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- Volume 7 (2011)
- Numéro 1: Expérience et représentation (Actes n°4)
- Brentano et Husserl sur la perception sensible
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Brentano et Husserl sur la perception sensible
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1On nous a habitué, dans les études husserliennes, à traiter de la question du rapport de la phénoménologie des Recherches logiques à Brentano dans la perspective de la critique que Husserl adresse à la théorie immanentiste de l’intentionnalité dans cet ouvrage*. Mais cette perspective laisse dans l’ombre un enjeu fondamental de la question qui sous-tend les discussions de Husserl dans la § 15 de la cinquième Recherche et dans l’Appendice au deuxième volume de l’ouvrage, à savoir ce que j’appellerai par commodité la thèse du caractère coextensif de la conscience, de l’intentionnalité et de la pensée. Je voudrais montrer que la critique que Husserl adresse à cette thèse s’appuie sur la distinction introduite dans ses premiers travaux à Halle entre les actes et les contenus sensibles ou contenus primaires, plus précisément entre deux classes au sein de l’expérience sensible, la première correspondant aux phénomènes psychiques de Brentano, l’autre, qui n’est pas intentionnelle, correspond à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la conscience ou l’expérience phénoménale. Pour ce faire, j’examinerai la critique de la théorie de la perception de Brentano (uniquement celle de sa Psychologie de 1874) dans la première édition des Recherches logiques ainsi que dans un traité sur la perception publié récemment sous le titre de « Abhandlung über Wahrnehmung von 1898 » qui était vraisemblablement destiné à la deuxième série des Recherches logiques1.
1. Phénoménologie et contenus primaires dans les Recherches logiques
2La définition de la phénoménologie comme psychologie descriptive dans l’introduction à la première édition des Recherches logiques2 de Husserl suggère que son domaine d’étude tout comme sa méthode s’apparentent à la psychologie de Brentano et que les recherches de cet ouvrage visent en quelque sorte à contribuer au programme philosophique de Brentano dont la psychologie est un des axes principaux. Ce sens de la phénoménologie semble aller de soi lorsqu’on considère que cet ouvrage est le résultat des recherches entreprises par le jeune Husserl au milieu des années 1880 auprès de Brentano à Vienne puis à Halle sous la direction d’un autre étudiant de Brentano, soit Carl Stumpf à qui les Recherches logiques sont dédiées3. Bien que la psychologie descriptive ne soit pas la seule et unique préoccupation de Husserl durant son séjour à Halle (1886-1901) — les recherches logico-mathématiques le sont tout autant et elles ont abouti à l’idée d’une logique pure et au projet d’une doctrine de la science dans les Prolégomènes —, elle est cependant à l’origine de la première version de la phénoménologie et le cadre conceptuel à partir duquel ont été menées ses recherches publiées avant l’ouvrage séminal de la phénoménologie. Il n’est donc pas étonnant que ses interlocuteurs privilégiés en matière de psychologie durant cette période sont pour la plupart d’autres étudiants de Brentano.
3Dans cette introduction générale aux Recherches logiques, Husserl suggère en outre que le choix du terme de phénoménologie est d’abord terminologique en ce qu’il permet d’éviter la confusion que pourrait occasionner l’usage du terme de psychologie pour désigner à la fois le domaine de recherche de la psychologie physiologique et celui des phénomènes psychiques auquel se limite la psychologie descriptive de Brentano. C’est ce que confirme un passage important de cette introduction dans lequel Husserl insiste sur l’importance épistémologique de la démarcation des tâches et du domaine de recherche de ces deux versions de la psychologie :
Étant donné qu’il est d’une importance tout à fait exceptionnelle pour la théorie de la connaissance de différencier l’étude purement descriptive des vécus de connaissance, menée indépendamment de toute préoccupation d’une théorie psychologique, de la recherche proprement psychologique orientée sur l’explication empirique et génétique, nous avons raison de parler plutôt de Phénoménologie que de psychologie descriptive4.
4Cette distinction correspond à celle introduite par Brentano dans ses leçons au milieu des années 1880 entre psychologie descriptive, qu’il appelle aussi phénoménologie ou psychognosie, et psychologie génétique ou physiologique dont la tâche réside dans l’explication causale des phénomènes décrits par la première. Mais dans la première édition des Recherches logiques, Husserl utilise fréquemment les termes de psychologie descriptive et de phénoménologie (descriptive) de manière interchangeable.
5Ceci dit, les critiques que Husserl adresse à la psychologie de Brentano dans cet ouvrage semblent indiquer que le choix du terme de phénoménologie n’est pas uniquement motivé par des considérations terminologiques. En effet, plusieurs passages de la première édition indiquent que le domaine d’étude de la phénoménologie ne coïncide pas entièrement avec celui de la psychologie descriptive. La discussion autour de cette question intervient dans le contexte plus général d’une réflexion sur la délimitation du domaine de la psychologie par rapport à celui des sciences de la nature, et c’est dans cette perspective que Husserl s’intéresse à la psychologie de Brentano.
À la question de cette distinction se relie très étroitement le problème qui nous est posé, celui de délimiter le concept d’acte psychique quant à son essence phénoménologique, étant donné que ce concept a pris naissance précisément dans ce contexte, c'est-à-dire en tant que prétendue délimitation du domaine psychologique5.
6Le problème de la délimitation de ces deux domaines de recherche se subdivise en deux Streitfragen qui sont liées à la psychologie de Brentano. La première et la plus générale est la question de la délimitation de la psychologie et des sciences de la nature6, que Husserl examine dans la section 7 de la cinquième Recherche et dans l’Appendice aux Recherches logiques en relation avec la distinction de Brentano entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques. Cette question dépend en retour d’une deuxième Streitfrage qui représente l’enjeu philosophique de la discussion autour de la conception brentanienne des sentiments dans la section 15 de la cinquième Recherche, à savoir la « Streitfrage, ob das Merkmal der intentionalen Beziehung zur Abgrenzung der „psychischen Phänomene“ (als der Domäne der Psychologie) ausreiche oder nicht »7. Cette dernière question concerne en fait les critères dont se sert Brentano dans son ouvrage de 1874 afin de délimiter le domaine de la psychologie par rapport à celui des sciences de la nature, et elle concerne, par-delà l’intentionnalité, sa théorie de la perception interne et externe. Elle a une portée directe sur la première question en litige puisque la délimitation du domaine de la psychologie par rapport à celui des sciences de la nature présuppose en outre que les critères sur lesquels s’appuie la classification de Brentano justifient la séparation de principe entre la psychologie comprise comme « science des phénomènes psychiques » et les sciences de la nature comprises comme « sciences des phénomènes physiques ». Or c’est précisément ce que conteste Husserl :
On pourrait démontrer qu’en aucune façon tous les phénomènes psychiques au sens d’une définition possible de la psychologie ne sont tels que les entend Brentano, c’est-à-dire des actes psychiques, et que par ailleurs sous le titre employé d’une manière équivoque par Brentano, de « phénomènes physiques », on trouve une bonne part de phénomènes véritablement psychiques8.
7Husserl fait valoir contre Brentano que des phénomènes tels les sensations affectives (Gefühlsempfindungen), qui appartiennent à une dimension de l’expérience phénoménale qu’il appelle dans les Recherches logiques Erlebnisse ou contenus primaires, ne tombent sous aucune des deux classes de phénomènes de Brentano. Husserl soutient que l’expérience phénoménale est plus primitive que les phénomènes psychiques et il lui revient un rôle fondateur dans la phénoménologie des Recherches logiques. La définition de la phénoménologie comme psychologie descriptive n’est donc pas à prendre au pied de la lettre puisque le domaine de la phénoménologie ne se réduit pas aux phénomènes psychiques de la psychologie descriptive.
8Par ailleurs, dans les premières sections de l’appendice au deuxième volume des Recherches logiques intitulé « Äußere und innere Wahrnehmung; Physische und psychische Phänomene », Husserl laisse entendre que la paire de concepts « perception interne et perception externe », « phénomènes physiques et phénomènes psychiques », qui occupe une place si importante dans la psychologie de Brentano, trouve son origine dans l’empirisme britannique, et qu’elle véhicule les mêmes préjugés que Husserl dénonce dans la deuxième Recherche9. Au nombre de ces préjugés, le représentationalisme est sans doute le plus tenace et le plus dommageable puisqu’il est responsable, d’après le diagnostic de Husserl dans la deuxième Recherche, d’une confusion qui est à l’origine d’une des pires falsifications des concepts dans toute l’histoire de la philosophie :
Définir le simple être-vécu d’un contenu comme son être-représenté et, par transposition, appeler représentations tous les contenus vécus en général, c’est là une des pires falsifications de concepts que connaisse la philosophie. En tout cas, le nombre d’erreurs dont elle est responsable dans la théorie de la connaissance et en psychologie, est légion10.
9Cette définition correspond, dans la psychologie de Brentano, au principe suivant lequel tout phénomène psychique est ou bien une représentation, ou bien a une représentation comme fondement. Husserl discute longuement de ce principe dans la cinquième Recherche et lui reproche entre autres choses de confondre la matière et la qualité d’un acte. Cependant, outre ces remaniements conceptuels, la critique de Husserl porte sur un principe plus fondamental de la psychologie de Brentano, à savoir ce qu’on pourrait appeler le caractère coextensif de la conscience, de l’intentionnalité et de l’esprit, c’est-à-dire l’extension du principe représentationaliste de Brentano à l’ensemble de l’expérience. Husserl distingue en effet dans le domaine de l’expérience phénoménale deux classes de vécus, l’une qui est intentionnelle et qui correspond au domaine des phénomènes psychiques de Brentano, l’autre qui n’est pas intentionnelle et qui inclut les sensations et les contenus primaires. Cette distinction entre acte psychique et contenu primaire est au cœur de sa critique de Brentano et de l’empirisme classique dans les Recherches logiques, et la falsification des concepts a précisément pour conséquence de confondre ces deux dimensions de l’expérience ou ces deux classes de vécus. Husserl soutient que cette dimension primitive de l’expérience ne tombe sous aucune des deux classes de phénomènes de Brentano, et c’est dans cette optique qu’il propose un examen critique des principes sur lesquels s’appuie sa classification des phénomènes et sa position face aux deux Streifragen.
2. Les critères de Brentano dans sa distinction entre deux classes de phénomènes
10Dans la Psychologie du point de vue empirique, Brentano définit sa psychologie comme science des phénomènes psychiques :
Comme objet proprement dit de la psychologie nous aurons seulement à envisager les phénomènes psychiques au sens d’états réels. Et c’est exclusivement en ce qui les concerne que nous disons que la psychologie est la science des phénomènes psychiques11.
11En tant que science des phénomènes psychiques, son domaine de recherche se distingue de celui des sciences de la nature que Brentano définit comme « sciences des phénomènes physiques ». Le sens de la relation entre la psychologie et la science des phénomènes physiques tel qu’il est compris par Husserl dans ses Recherches logiques s’appuie sur la distinction introduite par Brentano au milieu des années 1880 entre psychologie descriptive et psychologie génétique12. Bien que Husserl se réfère uniquement à la Psychologie de 1874 dans ses Recherches logiques, il emploie la terminologie que Brentano utilisait déjà dans les leçons auxquelles il a assisté entre 1884 et 188613. Cette distinction introduite par Brentano au sein de la psychologie entre le descriptif et le génétique ne met pas en question la délimitation nette des deux classes de phénomènes, elle ne concerne en définitive que la répartition des tâches entre les psychognosistes et les scientifiques. Les tâches qui sont assignées à la psychologie descriptive demeurent les mêmes que dans la Psychologie de 1874 et elles consistent dans l’analyse et la classification des phénomènes psychiques. La psychologie génétique, en revanche, « a pour objet les lois suivant lesquelles les phénomènes psychologiques naissent et disparaissent. Puisque ces phénomènes dépendent indubitablement des processus du système nerveux, les conditions de leur apparition et disparition sont largement physiologiques ; ainsi, l’investigation de la psychologie génétique doit être enchevêtrée avec celle de la physiologie14. » La psychologie génétique ou physiologique a pour tâche d’expliquer, à l’aide des lois causales, les phénomènes que la psychologie descriptive analyse conceptuellement. La description a cependant préséance sur l’explication et quiconque négligerait la description des phénomènes au profit de leur genèse causale commettrait un usteron proteron « weil bei der Analyse psychischer Erscheinungen in ihre Elemente weniger als bei der genetischen Psychologie mit dem Seziermesser gearbeitet werden kann »15.
12Bien qu’il accepte cette division du travail au sein de la psychologie, Husserl n’admet pas la délimitation proposée par Brentano du domaine de la psychologie descriptive par rapport à celui de la psychologie génétique et propose un examen critique de quelques-uns des critères sur lesquels s’appuie cette classification. Trois de ces critères font l’objet d’un examen détaillé dans l’Appendice, et ces critères sont tous liés à la théorie brentanienne de la perception. Le premier critère, comme l’indique le titre de l’Appendice : « Äußere und innere Wahrnehmung. Physische und psychische Phänomene », repose sur la relation étroite entre, d’une part, la perception externe et les phénomènes physiques (des sciences de la nature), et d’autre part, la perception interne et les phénomènes psychiques (de la psychologie descriptive). L’objet d’une perception interne est un phénomène psychique tandis que l’objet d’une perception externe est un phénomène physique. D’où un autre trait distinctif des ces deux classes de phénomènes, à savoir que les phénomènes psychiques « ne sont perçus que dans la conscience interne, tandis que les phénomènes physiques ne peuvent l’être que par une perception extérieure »16. Brentano conjugue ces deux paires de concepts dans sa théorie des objets primaires et secondaires. Les objets primaires sont les phénomènes physiques tels le son ou la couleur d’un objet quelconque, tandis que l’objet secondaire est le phénomène psychique, en l’occurrence l’audition du son ou la vision de l’objet coloré, qui est en un sens son propre objet. Comme l’explique Brentano :
La représentation du son et la représentation de la représentation du son ne forment qu’un seul phénomène psychique, que nous avons, de façon abstraite, décomposé en deux représentations en le considérant dans son rapport à deux objets différents, dont l’un est un phénomène physique et l’autre un phénomène psychique. Dans le même phénomène psychique, où le son est représenté, nous percevons en même temps le phénomène psychique ; et nous le percevons suivant son double caractère, d’une part en tant qu’il a le son comme contenu, et d’autre part en tant qu’il est en même temps présent à lui-même comme son propre contenu17.
13Le deuxième critère de Brentano repose sur la thèse que les phénomènes psychiques sont les seuls auxquels « possèdent une existence effective en dehors de l’existence intentionnelle. La connaissance, la joie, le désir existent effectivement ; la couleur, le son, la chaleur n’ont qu’une existence phénoménale et intentionnelle18. » Au début de sa Psychologie, Brentano rapproche son usage des termes Phänomen ou Erscheinung de leur usage traditionnel où ils s’apparentent à ce qui est apparent (Schein) et s’opposent à ce qui existe vraiment et réellement. Ce sont de simples phénomènes en ce sens que son et chaleur n’existent pas en dehors de notre sensation. En revanche, les objets de la perception interne possèdent en outre l’inexistence intentionnelle et ce sont les seuls qui peuvent être perçus intérieurement.
14Le troisième critère qu’examine Husserl dans l’Appendice est épistémique et concerne l’évidence de la perception interne. Il faut cependant distinguer la fonction épistémique de la perception interne en tant qu’une « espèce de connaissance intuitive » de son sens proprement psychologique, c’est-à-dire en tant qu’elle désigne la conception que se fait Brentano de la conscience. Dans un passage au début de la cinquième Recherche où Husserl examine trois concepts de conscience, il propose une interprétation éclairante de la doctrine de la perception interne de Brentano et de sa théorie des objets primaires et secondaires :
Tout phénomène psychique est non seulement conscience, mais il est aussi lui-même, en même temps, contenu de conscience, et, en ce cas, aussi objet de conscience au sens étroit de la perception. Le flux des vécus internes est donc en même temps un flux continu de perceptions internes, qui cependant ne font qu’un, d’une manière particulièrement intime, avec les vécus psychiques correspondants. La perception interne, notamment, n’est pas un second acte indépendant qui vient s’ajouter au phénomène psychique correspondant, mais celui-ci, outre sa relation à un objet primaire, par exemple le contenu perçu extérieurement, se contient « lui-même, dans sa totalité, en tant que représenté et connu ». Tout en étant orienté directement vers son objet primaire, l’acte est en outre orienté simultanément vers lui-même. C’est ainsi que l’on évitera la régression à l’infini à laquelle paraît bien nous entraîner la conscience accompagnant tous les phénomènes psychiques (conscience dont la complexité, conformément aux trois classes fondamentales, contient aussi une perception interne)19.
15Cette théorie des objets primaires est examinée par Husserl dans le contexte de sa critique de la doctrine brentanienne des sentiments et nous aurons l’occasion d’y revenir. En ce qui concerne maintenant la fonction épistémique de la perception interne, elle repose, selon Brentano, sur « l’évidence immédiate, indubitable qui lui appartient exclusivement parmi toutes les connaissances que l’expérience peut nous fournir. Lorsque nous disons donc que les phénomènes psychiques sont ceux qui sont saisis par la perception intérieure, cela signifie que leur perception est immédiatement évidente20. » C’est en ce sens que Brentano dit de la perception interne qu’elle est la seule perception au sens littéral du terme Wahrnehmung, c’est-à-dire au sens de ce qu’on l’on tient pour vrai (ou existant effectivement). L’évidence lui confère donc un avantage épistémique sur la perception externe puisque la perception évidente est la seule source de connaissance, d’où l’asymétrie épistémique avec la perception externe.
3. Phénomène physique vs. contenu primaire dans la Philosophie de l’arithmétique
16Considérons d’abord la notion de phénomène physique que Husserl tient en partie responsable de plusieurs problèmes dans la classification des phénomènes de Brentano. Dans les Recherches logiques, Husserl reproche à Brentano de confondre avec cette notion les contenus sensibles et les objets. Les exemples de phénomènes physiques que l’on retrouve dans la Psychologie de Brentano — par exemple « une couleur, une figure, un paysage que je vois, un accord que j’entends, la chaleur, le froid, l’odeur que je sens et toutes les images du même genre qui apparaissent dans mon imagination21 » — témoignent, selon Husserl, de l’équivocité de cette notion qui désigne aussi bien des objets (le paysage vu) que les sensations et confond ainsi les « contenus sentis » avec les objets extérieurs ou leurs propriétés phénoménales22. Cette critique est en germe dans le chapitre iii de sa Philosophie de l’arithmétique qui reprend presque intégralement la partie de son Habilitationsschrift où il est question de « ce chapitre très obscur de la psychologie descriptive » que sont les relations23. Husserl y propose une classification des relations qui est reprise avec certaines modifications dans le chapitre de la Philosophie de l’arithmétique portant sur « La nature psychologique des relations collectives ». S’appuyant sur les travaux de Stumpf dans le domaine de la perception de l’espace et de la psychologie du son, Husserl est plus critique à l’endroit de la notion de phénomène physique de Brentano à laquelle il reproche de ne pas tenir compte notamment des moments abstraits de l’intuition24. C’est pourquoi, dans une note à ce chapitre de Philosophie de l’arithmétique, Husserl propose de remplacer la notion de phénomène physique par la notion centrale de « contenu primaire » sur laquelle repose sa propre conception des sensations dans les Recherches logiques :
Dans les discussions précédentes, j’ai évité d’employer l’expression « phénomène physique », qui correspond chez Brentano au « phénomène physique », parce que cela a l’inconvénient de désigner comme phénomène physique une analogie, une gradation, etc. Brentano lui-même n’avait en vue lui aussi dans cette dénomination que les contenus primaires absolus, et même les phénomènes individuels, et non pas les moments abstraits d’une intuition25.
17Husserl soutient au contraire que ces contenus primaires sont des touts structurés par des relations que Stumpf appelle, dans le deuxième volume de sa Psychologie du son, les Grundverhältnisse, et auxquelles appartiennent notamment les relations de fusion et les relations méréologiques auxquelles Husserl accorde beaucoup d’importance dans sa troisième Recherche.
18La distinction centrale dans ce chapitre sur les relations entre contenu primaire et phénomènes psychiques présente également un intérêt pour notre étude. Le critère qui guide Husserl dans sa classification est le concept d’inexistence intentionnelle qui, bien que peu employé dans cet ouvrage, « conduit elle aussi, dans la classification des relations, à une division essentielle »26. Il s’agit de la distinction entre la classe des relations qui possèdent le caractère de contenus primaires et la classe des relations qui appartiennent aux actes psychiques. Chaque relation de la première classe fait partie d’une représentation de manière non intentionnelle. Dans ce cas, explique Husserl, l’analogie ne doit pas être subsumée sous le concept de phénomène psychique mais bien sous celui de « contenus primaires »27. Il en va de même des relations d’égalité, de gradation, ainsi que des relations métaphysiques (entre propriétés telles que la couleur et l’étendue spatiale) ou encore de l’inclusion logique (celle de la couleur dans le rouge). « Chacune de ces relations représente un genre particulier de contenus primaires […], et, relativement à cela, elle appartient à la même classe principale28. » Les relations de cette classe qui appartiennent aux contenus primaires sont appelées des « relations primaires ». La classe des relations appartenant aux phénomènes psychiques se caractérise par le recours à un acte (représentation, jugement, volonté, etc.) dont la fonction est de lier les uns aux autres plusieurs contenus qu’il unifie. La différence psychologique essentielle entre ces deux classes de relations est que, dans la première, « la relation est donnée immédiatement » avec les éléments fondateurs compris comme les moments « du même contenu de représentation », tandis que dans le cas de la représentation d’une relation psychique « il faut se représenter réflexivement l’acte qui établit la relation » dont le contenu est « l’acte fondant la relation » ; il appartient donc à un niveau différent des contenus et relations primaires29. La propriété principale de ces relations primaires entre les qualités sensibles simultanées réside dans le phénomène de fusion (Verschmelzung), notion que Husserl emprunte ici encore à Stumpf30. C’est grâce à la relation de fusion que les parties d’un tout sensible apparaissent comme les parties d’un tout et non d’une somme, et c’est elle, non un acte mental, qui confère aux données sensorielles leur unité sensible ou perçue. Husserl et Stumpf estiment que cette unité sensible n’est pas le produit de fonctions intellectuelles ou d’actes synthétiques, mais qu’elle appartient aux contenus fondateurs31.
19Retenons de ces brèves remarques la distinction cardinale entre contenu primaire et acte psychique dans la Philosophie de l’arithmétique qui, bien que marginale dans cet ouvrage32, représente un acquis dans les ouvrages ultérieurs de Husserl33. Elle est une des préoccupations centrales dans les recherches de Husserl durant la période de Halle, notamment dans ses deux études publiées en 1894 sous le titre « Études psychologiques pour la logique élémentaire », comme le confirme d’ailleurs le Selbstanzeige de 189734. Elle est le thème central d’un traité publié récemment sous le titre « Abhandlung über Wahrnehmung von 1898 », qui était destiné à la deuxième série des Recherche logiques35, et dont le point de départ est justement la double confusion dans l’usage des psychologues et scientifiques de l’époque de la notion de sensation, d’une part entre le contenu et l’objet de la perception, d’autre part entre Wahrnehmen et Empfinden. Dans la sixième Recherche, Husserl reconnaît à ces contenus primaires le statut de genre supérieur et leur assigne un rôle fondateur dans la hiérarchie des contenus psychiques. Ces contenus primaires désignent en effet « les contenus de la sensibilité “externe” qui cependant n’apparaît ici définie par aucune relation avec la différence entre le dehors et le dedans (laquelle est une différence métaphysique), mais par la nature de leurs représentants, en tant que ces derniers sont les ultimes contenus fondateurs phénoménologiquement vécus. Ces contenus primaires forment un genre suprême unique, bien que se subdivisant en toutes sortes d’espèces36. »
4. Le perçu et la distinction entre le contenu et l’objet de la perception
20L’équivocité que Husserl attribue à la notion de phénomène physique et plus généralement à la théorie de la perception de Brentano présuppose au point de départ le bien-fondé de cette distinction entre les contenus sensibles des actes de perception et leurs objets. Husserl utilise à l’occasion l’exemple d’un cube que l’on fait pivoter dans une main afin de mettre en évidence la fonction des contenus sensoriels dans notre perception des objets. Ce cas montre plus particulièrement que si à un seul et même objet peuvent correspondre des contenus sensoriels changeants selon notre position corporelle vis-à-vis de l’objet, alors le perçu, qui est toujours le même, doit être autre chose que ces contenus sensoriels qui sont néanmoins essentiels à la perception sensible. Husserl distingue ces « contenus vécus » des objets « perçus » et soutient contre Brentano que tout acte intentionnel et notamment la perception externe, est dirigée en principe non sur des contenus immanents, comme le pense Brentano, mais vers des objets transcendants à l’expérience. Husserl distingue clairement ces objets perçus des contenus sensoriels vécus auxquels revient une fonction bien précise dans la théorie de la perception des Recherches logiques.
21À cette distinction entre les contenus et les objets d’une acte de perception correspond celle entre deux modes de conscience distincts que l’on peut appeler provisoirement la classe des vécus intentionnels et celle des vécus non intentionnels. Cette distinction donne son titre à l’étude « Anschauung und Repräsentation » publiée en 1894 en deuxième partie des « Études psychologiques »37. La thèse que défend Husserl dans cette étude est que cette distinction au sein des représentations entre Repräsentation (en tant que « bloß intendieren »38) et Anschauung (« als immanente Inhalte wirklich in sich fassen »39) dépend à son tour de deux modes de conscience distincts40. Cette thèse est reformulée dans le Selbstanzeige de 1897 à partir de la distinction entre contenu primaire et acte psychique, et Husserl introduit une hiérarchie entre ces deux modes de conscience :
1) ceux qui sont des re-présentations ou qui ont pour soubassement des re-présentations, qui donc acquièrent une relation intentionnelle à des objets; cette catégorie comprend par exemple l’affirmation, la négation, la supposition le doute, l’interrogation, l’amour, l’espoir, le courage, le désir, la volonté, etc. ; 2) ceux pour lesquels ce n’est pas le cas, par exemple le plaisir ou le déplaisir sensible (la ‘coloration sensorielle’). Ces derniers modes de conscience, les plus bas pour ainsi dire, sont aussi génétiquement antérieurs et les plus primitifs41.
22Ce passage indique clairement la portée de cette distinction entre contenu primaire et acte psychique sur trois aspects de la psychologie de Brentano : il indique d’abord que le principe suivant lequel tout phénomène psychique est ou bien une représentation, ou bien a une représentation pour base ne s’applique qu’à la classe des vécus intentionnels ; à l’autre classe de vécus qui n’obéit pas à ce principe appartiennent le plaisir et le déplaisir sensibles de mêmes que les fameuses sensations affectives dont nous reparlerons plus loin ; ces modes de conscience non intentionnels, que Husserl appelle parfois « conscience primaire » ou encore intuition, interprétation, appréhension et aperception, et qu’il associe étroitement aux contenus primaires, sont les plus primitifs et occupent le niveau inférieur (soubassement) dans cette hiérarchie.
23Pour mettre en évidence cette distinction entre ces deux modes de conscience, Husserl se sert de l’exemple de la perception d’arabesques où un seul et même support sensible peut servir de base à une intuition et à une Repräsentation. Dans le passage de l’effet purement esthétique qu’exerce d’abord sur nous cet objet à notre perception des arabesques en tant que symboles ou signes, une modification importante se produit d’un mode de conscience à l’autre, et elle réside dans ce qu’il appelle le caractère d’acte. C’est ce dernier qui
anime pour ainsi dire la sensation et qui, selon son essence, fait en sorte que nous percevons tel ou tel objet (…). Les sensations tout comme les actes qui les appréhendent», ou les « aperçoivent » sont en ce cas vécus, mais elles n'apparaissent pas objectivement; elles ne sont pas vues, entendues, ni perçues par un « sens » quelconque. Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus, mais ils ne sont pas vécus42.
24L’arabesque n’acquiert le sens de contenu et sa fonction de signe qu’à partir du moment où il est appréhendé ou interprété en tant que signe. Dès lors, il n’est plus perçu comme la tache d’encre qui était l’objet initial exerçant sur nous un effet esthétique, mais il est vécu en tant que support sensible de la perception du référent auquel renvoient les arabesques.
25Cette distinction entre deux modes de conscience, entre Erleben ou Empfinden et Wahrnehmen est au cœur de la critique que Husserl adresse à la théorie de la perception de Brentano. L’équivocité que Husserl impute à la notion de phénomène physique entre les contenus sensibles et les objets équivaut à celle, dans la perception externe, entre Erleben et Wahrnehmen. Suivant le diagnostic de Husserl, la source de cette confusion réside dans la conception que se fait Brentano du sentir (Empfinden) en tant qu’acte au même titre que le percevoir (Wahrnehmen), et il oblitère ainsi deux modes de conscience qui sont en jeu dans la perception sensible43. Husserl soutient au contraire que le sentir n’est pas un phénomène psychique au sens de Brentano, qu’il n’est pas un acte : « Nous appelons sentir le simple fait qu’un contenu sensoriel et en outre un non-acte est en général présent dans le complexe du vécu44. » Ce non-acte n’est rien d’autre que ce qu’il appelle Auffassung, Deutung ou la fonction aperceptive de la conscience45.
26L’expression « caractère d’acte » qu’il utilise aussi afin de désigner ce mode de conscience prête à confusion parce qu’elle suggère, tout comme la métaphore d’animation, que la fonction d’appréhension s’exerce sur un matériau brut comme dans la théorie mosaïque de la sensation où ce sont des opérations psychiques ou des lois associatives qui sont responsables de l’organisation des données sensorielles. Or, comme nous l’avons vu, la doctrine des contenus primaires dans la Philosophie de l’arithmétique et la notion de moment figural ou de moment d’unité que Husserl rapproche explicitement des qualités de forme d’Ehrenfels est incompatible avec cette conception des sensations. Cela dit, comme le montre aussi la critique qu’il adresse à Ehrenfels dans sa cinquième Recherche, même en présupposant que les contenus sensoriels ne sont pas des sense data mais des complexes structurés, ces derniers doivent toutefois être appréhendés ou aperçus afin d’exercer leur fonction dans la perception sensible. La fonction qui revient à l’aperception ou au caractère d’acte au niveau le plus bas de la perception sensible ressort clairement des cas de perception trompeuse auxquels Husserl a souvent recours dans ses Recherches logiques. Contrairement à l’exemple du cube que nous avons utilisé précédemment, les cas de perceptions trompeuses s’appuient sur la possibilité qu’à un seul et même contenu sensoriel correspondent des objets différents. Pour reprendre l’exemple de Husserl, face au personnage en cire du musée de Berlin que l’on prend pour un être humain, le contenu sensoriel ne suffit pas à lui seul à déterminer l’objet perçu parce que, justement, à ce même support sensible peuvent correspondre des objets différents.
Quelle que soit la manière dont les contenus présents dans la conscience (les contenus vécus) aient pu naître, rien ne s’oppose à ce qu’en elle des contenus sensoriels identiques soient donnés et pourtant appréhendés différemment, en d’autres termes que des objets différents soient perçus sur la base des mêmes contenus. Mais l’appréhension elle-même ne peut jamais se réduire à un afflux de nouvelles sensations, elle est un caractère d’acte, un « mode de conscience », « une disposition d’esprit »: nous appelons le fait de vivre des sensations selon ce mode de conscience, perception de l’objet correspondant46.
27La psychologie de la forme a étudié plusieurs cas de ce genre, et a montré en outre que la manière dont on perçoit un objet dépend en retour de la manière dont ces configurations sensibles sont données à la conscience. Ils peuvent l’être de plusieurs manières différentes comme le montrent les figures ambiguës, bien que ces configurations n’admettent pas n’importe quelles interprétations. Dans l’exemple du musée de cire, il est peu probable que ces contenus sensibles puissent donner lieu à la perception d’une hydre, par exemple. La fonction aperceptive que Husserl assigne à la perception sensible à son niveau le plus élémentaire et primitif vise donc à rendre compte du fait que le perçu requiert un mode de conscience qui appréhende ces contenus sensibles en les interprétant de manière à établir une relation déterminée avec l’objet perçu. La source de l’erreur dans le cas de la perception trompeuse, ce n’est donc pas le contenu sensible, qui demeure le même lorsque l’objet-dame est remplacé par l’objet-mannequin, et ce n’est pas non plus un acte de jugement puisque, dans des cas comme la figure de Müller-Lyer, l’illusion continue d’exercer son effet une fois que nous connaissons le subterfuge. Comme le montrait déjà le cas des arabesques, l’erreur est imputable ici encore au caractère d’acte47. Il faut donc présupposer, dans cette expérience sensible, ce que Husserl appelle un « Überschuß » qui explique pourquoi, sur la base du même contenu sensible, nous percevons, par-delà ce complexe, tel objet plutôt que tel autre48. Car ces contenus sensibles ne contiennent rien du tout de ce qui est spécifique à la perception, rien de la direction vers un objet déterminé, et ils ne peuvent donc pas rendre compte du fait que dans la perception quelque chose est actuellement présent devant nous. Ce surplus est justement le caractère d’acte qui confère au matériau sensible son sens objectif et qui fait de cette expérience sensible la conscience perceptive d’un objet « extérieur » ou transcendant.
28En dépit du rôle central que joue ce concept de caractère d’acte dans la théorie de la perception des Recherches logiques, Husserl ne précise pas le sens même de cette notion qui prête elle aussi à confusion dans la mesure où la notion d’acte qu’il utilise afin de désigner ce mode de conscience suggère que nous avons encore affaire, ici, à un vécu appartenant à la classe des vécus intentionnels. Dans son traité sur la perception de 1898, Husserl corrige partiellement cette ambiguïté en distinguant, comme il l’avait fait dans la Philosophie de l’arithmétique, deux classes de relations correspondant aux deux classes de vécus et à la distinction entre contenu primaire et objet. Le caractère d’acte du percevoir se présente dans le passage suivant comme la fonction aprésentative sous-jacente à un acte complet de perception :
Nous appelions un acte de viser le caractère d’acte en relation à un objet ; en relation à un contenu, nous l’appelions un acte d’appréhender ou d’interpréter. La première relation est intentionnelle et elle est, à tout le moins dans le cas de la perception externe, sans fondement concret dans le vécu même ; en revanche, la deuxième relation exprime une connexion comprise concrètement dans le vécu même : l’unité existant réellement en lui entre l’acte d’interprétation et le contenu interprété. En regard de l’objet représenté, le contenu présent et interprété est son représentant ou mieux encore son présentant. Il présentifie, fait apparaître comme existant dans l’acte ce qui dans le cas de la perception externe n’est absolument pas présent49.
29Ce passage semble indiquer que le caractère d’acte possède une double fonction : la première est associée à la notion d’Auffassung et elle consiste dans l’interprétation du contenu sensible ; mais ces contenus interprétés, pour agir comme support et matériau de base d’un acte de perception, doivent être investis d’une fonction spécifique qui, pour ainsi dire, oriente la perception vers son objet en tant que tel (un ceci-là). Et c’est le caractère d’acte de la perception externe qui confère à ces contenus sensibles la fonction de « contenus présentatifs » de ses objets perçus. Comme l’explique Husserl :
Le contenu présentatif d’une perception externe est le contenu vécu de la perception que sous-tend l’interprétation ou « l’appréhension objective », laquelle livre ainsi l’objet que vise la perception50.
30Le contenu présentatif ne livre pas l’objet de la perception en tant que tel mais plutôt le « matériau de construction analogique » qui donne accès à l’objet perçu51. Puisque la fonction présentative n’est pas la seule fonction que peuvent remplir les contenus sensibles, il faut présupposer que cette fonction spécifique dépend « fonctionnellement » du caractère d’acte qui lui confère son sens déterminé.
31Ceci dit, l’idée d’une double relation que le caractère d’acte entretiendrait tantôt avec le contenu sensible, tantôt avec le perçu, prête aussi à confusion dans la mesure où elle évoque l’idée de double directionnalité que Husserl critique chez Twardowski, et suivant laquelle la conscience pourrait se diriger à la fois vers ses contenus immanents (les images de Twardowski) et vers les objets transcendants, et ce sans modification aucune. À la distinction importante de Twardowski entre le contenu et l’objet d’un acte doit correspondre, du côté de la conscience, une distinction équivalente entre deux classes de vécus qui entretiennent des relations différentes avec leurs corrélats respectifs. Dans une lettre à Marty de 1901, Husserl s’explique longuement sur les conséquences de la confusion entre ces deux types de relation dans l’école de Brentano :
La confusion consiste en ceci que l’on confond le rapport phénoménologique (le rapport psychologique purement descriptif) entre le caractère d’acte de l’appréhension et le contenu psychique appartenant au Je actuel, qui fonctionne en tant que substrat de l’appréhension, avec le rapport entre l’acte, c’est-à-dire le vécu psychique que nous appelons représentation, et l’objet représenté52.
32La première relation, poursuit Husserl, est « réelle » et, comme nous l’avons suggéré précédemment, directe, intuitive, immédiate et non conceptuelle, tandis que la seconde est « logique » et idéale53.
33À cette dernière distinction correspond celle que Husserl introduit au § 16 de la cinquième Recherche « entre le contenu réel ou phénoménologique (descriptif-psychologique) d’un acte et son contenu intentionnel »54. Cette distinction est aussi au cœur de sa critique de la psychologie de Twardowski dans son manuscrit de 1894 intitulé « Objets intentionnels », où les contenus intentionnels sont associés aux contenus idéaux ou contenus de signification (Bedeutungsinhalte) tandis que les contenus sensibles sont dits « réels » dans un sens qui reste à préciser55. Bien que les contenus primaires fonctionnent comme Bausteine d’actes, ils ne sont pas eux-mêmes des contenus intentionnels. Ils ne figurent d’ailleurs pas dans la liste des trois types de contenus intentionnels de la cinquième Recherche, à savoir « l’objet intentionnel de l’acte, sa matière intentionnelle (par opposition à sa qualité intentionnelle) et enfin son essence intentionnelle56. » Ils s’apparentent davantage à ce que Husserl appelle le contenu intuitif d’un acte57, lequel représente « la totalité intégrale de ses parties, peu importe qu’elles soient concrètes ou abstraites, en d’autres termes la totalité intégrale des vécus partiels dont il se compose réellement »58. Husserl ne laisse planer aucun doute quant au caractère non intentionnel de ces vécus et contenus partiels :
Que tous les vécus ne sont pas intentionnels, c’est ce dont témoignent les sensations et les complexions de sensations. N’importe quel fragment du champ visuel, senti, de quelque manière qu’il puisse être rempli par des contenus visuels, est un vécu qui peut contenir toutes sortes de contenus partiels, mais ces contenus ne sont pas en quelque sorte des objets59.
34Il revient à ces contenus (Gehalte) intuitifs un rôle central dans la phénoménologie des Recherches logiques, dont il sera question plus loin.
5. Husserl et Brentano sur l’intentionnalité des sentiments
35L’unité du concept de perception exige que la distinction entre contenu primaire et acte psychique qui s’applique à la perception externe se retrouve aussi dans la perception interne de Brentano, si par phénomène on entend contenu sensible et par perception, l’appréhension ou l’aperception de ce contenu. Autrement dit, la relation appréhension-appréhendé sous-jacente à la perception externe doit aussi jouer un rôle équivalent dans la perception interne des phénomènes psychiques, comme l’explique Husserl dans le passage suivant :
La maison m’apparaît — qu’est-ce à dire d’autre, sinon : j’aperçois sur un certain mode les contenus sensoriels vécus effectivement. J’entends un orgue de barbarie — j’interprète (deute) les sons ressentis précisément comme les sons d’un orgue de barbarie. De même, je perçois par aperception mes phénomènes psychiques, le bonheur qui « me » fait frissonner, la peine dans mon cœur, etc. Ils s’appellent « phénomènes » (Erscheinungen), ou mieux contenus phénoménaux, précisément en tant que contenus de l’aperception60.
36Ces contenus phénoménaux correspondent à ce qu’il appelle dans la § 15 de la cinquième Recherche les sensations affectives qui appartiennent en effet à la même classe que les contenus primaires et entretiennent avec les actes de sentiment une relation similaire à celle de la perception externe avec les contenus sensibles. Telle est la thèse que Husserl oppose à la doctrine des émotions de Brentano dans cette section 15 que nous allons maintenant examiner.
37Dans cette étude minutieuse de la doctrine brentanienne des sentiments, Husserl propose un diagnostic qui rejoint à maints égards celui qu’il a posé dans l’Appendice sur la théorie de la perception de Brentano. Il dénonce d’entrée de jeu une confusion sur le plan conceptuel dans l’usage de la notion de sentiment (Gefühl) entre Gefühlsempfindung et Gefühlsact, entre les sensations affectives appartenant au domaine des phénomènes physiques, et les émotions ou actes de sentiment que Brentano range dans la troisième classe de phénomènes psychiques. L’objet du litige se présente d’abord comme la question de savoir si les douleurs et les plaisirs corporels, les sentiments liés aux sensations des sens spécifiques comme la température, le bruit, le goût, le son, la couleur ou même le plaisir que procure une œuvre d’art, sont de nature intentionnelle au même titre que la joie, la tristesse, la colère, l’espoir, l’envie, le dégoût comme le veut Brentano, ou bien de nature sensorielle ou phénoménale comme le soutiennent les sensualistes comme James et Mach. L’enjeu de cette discussion concerne la deuxième Streitfrage mentionnée précédemment, et il porte sur la question de savoir si des sentiments tels le plaisir et le déplaisir, la douleur ou la jouissance esthétique, appartiennent à la classe des phénomènes physiques ou bien à la classe des phénomènes psychiques au même tire que la joie et la tristesse ou encore que tous les phénomènes liés au désir et à la volonté. La position que défend Husserl dans cette section repose une fois encore sur la distinction entre contenus primaires et actes psychiques et elle consiste à ranger plaisirs et douleurs, par exemple, dans la classe des contenus sensibles, tout en reconnaissant avec Brentano et contre les sensualistes que les émotions comme la honte ou l’envie appartiennent à la classe des actes intentionnels.
38Le problème en question concerne la troisième classe de phénomènes psychiques dans la Psychologie de Brentano, à laquelle appartiennent, en plus des émotions, les états du désir et de la volonté61 de même que le sentiment de plaisir ou de déplaisir qu’un objet provoque en nous dans l’audition d’une pièce musicale ou la vision d’un tableau, par exemple62. Brentano soutient que ce sentiment a pour objet non pas le phénomène sonore en tant que tel, mais bien le phénomène psychique de l’audition qui plaît ou déplaît63. On reconnaît ici la théorie brentanienne des objets primaires et secondaires appliquée au domaine des émotions, théorie qui a donné lieu à une longue polémique avec son étudiant Stumpf, qui défend une position proche de celle de Husserl dans les Recherches logiques64. En réponse à une des objections de Stumpf concernant la nature du sentir, Brentano fait valoir sa théorie des objets primaires et secondaires par laquelle il identifie le plaisir et la douleur à une représentation, laquelle constitue l’objet (secondaire) d’un acte d’émotion. L’argument de Brentano contre les objections de Stumpf repose sur l’évidence de la perception interne qui « garantit » (verbürgt) la réalité des objets secondaires, celle du plaisir et de la douleur tout comme le voir et l’entendre, et ce par opposition aux objets primaires dont l’existence est seulement phénoménale65.
39Dans son commentaire de la doctrine brentanienne des émotions, Husserl insiste plus particulièrement sur deux aspects du problème, le premier concerne les objets primaires tandis que le deuxième porte sur la question de savoir si les émotions ont pour objet (secondaire) des actes. Le premier aspect du problème dont nous avons discuté précédemment en relation avec la théorie de la perception externe et des phénomènes physiques soulève à nouveau la question de la relation que Brentano établit entre la classe des représentations et les phénomènes sensibles ou objets primaires. Ici encore, Husserl impute une partie de ce problème à la thèse représentationaliste de Brentano suivant laquelle la sensation est un acte appartenant à la classe des représentations. Or comme il l’avait fait dans l’Appendice, Husserl identifie « la sensation de douleur avec le “contenu” de cette sensation de douleur » parce qu’il ne reconnaît nullement « l’existence d’actes sensoriels proprement dits »66. Il en va de même bien entendu du plaisir et du déplaisir, qui appartiennent à la même classe de contenus sensibles. Le deuxième problème concerne le principe de la psychologie de Brentano suivant lequel tout acte est ou bien une représentation ou bien fondé sur une représentation. Ce principe a pour conséquence que les actes affectifs ont pour objets, et sont fondés sur, des actes de représentation. Or nous avons vu que ce principe ne s’applique pas à l’ensemble de la sphère des vécus parce que Husserl estime que la classe des représentations est elle-même fondée sur une couche de l’expérience sensible qui n’est pas intentionnelle. Il est difficile de voir si Husserl admet néanmoins dans cet ouvrage la hiérarchie et la relation de dépendance que Brentano établit entre les trois classes d’actes. Mais il est clair en revanche que ce principe ne s’applique pas aux Gefühlsempfindungen :
Je ne puis donc, bien entendu, approuver la théorie de Brentano, selon laquelle les actes affectifs (Gefühlsakten) sont fondés sur des actes du genre représentation se présentant sous la forme d’actes de la sensation affective (Gefühlsempfindungen)67.
40Gefühlsacte et Gefühlsempfindungen appartiennent à deux genres descriptifs différents, à savoir à celui des phénomènes psychiques pour les actes du sentiment, et à celui des contenus primaires dans le cas des Gefùhlsempfindungen.
41En effet, Husserl soutient que plusieurs des sentiments tels la douleur ou le plaisir que l’on range habituellement sous la classe des états intentionnels, appartiennent au même genre que les sensations tactiles, gustatives ou olfactives. Un des arguments de Husserl est que les différences d’intensité que l’on attribue aux contenus sensibles sont en effet attribuables au plaisir comme à la douleur, par exemple, mais ce ne sont pas des attributs des phénomènes psychiques, et donc des représentations comme le présuppose Brentano avec sa théorie des objets primaires et secondaires68. Autrement dit, aucun prédicat du domaine des contenus sensibles tels l’intensité ou encore l’espace ne revient aux actes psychiques, tandis que la douleur peut être localisée.
42En tant qu’elles sont des contenus sensibles, la fonction des Gefühlsempfindungen pour les Gefühlsacte est équivalente à celle des contenus présentatifs pour la perception externe, et elles présupposent donc une certaine interprétation ou appréhension. C’est le cas en particulier de la douleur :
C’est précisément de cette façon que la douleur d’une brûlure, d’une piqûre d’une lésion profonde, telle qu’elle se présente dès l’abord, confondue avec certaines sensations tactiles, paraît devoir elle-même être considérée comme sensation; et en tout cas, elle paraît fonctionner à la manière des autres sensations, c’est-à-dire comme point d’appui pour une appréhension empirique objective69.
43La joie ou la tristesse, le désir ou la volonté présupposent aussi à la base une interprétation du contenu sensible sur lequel ils se fondent70.
6. Critiques des critères épistémique et ontologique de Brentano
44Examinons rapidement les deux autres critères sur lesquels Brentano appuie sa classification des phénomènes, à savoir le critère épistémique de l’évidence de la perception interne des phénomènes psychiques et le critère ontologique qui s’appuie sur l’inexistence intentionnelle et qui semble conférer aux phénomènes psychiques un statut ontologique particulier. La critique que Husserl oppose à ces critères repose ici encore sur la distinction — sur laquelle nous avons insisté depuis le début de cette étude — entre les contenus primaires et les actes psychiques, distinction qui, comme nous l’avons vu, va à l’encontre de la délimitation et de l’asymétrie entre les deux classes de phénomènes de Brentano. Nous voudrions maintenant montrer brièvement que le rôle central qui revient au domaine des contenus primaires dans la phénoménologie de Husserl a une portée directe sur les critères ontologique et épistémique par lesquels Brentano cherche à justifier sa séparation entre les deux classes de phénomènes.
45Husserl critique d’abord le privilège épistémique de la perception interne sur la perception externe, privilège que lui confère l’évidence de ce qui est perçu intérieurement. Il administre à la perception interne la même médecine qu’il avait administrée à la doctrine brentanienne de la perception externe, en dénonçant le même genre de confusion dans le perçu entre l’objet (secondaire) de la perception interne et son contenu phénoménal. Il fait valoir que la véritable distinction que Brentano recherchait avec l’opposition entre perception interne et externe se trouve, du point de vue de sa théorie de la connaissance, dans celle entre perception adéquate et inadéquate. Comprise à partir de la distinction entre contenu phénoménal et objet, l’évidence est l’adéquation du contenu de la perception avec son objet, c’est-à-dire une perception dont l’intention « est orientée exclusivement sur un contenu qui lui est réellement présent » et dans laquelle « il ne subsiste aucun reste d’intention qui doive encore attendre son remplissement »71. La perception inadéquate, par contre, est simplement présomptive (vermeintlichen), et elle se caractérise par le fait que « l’intention ne trouve pas son remplissement dans le contenu présent mais constitue bien plutôt à travers lui, en tant qu’elle ne cesse d’être unilatérale et présomptive, un être transcendant donné “en personne”. » Il s’ensuit, d’une part, que la seule perception évidente ou adéquate est « die Wahrnehmung der eigenen wirklichen Erlebnisse »72 mais que, d’autre part, l’évidence comprise en ce sens ne confère aucun privilège à la perception interne parce que, soutient Husserl, la perception externe peut aussi être adéquate et elle représente donc une source de connaissance au même titre que la perception interne. L’argument de Husserl est à nouveau l’illusion ou la perception trompeuse :
Quand nous nous trompons sur l’existence de la maison, nous ne nous trompons pas pour autant sur l’existence des contenus sensibles vécus, puisque nous ne portons aucun jugement sur eux ou même que nous ne les percevons pas dans cette perception. […] Je puis douter qu’il existe quelque objet extérieur, par conséquent, qu’une perception quelconque se rapportant à de tels objets soit juste : mais je ne puis douter du contenu sensible de la perception au moment où il est vécu – à condition naturellement que je « réfléchisse » sur lui et que je l’intuitionne purement et simplement tel qu’il est. Il y a donc des perceptions évidentes de contenus « physiques » tout comme il y en a de contenus « psychiques »73.
46La source de l’erreur, comme nous l’avons vu précédemment, ne se trouve pas dans le contenu sensible, mais bien dans la manière dont il est interprété de manière transcendante. C’est ce que confirme un autre passage de l’Appendice dans lequel Husserl applique ce même argument au cas de la douleur et à la perception interne en général. L’erreur est aussi possible dans le cas de la douleur que nous ressentons à une dent, par exemple, mais la source de l’erreur, dans ce cas, ce n’est pas la douleur « so wie er erlebt, sondern der Schmerz, so wie er transcendent gedeutet, und zwar dem Zahn zugedeutet ist »74. La notion brentanienne d’évidence ne justifie donc pas l’asymétrie entre perception interne et externe, que Husserl propose tout simplement d’abandonner au profit de celle entre perception adéquate et conscience de nos propres vécus.
47Reste donc le critère ontologique et la question litigieuse portant sur le statut ontologique différent des phénomènes de la perception interne et de ceux de la perception externe chez Brentano. La position de ce dernier est clairement énoncée au début de la section 7 de la Psychologie :
Les phénomènes psychiques, avons-nous dit, sont seuls susceptibles d’être perçus au sens propre du mot. Nous pouvons dire tout aussi bien que ce sont les phénomènes qui seuls possèdent une existence effective en dehors de l’existence intentionnelle75.
48Affirmer comme le fait Brentano que les phénomènes physiques n’existent que phénoménalement et intentionnellement, c’est présupposer une certaine conception de cette classe de phénomènes, comme nous l’avons vu précédemment. Car si on les conçoit comme des objets phénoménaux, comme le fait Brentano, alors il est clair qu’ils n’existent que de manière phénoménale (ou n’existent pas du tout) comme le montrent ici encore les cas d’illusion ou d’hallucination. En revanche, si l’on comprend « phénomènes physiques » au sens de contenus sentis, alors, soutient Husserl, la situation est entièrement inversée :
Les contenus sentis (vécus) de couleurs, de formes, etc., que nous avons dans un changement continu quand nous intuitionnons le tableau de Böcklin intitulé « Champs Élysées », et qui, animés par le caractère d’acte de la représentation imaginative se transforment en conscience de l’objet-image, sont des composantes réelles de cette conscience. Et, par suite, ils n’existent nullement à titre simplement phénoménal et intentionnel (en tant que contenus phénoménaux et simplement présumés), mais réellement76.
49Husserl exploite ici encore l’équivocité de la notion de phénomène physique entre objet et contenu senti et, comme il l’avait fait dans son commentaire sur l’évidence adéquate, il soutient que ce sont les objets de la perception qui sont intentionnels ou simplement visés (vermeint), tandis que seuls les contenus phénoménaux de la perception interne et externe sont « réels ». Et par contenu « réel » (wirklich) il entend non pas « ausserbewußtseiend » mais bien « nicht bloß vermeintlich »77 et erlebt. D’où, encore une fois, la distinction entre l’existence des objets de la perception et l’existence de ses contenus :
En outre nous voyons alors avec évidence, comme une donnée d’essence générale, que l’être du contenu ressenti est tout différent de l’être de l’objet perçu qui est présenté par le contenu, mais qui n’appartient pas réellement à la conscience78.
50La thèse de l’inexistence intentionnelle par laquelle Brentano caractérise les phénomènes psychiques semble résulter de cette même confusion entre les objets de la perception « mit dem in der Wahrnehmung im echten Sinn immanenten, also in ihr wahrhaft erlebten Inhalt », comme le confirme un autre passage du traité sur la perception de 1898 :
... l’expression il existe « dans » chaque perception un objet « immanent » ou « intentionnel » ne veut absolument pas dire en vérité qu’il existe un objet dans la perception, mais bien qu’il existe une visée de la classe appelée notamment la classe des « perceptions ». De la même manière, la distinction entre objet immanent et réel ne signifie rien d’autre que plusieurs visées sont en effet adéquates et d’autres pas, de telle sorte que le vécu « perception de cette maison » peut fort bien exister alors que pourtant cette maison n’existe pas79.
51C’est ce que tendent à prouver tous les cas de perception trompeuse que nous avons invoqués jusqu’à maintenant afin de mettre en évidence la distinction entre le caractère réel des contenus vécus dans la perception et le caractère intentionnel des objets de la perception.
52La tâche de la phénoménologie se confond, dans la première édition de l’ouvrage, avec l’analyse et la description de ces contenus réels, comme le confirment de nombreux passages dont celui-ci, que je tire de la deuxième édition des Recherches logiques :
En fait, le mot « phénoménologique » comme aussi le mot « descriptif » avaient été, dans la première édition de ce livre, entendus exclusivement comme se rapportant à des composantes réelles de vécus, et même, dans la présente édition, nous les avions jusqu’ici employés de préférence dans ce sens. Ce qui est conforme au fait que le point de départ naturel de nos recherches se trouvait dans l’attitude psychologique80.
53Comme nous l’avons vu précédemment, « réel » ne s’applique qu’aux contenus primaires, c’est-à-dire, pour utiliser le vocabulaire de Brentano, « die innerlich wahrgenommenen Erlebnisse an und für sich, sowie sie in der Wahrnehmung reell gegeben sind »81, et s’oppose, d’une part, aux vécus intentionnels, d’autre part aux composantes physiologiques ou génétiques des sensations correspondantes. Or, une des tâches principales de la phénoménologie des Recherches logiques consiste précisément dans l’analyse de ces contenus réels et primaires, comme le montre l’exemple du complexe sonore articulé :
L’analyse psychologique purement descriptive d’un complexe phonique articulé découvre des sons et des parties abstraites ou formes unitaires de sons, elle ne trouve pas quelque chose comme des vibrations sonores, l’organe de l’ouïe, etc., mais elle ne trouve pas davantage quelque chose comme le sens idéal qui fait du complexe phonique un nom et encore moins la personne qui peut être nommée par ce nom. Cet exemple élucidera suffisamment ce que nous avons en vue82.
7. Phénoménologie et sciences de la nature
54On le voit, le différend qui oppose Husserl à Brentano dans les Recherches logiques repose principalement sur la distinction fondamentale entre contenu primaire (réel) et acte psychique, laquelle distinction est également déterminante de la position que Husserl adopte face aux deux Streitfragen. En effet, sa réponse à la deuxième question en litige est négative parce que, comme nous l’avons vu, l’intentionnalité n’est pas une condition nécessaire afin de délimiter le domaine des phénomènes psychiques compris dans un sens assez large pour inclure tout le champ de l’expérience. Car si l’on admet avec Husserl et Stumpf que les Gefühlsempfindungen par exemple, qui ne tombent sous aucune des deux classes de phénomènes de Brentano, constituent néanmoins un ingrédient essentiel à une théorie complète des émotions, alors le critère intentionnel comme les autres critères qui lui sont associés dans la Psychologie de 1874 doivent être écartés. Il s’ensuit que la phénoménologie des Recherches logiques, dont le domaine d’étude comprend en plus des actes les phénomènes sensibles, ne peut pas être identifiée purement et simplement à la psychologie de Brentano. Cette réponse négative à la première question a des conséquences directes sur la position de Husserl face à la deuxième question en litige. C’est-à-dire que la délimitation du domaine d’étude de la psychologie descriptive par rapport à celui des sciences de la nature est différente de celle de Brentano parce que la ligne qui sépare ces deux domaines ne passe pas entre l’intentionnel et le non-intentionnel, comme le montre encore une fois les contenus sensibles qui, pour ne pas être intentionnels au sens de Brentano, appartiennent néanmoins au domaine de la psychologie descriptive comprise au sens large. Cette deuxième question en litige demeure donc entière : y a-t-il un critère « descriptif » permettant de délimiter le domaine de la phénoménologie de celui des sciences de la nature ?
55Nous savons maintenant que ce critère devra satisfaire deux principes que Husserl impose à la phénoménologie dans ses Recherches logiques : le premier est le principe d’absence de présupposition métaphysique, tandis que le deuxième stipule qu’il doit prendre appui sur « die wahrhaften Gegebenheiten der Erscheinung »83. Le premier principe impose à la phénoménologie la neutralité métaphysique, c’est-à-dire l’absence de présupposition concernant l’existence et la nature du monde extérieur de même que les lois physiques qui la sous-tendent. Husserl soutient en effet que l’on ne peut pas statuer a priori sur ces questions métaphysiques parce que la distinction que nous avons en vue avec la deuxième Streitfrage « précédant toute métaphysique, se trouve au seuil de la théorie de la connaissance, qui, par conséquent aussi, ne présuppose comme déjà résolue aucune des questions auxquelles précisément la théorie de la connaissance est seule appelée à répondre »84. Le deuxième principe, que l’on pourrait qualifier d’empiriste au sens où Brentano dit de sa psychologie qu’elle a pour seul guide l’expérience85, stipule que le critère non métaphysique en vue de la distinction entre le domaine de l’expérience et le monde des objets transcendants doit prendre appui sur le caractère descriptif des phénomènes tels qu’ils sont vécus, c’est-à-dire sur cette couche originaire de l’expérience des contenus primaires qui a pour fonction, dans la phénoménologie, de tribunal de l’expérience. Par critère purement descriptif, Husserl entend donc un critère qui satisfait à ces deux principes.
56Nous avons vu que les critères utilisés par Brentano dans sa classification des phénomènes ne satisfont pas à ces deux principes parce que, d’une part, la dichotomie entre perception interne et externe, par exemple, véhicule des présuppositions métaphysiques86, et que, d’autre part, sa conception représentationaliste des phénomènes psychiques a pour conséquence de réduire le champ de l’expérience à une classe de vécus au détriment des vécus non intentionnels qui sont paradigmatiques et fondateurs pour la phénoménologie des Recherches logiques. Dans la section 7 de la cinquième Recherche, Husserl discute de la deuxième Streifrage dans le contexte d’une critique du phénoménisme, ce qui suggère qu’il interprète la définition de Brentano des sciences de la nature comme sciences des phénomènes physiques dans le sens du phénoménisme. Husserl fait valoir que cette définition dépend de la manière dont on conçoit les phénomènes physiques. Car le phénoménisme semble commettre le même genre d’erreurs qui sont imputées à Brentano, à savoir la confusion de « elles identifient la complexion vécue des sensations et la complexion des caractères objectifs », entre vécus non intentionnels et objet visés87. Mais le reproche qu’il adresse plus spécifiquement au phénoménisme concerne ses présuppositions métaphysiques qui se traduisent dans la tentative de réduire les objets en général, et ceux des sciences de la nature en particulier, à « des possibilités permanentes de sensations », et de prétendre ainsi que le domaine des phénomènes ou des « éléments » est le champ d’application des lois de la nature88.
57Une fois écartée la confusion possible entre phénoménologie et phénoménisme, Husserl propose un nouveau critère descriptif pour la délimitation de la phénoménologie par rapport aux sciences de la nature. Ce critère n’est rien d’autre que l’expérience phénoménale ou Erleben des phénomènes sensibles :
La distinction entre les vécus (contenus de conscience) et les non-vécus représentés dans les vécus (et même perçus ou jugés comme existants) resterait, après comme avant le fondement de la séparation des sciences, en tant que domaines de recherches, c’est-à-dire pour cette sorte de séparation qui peut seule entrer en question au stade actuel des sciences. […] Cette séparation [entre les deux sciences] doit nécessairement reposer sur des bases purement phénoménologiques, et, de ce point de vue, je crois que les recherches précédentes sont entièrement propres à résoudre d’une façon satisfaisante cette question tant débattue. Elles recourent uniquement à la différence phénoménologique fondamentale, celle entre le contenu descriptif et l’objet intentionnel des perceptions d’une part, et d’autre part les « actes » en général89.
58La limite qui sépare le domaine de la phénoménologie (ou la psychologie descriptive comprise au sens large) de celui des sciences de la nature passe donc entre les vécus et les non-vécus. Nous avons vu que c’est ce même critère qui était en jeu dans la démarcation du champ de la phénoménologie par rapport à celui de la psychologie descriptive comprise au sens étroit, sauf que la ligne de démarcation passait entre la classe des vécus intentionnels et celle des vécus ou Bewußtseinsinhalte non intentionnels. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’expérience phénoménale qui est déterminante.
59En dépit du différend qui oppose Husserl à Brentano sur ces deux Streitfragen, la phénoménologie des Recherches logiques peut néanmoins se réclamer de la psychologie descriptive de Brentano et de ses étudiants relativement à sa méthode et à certaines de ses tâches qui sont préalables au travail de la psychologie physiologique. En effet, comprise comme psychologie descriptive, la phénoménologie a pour tâches d’analyser et de décrire « die Vorstellungs-, Urtheils-, Erkenntniserlebnisse, die in der Psychologie ihre genetische Erklärung, ihre Erforschung nach empirisch-gesetzlichen Zusammenhängen finden sollen »90. Il revient cependant à la description et à l’analyse phénoménologique un primat méthodologique sur l’explication psychologique, et Husserl dénonce un certain aveuglement de la part de certains psychologues qui ne respectent pas cette division du travail en cherchant à expliquer certains phénomènes qui n’ont pas été préalablement décrits analytiquement, et donc en l’absence d’un descriptum fiable. C’est en ce sens que la phénoménologie peut servir de propédeutique à la psychologie empirique91. Cependant, sur le plan strictement philosophique, la phénoménologie n’a strictement rien à attendre sur le plan philosophique d’une explication génétique, comme le souligne Husserl dans une note de ses Prolégomènes dans laquelle il discute des travaux de Külpe et d’Elsenhans en relation au sens de sa critique du psychologisme et de sa portée sur la psychologie92.
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Voetnoten
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