage figuré des pulsions et des affects »24 ; beaucoup de choses chez Bergson et bien moins chez H. Münsterberg (« la condition motrice de la perception »)25.
6Une nouvelle fois, Schopenhauer, Nietzsche et Bergson sont évoqués ensemble, et en assez bonne part. Scheler évoque également, « dans la direction des sciences exactes »26, N. Ach, E. Jaensch, Dilthey, Frischeisen-Köhler, Müller-Freinfels et, en marquant une distance plus grande encore que dans les autre cas, Freud et ses élèves. Le mérite de Schopenhauer, Nietzsche et Bergson aurait bien été d’attirer l’attention sur les rapports entre la pensée et les pulsions. Voici ce que déclare Scheler dans une conférence de 1927 ou 1928 intitulée « Psychoanalyse. “Philosophie und Analyse” » :
La philosophie contemporaine, depuis Kant, à des exceptions près (Schopenhauer, Nietzsche, Bergson), a négligé le problème spécifique de la relation des dispositions (Haltungen) affectives à des données originaires : par exemple la relation de l’amour à la connaissance (Platon, Augustin) : « étonnement » (Verwunderung) à l’égard de la question causale ; « angoisse à l’égard de la réalité » ; pulsion et perception, etc. Enfin, parce que la psychologie scientifique, expérimentale et non expérimentale, s’est presque exclusivement occupée de la sensation, de la perception, de la mémoire, de la pensée et du vouloir supérieur (höherem Wollen), mais a complètement négligé le problème des pulsions et des affects27.
7En reliant la raison aux affects et aux pulsions, Nietzsche et Bergson, cependant, sont tombés, pour ainsi dire, dans l’erreur inverse de celle de Kant. C’est, en tout cas, ce qu’affirme un manuscrit de 1925 :
Il est équivalent, pour la question que nous posons en ce moment, que cette thèse soit présentée sous une forme matérialiste, énergétiste, positiviste, ou encore vitaliste, mécanistique ou physicaliste ; cela, malgré le fait qu’il en résulte de très profondes contradictions en ce qui concerne l’essence de l’homme, comme il y en a entre Spencer et Fr. Nietzsche ou Spencer et Darwin ou H. Driesch ou W. Köhler ou entre Bergson et Driesch. En ce refus d’une spiritualité et d’une raison autonomes, en effet, toutes les directions que constituent le matérialisme, l’énergétisme, le pragmatisme, le vitalisme, le « physicalisme » (Köhler) et de la philosophie de la vie (Lebensphilosophie), puisqu’on l’appelle ainsi, sont fondamentalement une28.
8Une nouvelle fois, ce que Scheler désapprouve chez Nietzsche et Bergson, c’est le refus de concevoir une sphère autonome de la raison. L’accusation est, très exactement, celle d’irrationalisme. Dès lors, Nietzsche et Bergson sont davantage des artistes que des philosophes rigoureux. C’est ce qu’on lit dans la section intitulée « Métaphysique de l’art » (Metaphysik der Kunst) d’un manuscrit sur la théorie et la typologie des métaphysiques et des conceptions du monde (Weltanschauungen), rédigé entre 1916 et 1922 :
Ces métaphysiciens eux-mêmes, chez lesquels la présentation artistique de leurs pensées saute particulièrement aux yeux (auffält) et dont l’œuvre s’approche le plus de l’œuvre d’art, au-delà même de la présentation, par l’unité, l’harmonie, la cohésion (Geschlossenheit), le caractère intuitif (Anschaulichkeit) et esthétiquement excitant (Reiz) de leur « système » — comme Platon, Schopenhauer, Schelling, Novalis comme figure-limite (Grenzgestalt), également le poète-penseur (Dichterdenker) Friedrich Nietzsche, récemment Henri Bergson, dont l’œuvre principale L’Évolution créatrice fut caractérisée par le critique et biologiste Le Dantec davantage comme une œuvre d’art que de science — n’ont pourtant jamais accompli cette subsomption de la métaphysique sous l’art29.
9Nietzsche et Bergson sont en la plus excellente compagnie : qui oserait refuser le titre de philosophe à Platon ? Nietzsche, toutefois, est un « poète-penseur », et on ne saurait dire de Bergson que son livre sur la vie satisfasse aux exigences scientifiques. Ce qui caractérise Nietzsche et Bergson, selon Scheler, c’est donc un irrationalisme qui prend, dans le cas de Bergson, les couleurs d’un psychologisme et d’un mysticisme. Le mysticisme serait la vérité de son intuitionnisme. Au fond, leurs doctrines tiendraient davantage de l’art que de la philosophie. Le jugement de Scheler sur Nietzsche et Bergson est donc, malgré quelques nuances et reconnaissances de mérites, très critique. C’est le pragmatisme des deux auteurs qui est la source de toutes leurs méprises. Scheler, cependant, aperçoit parfaitement le lien qui existe entre ce pragmatisme et une ontologie de la vie. Si la connaissance est d’essence pratique, c’est que le sujet de cette connaissance est une vie qui éprouve des besoins et qui agit.
10Dans un article de 1914, donc assez précoce, Scheler tente de saisir le fondement des doctrines de Nietzsche et Bergson :
C’est donc seulement d’un point de vue plus ou moins « vitaliste » à l’égard de la question de la vie et à partir d’une conception (Auffassung) de la vie comme phénomène originaire (Lebens als Urphänomen) que toute cette recherche put se développer sérieusement. Elle est surtout attachée aux noms d’A. Fouillée, de J.-M. Guyau, de Fr. Nietzsche et, récemment, de Hans Driesch et de Henri Bergson30.
11La recherche en question, c’est celle qui tente de fonder une éthique sur la vie. La vie serait bien, chez Nietzsche et Bergson, la réalité ultime, voire l’être. De fait, c’est surtout du point de vue éthique que Scheler s’en prend au vitalisme. L’article que nous venons de citer s’intitule « Ethik. Eine kritische Übersicht der Ethik der Gegenwart » (« Éthique. Un aperçu critique sur l’éthique du temps présent »). Scheler commence par exposer ce que Nietzsche tire de la vie pour formuler une éthique. Puis il remarque : « Une nouvelle forme de l’éthique biologique et vitaliste est à attendre de Henri Bergson, lequel n’a, jusqu’à présent, effleuré les problèmes éthiques, dans ses écrits, que rarement »31. Et Scheler de renvoyer32 à Ernest Seillière et à son célèbre article « Welche Moralphilosophie läßt Bergson erwarten ? » (« Quelle philosophie morale Bergson laisse-t-il attendre ? »), paru dans l’important Internationale Monatsschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik, en 191333. Scheler mourra en 1928, soit quatre ans avant la parution des Deux sources de la morale et de la religion. Le texte le plus complet sur les éthiques nietzschéenne et bergsonienne nous paraît être les Probleme der Religion (Problèmes de la religion), parus, sous le titre « Zur religiösen Erneuerung » (« Pour un renouveau religieux »), en 1918. Le propos de ce texte est que Schopenhauer a continué de faire fond sur les valeurs chrétiennes. En revanche, avec Nietzsche et Bergson surtout, un renouveau se fait jour. Scheler oppose le pessimisme du premier à l’optimisme des derniers, auxquels il faudrait joindre Hartmann. Bergson s’approcherait très près du « pessimisme dionysiaque » de Nietzsche. Selon Scheler, cependant, il faut distinguer entre la création (Schöpfung) nietzschéenne et l’évolution (Entwicklung) bergsonienne. Tel serait le point de rupture entre les deux éthiques. Le piquant, remarquons-le, est que le titre « L’évolution créatrice » se traduit, en allemand, « Die schöpferische Entwicklung ». Pour notre part, nous ajouterions que ce qui permet à Bergson d’être optimiste, c’est la distinction entre deux sens de la vie qui deviendra, plus tard, celle entre deux sources de la morale et de la religion. Cette distinction, Nietzsche ne la fait pas. Il n’y a qu’une source de la morale et de la religion, c’est le ressentiment. Scheler, toutefois, pouvait bien ne pas apercevoir, en 1918, la distinction bergsonienne dans toute sa netteté. L’attitude de Scheler à l’égard des éthiques nietzschéenne et bergsonienne deviendra, peu à peu, clairement critique. Dans un manuscrit de 1925-1926 intitulé Zur Metaphysik des Menschen (Pour une métaphysique de l’homme), on voit aisément de quelle façon se nouent les questions de l’irrationalisme, de l’éthique et de l’anthropologie, celle-ci faisant l’objet d’un intérêt croissant de la part de Scheler :
Cette « morale » est une sorte d’ascèse, puisque vouloir, c’est toujours nier. Ainsi l’intérêt (Intentio) pour les exercices corporels, la culture du corps, le sport est-il, consciemment, une morale contre l’intellectualisation (Intellektualisierung), contre une pensée devenue, elle-même, trop pulsionnelle (triebhaft). À l’inverse, le temps de la scolastique était un temps d’éducation (Erziehung) à la pensée, celui d’une société essentiellement unie par la vie (vitalgebundenen) (voyez la sociologie du savoir). Le rationalisme du moyen âge est l’âge (sic) de la pensée rationnelle encore peu formée (ausgebildeten) (il est l’idéal, non l’expression de l’être). À l’inverse, l’irrationalisme moderne (Nietzsche, Schopenhauer, Bergson) est un signe (Zeichen) de ce que la pensée est devenue naturelle (selbstverständlich), pulsionnelle (triebhaft) et de ce qu’il est besoin d’un système de correction (Abstellung) (le sport, etc.). Ainsi naît l’ « ascèse de l’esprit » et la « technique » consciente de « résolution des tensions » (Entspannungstechnik) (Freud et la psychanalyse) ; le « deviens dur » de Nietzsche. Cette morale est un système d’interdictions (non !), qui vise à atteindre (erzielen) une image déterminée de l’homme34.
12Ce jugement est un peu étrange, du moins en ce qui concerne Bergson. Il n’en lie pas moins deux thèmes essentiels de la critique de Scheler à l’égard de Nietzsche et Bergson, l’irrationalisme et la théorie d’une éthique fondée sur la vie. Par ailleurs, chez Nietzsche et Bergson, il s’agirait d’atteindre une « image déterminée de l’homme ». Il reste à préciser cette image.
13Dans un article de 1926 intitulé « Mensch und Geschichte » (« L’homme et l’histoire »), Scheler s’en prend à une « nouvelle anthropologie » :
Ce qu’il y a de radical dans cette nouvelle anthropologie et théorie de l’histoire, c’est — pour ainsi dire, en l’opposition la plus extérieure à cette croyance propre à toute anthropologie et théorie de l’histoire qui vit le jour, jusqu’à présent, en occident, croyance en l’ « homo sapiens » qui progresse, ou en l’ « homo faber », ou en l’ « Adam » du chrétien, tombé mais se relevant à nouveau, racheté à la fin des temps, ou en l’être de pulsions (Triebwesen) s’épurant, de diverses manières, en « être spirituel » (Geistwesen) (les trois sortes de pulsions fondamentales) — la thèse d’une décadence (Dekadenz) nécessaire de l’homme dans son histoire d’environ 10 000 ans, et elle l’aperçoit dans l’essence et dans l’origine mêmes de l’homme. À la simple question : « Qu’est-ce que l’homme ? », la réponse de cette anthropologie est : « L’homme est, du fait des purs succédanés (Surrogate) (le langage, l’outil, etc.) dont il dispose pour le déploiement de ses authentiques propriétés et activités vitales, celui qui végète (dahinlebende) dans un accroissement maladif (krankhafter Steigerung) de son sentiment de soi, le déserteur35 de la vie par excellence, de ses valeurs fondamentales, de ses lois, de son sens sacré (heiligen) et cosmique »36.
14Or, un peu plus loin, Scheler écrit :
Les plus anciens ancêtres (Paten) [de cette anthropologie] sont Savigny et les romantiques tardifs (ceux de Heidelberg) ; également, et d’une manière déjà plus nettement marquée, Bachofen, qui connaît, aujourd’hui, un regain d’influence. Schopenhauer, aussi, avec sa métaphysique intuitive de la volonté, il est vrai accompagnée d’une évaluation (Wertung) anti-dionysiaque, inspirée par l’Inde et par un pessimisme tout chrétien, de la poussée de la volonté (Willensdranges) ; Nietzsche, qui, en son « pessimisme dionysiaque » (« ipsissimum »), particulièrement dans sa troisième période, a accompli la transvaluation (Umwertung) de la poussée vitale (Lebensdranges) en positivité (Positive) ; à certains égards, également H. Bergson et, en certains éléments, également la direction moderne de la psychanalyse37.
15Scheler s’oppose à cette anthropologie. Elle consiste à intimer à l’homme de se dépasser vers un surhomme, comme Scheler l’a expliqué quelques pages auparavant38. Les principaux représentants de la « nouvelle anthropologie » sont Klages, Spengler, Theodor Lessing, L. Bolk et Paul Alsberg. Il est difficile de ne pas voir, à l’arrière-plan de ce texte, les pénibles questions politiques qui se poseront dans la décennie suivante. Scheler est un des rares lecteurs de Bergson à s’être intéressé à la théorie du surhomme qu’on trouve dans L’évolution créatrice39. Il en fait cas dès 1915, dans son essai Zur Idee des Menschen (Sur l’idée de l’homme) :
Derrière la « raison » et la logique se tient encore, pour lui, une conscience spirituelle pure qui, se libérant, en l’homme d’un niveau (Stufe) déterminé, du service des besoins vitaux, a le pouvoir de saisir le monde lui-même par « intuition », et de faire évoluer l’homme, précisément par ce dernier moyen, dans la direction d’un « surhomme »40.
16Scheler ne fait pas, ici, le rapprochement avec Nietzsche. On le trouve, en revanche, dans un manuscrit de 1925 dont nous avons déjà cité un passage : « L’idée du “surhomme” comme d’un possible but d’évolution (Entwicklungszieles) fut conçue par Nietzsche et assumée par d’autres, sous une forme modifiée (Bergson, Dacqué) »41. L’ « image déterminée » de l’homme que cherche à atteindre l’ « irrationalisme moderne » par un système d’interdictions, c’est bien le surhomme. Le terme « Ziel » marque le lien entre le texte que nous avons cité plus haut, Zur Metaphysik des Menschen, et celui-ci. Scheler précise aussitôt :
Je compte, parmi les représentants de ce point de vue, à la première place, Ludwig Klages, le célèbre caractérologue, ensuite le Hongrois Palágyi […], parmi les paléographes et paléologues Edgar Dacqué, parmi les ethnologues Leo Frobenius, parmi les philosophes Theodor Lessing, d’une certaine façon, également, Oswald Spengler ; certains extrémistes de l’analyse freudienne nourrissent, également, cette conception (Auffassung). Du point de vue de l’histoire de l’esprit, ils sont fortement influencés par l’élève de Savigny Bachofen, ensuite par Schopenhauer, Nietzsche, Bergson42.
17Les mêmes noms sont mentionnés lorsqu’il s’agit de la « nouvelle anthropologie » et lorsqu’il est question du surhomme ; cette anthropologie est donc bien celle qui demande à l’homme de se dépasser, et elle plonge certaines de ses racines dans les œuvres de Nietzsche et Bergson. Il faut, toutefois, distinguer entre diverses conceptions du surhomme. C’est ce que fait Scheler dans un fragment non daté, probablement de 1925, qui porte explicitement sur la notion de surhomme :
Spencer rêvait d’un équilibre social qui existera lorsque l’évolution aura éliminé tout ce qui est atavique. Les grossières (rohen) pulsions égoïstes ; un âge où le devoir, la conscience morale, le repentir (Reue), Dieu, la vieille contradiction (Widerstreit) entre l’esprit et la chair (Fleisch), le devoir et l’inclination, le travail et la jouissance (Genußsucht) auront disparu. L’homme pacifique, le marchand (Die pazifistische Friedemensch und Händler).
Nietzsche enseigna un surhomme de la force, de l’action (Tat), de la responsabilité (Verantwortung), plein de traits de vertu43, l’homme coloré (bunten) et débordant (reichhaltigen) […], refusant les valeurs serviles du christianisme et l’idéal de masse proposé par le communisme. Souvent, cela ressemble à l’évolution biologique — un tribut à l’époque de Darwin, mais qui n’est pas explicité.
D’autres [comme] Driesch espèrent tout du commerce avec le monde des esprits et l’occultisme.
Bergson ouvre des perspectives sur une synthèse de l’intellect et de l’instinct dans l’ « intuition ».
Klages veut ressusciter les formes animées originelles de l’esprit humain, le mythe, tout ce qui a poussé organiquement et spirituellement, reconduire l’homme à une nature animée, et éteindre l’esprit par la fumée.
Dacqué rêve d’un nouveau développement vers l’avant du prosencéphale et du lobe frontal et, par ce moyen, d’une synthèse des forces magiques et intelligentes. Il traduit Bergson dans un langage biologico-morphologique44.
18On le voit, Scheler est très critique, voire ironique, à l’égard de toutes ces conceptions. Il prend les positions nietzschéenne et bergsonienne davantage au sérieux que les autres. Mais même à ces deux positions, il reproche un caractère vague : Nietzsche ne s’est pas clairement démarqué de Darwin, et la pensée de Bergson, sèchement résumée, présente encore trop d’accointances avec un intuitionnisme qui serait, en même temps, un naturalisme.
19Scheler marque donc, pendant toute sa carrière, une distance à l’égard des philosophies de Nietzsche et de Bergson. Elles sont irrationalistes et, par conséquent, incapables de fonder correctement une éthique. La seule éthique qu’elles contiennent est une éthique de l’interdiction, elle-même corrélative d’une anthropologie suspecte. Il apparaît, toutefois, derrière ces critiques, une profonde cohérence des doctrines nietzschéenne et bergsonienne, et Scheler est celui qui permet d’apercevoir, en creux, cette cohérence. Plutôt, la cohérence est double : à la fois chaque doctrine suit un parcours rigoureux, à la fois les deux parcours sont parallèles. La philosophie de la vie, telle qu’on la découvre chez Nietzsche et Bergson, implique une théorie pragmatiste de la connaissance, elle-même fondée sur une ontologie. La seule différence est que Nietzsche, contrairement à Bergson, refuse la possibilité d’une intuition qui nous ferait saisir la réalité en soi.
20Voilà donc — sous la forme des questions concernant le caractère auto-fondé, ou non, de la conscience et l’in-déductibilité, ou non, des catégories logiques — les termes du problème spécifique que Scheler lègue à ceux qui, aujourd’hui, voudraient repenser, en poursuivant son indispensable dialogue avec la phénoménologie, la philosophie de la vie.
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Arnaud François
Université de Toulouse 2 Le Mirail