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- Volume 6 (2010)
- Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2)
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What is it like to be a bat ? Phénoménologie « à la troisième personne » de Wittgenstein à Dennett
Table of content
1En posant la question de la nature vivante à partir des travaux hétérophénoménologiques de Daniel Dennett, il s’agira pour nous ici d’aborder deux problèmes philosophiques majeurs, à savoir, d’une part, celui de la naturalisation de propriétés émergentes de la matière comme la vie ou la conscience, et, d’autre part, celui des éventuels partages entre l’homme, l’animal et la machine et de la spécificité anthropologique.
2Le premier problème, qui est celui des philosophies de la vie puis des philosophies de l’esprit, concerne donc la possibilité d’expliquer dans les termes des sciences de la nature certaines propriétés comme la vie ou la conscience, lesquelles « surviennent » dans certaines circonstances sur les propriétés universelles de la matière. Or, à cet égard, si les développements extraordinaires qu’a connus la biologie ces cent cinquante dernières années semblent aujourd’hui affaiblir l’affirmation antinaturaliste de l’irréductibilité de la « force vitale » aux propriétés physico-chimiques, le débat reste par contre très vif en ce qui concerne la réductibilité de la conscience, c’est-à-dire la possibilité pour les sciences cognitives et la neurophysiologie de rendre compte de la conscience dans ses aspects phénoménaux autant qu’intentionnels par des lois naturelles.
3Dans la mesure où certains de ceux qui s’opposent le plus radicalement à ce programme naturaliste au nom du caractère principiellement « subjectif » des phénomènes de conscience se revendiquent peu ou prou de la phénoménologie, nous devrons ici nous poser la question de savoir ce qui, dans la phénoménologie et dans ses différents projets philosophiques, devrait éventuellement résister au programme naturaliste. En particulier, il conviendra d’interroger le lien de la phénoménologie au point de vue essentiellement « subjectif » — « à la première personne » — de la description des phénomènes de conscience et il faudra se demander si, en tant que science, la phénoménologie ne peut pas aussi étudier ces phénomènes « à la troisième personne ».
4Le second problème, qui concerne l’animalité et converge en fait avec le premier, est celui de savoir à quoi, dans la nature, on peut attribuer la vie, mais aussi et surtout la conscience. Quels sont les êtres « animés », c’est-à-dire pourvus d’une « âme » ou d’un « esprit » et d’une multitude d’ « états mentaux » ? Ontologique, ce problème comporte évidemment aussi un aspect éminemment épistémologique : sur la base de quels critères les éthologistes attribuent-ils des états mentaux aux animaux qu’ils observent ? Et, à cet égard, l’éthologie n’est-elle pas en fait le modèle même de l’hétérophénoménologie que Dennett appelle de ses vœux ?
5Faire de l’éthologie une hétérophénoménologie fonctionnant selon la « stratégie de l’interprète » aurait évidemment toute une série d’intéressantes conséquences philosophiques, et notamment épistémologiques puisque cela imposerait de repenser l’interdit méthodologique principal de la science éthologique, à savoir celui de l’anthropomorphisme. Mais envisager l’hétérophénoménologie à partir de l’éthologie impliquerait aussi de reprendre la question de la conscience et, avec elle, non seulement la distinction de l’homme et de l’animal, mais aussi celle de l’animal et de la machine « animée ». Les raisons qu’ont les éthologistes d’attribuer des états subjectifs et intentionnels aux animaux ne sont-elles pas aussi des raisons d’en attribuer aux machines ? Et, s’il y a des différences essentielles, sont-elles fonctionnelles, c’est-à-dire liées aux aptitudes des uns et des autres, ou résident-elles plutôt dans le substrat matériel qui portent ces fonctions ? À cet égard, y a-t-il des raisons principielles à ce que la matière non organique ne puisse se voir attribuer de la vie et des états de conscience ? On retrouve alors ici tout le problème de l’émergence de ces propriétés particulières que sont la vie et la conscience à partir des propriétés de la matière.
I. Philosophie de l’esprit
6S’il peut sembler guidé par de contestables préjugés ontologiques (monisme matérialiste) et épistémologiques (réductionnisme physicaliste), le projet naturaliste en philosophie de l’esprit doit, selon nous, être plutôt considéré comme une option méthodologique, laquelle se propose, dans un but évident d’unification de la science, de poursuivre aussi loin que possible la recherche d’explications en termes des propriétés de la matière que mettent en avant les sciences naturelles. S’il y a donc bien un a priori matérialiste et physicaliste au fondement de ce projet, il constitue moins un préjugé non questionné qu’un principe méthodologique assumé, une sorte d’idéal régulateur, qui exige qu’on fasse comme si tout n’était que matière et causalité physico-chimique. Envisagé de la sorte, le naturalisme est donc un vrai projet philosophique, même s’il n’est, bien sûr, proprement philosophique, que tant qu’il se souvient qu’il n’est qu’un projet et que d’autres projets philosophiques alternatifs restent possibles et sont peut-être aussi pertinents et fructueux que lui.
a) Le mystère de la conscience et la question de la naturalisation de l’esprit
7Dans la perspective d’un tel projet naturaliste, se pose notamment la question de savoir comment les propriétés phénoménales et intentionnelles de la conscience émergent des propriétés de la matière. À cet égard, on le sait, de nombreuses hypothèses ont été formulées et de nombreux modèles explicatifs ont été développés et débattus.
8Faisant preuve d’un optimisme sans doute très naïf, certains ont défendu l’idée d’une pure et simple identité des états de conscience aux états neuronaux. Ce fut le cas en particulier, dans les années 1950, d’Ullin Place, Herbert Feigl ou John Smart1, qui prétendirent que la psychologie et la neurophysiologie identifiaient en fait sous des descriptions différentes les mêmes objets ou événements mentaux : le désir de Pierre de manger du pop-corn n’est rien d’autre qu’un certain état de son système nerveux, simplement décrit sous une autre perspective. Cette théorie de l’identité impliquait cependant qu’au désir de Pierre de manger du pop-corn corresponde systématiquement le même état neuronal et qu’à chaque réalisation de cet état neuronal corresponde le même désir de Pierre. En outre, pour qu’on puisse espérer faire science, il fallait aussi postuler que cette correspondance entre un certain désir et un certain état neuronal ne vaut pas seulement pour Pierre, mais aussi de la même manière pour Paul, pour Jean et peut-être même pour leur chien Médor.
9Cette hypothèse étant très peu plausible, beaucoup de philosophes de l’esprit se sont repliés, au début des années 1960, sur une hypothèse moins forte, qui consiste à dire qu’à tout état de conscience correspond certes un état physique du cerveau et qu’il n’y a donc pas de désir, de croyance ou de douleur indépendamment de certains phénomènes neuronaux, mais qu’on ne peut pas nécessairement identifier terme à terme tel désir — désir qui peut se reproduire chez un même individu et même être partagé par plusieurs individus différents — avec tel ou tel état d’activation neuronale — état d’activation qui pourrait lui aussi réapparaître à l’identique dans le même cerveau ou apparaître à l’identique dans un autre cerveau. En fait, disent des auteurs comme David Armstrong, Hilary Putnam ou Jerry Fodor2, les désirs, les croyances ou les émotions sont des « fonctions » qui peuvent être concrètement réalisées par des états neuronaux différents d’une espèce à l’autre et même d’un individu à l’autre au sein de la même espèce, voire d’un moment à l’autre chez le même individu. Le modèle de cette conception est évidemment celui de fonctions biologiques comme la digestion ou la reproduction, mais aussi de certaines fonctions artificielles comme l’infusion d’oxygène dans un combustible par un « carburateur », fonctions qu’une multitude de « mécanismes » très différents peuvent réaliser. Dans cette hypothèse fonctionnaliste, les états de conscience ne seraient pas possibles sans les états physiques qui les sous-tendent, mais ils ne seraient pas pour autant entièrement « réductibles » à ceux-ci puisque ce qui les caractériserait essentiellement comme désirs, croyances ou émotions serait leur fonctionnalité psychique et non leur matérialité neurologique. Tout le problème serait alors d’expliquer cette « survenance » (supervenience) ou cette « émergence »3 des fonctions psychiques à partir des états du cerveau et de l’expliquer donc exclusivement dans les termes des sciences de la nature4.
10Dans la perspective « téléofonctionnaliste »5 qui est celle de Dennett, cette explication des états de conscience envisagés comme fonctions doit évidemment passer par la biologie darwinienne. Expliquer comment une fonction — ici la conscience et ses « états » — émerge à partir des propriétés matérielles d’un substrat organique — ici le système nerveux —, c’est expliquer, d’une part, comment ce substrat organique « fonctionne » et remplit cette fonction, et, d’autre part, comment ce substrat organique a été sélectionné au cours de l’évolution parce qu’il remplit cette fonction6. On a alors une explication naturaliste des états de conscience sans devoir pour autant les identifier terme à terme à des états neuronaux.
11Or, pour Dennett, il est parfaitement concevable qu’une fonction complexe comme la conscience, qui est dotée de caractères subjectifs et intentionnels, ait pu émerger d’un long processus — lui-même « sans auteur ni plan » — de sélection naturelle, dans la mesure où cette dernière favorise les phénomènes d’auto-régulation de mécanismes biologiques dans leur rapport avec leur environnement, mais aussi de co-régulation de plusieurs mécanismes biologiques sous l’effet d’une interaction commune avec un même environnement. Déjà, dit Dennett, des réplicateurs simples comme certaines bactéries disposent de processus physiques ou chimiques élémentaires qui les rendent capables d’une certaine « intentionnalité » ; une simple réaction chimique des molécules de la membrane d’une bactérie au contact d’une molécule nocive peut entraîner un éloignement, de sorte que la bactérie est ainsi en quelque sorte capable de repérer et de fuir les environnements dangereux pour elle. L’amibe, dirait-on, donne sens à son environnement et réagit conséquemment de manière rationnelle7.
12Or, les systèmes plus complexes ne sont en fait que des combinaisons de mécanismes simples et autonomes, qui sont « spécialisés » dans des « fonctions » élémentaires différentes, mais qui trouvent une certaine unification de leurs actions du fait que, d’une part, ils interagissent les uns avec les autres et que, d’autre part, ils interagissent tous avec un même environnement extérieur qui impose certaines contraintes à leurs actions8. C’est en particulier le cas du système nerveux d’un animal, lequel, loin d’être a priori unifié par une conscience subjective, est d’abord un ensemble de mécanismes très simples, les neurones, qui interviennent chacun dans toute une série de processus parallèles et décentralisés parcourant le système et répondant à différentes fonctions de réaction à l’égard de l’environnement, mais qui, parce qu’ils participent d’un même substrat organique et parce qu’ils interagissent avec un même environnement, finissent par trouver une certaine régulation commune, ou du moins ce qui apparaît comme telle à un observateur extérieur9.
13Le modèle « bureaucratique » conçoit l’activité cérébrale comme extrêmement hiérarchisée et munie de processus conscients de contrôle, par les « neurones supérieurs », et in fine par le « neurone pontifical »10, du traitement d’information qu’effectuent les « neurones subalternes ». En opposition à ce modèle, Dennett défend, avec Oliver Selfridge, le modèle d’un « pandemonium »11, c’est-à-dire d’un système décentralisé d’automates opportunistes qui ne trouve sa régulation que de manière externe, c’est-à-dire du fait des contraintes relativement stables que fait peser l’environnement sur le système. Il n’y a pas, dit Dennett, de commandeur en chef dans le cerveau ; le Quartier Général opérationnel est distribué sur le système nerveux dans sa totalité et il n’y a pas de QG dans le QG, même si certains neurones ou groupes de neurones interviennent davantage dans certaines tâches que dans d’autres. En particulier, il n’y pas de « théâtre cartésien »12 sur la scène duquel devraient défiler toutes les représentations conscientes après leur prétraitement dans diverses parties du cerveau et avant leur transformation en consignes d’action dans d’autres parties du cerveau. Les processus de traitement de l’information et d’organisation de la réaction sont largement parallèles et ne sont unifiés nulle part, sinon à l’échelle du système nerveux tout entier, voire même de l’organisme tout entier. C’est en tout cas à ce niveau global que des états conscients, intentionnels ou rationnels, peuvent être attribués à un être vivant par un observateur extérieur, lequel se fait donc « hétérophénoménologue ».
14Bien sûr, il est incontestable qu’il y a, chez les hommes notamment, des « phénomènes de conscience » subjectivement éprouvés comme tels, mais ils ne sont, pour Dennett, qu’un élément des divers processus13 et non pas leur instance unificatrice, organisatrice et planificatrice. Peut-être objectera-t-on — et peut-être en particulier le phénoménologue objectera-t-il — que ce qu’on appelle la « conscience » est autre chose que cet éparpillement des mécanismes et de leurs fonctions élémentaires. Mais, demande Dennett14, n’est-ce pas exactement l’objection qu’on avait formulée il y a un siècle pour ce qui est de la vie ? N’avait-on pas déjà fait valoir que la « force vitale » dépasse les mécanismes et les fonctions élémentaires que met au jour la biologie ? Mais qui, aujourd’hui, serait encore prêt à défendre l’irréductibilité ontologique ou l’indispensabilité épistémologique de la force vitale ?
b) Objections « phénoménologiques » à la naturalisation de l’esprit
15Puisque certains philosophes de l’esprit les plus opposés au projet naturaliste font valoir la spécificité de la dimension « phénoménologique » de la conscience et se revendiquent même parfois explicitement de la phénoménologie, il est utile de s’interroger sur la nature des objections que la phénoménologie pourrait éventuellement adresser à la naturalisation de l’esprit sous sa forme dennettienne. Dans les pages suivantes, nous envisagerons à grands traits certaines de ces objections pour en réévaluer la portée.
L’objection contre le psychologisme
16Une première objection, très classique en phénoménologie, consisterait à dénoncer une confusion des lois causales qui lient les états mentaux en tant que réalités psychiques et des lois idéales qui lient les contenus de représentation ou les objets intentionnels de ces états mentaux. On connaît la critique sévère que Husserl formule dans ses Prolégomènes à la logique pure à l’égard du psychologisme en logique15. Or, cette critique vaut de la même manière pour les éidétiques régionales, c’est-à-dire pour toutes les lois d’essence relatives aux contenus de représentation de tel ou tel domaine particulier. Ainsi, les lois éidétiques des couleurs envisagées en tant que contenus de représentation — par exemple la relation d’incompatibilité entre le rouge et le vert —, ne sont pas, pour Husserl, réductibles à des lois causales entre vécus envisagés comme événements réels, c’est-à-dire ne sont réductibles ni à des lois d’association entre événements psychiques ni à des lois physico-chimiques entre événements neuronaux. Et ce serait dès lors sur l’irréductibilité de la phénoménologie en tant que science des « contenus de représentation » qu’insisterait cette première objection.
17Cette objection antipsychologiste, cependant, ne semble pas devoir porter contre Dennett. Ce dernier, en effet, s’inscrit plutôt dans la lignée de Wittgenstein, lequel a lui aussi explicitement combattu le psychologisme et a même défendu une conception de la « phénoménologie » comme logique des « phénomènes » au sens des contenus de représentation, voire des significations. Cet usage du terme « phénoménologie » apparaît en particulier dans les Remarques philosophiques, texte où Wittgenstein remet en question certaines thèses du Tractatus, et en particulier l’idée selon laquelle seule la syntaxe formelle d’un langage idéal — l’idéographie — peut refléter parfaitement les structures de la rationalité, mais aussi la thèse selon laquelle les seuls rapports idéaux entre contenus de pensée sont vérifonctionnels et extérieurs aux propositions. Les lois des couleurs témoignent au contraire de ce qu’il y a déjà, entre concepts, et donc au niveau infrapropositionnel, toute une série de contraintes de rationalité, contraintes que ne peut espérer capturer un langage formel comme l’idéographie frégéo-russellienne, mais que reflètent par contre en permanence certaines règles « grammaticales » du langage quotidien16.
18Loin qu’il renonce à son projet de mise en évidence des structures nécessaires du monde — l’ontologie formelle — à partir de l’étude des structures nécessaires du langage — la syntaxe logique —, le second Wittgenstein étend bien plutôt le projet initial, jusqu’à tirer des enseignements ontologiques de l’ensemble de la « grammaire » philosophique. Désormais, pour Wittgenstein, ce n’est pas dans un langage idéal, mais dans l’essence de tout langage, c’est-à-dire dans la forme qu’ont en commun tous les langages qui représentent adéquatement le monde, que se reflète l’essence du monde tel qu’il se présente à nous :
Si on fait comme une description de la classe des langages qui satisfont leur fin, on aura ce faisant montré ce qu’il y a d’essentiel en eux et donné ainsi une re-présentation immédiate de l’expérience immédiate17.
19Or, c’est précisément à cette simple description de l’essence du monde telle qu’elle transparaît dans l’essence de notre langage que, au début des Remarques philosophiques, Wittgenstein donne le nom de « phénoménologie » :
Connaître ce qui est essentiel à notre langage et ce qui est inessentiel à sa fin de re-présentation — connaître les parties de notre langage qui sont des roues tournant à vide —, une telle connaissance aboutit à la construction d’un langage phénoménologique18.
20Il est donc très clair que, dans ce sens wittgensteinien, la phénoménologie s’intéresse prioritairement aux contenus de représentation et ne les confond en rien avec les vécus, vécus dont nous verrons en outre que Wittgenstein se refuse à faire des entités ou des événements réels. Et c’est bien de ce sens du terme « phénoménologie » qu’hérite l’hétérophénoménologie de Dennett. Loin de ramener les lois logiques ou éidétiques idéales des contenus aux lois causales réelles des vécus, l’hétérophénoménologie insiste au contraire sur la nécessité de « suspendre » nos croyances en la réalité des vécus, d’adopter à cet égard une « attitude neutre », pour se concentrer sur la seule description de ces vécus et de leur rapport intentionnel à leur contenu19. En fait, nous allons le voir, c’est précisément parce que, comme Husserl, il fait droit à une certaine autonomie de la sphère des contenus par rapport à celle des vécus et même qu’il ne conçoit pas d’emblée ces derniers comme des entités et événements réels, que Dennett peut défendre un projet naturaliste qui ne soit ni psychologiste ni même vraiment réductionniste.
L’objection contre le naturalisme
21Une seconde objection, elle aussi classique, consisterait à condamner, avec Franz Brentano, la confusion du travail explicatif de la psychologie avec son travail descriptif et classificatoire. Brentano, on le sait, opère une distinction entre la psychologie descriptive et la psychologie génétique, c’est-à-dire entre une étude définitoire des fonctions psychiques et une étude explicative de leur apparition effective dans tel ou tel esprit, étude explicative qui doit faire ressortir les processus causaux sous-jacents à cette apparition effective, que ces processus causaux soient neurophysiologiques ou proprement psychiques20. En pensant immédiatement en termes causaux les rapports — d’abord définitoires et conceptuels — entre des fonctions psychiques telles que, par exemple, la perception et la fantaisie, la psychologie moderne a, selon Brentano, introduit une confusion qu’a ensuite amplifiée le développement de la neurophysiologie et sa prétention à tout à la fois décrire et expliquer les phénomènes de conscience à partir des mécanismes cérébraux. Or, que la neurophysiologie elle-même ne soit pas en mesure de définir et de caractériser les phénomènes psychiques, c’est ce que Brentano montre très clairement contre Adolf Horwicz ou Henry Maudsley et leur projet très explicitement réductionniste de « fonder directement la psychologie sur la physiologie ».
22Sans contester l’intérêt des investigations neurophysiologiques pour la psychologie explicative, Brentano montre clairement l’impossibilité pour la neurophysiologie de fonder la psychologie descriptive et classificatoire. Le problème, dit Brentano, c’est qu’ « un grand nombre de caractères psychiques différents correspondent à une matière unique »21. Ainsi, les mêmes nerfs peuvent transmettre simultanément plusieurs sensations psychiquement distinctes — par exemple, une agréable apparition de couleur et une vivacité excessive au point d’en devenir douloureuse22 —, mais ils peuvent aussi intervenir dans des fonctions psychiques différentes23. C’est pourquoi, dit Brentano, la neurophysiologie seule « est certainement incapable de nous renseigner sur le nombre des facultés psychiques ». On comprend bien ce que Brentano veut dire : on ne peut, en regardant simplement dans le cerveau, savoir si l’activation d’un nerf est un phénomène de pensée ou de désir. Cette distinction entre pensée et désir, seul un travail préalable de description des phénomènes ou fonctions psychiques peut nous la fournir. Et c’est seulement parce qu’on dispose de cette distinction, qu’on peut ensuite se demander quels états et événements neuronaux « réalisent » ou « instancient » telle ou telle fonction psychique.
23Or, à nouveau, Dennett ne dit rien d’autre. Et c’est pourquoi, précisément, il réserve une part importante et autonome à l’hétérophénoménologie, laquelle a, comme la phénoménologie au sens de psychologie descriptive que met en jeu cette seconde objection, pour mission de mettre en évidence les phénomènes psychiques que les sciences de la nature auront ensuite à expliquer. C’est d’ailleurs parce qu’elle s’articule sur la distinction de la description des fonctions psychiques et de leur explication biologique que l’entreprise dennettienne s’oppose tout à la fois au réductionnisme naïf de la théorie de l’identité, qui pense que la description fonctionnelle d’un état de conscience n’est pas essentielle à sa caractérisation, et à l’éliminativisme matérialiste radical24, qui estime que la science pourrait parfaitement se passer de la description fonctionnelle et s’en tenir aux seules description et explication au niveau neurophysiologique. Pour Dennett, le vocabulaire psychologique reste indispensable :
Beaucoup de gens préféreraient parler du cerveau (qui, après tout, est l’esprit) et aimeraient penser que toutes les choses merveilleuses que nous avons besoin de dire sur les gens peuvent être dites sans tomber dans un langage mentaliste vulgaire et sans retenue, mais il est à présent tout à fait clair qu’il y a beaucoup de choses qui doivent être dites, et qui ne peuvent l’être dans les langages restreints de la neuroanatomie, de la neurophysiologie ou de la psychologie behavioriste25.
24La différence entre Brentano et Dennett, c’est seulement que, là où le premier fait reposer la « psychologie descriptive » sur la perception interne, Dennett s’efforce pour sa part de lui trouver un fondement intersubjectif dans des observations qui peuvent s’effectuer « à la troisième personne ». À l’ « autophénoménologie » de Brentano et Husserl, Dennett oppose une « hétérophénoménologie »26, et ce pour des raisons que l’on trouve, là aussi, déjà explicitées chez Wittgenstein et qui portent contre la possibilité même du « solipsisme méthodologique ». Dès 1979, dans un article intitulé « Sur l’absence de phénoménologie »27, Dennett dénonce la fiabilité de la perception interne entendue comme expérience essentiellement subjective, ainsi que sa prétention à fournir des informations universalisables. Par la suite, cependant, Dennett va réhabiliter l’idée de phénoménologie tout en maintenant sa critique des « phénomènes privés ». Comme Wittgenstein avant lui, Dennett conteste qu’un sujet puisse proprement « identifier » des objets, états ou événements auxquels lui seul aurait accès, et qu’il puisse ensuite utiliser, pour les désigner, les termes d’un langage28. C’est bien plutôt dans la mesure où ses critères d’identification sont intersubjectifs qu’un phénomène peut, selon Wittgenstein, être proprement identifié et désigné par un terme de langage29. C’est d’ailleurs de cette manière seulement que chacun peut apprendre à utiliser correctement le langage commun pour parler de ses propres vécus. Parce qu’un langage suppose toujours des règles, des normes d’usage, il ne peut pas y avoir de langage exprimant des expériences essentiellement privées30 ; chacun ne dispose réellement de mots pour désigner ses vécus que parce qu’il peut être corrigé par les autres sur la base de critères intersubjectifs.
25Bien sûr, il ne s’agit pas, pour l’hétérophénoménologie, de déconsidérer systématiquement ce que les sujets disent de leurs vécus. Mais l’identification d’un phénomène psychique suppose qu’on recoupe ces discours — qui sont eux-mêmes une partie intersubjectivement observable du phénomène — avec la manière dont les sujets se comportent dans telles ou telles circonstances. Ainsi, on parlera de « cécité hystérique » lorsque le sujet se dit aveugle et se comporte comme un aveugle, mais que son système nerveux n’est pas lésé et qu’une partie au moins de son comportement indique qu’il est capable de tenir compte d’une série d’informations sur son environnement que seule la vue peut lui fournir31. Bien sûr, on ne peut pas prouver que le sujet dispose bien dans son esprit de telle ou telle image visuelle de son environnement, mais cela n’a guère d’importance, car le verdict ne se fonde pas sur l’existence ou non d’une telle image mentale, mais sur des critères dispositionnels intersubjectivement accessibles.
26On le voit, l’hétérophénoménologie va en fait à l’encontre du réalisme mentaliste. L’attribution de phénomènes psychiques — vécus et contenus32 — relève d’une interprétation globale, qui, comme toute interprétation, suppose une part d’indétermination ou de sous-détermination de ses hypothèses par l’expérience. Cette interprétation n’est pas pour autant arbitraire puisqu’elle s’appuie au contraire sur une série de critères intersubjectivement contrôlés. Il y a donc bien, nous y reviendrons, une certaine « objectivité » de l’hétérophénoménologie, même si on se trouve en mode de suspension de croyance à l’égard de la réalité des fonctions psychiques attribuées33.
27Or, cela a évidemment d’importantes conséquences sur lesquelles nous reviendrons également : conçue comme stratégie interprétative, l’hétérophénoménologie peut aussi bien valoir pour les hommes que pour les animaux ou même pour les machines. Bien sûr, dans ces derniers cas, on ne dispose généralement pas de compte rendu verbal des vécus par le sujet lui-même, mais ce compte rendu n’était de toute façon qu’un des éléments — d’ailleurs pas nécessairement dirimant — sur lequel se fondait l’interprétation.
L’objection contre l’objectivisme
28Une troisième objection consisterait alors à dénoncer précisément cet objectivisme de Dennett et à souligner au contraire le caractère essentiellement subjectif de la conscience. On insisterait alors sur l’irréductibilité des phénomènes psychiques à des fonctions intersubjectivement observables ou attribuables. En philosophie de l’esprit contemporaine, cette objection a pris deux formes assez différentes que nous examinerons tour à tour.
29La première forme de cette objection consiste à insister sur la subjectivité de « l’effet que ça fait » d’éprouver des états de conscience. Jamais, dit-on, une science objective ne pourra-t-elle rendre compte de ce qu’est « ressentir » un phénomène psychique comme une douleur ou une sensation qualitative (couleur, son, etc.). Dans un article célèbre intitulé « What is it like to be a bat ? »34, Thomas Nagel soutient que la science peut sans doute tout connaître de l’appareil sensoriel, du système nerveux et de l’appareil moteur des chauves-souris, mais qu’elle ne saura pas encore pour autant ce que ça fait d’être une chauve-souris et de ressentir les choses comme une chauve-souris. Cela, seule la chauve-souris peut le savoir et nous ne pourrions le savoir qu’en étant « dans sa peau », qu’en se plaçant de son point de vue. La conscience phénoménale est quelque chose qu’on ne peut par principe pas connaître objectivement, mais seulement subjectivement, par principe pas connaître « à la troisième personne », mais seulement « à la première personne ». Dans le même ordre d’idées, Frank Jackson souligne qu’un neurophysiologue qui connaîtrait tout de la perception visuelle — des ondes lumineuses et de leurs effets neuronaux —, mais qui aurait été depuis toujours incarcéré dans un univers sans couleurs, ou qui serait aveugle, ne saurait pas pour autant ce qu’est ce « quale » qu’est la sensation de rouge à défaut de l’avoir éprouvée subjectivement35. Et Ned Block insiste sur le fait qu’un système organique artificiel qu’on mettrait dans le même état d’excitation neuronale qu’un cerveau humain pendant la douleur ne pourrait pas pour autant être dit souffrir s’il ne « ressent » pas vraiment la douleur36.
30Pour tous ces auteurs, la conscience ne peut donc être connue objectivement, mais seulement éprouvée subjectivement ; c’est un phénomène essentiellement subjectif. C’est ici que la phénoménologie est invoquée contre les sciences objectivantes. Parce que, selon ces auteurs, la phénoménologie se voudrait précisément axée sur une perspective essentiellement subjective, la phénoménologie serait seule à même de rendre compte de l’affectivité de la conscience, de la manière dont le sujet « vit » ses propres états de conscience. C’est donc un aspect encore différent de la phénoménologie que cette objection met en avant ; ce qui est convoqué ici, c’est essentiellement la phénoménologie hylétique, voire la phénoménologie matérielle de Michel Henry.
31Pour sa part, Dennett rejette l’objection « subjectiviste » de Nagel. Sans contester leur dimension affective, Dennett insiste quant à lui sur la dimension « fonctionnelle » des qualia. En effet, les douleurs ou le discernement des couleurs sont également des dispositions à agir de telle ou telle manière dans telle ou telle circonstance ; et c’est d’ailleurs en tant que dispositions que ces qualia peuvent, et avec certitude, être identifiés chez autrui. Je peux parfaitement, dit Dennett après Wittgenstein, savoir si quelqu’un d’autre souffre. Bien sûr, la possibilité qu’il simule indique que la douleur ne se réduit pas à un certain nombre de comportements, puisque ces comportements peuvent être présentés sans la douleur. Néanmoins, malgré un certain risque d’erreur, la douleur est bien un objet de connaissance intersubjective ; il y a, dira-t-on, des signes qui ne trompent pas. Et même si le petit garçon qu’un plus grand vient de molester déclare « J’ai même pas mal ! » en retenant ses sanglots, nous, qui avons vu les coups, les gestes d’évitement, les convulsions, les grimaces et les larmes, savons très bien qu’il a mal37.
32Loin de n’être qu’un affect, la douleur est aussi une fonction psychique, laquelle s’articule à d’autres fonctions psychiques — désirs, croyances, etc. — et régit avec elles l’attitude globale du sujet à l’égard de son environnement. Or, dit Dennett, c’est dans cette dimension fonctionnelle que la douleur peut être prise en compte par une science objective et qu’elle peut même trouver des explications naturelles, notamment darwiniennes : de même que la vision chromatique, par exemple, la douleur a clairement une fonction de survie38…
33On répétera peut-être que ce n’est pas là rendre compte du phénomène de la douleur, qu’il y a encore un aspect du phénomène, précisément l’aspect éminemment subjectif de la douleur, qui est occulté lorsqu’on s’en tient à la fonction. Cela, Dennett ne le conteste pas, mais il pense que c’est là un aspect du phénomène que la science peut tenir pour négligeable ; indépendamment de leur fonction, dit-il, les qualia sont des « différences qui ne font pas de différence »39 et ne sont même pas des épiphénomènes40. Et ici on retrouve une fois encore certaines thèses wittgensteiniennes : lorsque Wittgenstein s’intéresse, par exemple, au phénomène de la compréhension, il envisage l’hypothèse d’individus qui seraient capables d’utiliser comme les autres les termes du langage mais seraient pourtant « aveugles à la signification », c’est-à-dire que leur compréhension des expressions du langage ne s’accompagnerait jamais de quelque sensation ou quelque image mentale que ce soit. Or, dit Wittgenstein, si elle n’implique aucune différence fonctionnelle, aucun « dysfonctionnement », la cécité à la signification est indifférente. Les impressions ressenties et autres images vécues sont un élément tout à fait négligeable et en rien essentiel du phénomène de compréhension. Sans conséquences, elles sont un peu une roue interne qui tourne à vide et dont la science n’a dès lors « rien à faire »41.
34Alors, sans doute, certains seront-ils insatisfaits de ce type d’explication des phénomènes de conscience. Mais le programme naturaliste, insiste Dennett, suppose que ces phénomènes soient expliqués par autre chose qu’eux-mêmes ; il faut rendre compte de la conscience sans faire appel à la conscience, n’en déplaise à ceux qui voudraient en préserver le « mystère »42. Par ailleurs, dit Dennett, même dans leur dimension affective, les « qualia » ne sont pas totalement inaccessibles à une connaissance intersubjective. L’œnologie, le vocabulaire des accordeurs de piano ou l’échelle de la douleur constituent autant de preuves de ce que les sensations et affects ne sont pas totalement ineffables ; moyennant un peu d’entraînement, on peut collectivement se donner un langage pour « analyser » les qualités sensibles43. Et c’est précisément cette possibilité d’un langage commun pour décrire et caractériser les phénomènes psychiques qui, pour Dennett, est au fondement de l’hétérophénoménologie. Pour rendre justice à Thomas Nagel, il faut d’ailleurs noter que lui-même invite, à la fin de son article « What is it like to be a bat ? », à une description phénoménologique intersubjective des qualia, laquelle pourrait donc en fait compléter le dispositif de l’hétérophénoménologie en lui adjoignant une hylétique.
35Indépendamment de la réponse propre de Dennett, il convient peut-être, en tant que phénoménologue, de prendre position dans ce débat de philosophie de l’esprit où la phénoménologie est conviée et qui met en jeu son statut, sa méthode et sa place dans l’architecture du savoir. Dans leur Philosophie de l’esprit. État des lieux, Denis Fisette et Pierre Poirier mettent clairement en évidence les enjeux de la discorde44. D’une manière générale, la stratégie naturaliste consiste à réduire l’importance de la dimension « phénoménale » des états de conscience, laquelle semble devoir irrémédiablement échapper aux sciences objectives, et à n’en retenir que le rôle « fonctionnel », qui est quant à lui objectivable. À l’inverse, les anti-naturalistes privilégient la matière affective de la conscience phénoménale sur les fonctions de la conscience intentionnelle. Ainsi, de la douleur, les anti-naturalistes retiennent essentiellement l’affect, tandis que les naturalistes retiennent essentiellement la fonction psychique, c’est-à-dire le rôle que, au même titre que les désirs ou les croyances avec lesquelles elle interagit, la douleur joue dans l’économie psychique. De ce second point de vue, qui est celui de Dennett comme avant lui de Wittgenstein, la douleur est une part de l’attitude globale d’un individu face à cet environnement, donc une part de la manière dont il donne sens à cet environnement.
36Cette opposition que font Fisette et Poirier entre partisans de la conscience phénoménale et tenants de la conscience fonctionnelle ou intentionnelle nous semble très pertinente et très éclairante. Nous contestons par contre que les phénoménologues se rangent nécessairement dans le camp des premiers45. Dans les termes de la phénoménologie husserlienne, la question est évidemment celle des rapports, dans le vécu, entre la matière sensible (hylè) et les intentions qui l’animent. Or, comme nous l’avons montré ailleurs46, toute l’œuvre de Husserl, et pas seulement les §§ 85 et 86 des Idées directrices47, nous semble au contraire plaider pour une subordination de la phénoménologie hylétique à la phénoménologie intentionnelle ou noétique. La hylè elle-même est d’ailleurs, pour Husserl, un concept « fonctionnel » ; et ce qui importe dans la matière du vécu, c’est le rôle qu’elle joue dans la constitution intentionnelle. La décrire pour elle-même est, selon Husserl, aussi inintéressant qu’impossible.
37On dira peut-être que ces thèses des Idées directrices sont largement contrebalancées, dans l’œuvre de Husserl, par d’autres textes qui accordent une importance nettement plus grande à la passivité sensible et pré-intentionnelle. Cependant, il nous semble que ce que tous ces textes montrent, c’est précisément que, même lorsqu’elle s’intéresse aux seules composantes hylétiques du vécu — à ces données que Brentano disait « physiques » parce qu’elles ne sont pas en elles-mêmes intentionnelles —, la phénoménologie ne peut se passer du point de vue intentionnel, dans la mesure où, loin de pouvoir être soigneusement dissociées des composantes noétiques, ces composantes hylétiques s’y enchevêtrent irrémédiablement ; une impression sensible ne peut être décrite que parce qu’elle est noétiquement « animée » et ainsi instituée en perception d’un contenu qualitatif (le rouge, etc.). Or, il n’est même pas besoin de supposer l’activité intentionnelle d’un sujet pour qu’ait lieu cette animation ; dans le flux temporel de la conscience passive, les vécus eux-mêmes s’entre-animent déjà. C’est pourquoi même la conscience passive n’est pas pur affect48 ; et c’est aussi pourquoi on aurait tort de croire qu’une phénoménologie purement matérielle se laisserait dégager d’en dessous de la phénoménologie intentionnelle. S’il y a une phénoménologie hylétique, elle ne peut qu’être partie intégrante de la phénoménologie intentionnelle.
38Bien qu’elle soit incontestablement une science de la subjectivité, la phénoménologie ne nous semble donc pas être cette discipline principiellement subjectiviste que revendiquent les champions des qualia. Comme la psychologie descriptive brentanienne, la phénoménologie est avant tout une science des vécus intentionnels et des fonctions psychiques et, comme la psychologie descriptive brentanienne, elle prétend à une certaine objectivité. Et, à cet égard, bien qu’elle implique évidemment un changement de méthode, l’hétérophénoménologie dennettienne est bien une phénoménologie.
39La seconde version de l’objection subjectiviste est celle que formule John Searle lorsqu’il développe le célèbre argument de la « chambre chinoise »49 : enfermé dans une chambre, un individu ignorant la langue chinoise, mais à qui on aurait donné des instructions très précises sur les symboles qu’il convient d’exhiber comme « output » lorsqu’on lui présente d’autres symboles en « input », pourrait donner l’impression de parler chinois et de raisonner correctement dans cette langue, alors qu’en fait, dit Searle, il ne comprend rien — et n’est donc pas proprement conscient (aware) — de ce qu’il « dit ». En s’appuyant ici une fois encore sur l’éventualité de la simulation, Searle entend montrer qu’un dispositif peut exhiber des capacités intentionnelles et fonctionner de manière adéquate dans son environnement sans disposer proprement de conscience au sens restreint de l’awareness. Car, pour Searle, il est clair que le dispositif de la chambre chinoise ne comprend pas vraiment la langue chinoise, puisque aucun de ses éléments ne la comprend. De même, une machine à traitement symbolique — un ordinateur — peut, du fait de sa programmation préalable, donner à un observateur extérieur l’illusion d’être consciente, intentionnelle et rationnelle, mais en réalité aucune de ses parties n’est proprement dotée de conscience, d’intentionnalité ou de rationalité. Pour Searle, cela implique que la conscience ne s’épuise pas dans les « fonctions » intersubjectivement observables qu’elle sous-tend ; ces fonctions peuvent être accomplies par des machines dépourvues de conscience.
40À cette objection searlienne, Dennett répond qu’elle repose clairement sur un fantasme, celui de la présence, dans tout processus de conscience, d’un homoncule qui en constituerait l’opérateur principal. Searle ne se contente pas du fait que la chambre chinoise, dans son ensemble, maîtrise la langue chinoise ; il voudrait qu’on identifie dans cette chambre un élément particulier qui dispose consciemment de cette maîtrise. Ce rôle, c’est en fait celui que jouerait l’homme enfermé dans la chambre chinoise s’il comprenait vraiment la langue. Mais, dit Dennett, que cette exigence searlienne soit absurde, c’est ce que montre le fait que, l’homme enfermé dans la chambre étant lui-même un dispositif matériel, on ne pourrait donc, selon Searle, le considérer comme apte à comprendre consciemment le chinois qu’à condition de trouver en lui également un opérateur central qui soit proprement conscient, ce qui supposerait qu’à son tour cet opérateur comporte également en son sein un opérateur qui lui confère la conscience, etc. Le fantasme de l’homoncule entraîne une régression à l’infini.
41Comme son maître Ryle, Dennett dénonce la conception — héritée de Descartes — de la conscience comme « fantôme dans la machine » (ghost in the machine). Pour éviter l’infinie régression, il faut bien plutôt admettre que la conscience est une propriété de la machine tout entière, par exemple le cerveau humain, et qu’elle est distribuée sur l’ensemble de cette machine plutôt que d’être l’apanage d’une de ses composantes, dont on devrait encore se demander de laquelle de ses propres composantes elle tient la conscience. À cet égard, d’ailleurs, Dennett s’en prend également à toute une série de travaux des sciences cognitives, qui, en dépit du caractère naturaliste de leurs investigations, restent parfois tributaires du fantasme de l’homoncule ou du fantôme dans la machine. Toute une série de travaux spécialisés, en effet, continuent de présupposer implicitement l’existence d’un opérateur central dans le cerveau auquel tous les autres dispositifs de traitement de l’information enverraient le résultat de leurs analyses. Même s’il n’est plus question d’un fantôme dans la machine, subsiste implicitement l’idée d’un neurone pontifical, d’une composante du cerveau qui centraliserait toute l’information et serait le lieu même de la conscience. S’appuyant sur ce qu’on sait aujourd’hui du fonctionnement du cerveau humain, Dennett dénonce virulemment ce modèle50.
42Il n’y a pas, dit Dennett, de « théâtre cartésien », de scène unique sur laquelle chaque information devrait se présenter pour devenir consciente. La conscience est distribuée sur tout le cerveau, lequel est parcouru de processus parallèles et non nécessairement convergents de transmission d’informations. Bien plus, chacun de ces processus est fait d’une multitude d’étapes qui sont autant d’éditions de l’information et dont aucune ne peut revendiquer le statut privilégié de « la » version consciente. La conscience est faite de « versions multiples »51 (multiple drafts) depuis les premières décharges des neurones récepteurs dans les organes sensoriels jusqu’aux dernières décharges dans les nerfs qui contrôlent les muscles. La conscience n’est pas une des étapes particulières de ce processus, une « ligne d’arrivée cruciale », laquelle permettrait de distinguer très clairement entre les traitements d’information préconscients et postconscients. Pour illustrer ce « problème », Dennett suggère l’exemple d’un individu qui serait confronté à la perception visuelle d’une femme sans lunettes et qui, sous l’influence perturbatrice d’un souvenir, la décrirait pourtant munie de lunettes. Il n’est pas, dit Dennett, nécessairement possible de distinguer entre le cas où la distorsion de l’information interviendrait avant et celui où elle interviendrait après la conscience, c’est-à-dire entre le cas où le sujet aurait directement perçu une femme avec des lunettes — ce que Dennett appelle une révision stalinienne, parce que les informations sont manipulées avant même qu’elles deviennent officielles — et celui où, bien que l’ayant consciemment perçu sans lunettes, il l’aurait ensuite réinterprétée comme munie de lunettes — ce que Dennett appelle une révision orwellienne, parce que l’histoire est réécrite a posteriori.
43Qu’il n’y ait pas de lieu ni de moment particulier de la conscience, cela implique aussi qu’il n’y a pas de démarcation nette entre le vécu d’un phénomène psychique — par exemple, une douleur — et les diverses réactions qui lui font suite — décharges neuronales qui mèneront aux comportements d’évitement, aux grimaces, aux pleurs, etc. D’où l’intérêt de l’hétérophénoménologie, qui, plutôt que de vouloir rendre compte du phénomène psychique au moment — imaginaire — de son accession à la conscience, étudie plutôt ce phénomène dans son intégralité, depuis ses conditions environnementales jusqu’à son expression comportementale et verbale52. Du point de vue de l’hétérophénoménologie comme du point de vue de la neurophysiologie, la douleur, c’est l’ensemble du processus qui va de certains stimuli jusqu’à certaines réactions corporelles.
44Cette conception « distribuée » de la conscience implique donc que celle-ci ne puisse être localisée nulle part, mais qu’elle soit plutôt une propriété émergente d’un dispositif tout entier et même de l’interaction de ce dispositif avec un environnement. Pour le dire comme Dennett, on ne peut jamais voir la conscience « de près » en allant regarder dans le dispositif, mais seulement « de loin » en observant le dispositif interagir avec son environnement. Et c’est bien sûr de ce même point de vue distant — celui de l’interprète — qu’on peut attribuer à un dispositif des propriétés d’intentionnalité ou de rationalité53. Même si certaines zones du cerveau sont plus sollicitées que d’autres par les opérations logiques ou par les prises de décision, il n’y a pas, dans le cerveau, de « grand raisonneur » ou de « grand décideur » ; c’est le cerveau, voire l’organisme, tout entier qui est le siège de la volonté et de la rationalité.
45Ici encore, il serait intéressant de s’interroger sur la compatibilité de ces thèses de Dennett avec celles de la phénoménologie d’inspiration husserlienne. Lorsqu’il défend l’idée d’un opérateur central de conscience, Searle se revendique de la phénoménologie. Mais cette dernière est-elle nécessairement tributaire du modèle du « théâtre cartésien » ? Il est un fait que, après avoir un temps défendu le point de vue empiriste selon lequel le « moi » doit lui-même être constitué comme objet54, Husserl a pris ensuite explicitement le parti de l’ego transcendantal et s’est rangé au point de vue de Kant selon lequel « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »55. En dépit de sa dispersion en tant que flux plus ou moins chaotique d’impressions et de synthèses passives, la conscience est, pour Husserl comme pour Descartes ou pour Kant, unifiée par l’ego transcendantal. Mais dans quelle mesure ce dernier est-il banni par une conception distribuée de la conscience ?
46Nous avons analysé ailleurs56 les raisons qui ont mené Husserl à imprimer un tournant transcendantal à sa phénoménologie. Le motif principal de la thématisation de l’ego par Husserl, est, selon nous, la nécessité de disposer d’une instance responsable de ses « actes » pour pouvoir fonder une science rationnelle. Comme le sujet moral, le sujet connaissant est cet être libre, qui, parce qu’il n’est pas entièrement soumis aux déterminismes des causes et des passions, peut soumettre ses prises de position à la régulation de la raison. Reste alors à voir comment articuler ce type d’exigence transcendantale avec les données de l’hétérophénoménologie et de la neurologie.
47À cet égard, il nous semble que, pour la phénoménologie, le problème n’est pas de considérer que, en tant qu’instance consciente, intentionnelle et rationnelle, l’ego transcendantal émanerait de l’ensemble du système nerveux plutôt que d’y être un opérateur central. Pas plus que Kant, Husserl ne s’est préoccupé de savoir quel est le support matériel de l’ego transcendantal ; et il n’y a, selon nous, pas de raison de penser que l’ensemble du système nerveux — auquel Dennett lui-même reconnaît une certaine unité — ne pourrait pas tout aussi bien faire l’affaire que la glande pinéale ou n’importe quelle autre composante réelle.
48Par contre, l’idée même de l’ego transcendantal semble résister à l’identification de son substrat matériel quel qu’il soit et, par là même, au projet naturaliste. Car, nous l’avons dit, il est constitutif de l’ego transcendantal en tant qu’instance responsable à l’égard de la raison d’échapper à tout déterminisme et donc, bien sûr aussi, à la causalité neurophysiologique. Le dilemme est classique : on ne peut à la fois affirmer que l’homme est libre et qu’il répond entièrement aux lois de la matière. Il y a donc bien, en définitive, un certain conflit entre la phénoménologie et le naturalisme… à moins peut-être de considérer, du point de vue de l’interprète, que l’ego transcendantal n’est qu’une fiction destinée à figurer les responsabilités qui incomberaient au sujet s’il était libre…
Naturaliser la phénoménologie ?
49Dans cette confrontation avec le naturalisme, ce sont donc pas moins de quatre projets différents de la phénoménologie qui ont été distingués : le projet d’une psychologie purement descriptive des fonctions psychiques ; le projet d’une psychologie descriptive des moments hylétiques du vécu ; le projet d’une science éidétique des « phénomènes » au sens des objets intentionnels qui apparaissent dans ces vécus ; et enfin le projet d’une théorie de la constitution des objets de connaissance. Or, de ces quatre projets, il apparaît que les trois premiers pourraient effectivement être pris en charge par l’hétérophénoménologie que prône Dennett à la suite de Wittgenstein. Même la phénoménologie hylétique pourrait, comme le reconnaît d’ailleurs Nagel, revêtir un caractère intersubjectif, à condition de n’être pas un pur sensualisme.
50Par rapport à une phénoménologie fondée sur la « perception interne », cette phénoménologie à la troisième personne n’aurait pas tant pour avantage de fournir une psychologie descriptive qui offre des garanties d’ « objectivité », que de caractériser les vécus comme des fonctions plutôt que comme des états ou événements réels, de sorte que, contrairement à certains raccourcis récemment envisagés, la « naturalisation » de cette psychologie descriptive ne devrait pas consister à identifier ces vécus à des états neuronaux, mais seulement à montrer comment de telles « fonctions » peuvent être réalisées par certains dispositifs matériels, notamment neurophysiologiques. Chaque niveau de caractérisation se verrait ainsi respecté au sein d’une science qui serait néanmoins « objectiviste » de part en part. Mais, bien sûr, cet objectivisme généralisé, qui a la préférence de la méthodologie scientifique, souffrirait à l’inverse des inconvénients de ses avantages, puisqu’il abandonnerait l’ambition gnoséologique husserlienne — laquelle constitue un autre aspect encore de l’entreprise phénoménologique — de rendre compte de la manière dont toute expérience objective est elle-même constituée à partir d’expériences « subjectives ». Car si, comme Carnap en a lui-même éprouvé les tenants et aboutissants, le projet philosophique d’unification de la science est incontestablement plus aisé si on s’inscrit d’emblée dans le champ de l’objectivité et qu’on opte par exemple pour le physicalisme, est aussi très intéressant et autrement radical d’un point de vue philosophique le projet qui consiste à repartir du vécu et de la sphère autopsychique pour reconstruire sur sa base tout le champ de l’objectivité scientifique, comme c’était l’ambition de l’Aufbau57.
51De ce point de vue de la théorie de la connaissance, il faudrait en outre encore insister sur le quatrième aspect de la phénoménologie que nous avions évoqué, à savoir celui de la déduction transcendantale de l’ego comme condition de possibilité de la connaissance rationnelle. Il semble que, pour fonder son propre antipsychologisme des Recherches logiques, et pour pouvoir opposer la légalité de la raison aux déterminismes réels — qu’ils soient d’ailleurs neurophysiologiques ou proprement psychiques —, Husserl ait en effet jugé nécessaire d’isoler une instance subjective responsable à l’égard de cette légalité. Or, en vertu de sa définition, cette instance n’est par principe pas naturalisable ; car, pour fonder une théorie de la connaissance, il ne suffit pas de montrer, en darwinien, que la simple sélection naturelle des fonctions psychiques suffit à expliquer qu’aujourd’hui des organismes se comportent de manière rationnelle ; il faut encore, pour Husserl, postuler que le sujet de connaissance a des comptes à rendre à la raison quelle que soit sa propre nature psychique, neurophysiologique et phylogénétique.
II. Le problème de l’animalité
52Telle que nous l’avons exposée, l’hétérophénoménologie de Dennett se présente donc comme un fonctionnalisme interprétatif, au sens où les fonctions psychiques sont identifiées sur la base de l’observation de l’attitude globale d’un sujet face à son environnement. Holistique et sous-déterminée par les observations, cette identification répond néanmoins à des critères intersubjectifs qui lui garantissent une certaine objectivité. Mais ce qui importe, c’est que, à l’encontre d’un certain « réalisme mentaliste », cette identification est interprétative et consiste à attribuer des fonctions psychiques à l’ensemble d’un dispositif matériel plutôt qu’à reconnaître la réalité en soi d’états et événements mentaux dont on pourrait ensuite chercher les correspondants neuronaux. À cet égard, une fois de plus, c’est dans la lignée de la critique wittgensteinienne et rylienne du mentalisme que Dennett s’inscrit.
a) La stratégie de l’interprète et la critique du mentalisme
53Le second Wittgenstein s’était en effet livré à une critique très vive de la psychologie philosophique issue de l’opposition moderne entre corps et esprit, conçus comme deux réalités distinctes et parallèles, et surtout de l’interprétation moderne de cette distinction en termes d’extérieur et d’intérieur : selon une telle conception, l’esprit connaîtrait immédiatement et indubitablement ce qui lui est intérieur, c’est-à-dire ses idées, ses pensées, ses sensations, ses images, ses volitions, ses émotions, mais il n’aurait une connaissance que médiate et douteuse des pensées, des sensations, des volitions des autres sujets parce qu’il ne peut que les deviner à partir de leurs manifestations comportementales. Plus profond que le monde « extérieur » dont feraient encore partie le corps humain et ses comportements, se dessinerait dès lors l’image d’un « monde intérieur » fait d’états et d’événements qui seraient essentiellement « privés », c’est-à-dire qu’un sujet et un seul y aurait un accès tout à fait privilégié. Bien plus, ce sont ces états et événements mentaux qui seraient la cause réelle des comportements ; tel individu se comporterait de telle ou telle manière parce qu’il a mal ou parce qu’il croit que...
54Bien qu’apparemment très cohérente, toute cette conception « mentaliste » de la psychologie est vigoureusement dénoncée par Wittgenstein. Elle repose, selon lui, sur une interprétation simpliste des substantifs psychologiques (« douleur », « croyance », « désir », « espoir », etc.) comme désignant nécessairement des réalités, et sur une interprétation simpliste des énoncés psychologiques (« je ressens une douleur à la jambe », « j’éprouve de l’amour pour... », « je souhaite que... », etc.) comme étant nécessairement descriptifs. Or, puisque ces « objets désignés » et ces « faits décrits » ne sont pas des objets et des faits extérieurs, on suppose alors que ce sont des objets et des faits d’un autre genre qui existent ou se déroulent parallèlement aux objets et aux faits extérieurs.
55Cependant, pour Wittgenstein, les énoncés « J’ai mal », « J’essaie de lever mon bras », « Je crois que... » n’ont pas le même statut que « J’ai grandi de 12 centimètres » ou « J’ai le bras cassé ». Ces derniers sont authentiquement descriptifs ; les premiers, par contre, ne décrivent pas des états internes, mais expriment directement ce que je vis. Dire « J’ai mal », dit Wittgenstein, ne décrit pas plus mon état de douleur que crier « Aïe ! » ou même que pleurer ; ce sont là toutes expressions plus ou moins naturelles de la douleur. L’expression « J’ai mal » n’est donc pas la description de ce qui cause le comportement de douleur ; elle est elle-même un des « comportements de douleur ». J’ai socialement appris à remplacer certaines des expressions primitives de la douleur (pleurs, convulsions, grimaces, etc.) par des expressions langagières. J’ai appris à dire « J’ai mal » dans les bons contextes, c’est-à-dire dans les contextes où les autres pouvaient effectivement reconnaître que je souffrais sur le fondement des circonstances et de mes « comportements de douleur »58. En fait, contrairement à ce que laisse supposer l’apparent privilège de l’usage à la première personne des termes psychologiques (« J’ai mal ») sur leur usage à la troisième personne (« Il a mal »), c’est l’usage à la troisième personne qui est le plus fondamental et l’usage à la première personne en est dérivé ; j’ai appris à dire « J’ai mal » dans les contextes où les autres disaient de moi « Il a mal ». C’est dire si les critères de l’utilisation correcte de l’expression « J’ai mal » ne sont pas davantage privés que ceux de l’expression « J’effectue un calcul mental ». Ce n’est pas ce que je vis intérieurement, mais bien des critères intersubjectifs qui déterminent si je calcule effectivement ou non, je ne peux légitimement dire que j’effectue « dans ma tête » une telle opération de calcul que si, par la suite, je me montre capable de répondre correctement à certaines questions.
56Cette critique radicale du mentalisme a parfois mené les commentateurs à rapprocher Wittgenstein du behaviorisme, lequel conteste l’existence des états mentaux et propose de s’en tenir à l’étude de ce qui est intersubjectivement observable, à savoir les comportements. Wittgenstein se défend pourtant lui-même d’une telle position. Wittgenstein ne nie pas que les douleurs, les émotions, mais aussi les représentations ou les envies, soient subjectivement ressenties. Ce qu’il affirme, c’est que ces vécus subjectifs, ces impressions, ces images, ne constituent pas le sens des termes psychologiques :
« Mais tu admettras tout de même qu’il y a une différence entre un comportement de douleur accompagné de douleur et un comportement de douleur en l’absence de douleur ? » — L’admettre ? Pourrait-il y avoir différence plus grande ! — « Et pourtant tu en reviens toujours à ce résultat : La sensation elle-même est un rien. » — Certainement pas ! Elle n’est pas un quelque chose, mais elle n’est pas non plus un rien ! Le résultat est seulement qu’un rien fait aussi bien l’affaire qu’un quelque chose dont on ne peut rien dire. Nous n’avons fait que rejeter la grammaire qui voulait ici s’imposer à nous59.
57Le combat de Wittgenstein est « grammatical »60 et porte contre l’image — suggérée par une mauvaise interprétation du langage — selon laquelle la psychologie aurait pour objet des réalités mentales à découvrir « sous la surface » des comportements. Il ne s’agit pas pour autant pour lui de dire que la psychologie doit s’en tenir à étudier la surface, ou qu’il n’y a rien sous la surface. Wittgenstein conteste plutôt l’image même de surface et de profondeur, l’idée qu’il y aurait deux réalités parallèles :
C’est se fourvoyer exactement de la même manière que de dire qu’il n’y a que surface et rien dessous et de dire qu’il y a quelque chose sous la surface et non pas seulement la surface61.
58Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’alternative selon laquelle les termes psychologiques devraient désigner des états mentaux ou désigner des comportements ; c’est cette alternative qui est trop réductrice : « Est-ce que je dis, en somme, que “l’âme est, elle aussi, quelque chose du corps, et rien d’autre” ? Non. (Je ne suis pas si pauvre en catégories.) »62. Les termes psychologiques ne désignent pas des réalités d’un genre particulier ; voir, penser ne sont pas des « événements internes ». Mais il y a bien des phénomènes typiques de la vision et de la pensée, des situations et des comportements qui autorisent, dans le jeu de langage, à parler de « voir » ou de « penser ». « Je dirais volontiers que la psychologie a affaire à certains aspects de la vie humaine. Ou encore : à certains phénomènes — mais les mots “penser”, “craindre”, etc. ne désignent pas ces phénomènes »63.
59Le défaut commun au mentalisme et au behaviorisme est de concevoir le jeu de langage psychologique sur le modèle « augustinien ». En introduisant dans ce jeu des formules unificatrices telles qu’ « état mental », « objet privé » ou « phénomène interne », le mentalisme l’a rendu plus mystérieux qu’il n’était ; il a rangé les termes psychologiques « dans le mauvais tiroir »64. De même, l’introduction d’expressions telles que « je perçois mes douleurs », « je connais mes désirs » ou « je sais que j’ai peur » a amené plus de confusion que de clarté, dans la mesure où on donne l’illusion d’une similitude de rapports entre, d’une part, la conscience et ses vécus et, d’autre part, le sujet et des objets externes. Or, si les impressions visuelles, les douleurs, les désirs ou les peurs sont de simples vécus subjectivement et immédiatement ressentis, on ne peut dire de la conscience qu’elle les a, qu’elle les perçoit ou qu’elle les connaît, puisque cela impliquerait qu’ils soient indépendants d’elle et qu’il soit possible qu’elle ne les ait, perçoive ou connaisse pas65.
60Au moment où Wittgenstein dicte ses Remarques sur la philosophie de la psychologie, Gilbert Ryle rédige quant à lui La notion d’esprit, qu’il publie en 1949. Il y critique le mentalisme dans une perspective qui rejoint très largement celle de Wittgenstein. Derrière les termes psychologiques de la vie quotidienne, les philosophes — Descartes en tête — ont, dit Ryle, postulé l’existence d’objets et états mentaux par analogie avec le cas des termes et des objets ou états physiques. Cependant, dit Ryle, c’est là mécomprendre l’usage réel et donc la véritable fonction de ces termes psychologiques. Lorsqu’on s’intéresse à la manière, ou plutôt aux très nombreuses et diverses manières dont nous utilisons quotidiennement ces termes, on voit qu’il ne s’agit généralement pas d’usages référentiels qui serviraient à désigner des entités mentales, mais de toute une série de pratiques d’expression, d’interprétation du comportement d’autrui ou de formulation d’hypothèses prédictives.
61Pour souligner ces différences de « fonctions logiques » entre les expressions psychologiques du langage et les expressions physiques, Ryle reprend la notion d’ « erreur de catégorie » qu’il avait déjà thématisée en 1938 :
Le propos de ma critique est de montrer qu’une famille d’erreurs de catégorie radicales se trouve à l’origine de la théorie de la double vie. La représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit mystérieusement niché dans une machine dérive de cette théorie. À ce propos, il est vrai que la pensée, les sentiments et les activités intentionnelles ne peuvent être décrits dans les seuls langages de la physique, de la chimie et de la physiologie. Mais les tenants du dogme de la double vie en ont conclu qu’ils devaient être décrits dans un langage parallèle. Puisque le corps humain est une unité complexe et organisée, l’esprit humain doit, selon eux, être une autre unité, également complexe et organisée, bien que différemment, constituée d’une autre substance et ayant un autre genre de structure. Ou encore, puisque le corps humain, comme toute autre parcelle de matière, est un champ de causes et d’effets, ils voient dans l’esprit un autre champ de causes et d’effets quoique (Dieu merci !) non de causes et d’effets mécaniques66.
62Pour Ryle, le problème « catégoriel » semble tout entier résider dans une confusion quant au type de lien qui existe entre certaines expressions du langage et les réalités qu’elles signifient. En fait, plutôt que de désigner des entités ou événements spécifiques, les termes mentaux servent seulement à qualifier les entités et événements désignés par les termes « physiques ». Comme le dit Lucie Antoniol, en s’appuyant sur le texte de Ryle « Adverbial verbs and verbs of thinking »67 :
Ryle veut prouver que nos prédicats mentaux ont une fonction logique « adverbiale » plutôt que « substantive » […]. Ils ne sont pas les noms d’habitants d’un monde spécial. Ils sont les accompagnateurs spéciaux de nos explications des actions et passions ordinaires. Ils nous disent que certaines affaires humaines sont menées ou subies dans certaines dispositions, conduites avec un certain style, d’une certaine manière, dirigées par des personnes prêtes à faire ou subir d’autres choses, ou bien visant un certain résultat68.
63La « stratégie de l’interprète », que Dennett met au fondement de l’hétérophénoménologie, s’inscrit clairement dans cette lignée antimentaliste. Loin d’être des réalités mentales que nous ne pouvons connaître qu’à travers les comportements qui les manifestent, les fonctions psychiques relèvent d’une certaine manière de lire et de comprendre ces comportements ; ces fonctions sont en fait attribuées à autrui sur la base de critères intersubjectifs de décodage de l’attitude corporelle d’autrui dans son environnement. Cela vaut d’ailleurs aussi bien pour les affects et les qualia69 que pour les désirs et les croyances ou encore pour cette extraordinaire propriété de l’esprit qu’est la rationalité70. Le « moi » lui-même, le sujet unitaire de ces fonctions psychiques, n’est rien d’autre que le centre de gravité narratif de la lecture interprétative71.
64Antiréaliste, Dennett n’est toutefois pas pour autant « éliminativiste » comme le sont Paul et Patricia Churchland. Pour lui, le discours sur ces fonctions psychiques ne doit pas disparaître de la science ; c’est précisément, au contraire, le rôle de l’hétérophénoménologie que d’y faire droit de manière rigoureuse. Mais, plutôt que des « réalités » — états ou événements mentaux —, ce sont des « fonctions » qu’il s’agit de mettre en évidence, de sorte qu’ensuite la question de l’explication neurophysiologique se pose en termes de réalisation neuronale de ces fonctions plutôt qu’en termes d’identification d’états ou événements neuronaux à ces états ou événements mentaux.
65À cet égard, Dennett ne peut que dénoncer le mentalisme naïf affiché par toute une série de philosophes de l’esprit. Particulièrement symptomatique de cette naïveté est l’hypothèse fodorienne d’un « langage de la pensée » (language of thought) qui serait, d’une manière ou d’une autre, implémenté dans le cerveau72. Que, parmi ses nombreuses compétences, un être humain se voie reconnaître la maîtrise de certains concepts, cela n’implique pas nécessairement, dit Dennett, que ces concepts soient forcément « là quelque part » dans l’esprit et dans le cerveau. Une fois encore, nous attribuons à autrui la maîtrise d’un concept en nous fondant sur la conformité de sa pratique linguistique à la pratique courante73, mais le seul langage qui ait une certaine effectivité, c’est ce langage pratiqué en commun ; et ce sont en fait les termes de ce langage partagé qui sont projetés dans l’esprit d’autrui par l’interprétation. Ces termes eux-mêmes, cependant, n’existent pas réellement dans son esprit ou dans son cerveau ; tout ce qu’il y a dans la boîte crânienne, c’est une structure neuronale qui s’est modifiée sous l’effet de l’apprentissage et qui tend désormais à réagir d’une manière particulière à certains stimuli.
66L’antimentalisme hérité de Wittgenstein et Ryle est évidemment la clé du fonctionnalisme interprétatif de Dennett. Mais on peut, une fois encore, se demander quels sont ses liens avec le behaviorisme. Wittgenstein, nous l’avons vu, se défendait explicitement d’adopter cette prise de position ; et Dennett, pour sa part, se réjouit de cette réticence74. Mais qu’en est-il du fonctionnalisme interprétatif de Dennett ? Dans Conscience expliquée, Dennett critique explicitement les différentes formes de behaviorisme75 ; son hétérophénoménologie est au contraire la preuve de ce que, à défaut de réalité, il accorde une certaine objectivité aux états de conscience76. Reste que, nous l’avons vu, cette hétérophénoménologie ne peut concevoir les états de conscience qu’en tant que fonctions ; en dehors de cela, ce ne sont que « des différences qui ne font pas de différences ». Il ne s’agit pas, notons-le, de « feindre l’anesthésie »77 et de faire comme si on ne remarquait pas que la douleur est aussi un affect très particulier, mais ce qui est significatif pour la science, c’est que la douleur joue un rôle psychique que l’évolution a pu sélectionner.
b) La différence anthropologique
67Puisque l’hétérophénoménologie ne repose sur aucun réalisme mais seulement sur une stratégie interprétative, rien ne semble s’opposer à ce que, de l’attribution de fonctions psychiques aux hommes, on l’étende aussi à d’autres dispositifs qui interagissent avec leur environnement, à commencer par les animaux. Au fond, l’éthologie est le paradigme même de l’hétérophénoménologie fonctionnant selon la stratégie de l’interprète ; d’autant que le fantasme d’une description fidèle de la réalité mentale y est moins présent du fait qu’on ne dispose pas de comptes rendus verbaux des vécus par les sujets qui les éprouvent.
68Beaucoup des critères intersubjectifs qui permettent d’attribuer aux hommes des douleurs, des désirs ou des croyances peuvent être directement appliqués aux animaux ou du moins à ceux qui nous ressemblent le plus. Mais cela veut dire que l’anthropomorphisme, qui est souvent considéré comme le péché capital en éthologie, est tout simplement inévitable ; il est un trait constitutif de la stratégie de l’interprète, de la même manière que l’est un certain ethnocentrisme en anthropologie culturelle, comme l’a montré Quine. Cela veut dire aussi que beaucoup de questions comme « les animaux sont-ils vraiment conscients ? », « vraiment intelligents ? », « vraiment dotés de croyances ? », etc., n’ont de signification que très relative. Pas davantage chez les animaux que chez les hommes, il n’y a, en la matière, de « réalité », même inaccessible, qui permettrait de trancher univoquement ces questions. C’est d’ailleurs pourquoi Dennett ne se soucie guère de ce qu’on oppose à son fonctionnalisme interprétatif le cas des « zombies », c’est-à-dire le cas de ces êtres qui seraient indissociables des hommes du point de vue fonctionnel sans pourtant être conscients ; pour Dennett, les zombies sont bel et bien conscients s’ils font preuve des mêmes aptitudes que les hommes78.
69Mais la stratégie de l’interprète vaut donc aussi pour d’autres dispositifs encore, y compris des dispositifs artificiels comme les machines. Celles-ci ont en effet des aptitudes, parfois très complexes et subtiles, qui inclinent leurs utilisateurs à leur attribuer des états mentaux. S’agit-il d’une « illusion de l’utilisateur »79 ? Le mieux, pour Dennett, est, à cet égard, d’adopter le point de vue d’Alan Turing — lequel avait d’ailleurs été lui-même l’élève de Wittgenstein —, et de considérer qu’ordinateurs et zombies sont intelligents s’ils se comportent d’une manière que nous qualifierions d’intelligente80.
70Le problème de cette stratégie de l’interprète, c’est alors évidemment que, en raison de son anthropomorphisme généralisé, elle tend à gommer les différences81. Où, en effet, et sur la base de quels critères, faire passer la rupture entre les dispositifs conscients et ceux qui ne le sont pas, entre les dispositifs dotés d’intentionnalité et ceux qui ne le sont pas, entre les dispositifs dotés de rationalité et ceux qui ne le sont pas ? D’une certaine façon, reconnaît Dennett, on peut attribuer des fonctions psychiques à tout ce qui bouge, comme, par exemple, lorsqu’on évoque les intentions du Vésuve ou qu’on parle de sa colère82… Mais ne faut-il pas tout de même faire une différence entre un usage littéral de ces expressions lorsqu’il s’agit d’un homme et un usage plus métaphorique lorsqu’il s’agit d’un volcan ? Et, dans ce cas, où commence l’usage métaphorique ? Avec l’animal ? Avec certains animaux ? Avec les machines ?
71Pour trancher ces questions, on pourrait penser que Dennett recommande de ne prendre en compte que les différences fonctionnelles — les « aptitudes » — des différents dispositifs. Mais, en fait, son téléofonctionnalisme le rend aussi attentif aux différences quant au substrat matériel de ces dispositifs83. Les dispositifs organiques, en effet, ont été naturellement sélectionnés parce qu’ils disposaient de ces aptitudes, alors que d’autres dispositifs ont été artificiellement construits pour les exhiber. Or, cela implique que ce ne sera pas le même type d’explication naturaliste qui conviendra pour rendre compte d’une même fonction dans l’un ou l’autre cas. À cet égard, l’homme et l’animal semblent donc nettement plus proches l’un de l’autre qu’ils ne le sont de l’ordinateur, aussi performant que celui-ci soit d’un point de vue fonctionnel84.
72Cela, en tout cas, est particulièrement vrai des ordinateurs de l’Intelligence Artificielle classique, dont le mécanisme est très différent du cerveau humain. Contrairement à la multitude mal unifiée des processus parallèles du cerveau, ces machines fonctionnent de manière séquentielle et disposent d’un processeur central85. Par ailleurs, les règles de leur fonctionnement leur sont prescrites par leur constructeur et elles ne les apprennent pas au quotidien dans leurs interactions avec leur environnement86. Cependant, la mise en œuvre de nouvelles machines dont le substrat matériel est, comme le cerveau, structuré par un réseau connexionniste biologique ou chimique, donne progressivement lieu à une nouvelle génération de machines qui brouillent un peu plus leur séparation d’avec les animaux, dans la mesure où elles ne s’en rapprochent pas seulement par leurs compétences87, mais aussi par la manière même dont ces compétences sont progressivement acquises à travers l’interaction avec l’environnement.
Conclusion
73Sans complètement le réduire à néant, quelques décennies de recherches en biologie scientifique ont sérieusement dissipé le « mystère de la vie » ; identifiées dans leur spécificité par des disciplines descriptives qui mettent en évidence un certain type de « fonctionnement », les propriétés de la vie sont aujourd’hui largement expliquées par les sciences de la nature. Avec Dennett, ne doit-on pas faire le pari qu’il en ira de même pour les propriétés de la conscience ? Car c’est la nature qui est consciente comme c’est la nature qui est vivante.
Notes
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Université de Liège