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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- La vie peut-elle se tourner contre soi ? Le problème de la négation de la vie envisagé à partir des concepts de Michel Henry
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La vie peut-elle se tourner contre soi ? Le problème de la négation de la vie envisagé à partir des concepts de Michel Henry
1J’aimerais interroger ici le problème de la négation de la vie à partir de certains textes de Michel Henry consacrés à Friedrich Nietzsche dans Généalogie de la psychanalyse. Par négation de la vie, Michel Henry désigne l’ensemble des modes de vie que nous pouvons ramener sous le projet de rompre avec la vie. Il emprunte à Friedrich Nietzsche des exemples tels que le doute à l’égard de soi, l’objectivisme, le scientisme, la critique de soi, la mauvaise conscience et une figure devenue l’archétype de la négation, celle du prêtre. Le prêtre est l’homme qui tourne le dos à la vie, qui l’infirme et qui la nie pour aspirer à un au-delà, un ailleurs, une autre vie. Naïvement, le problème de la négation se formule de la manière suivante : l’individu peut-il se tourner contre la vie et la nier ? Pour répondre à cette première question, il me faut reprendre sommairement les principaux aspects de l’articulation de la vie et de la conscience telle qu’elle ressort des analyses des textes de Nietzsche par Michel Henry.
2Premièrement, la conceptualisation henryenne de l’articulation de la vie et de la conscience repose sur une idée fondamentale : « La vie, en tant que se supportant soi-même », en tant que s’éprouvant soi-même dans tout ce que l’individu est amené à vivre est un « a priori insupportable1. » Dans Du communisme au capitalisme, Henry revient sur cet être-rivé à soi de la vie : pure présence à soi, trop pleine de soi, « trop dense, écrit encore Henry, sous le poids de son propre écrasement », la vie est en tant que telle simplement invivable2. Cet écrasement de la vie sur elle-même génère une pression de la vie sur elle-même qui la pousse à s’auto-déployer ou parvenir à soi par et dans la conscience, en investissant les formes sociales à disposition de l’individu en situation. Ainsi la vie se libère-t-elle de son propre poids et peut-elle se vivre dans l’apaisement ou la satisfaction. Reprenant à son compte l’articulation nietzschéenne de Dionysos et Apollon, respectivement défini comme la vie et comme le procès d’ouverture au monde, Henry écrit :
Dionysos et Apollon sont définis par une unité, unité essentielle qui constitue le ressort de la pensée de Nietzsche et fait que Dionysos et Apollon sont liés par une affinité secrète, de telle sorte que loin de se combattre ou sous ce combat apparent, ils vont ensemble, se prêtent assistance, naissent et meurent en même temps3.
3Si la vie constitue ainsi l’intériorité de la conscience, sa substance, c’est-à-dire ce qui détermine le rapport de l’individu au monde tant dans sa dimension affective que significative, la conscience, réciproquement, est la modalité par laquelle la vie parvient à soi et sans laquelle elle ne peut se vivre. La vie ne cesse donc pas, écrit encore Henry, de s’auto-accomplir sous la forme de l’individualité consciente, sous la forme de cet individu entretenant un rapport absolument original au monde.
4Deuxièmement, Michel Henry laisse entendre que la conscience saisie comme procès d’ouverture au monde devrait être saisie dans son affectivité propre :
C’est le second apport nietzschéen, le projet de l’extériorité n’est à aucun moment laissé à lui-même, à son autonomie illusoire mais saisi au contraire dans son imbrication essentielle avec l’affectivité, ou plutôt dans son affectivité propre4.
5Plus loin, il écrit encore :
L’éclatement extatique qui ne cesse de faire advenir un monde et le milieu de toute affection possible, ne cesse pas non plus, dans l’accomplissement inlassable de sa transcendance, de s’auto-affecter soi-même et ainsi de s’éprouver comme la vie5.
6Nous proposons ici une interprétation forte de ces deux assertions : la conscience, dans son activité propre consistant à nous ouvrir au monde, ne cesse pas de s’éprouver comme la vie, c’est-à-dire comme si elle était la vie. La fonction vitale de la conscience consiste alors dans l’incessante transformation — voulue par la vie — de sa détermination affective ; transformation qui ne consiste pas à jeter la vie hors d’elle-même, mais à la donner à éprouver autrement que telle qu’elle est en son fond, sous la forme de l’individualité consciente rapportée à un monde. Pensons ici à l’analyse que Michel Henry propose, dans Généalogie de la psychanalyse, du spectateur. Pour le spectateur, la vie parait se donner comme un objet. Elle est, à un certain niveau, éprouvée comme telle. Néanmoins, précise Henry, dans ce spectacle, l’individu spectateur ne cesse pas d’éprouver un certain apaisement. Il convient dès lors de comprendre ce spectateur, non plus comme un être dépouillé de la vie comme si celle-ci s’était réellement projetée comme objet devant lui, mais au contraire comme le mode par lequel la vie trouve, dans cette façon de se vivre comme spectatrice d’elle-même, son apaisement.
7Soulignons les deux conséquences impliquées par ces deux aspects fondamentaux de la lecture que Michel Henry propose des textes de Nietzsche. D’abord, il y a une passivité radicale de l’individu à l’égard de la vie. En effet, l’épreuve que la vie fait d’elle-même ne cesse pas de parvenir à soi sur le mode de l’individualité consciente sans, cependant, que celle-ci puisse intervenir sur sa propre détermination. Si l’individualité consciente ne cesse pas de « changer », de percevoir un jour tel objet comme plaisant et le lendemain comme triste, ce changement n’est jamais de son ressort, mais implique toujours une transformation plus fondamentale du s’éprouver soi-même de la vie. L’individu, en tant qu’il est généré par et dans le mouvement par lequel la vie parvient à soi, est impuissant à transformer ce qu’il vit ou à se transformer lui-même. La phénoménologie de la vie de Michel Henry renoue ainsi avec l’idée d’une destinée ; celle-ci ne cessant jamais cependant d’ouvrir et d’investir de nouveaux possibles suivant l’épreuve que la vie fait d’elle-même dans tout ce que l’individu est amené à vivre. Ensuite, il y a une différence fondamentale entre la vie et l’individualité consciente en laquelle elle parvient à soi. Henry propose en effet une lecture originale de ce que l’on pourrait considérer comme une contradiction dans la pensée de Nietzsche lorsqu’il affirme « je suis qui je suis » et, un peu plus loin, « chacun est à soi-même le plus lointain »6. « Je suis qui je suis », soit je ne peux faire autrement que de m’éprouver comme cet individu qui prête au monde ses peines et ses plaisirs ou plutôt qui fait l’épreuve de ce monde comme de l’objet de ses peines et ses plaisirs ; « chacun est à soi-même le plus lointain », soit je manque nécessairement le procès par lequel la vie, en laquelle il n’y a d’abord ni sujet ni monde, parvient à soi sous la forme de celui que je suis en rapport avec ce monde qui est le mien. Autrement dit, pour reprendre Nietzsche, lui-même cité par Henry, « nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes »7.
8Si nous tirons les conséquences de cette passivité radicale de l’individu à l’égard de la vie, il est juste d’affirmer que ce n’est jamais l’individu qui décide de prêter des valeurs aux objets, aux personnes, bref au monde qui l’entoure. Il ne décide pas plus de conférer à la vie une valeur ou une autre. « C’est la vie elle-même, écrit précisément Henry, qui attribue aux choses la valeur qu’elles sont susceptibles de revêtir : “elle sait que c’est elle qui confère de la dignité aux choses, elle est créatrice de valeurs”8. » Henry est ici encore très proche de Nietzsche qui écrit que c’est toujours « la vie qui évalue à travers nous »9. La façon dont les individus se rapportent à leur propre vie n’est pas libre, mais s’inscrit en elle et est voulue par elle. Il me faut donc reformuler la question de départ. Il ne s’agit plus de se demander : « tel individu peut-il nier la vie ? », mais « la vie peut-elle se tourner contre elle-même et se nier ? » Ou : la vie peut-elle procéder à son auto-négation ?
9Pour répondre à cette question, Henry mobilise le concept nietzschéen de Volonté de Puissance : « la vie est volonté de puissance », écrit-il dans Généalogie de la psychanalyse10. La volonté de puissance ne désigne pas, écrit Henry, la volonté d’être fort ou de disposer d’une puissance étrangère à soi. Le concept-clé qui permet de comprendre ce que signifie la définition de la vie par la volonté de puissance est celui de besoin de soi de la vie. Arrêtons-nous un instant sur ce point. Henry écrit :
« Le besoin passe pour être la cause de ce qui se forme : en vérité, il n’est souvent que l’effet de ce qui s’est formé ». Ce qui s’est formé, la vie en son édification intérieure, ce qu’elle donne à soi, à savoir elle-même, c’est là ce qu’elle désire, en tant que « besoin de soi », en tant que « faim et soif de soi-même », en tant que l’historial de l’absolu, soit l’éternelle venue en soi de ce qui ne cesse pas d’advenir à soi comme ce qu’il est11.
10Le besoin de soi de la vie est, en quelque sorte, un besoin métaphysique, toujours amené à « s’incarner » dans les objets de désirs mondains socialement institués ou, en d’autres termes, dans des besoins concrets. Néanmoins, on fait fausse route lorsqu’on considère ce besoin concret comme premier. Il n’est que la forme cristallisée d’un besoin beaucoup plus fondamental : le besoin de soi de la vie. Lorsque la sexualité, par exemple, est instituée comme l’un des modes privilégiés du désir, le besoin de soi de la vie parvient à soi, sur le plan de la conscience, comme un besoin sexuel. Néanmoins, ce besoin sexuel met en jeu un champ beaucoup plus large que celui de la sexualité au sens strict :
Car c’est là ce qui fait de lui un besoin, très exactement ce qui le prédispose à la culture : le fait de n’être pas seulement le besoin de quelque chose dont il serait dépourvu, un simple manque, mais le besoin de soi. En celui-ci réside le durable de tout besoin et ce qui le détermine comme besoin de culture : son parvenir en soi-même dans l’accroissement de soi de la subjectivité absolue12.
11Le besoin sexuel n’est pas seulement le besoin du sexe, mais un besoin de culture, c’est-à-dire un besoin qui met en jeu plus que du sexe, à savoir le besoin de se vivre de la vie, son besoin de se déployer en s’accroissant, en déployant un maximum de sa puissance ou de ses potentialités :
Dans ce « plus » se lit l’un des traits décisifs de la vie, sa condition métaphysique en quelque sorte : celle d’être un pouvoir d’accroissement, une force qui en vertu de sa plus grande force porte toujours en elle, outre le vouloir obscur de se dépasser elle-même, de s’outrepasser, la capacité effective de le faire13.
12Parce que le besoin de soi de la vie parvient nécessairement à soi sous la forme du besoin de tel objet particulier, que ce besoin de tel objet est nécessairement lié aux objets de désirs socialement institués — le sexe ou, par exemple, une automobile en vogue —, il est toujours marqué par une certaine conformité aux besoins des autres. Cependant, ce besoin est toujours habité d’un besoin plus essentiel, le besoin de soi de la vie, d’une vie radicalement singulière. Dans cette optique, l’activité qui vise à assouvir un besoin, même le plus fonctionnel, implique toujours une dimension qui excède la simple suppression de ce besoin, à savoir le parvenir à soi de la vie dans son accroissement : dans l’action qui prolonge le besoin, la vie actualise un champ de potentialités irréductibles à la seule action censée abolir ce besoin. Le besoin de soi de la vie signifie que la pression ou la force qui définit le s’éprouver soi-même de la vie va toujours chercher, dans son auto-déploiement par et dans la conscience ainsi que dans la manière dont elle investit les formes sociales à disposition de l’individu, à s’accroître ou encore à s’intensifier. Aussi le besoin de soi de la vie qui, sur le plan de la conscience, va par exemple se cristalliser dans le besoin de manger va-t-il impliquer que l’individu va cuisiner et, de ce fait, dans l’acte même de manger, déployer une puissance ou des potentialités irréductibles au seul fait de devoir se nourrir. La volonté de puissance désigne précisément l’auto-déploiement ou le parvenir à soi de la vie comme un accroissement de soi ou intensification de soi : « La “volonté” ne désigne rien d’autre que l’expansion de cette puissance et son déploiement, déploiement possible en elle et à partir d’elle et par elle — son auto-mouvement. »14 Il écrit encore :
Ce que signifie pareil déploiement et en quoi il consiste, c’est ce que montre l’interprétation de la vie comme volonté de puissance : le déploiement n’est pas un processus ontique, son déclenchement, il qualifie la structure originelle de l’être, la structure de la subjectivité absolue en tant que parvenir à soi dans l’accroissement de soi15.
13Aussi Henry qualifie-t-il la Volonté de Puissance comme puissance de la volonté et, en ses termes, comme puissance de la vie. En inversant les termes du concept nietzschéen, Henry ne cherche pas seulement à se débarrasser d’une conception de la Volonté de Puissance comme volonté de posséder une puissance dont la vie serait privée, mais il insiste également sur la passivité radicale de l’individu à l’égard de la Volonté de Puissance, c’est-à-dire du procès par lequel la vie parvient à soi sous une forme individuée en s’accroissant ou en s’intensifiant. La volonté de puissance qui caractérise le procès par lequel la vie parvient en soi implique dès lors que la vie ne cherche pas à s’annuler ou à s’affaiblir dans son parvenir à soi, mais au contraire que dans tout ce que l’individu est amené à vivre, elle se déploie de manière à pouvoir se vivre plus intensément.
14Une telle thèse implique que le travail opéré par la conscience sur ses déterminations ne tend aucunement à affaiblir cette vie, mais qu’il est lui-même, en tant que fonction vitale ou essentielle sans laquelle aucune vie n’est vivable, déterminé et « porté » par la volonté de puissance. Définir l’individualité par la volonté de puissance équivaut ainsi à poser comme principe ou fondement de cette individualité un incessant procès par lequel la vie cherche à se vivre au plus, à être « plus riche de soi », à s’accroître ou, encore, à s’intensifier. Cette détermination « positive » de la vie me conduit, dans la lecture que je propose de Michel Henry, à m’opposer à l’hypothèse d’une négation de la vie.16 Non seulement, Michel Henry assimile la vie à la volonté de puissance, mais en outre, il insiste sur son caractère indestructible ou encore — le terme est important — inaliénable. La vie est indestructible ; sa tendance à s’accroître est inaliénable. Force est alors de constater, écrit Henry, que l’hypothèse de « la négation de soi se heurte à une impossibilité d’essence, à l’essence de la vie précisément pour autant que le lien qui la lie à elle-même est infrangible et ne se laisse jamais rompre. »17 En outre, reprenant l’idée de « destin » plusieurs fois évoquée dans ses différents ouvrages, Henry souligne que si la vie, définie comme volonté de puissance, « trace les chemins que nous empruntons », nous livre à nous-mêmes comme celui que nous sommes et nous ouvre au monde tel que nous sommes au monde, « ces chemins ne nous égarent pas ».18
15Comment dès lors peut-on résoudre le paradoxe selon lequel la vie comme volonté de puissance cherche toujours à s’accroître alors que l’individu éprouve consciemment sa vie sur le mode de la négation ? C’est dans l’article consacré à Nietzsche de Généalogie de la psychanalyse, mais également, sans doute principalement d’ailleurs, dans l’analyse détaillée de la figure du prêtre que l’on retrouve dans l’article « Sur la parole de Nietzsche : “Nous les bons... les heureux” » dans Phénoménologie de la vie. T.2. De la subjectivité, que la résolution de ce paradoxe trouve sa formulation la plus claire : « Dans ce détournement consiste l’illusion par laquelle Apollon nous protège [...] »19 Dans le sillage de Michel Henry, il est possible d’énoncer la thèse suivante : le s’éprouver soi-même de la vie va, suivant ce qu’est amené à vivre l’individu, trouver à parvenir à soi sur le mode paradoxal de la négation de soi. Autrement dit, pour pouvoir se vivre, la vie va être amenée, dans la situation particulière d’un individu, lorsque, par exemple, elle ne parvient pas à s’auto-déployer avec intensité, à parvenir à soi sur le mode du retournement contre soi, comme si elle cherchait à rompre avec soi. Ce rapport d’un individu à la vie comme rapport de négation ou comme projet de rupture est l’illusion par et dans laquelle la vie continue de se vivre et de s’accroître. Restituons la précédente citation dans son intégralité :
Dans ce détournement consiste l’illusion par laquelle Apollon nous protège, pour autant qu’enchaînés à ces individus qui sont les protagonistes du drame, à la scène où Tristan gît immobile et mourant [...] nous croyons ne voir « qu’une image particulière du monde » au lieu d’éprouver en nous l’effusion débordante de son essence dans la douleur universelle20.
16Henry souligne ici, dans le vocabulaire de Nietzsche, d’une part, que l’illusion, déterminée par la vie, nous protège : elle permet à la vie de ne pas s’effondrer de son trop plein de souffrance et de pouvoir, à travers elle, continuer à s’intensifier. Il insiste, d’autre part, sur le fait que nous sommes enchaînés à cette illusion : nous ne pouvons pas faire autrement que d’être dans l’illusion. Aussi une trop grande souffrance, liée au fait que la vie ne trouve pas, dans la situation qu’un individu est amené à vivre, les moyens de s’auto-déployer « à sa mesure », va-t-elle engendrer l’illusion que la vie a peu de poids, non pas parce que la vie aurait réellement perdu de son « poids », mais parce que cette illusion aide à continuer à vivre sans s’effondrer.
17Michel Henry reprend la critique nietzschéenne du prêtre. Ce dernier est l’homme de la mauvaise conscience : il ne cesse pas de dénier la vie au bénéfice d’une vie idéale, d’un au-delà ou, dans les termes nietzschéens, d’un arrière-monde. Ce prêtre apparait donc comme un individu tourné contre ce qu’il sent, ce qu’il vit et, plus fondamentalement, ce qu’il est. Il aspire à se défaire de sa vie. Et pourtant, souligne Henry, il y a, dans l’extrême faiblesse apparente du prêtre, dans l’idéal ascétique qu’il revendique, une « force inouïe de vouloir continuer à vivre », un « instinct de vivre resté intact »21. Henry écrit :
C’est celui-ci [l’instinct de vivre] que le regard hyperlucide de Nietzsche décèle au fond de l’idéal ascétique : « L’idéal ascétique a sa source dans l’instinct de défense et de salut d’une vie en voie de dégénération, qui cherche à subsister par tous les moyens et lutte pour son existence ; il indique une inhibition et une fatigue physiologique partielle contre quoi les instincts les plus profonds, restés intacts, ne cessent de combattre par l’invention de nouveaux moyens »22.
18Il ressort de ce propos, d’une part, que l’idéal ascétique prôné par le prêtre, son rapport au monde, à lui-même et à la vie comme rapport de négation ne sont que les moyens par lesquels la vie, dans une situation d’aliénation, caractérisée ici sur le plan de l’individualité par la fatigue, la souffrance ou, encore, le désespoir, parvient encore à s’intensifier. Il ressort, d’autre part, que ces moyens sont inventés ou créés par la vie elle-même afin de se vivre au mieux ; ils sont autant de voies que la vie cherche à ouvrir pour encore pouvoir vivre. Dès lors, continue le phénoménologue,
cet idéal ascétique se révèle être le contraire de ce pour quoi on le prenait d’abord : non pas une vie tournée contre la vie, contre elle-même, mais l’effort pathétique de cette vie pour survivre23.
19Le rapport de l’individu à la vie comme rapport de négation est très précisément le contraire de ce pour quoi il est pris naïvement : il est l’illusion que l’on pourrait, à défaut de meilleur terme, qualifier de stratégique de la vie pour parvenir à se vivre. En ce sens :
« Ce prêtre ascétique, cet ennemi apparent de la vie... il fait partie, lui précisément, des très grandes forces conservatrices et affirmatrices de la vie. » Et encore : « En lui et par lui la vie lutte contre la mort »24.
20Ennemi de la vie, négation de la vie sous sa forme individuelle, le prêtre ne l’est qu’en apparence parce que c’est cette apparence justement qui offre à la vie de vivre et de jouir d’elle-même. Soulignons que l’on se méprendrait en considérant que Michel Henry astreint l’illusion au seul registre de la négation. Au contraire, comme nous l’avons écrit, la vie est un a priori insupportable. Elle ne peut se vivre que par et dans l’illusion. Michel Henry insiste ainsi sur le fait que cette détermination non causale du rapport de l’individu au monde par la vie peut parfois permettre de mieux comprendre certains modes de vie radicalement affirmatifs. Il rappelle la suspicion qu’éprouvait Nietzsche à l’égard de l’aspiration revendiquée à l’âme aristocratique, c’est-à-dire, ici, de modes de vie affirmatifs :
Cette aspiration qui est radicalement différente des besoins de l’âme aristocratique et qui constitue le signe éloquent et dangereux de l’absence d’une telle âme25.
21Précisons que ce dernier exemple implique que l’illusion peut être définie comme la dimension constitutive de la vie individuelle. Il n’y a pas de vie individuée hors de l’illusion et, réciproquement, il n’y a pas d’illusion qui ne soit tenue par la vie dans le but de se vivre.
22Tirons maintenant les deux conséquences de ce que nous venons d’écrire. Premièrement, Michel Henry est amené à repenser le partage classique entre la force et la faiblesse. L’analyse du rapport de l’individu conscient à la vie comme rapport de négation permet de montrer qu’il n’y a aucun contre-sens à ce que l’illusion générée par la vie dans le but de se vivre et de s’accroître apparaisse, sur le plan de l’individualité, comme la négation du pouvoir qui la détermine et la génère. Henry s’oppose ici à toute tentative visant à naturaliser la faiblesse et la force, c’est-à-dire à déterminer à partir de la représentation que l’on se fait du rapport d’un individu à la vie des individus dont la nature est d’être faible — si leur rapport à la vie s’inscrit dans le registre de la négation — ou fort — s’il s’inscrit dans le registre de l’affirmation. Henry écrit ainsi :
Ceux-ci sont donc métaphysiquement égaux dans ce qui fait d’eux des individus, de telle façon que cette égalité métaphysique signifie aussi, en dépit et au-delà de toutes les apparences, une égalité de leur force ultime26.
23Il est ainsi possible de reconsidérer la critique que Nietzsche et, dans son sillage, Henry adressent à la faiblesse :
Ici, pour la première fois, jetant une lumière rétroactive sur l’ensemble de l’œuvre, faiblesse et force ne sont plus distribuées comme deux entités séparées, référées à deux individus différents27.
24En effet, la critique de Nietzsche adressée aux prêtres ou aux savants ne vise aucunement une faiblesse réelle, mais la modalité nécessaire au déploiement et à l’intensification de leur force. La faiblesse, chez Nietzsche comme chez Henry, ne désigne plus une absence ou un amoindrissement des forces vitales de l’individu, mais un mode particulier de la force. C’est pourquoi, si la souffrance « fait l’objet, c’est vrai, d’un dénigrement systématique chaque fois qu’il est question des faibles ou du christianisme », « ce n’est jamais la souffrance pure » qui est visée par Nietzsche, « mais seulement la haine ou la vengeance qu’elle suscite », en tant, précisément, que haine et vengeance sont les modes par lesquels cette souffrance se transmue en joie ou, autrement dit, par lesquels la vie parvient à s’accroître28. Henry écrit encore que « si l’on regarde les textes de près on voit que ce n’est jamais la souffrance elle-même qui est condamnée mais seulement la haine ou la vengeance qu’elle est susceptible de susciter »29.
25Nous pouvons dès lors poser que la critique nietzschéenne de la faiblesse, reprise par Henry dans sa critique du rapport de l’individu conscient à la vie comme rapport illusoire de négation, conduit à déplacer le problème de l’opposition faiblesse/force de l’opposition entre des degrés de force à celle des modes par lesquels la force s’intensifie et aux configurations relationnelles entre les individus, tant juridiques que politiques, par exemple, qui vont en résulter. Deuxièmement, Michel Henry est amené à repenser le partage entre vérité et illusion. Si nous avons dégagé l’illusion comme la dimension constitutive de toute vie individuelle de sorte que le rapport de l’individu conscient au monde, à lui-même et à la vie est tout entier déterminé par la vie dans le but de se vivre, il reste qu’il y a une affectivité propre de la conscience. De ce point de vue, le rapport de l’individu conscient au monde, à lui-même et à la vie n’est pas vécu, par cet individu, comme une illusion, mais comme réel. Toute vie concrète en tant qu’elle est une vie intentionnelle et individuée est illusoire, bien qu’elle soit éprouvée par l’individu conscient comme réelle. Il n’y a donc pas, pour Henry, de vie individuelle non illusoire à partir de laquelle nous pourrions distinguer une vie individuelle illusoire. Lorsque l’illusion à laquelle un individu est enchaîné s’effondre, ce n’est jamais pour retrouver une vérité « absolue », mais pour se rejouer sur le plan de l’illusion lui-même. À l’effondrement d’une illusion se substitue une nouvelle illusion :
Ainsi s’accomplit le processus par lequel l’essence pathétique de la vie se décharge de soi dans l’irréalité de sa représentation de soi ou, comme le dit textuellement Nietzsche, « le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé », il ne cesse pas non plus d’engendrer « une nouvelle vision qui est l’accompagnement apollinien de son état »30.
26Il n’y a donc pas de sens à trouver dans l’incessant passage d’illusion en illusion, du point de vue de la phénoménologie de la vie, un gain de vie, un accroissement du degré de puissance de cette vie, même si, concrètement, nous pouvons l’éprouver de cette façon. Que nous éprouvions ces multiples effondrements qui jalonnent notre existence, sur le plan de la conscience, comme le mal nécessaire qui confère profondeur, intelligence et vérité à notre individualité, voilà qui n’est, pour Henry, qu’une nouvelle apparence, une autre illusion, générée par la vie et à travers laquelle elle parvient à surmonter ses multiples effondrements factuels et, potentiellement, radicaux.
27Il devient ainsi possible, avec Michel Henry, de reconsidérer le partage entre illusion et vérité dans le mouvement du vivant. La vie ne désigne pas un référent ou un critère de vérité, par rapport auquel les illusions seraient autant de négations de la vie. La vie, c’est le mouvement de constitution producteur d’illusions comme autant de manières de vivre, c’est-à-dire comme autant de manières de parvenir à soi. Dès lors, le problème, du point de vue d’une phénoménologie radicale de la vie, n’est donc pas de se demander : « cette personne est-elle dans le vrai ? » ou « celle-là se trompe-t-elle ? », mais « quelles forces de vie contraignent l’individu à être tel qu’il est, à sentir comme il sent et penser comme il pense ? » et, sous l’angle des rapports de forces, « dans quelle mesure cette façon de voir et de penser configure-t-elle un espace de relations sociales particulier ? »
Voetnoten
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Over : Damien Darcis
Université de Liège