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Roland Breeur

Le temps irréel (Sartre)

(Volume 8 (2012) — Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5))
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Annexes


Introduction

1Dans ce qui suit, j’aimerais avancer quelques remarques au sujet de la modi­fication que subit le temps en passant du réel à l’imaginaire1. Je voudrais situer ces analyses dans le cadre d’observations que certains psychologues et philosophes « empiristes » (comme les associationistes du xixe siècle) avaient faites au sujet du rêve dans son rapport à la sensation, voire l’im­pression supposée en être la cause plus ou moins occasionnelle. Dans ces observations revient continuellement l’idée d’une tension un peu énigma­tique entre, d’une part, le caractère éphémère de l’impression (« un instant ») et l’étendue temporelle du contenu rêvé, d’autre part. Ainsi, pour prendre un exemple classique, Alfred Maury raconte comment un jour, il s’éveille « en proie à la plus vive angoisse », au moment où il sent le couteau de la guillotine lui trancher le cou. Cette image, dit-il, était comme l’aboutissement d’un rêve extravagant (quoique très érudit) qu’il venait d’avoir sur la Terreur et sur le Tribunal révolutionnaire assisté par Robespierre... Or, tous ces évé­nements et leur enchaînement interne semblaient causés par un fait vrai et bien réel : la flèche de son lit qui s’était détachée était tombée sur ses ver­tèbres cervicales2.

2Comment une sensation vraie et si brève (juste un instant, le temps d’une impression) peut-elle contenir toute cette durée fictive ? Ce que sug­gère ce genre d’observation d’ordre sensualiste est la chose suivante : l’ins­tant, c’est cela même qui garantit, représente ou condense le contact avec la réalité, tandis que la durée est d’ordre onirique (ou réflexif)3 et renvoie à une étendue mentale. Elle prolonge l’instant vers le possible (le drame rêvé). L’instant, celui du contact ou du choc momentané avec le réel, est, comme disait Alain, un fait réel qui met justement fin au « jeu des possibles ».

3Dans cet article, j’aimerais inverser ce rapport, en m’inspirant des analyses sartriennes de l’imaginaire. L’instant, suggère en substance Sartre, ce n’est pas le réel qui nous désarçonne et bouscule hors de la fiction. L’instant, c’est l’irréel même. Puisque, pour Sartre, le réel ne se laisse plus réduire à un chapelet d’impressions, mais qu’il est le corrélat d’un rapport dynamique qu’une conscience établit avec le monde, c’est aussi dans ce rapport que s’instaure et se déploie la durée au titre de temporalité. En revanche, l’imaginaire est une conscience qui pose un néant, et créant le vide autour d’elle, elle ne repose sur rien d’autre que sa propre spontanéité. L’acte d’une conscience imageante s’affranchit de la conscience perceptive et, dès lors, de la durée qui se déploie avec elle. L’imaginaire procède par soubre­sauts d’instants absolus.

1. La conscience imageante

4Avant tout, reprenons de manière quelque peu condensée les traits essentiels qui fixent l’imaginaire dans son opposition à la conscience perceptive. Pour Sartre, toute conscience est une saisie intentionnelle de ce qui n’est pas de même nature qu’elle : la conscience est par essence « en dehors d’elle-même », une fuite au sein de l’être4. La perception et l’imagination visent toutes deux ce qui est, le réel en tant qu’extériorité : ces deux actes de la conscience expriment un « rapport » avec les choses. Alors, en quoi diffèrent-ils ?

5Selon Sartre, la perception est une conscience comme « ouverture à » et qui « se met en présence » d’une chose hétérogène à elle. La chose se donne comme étant ce qu’elle est, c’est-à-dire comme extériorité. L’objet s’observe toujours d’une certaine façon ou d’un point de vue, et dès lors ne se manifeste que dans une série de profils. Entre la conscience et l’objet un écart et un décalage résident. L’objet, c’est de l’être qui reste par définition à distance du non-être qu’est la conscience et ne se laisse appréhender que par l’accumulation des différentes manières de le saisir. « On doit apprendre les objets, c’est-à-dire multiplier sur eux les point de vue possibles. » (IM, 23) Pour la conscience, l’objet s’offre au savoir comme une synthèse de ces « prises de vue ». Mais du fait de son extériorité, l’objet s’impose comme présence qui déborde cette appréhension. Le réel me sollicite et incite la conscience à l’explorer. Un savoir se forme lentement. Puisqu’il est hétéro­gène à l’acte intentionnel, l’objet peut toujours me surprendre par un détail insoupçonné. Par essence, il résiste à toute appréhension totalitaire. Voilà ce qui en fait toute la richesse.

6En revanche, dans l’image « le savoir est immédiat » (IM, 25). Il est d’emblée impliqué dans l’acte même qui accouche de l’image. Celle-ci « ne contient donc jamais rien de plus que ce que j’y ai mis », elle se donne d’un bloc à l’intuition (IM, 27) et ne déborde jamais l’acte qui l’a fait naître. En image, l’objet visé ne m’apprend rien que je ne sache déjà. L’image est en ce sens « pauvre » : par elle, l’objet manque de toute extériorité vis-à-vis de la conscience imageante et ne me surprendra jamais comme venant « du dehors ». Dans le cas d’un acte de perception, l’acte synthétique est le résultat de mon apprentissage de et de mon initiation à l’objet. Mais dans le cas de l’image, cet acte synthétique devance l’apparaître : c’est lui qui crée l’objet. La conscience se donne « Pierre » par un acte contractant savoirs, intentions et représentations5. Cet acte synthétique est constitutif de l’image, alors que dans la perception, il est un aboutissement. Autrement dit, la cons­cience ne cherche plus à se mettre en présence avec un être, elle ne cherche pas à se laisser solliciter ni séduire par ce qui est en face d’elle : elle tente de créer elle-même une présence. Par l’image, elle tente de contraindre le réel à offrir l’objet convoité à son appréhension. La conscience imageante se rap­porte donc à l’objet par la voie d’une image qui est de la même nature qu’elle. Et cette image reste immanente à l’acte par lequel elle est produite. Autrement dit, l’objet n’obtient qu’une présence d’emprunt, et perd son exté­riorité et son indépendance. Perception et imagination sont donc par essence incompatibles6 : l’une pose un être, l’autre pose un néant. Autrement dit, toute conscience pose son objet, « mais chacune à sa manière » (IM, 32). Viser Pierre en image, c’est le poser d’une façon telle que par définition, ma conscience ne le « voit » pas. L’objet de ma conscience imageante est d’of­fice posé comme n’étant pas là.

7Puisque toute conscience s’apparaît à elle-même dans une saisie non thétique de soi, il faut dès lors admettre que la distinction radicale qui sépare la perception de l’imagination se manifeste au cœur même de leurs actes antinomiques. En effet, une conscience perceptive s’apparaît comme passi­vité, une conscience imageante comme spontanéité. Cette dernière est une espèce « de contrepartie indéfinissable du fait que l’objet se donne comme un néant » (IM, 36). La conscience doit créer l’apparaître de cet objet de toute pièce, et cet apparaître en image n’est rien, sinon l’acte qui le crée. Cela veut donc dire qu’en définitive, la distinction entre le réel et l’irréel ne dépend nullement de la nature de l’objet, ne concerne pas sa qualité d’être, mais qu’elle renvoie à l’acte qui le vise.7 L’objet réel et l’objet irréel ne peuvent alterner que comme « corrélatifs de consciences radicalement distinctes » (IM, 232). L’objet en image n’est donc rien, il ne s’offre pas à une sorte de contemplation particulière et propre à un genre particulier d’objet (les objets irréels) : c’est cette « contemplation » qui le crée et le maintient artificiel­lement en vie. Mais cet acte ne le crée pas au-delà du domaine de la percep­tion, comme fait la pensée des « essences universelles » dans le cas du concept (IM, 32-33). La conscience imageante vise et pose l’objet sur le terrain du sensible. L’objet est absent, ici et maintenant, ou il est ailleurs, ou même pas du tout8. Et si je tente de le saisir en image, ce n’est pas pour l’observer secrètement et en toute intimité, mais afin de conjurer cette absence au sein du sensible. L’image tente d’arriver à quelque chose d’intui­tif. Elle cherche à mobiliser tout ce qui est réel et sensible afin d’attirer à soi ce qui n’y apparaît pas. L’objet de la conscience imageante n’est pas du non-intuitif, mais c’est de « l’intuitif-absent » (IM, 34). Elle conjure la présence de ce qui est afin de se donner ce qui n’y est pas. C’est sur le sensible que l’image pose son néant. De là un semblant d’observation, l’image mime la perception (comme Franconay mime Maurice Chevalier… IM, 56 sq.), mais ne crée que des fantômes d’opacité sensible.

8Bref, l’image vise l’objet dans l’étoffe du sensible, mais son attitude même vis-à-vis de ce bout de réel l’en exclut. Voilà ce qui explique le caractère foncièrement ambigu et équivoque de l’acte imageant ou de l’imaginaire : il veut se donner un être en se formant un néant. Mon image vise Pierre en chair et en os : celui que je puis voir, toucher ou entendre. Mais du fait que je le vise en image, je pose d’emblée que je ne le vois pas, que je ne le touche pas, et que je ne puis l’entendre. Bref, je pose une ma­nière de ne pas le voir, de ne pas le toucher ou de ne pas l’entendre (IM, 34). Par l’image, Pierre se manifeste comme manière de ne pas être présent, là devant moi. En outre, l’acte par lequel ma conscience tente de réaliser l’ob­jet, le détruit en même temps. Toute ma croyance cherche à faire naître l’idée que Pierre existe réellement, à l’évoquer mais le sens même de cette croyance ne vient que de l’acte qui a posé Pierre absent.

9L’acte d’une conscience imageante, on l’a dit il y a un instant, est un acte sui generis, il n’est donc nullement dérivé d’une perception. Il exige une attitude globale face au réel qui anéantit la conscience perceptive et modifie radicalement notre conduite face aux choses extérieures. Cet acte est « ma­gique », dira Sartre, au sens où il ressemble à une « incantation destinée à faire apparaître l’objet qu’on désire » (IM, 239). Mais en même temps, l’acte ne pose pas l’objet, mais son absence. Je ne crois pas en la présence réelle de Pierre, mais je ne pose que ce qui sur le terrain du sensible est en mesure d’alimenter son évocation et de lui fournir un contenu intuitif. L’acte doit le viser à travers un contenu déjà constitué mais privé de son sens propre, c’est-à-dire dont le sens est détourné vers un irréel. Ce contenu, ou le « repré­sentant », est dès lors transcendant à l’acte imageant, vu que celui-ci le ramasse, i.e., l’intègre sans le constituer, et l’investit de son élan irréalisant. « Mais transcendance ne veut pas dire extériorité » (IM, 110) : une fois l’image anéantie, ce contenu s’évanouit. L’acte imageant le dépouille de sa consistance réelle, l’affecte de son irréalisation en le réduisant à un analogon. Double néantisation, qui signifie que, d’une part, ce qui est réel est irréalisé : l’intuitif n’est pas étouffé, mais il est dessaisi de son pouvoir propre de manifester le réel. D’autre part, que l’objet visé en image est posé comme néant d’être, c’est-à-dire donné comme absent et comme manque au sein du réel.

2. L’objet irréel

10L’image inclut donc une dynamique qui pousse la conscience vers une irréalisation de plus en plus globale, et la resserre en une sorte d’immanence. L’extériorité du réel se détériore en une transcendance. Et cette tendance irréalisante se radicalise quant à l’objet visé, puisque celui-ci reste stricte­ment immanent à l’acte imageant. Le réel est neutralisé et néantisé au profit d’une présence magique dont l’existence ne transcende même plus l’acte qui le vise.

11Il est vrai, nous dit Sartre, que la néantisation n’est pas arbitraire, puisqu’elle est ancrée dans un point de vue. L’imagination est « en-situation-dans-le-monde » (IM, 355). Mais en même temps elle pose ce monde comme unité ou totalité synthétique en marge duquel l’objet imagé est constitué et posé. Le monde est donc posé en bloc et il est tenu à distance, « en un mot nié » (IM, 352). Le monde comme unité de rapports infini entre objets n’agit plus sur la conscience. Toute différenciation, jusque-là interne aux choses (par exemple spatiales, temporelles ou qualitatives), est soustraite au réel pour s’affirmer comme fissure qui sépare ce réel de l’irréel, c’est-à-dire qui sépare l’être du néant. Ce qui veut dire que par ce procès d’imagination, le réel en tant que tel s’obscurcit progressivement et se rétracte en un tout dédif­férencié9. Cette « néantisation » du monde se traduit au niveau de l’objet ir­réel dans sa manière totalitaire de se présentifier. Il n’apparaît plus d’un point de vue situé dans le monde : je tente de me représenter Pierre tout court, comme il est en soi, et non pas vu sous un angle particulier. Ce qui ne veut pas dire que Pierre m’apparaît de façon abstraite et sans précision spatiale ou temporelle. Seulement, celles-ci sont aussi irréelles que lui. L’acte imageant les évoque en même temps que l’objet, comme qualités immanentes à son image et constituant son étoffe. Tentons d’éclaircir ce point extrêmement important.

12Sur le terrain de la perception, l’objet est rigoureusement individualisé. Il a sa place bien déterminée et en équilibre avec le milieu. Il ne peut, en d’autres termes, apparaître en différents lieux à la fois ou en même temps. Dès lors, ancré à chaque instant dans un site déterminé, il réclame une multi­plicité de points de vue et d’approches afin d’être connu et exploré. Il me faut prendre distance, adopter diverses conduites, le contourner, m’orienter face à lui, etc. afin d’alimenter et de satisfaire mon « savoir ». C’est l’objet qui sol­licite mon attention, c’est lui qui en ce sens apparaît comme « agissant ». De mon point de vue, il est la totalité ou la synthèse ouverte de ces multiples approches. « Ouverte », puisque l’objet lui-même, « installé » dans son mi­lieu, semble chercher à « se compléter ».

13Or, dans le cas d’une conscience imageante, l’objet ne tend nullement à se compléter, vu que l’acte qui l’évoque le donne tout d’un coup. Le savoir est ici à l’origine de l’apparaître et d’emblée homogène à l’acte qui le fait naître. L’acte imageant se donne dès lors à la fois comme sensible et comme savoir. Par conséquent, la conduite ne réagit pas à l’appel ou à la sollicitation venant de l’objet. Dans l’imaginaire, cette conduite constitue l’objet qui reste lui-même « inagissant » (puisque posé comme irréel). Tout au plus l’imagi­naire joue-t-il la réceptivité. Comme par inversion du rapport naturel ou perceptif, ma conscience ne réagit plus à une présence réelle, mais agit et s’épuise afin d’en évoquer une irréelle. Et puisque le savoir est ici contem­porain de l’apparaître, la conscience imageante constitue l’objet comme quelque chose d’arrêté, dont les ressources sont épuisées d’entrée de jeu. Une fois posé, il est impossible d’y ajouter quelque chose, de faire des retouches, voire d’en subir l’effet, ou de prendre distance par rapport à lui et d’en admirer les contours. Il faudrait en effet une part de « passivité et d’igno­rance » dans pareille contemplation (IM, 257)10, contraires à la nature même de l’acte imageant.

14L’objet irréel est finalement un absolu qui, en corrélation avec la concentration de la diversité des éléments noétiques qui le constitue, contient dès son apparaître tout ce qui sur le terrain de la perception individualise l’objet, c’est-à-dire les qualités liées à la localisation spatiale et temporelle. L’objet irréel a incorporé les profils, le point de vue, les distances, etc., qui du fait de leur constitution irréalisante, sont tous portés à l’absolu11. L’objet irréel est donc le résultat, le point ultime d’une conscience synthétique, et non son amorce. Il contient comme qualités absolues (i.e. non relatives à un point de vue) et « totalité indivisible » ce qui dans la réalité constitue un monde. C’est pourquoi l’irréel en tant que tel ne constitue pas un monde à part entière. L’objet irréel n’est pas individué, il est la synthèse totalisée de quelques qualités spatiales et temporelles portées à l’absolu. Étant affranchi des contraintes spatiales et temporelles qui déterminent l’apparaître dans un monde, l’objet irréel se présente « sans aucune solidarité avec aucun autre objet » (IM, 260). Autrement dit, chaque objet irréel apporte avec lui son temps et son espace12. Cela signifie aussi que pour Sartre, il n’y pas de monde irréel. Au contraire, les objets irréels nous offrent-ils tout au plus « d’échap­per à toute contrainte de monde, ils semblent se présenter comme une négation de la condition d’être dans le monde, comme un anti-monde » (IM, 260-261).

3. Le temps irréel

15Ce qui vaut pour le monde, vaut dès lors pour notre manière de nous y rapporter. Je peux en effet poser un avenir irréel afin d’échapper au sort réel qui m’attend. En ce cas, j’irréalise le temps en isolant une de ses extases. Mais il y a aussi une forme d’irréalisation qui concerne le temps en tant que tel : il s’agit de la modification radicale que subit la durée dans la conscience imageante, dont je rappelle que la condition est de « poser une thèse d’irréalité ».

16Mais, d’abord, qu’est-ce le « temps réel » ? Dans le contexte du livre sur l’imaginaire de 1940, on pourrait le décrire comme synthèse spontanée de la diversité des actes, des sentiments ou affects et des données sensibles que la conscience déploie durant la perception d’un objet réel. Le temps est corré­latif à notre appréhension des choses. Les choses imposent leur loi : elles nous font attendre, elles retardent notre action ou nos décisions. Qu’il s’a­gisse d’un acte de perception ou d’une activité plus globale, il faut apprendre à saisir l’occasion, attendre que « le sucre fonde ». Bref, agir dans et selon l’efficacité des choses mêmes et se soumettre à, ou profiter de leur ordre.

17Dans ce rapport aux choses et aux événements qui les guettent, l’ave­nir peut surgir comme un possible dont le sens se développe en accord avec ma perception ou action présente. L’avenir ne fait que développer la réalité d’une situation globale amorcée par un geste ou l’autre ou par un événement. J’anticipe sur ce qui va arriver. L’avenir n’est que le développement réel de la situation. En revanche, si la conscience imageante tente de poser par ex­emple tel avenir pour lui-même, il n’y arrive qu’en le « détachant du présent dont il constituait le sens » (IM, 350). Cette conscience se le donne comme absent ou néant. Si, impatient de voir Pierre, je tente à chaque instant de me représenter comment il réagira lors de notre rencontre, je pose l’événement futur pour lui-même en « le coupant de toute réalité ». Je l’anéantis ou le présentifie comme néant. Et au plus je tente de le saisir par l’image, au plus je me cogne contre le présent qui me paraît peu à peu comme insoutenable. Il se désarticule, ne se déploie plus, mais apparaît comme un bloc incontour­nable : un obstacle. C’est parce que le réel lui-même se déréalise face à l’avenir irréel.

18La conscience imageante, en projetant l’avenir au-delà du rapport aux choses présentes, démembre le temps et l’écoulement de la durée. C’est en ce sens qu’on pourrait dire, comme Bergson, que le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un coup. Le réel impose son rythme, exige patience et constance. Or, comme on l’a vu, dans la conscience imageante, l’objet irréel apparaît d’un seul coup, ou pas du tout. Poser un objet irréel, par exemple l’image d’un événement futur, c’est donc le déraciner du monde présent, si bien que du même coup je l’arrache au temps réel en tant que tel. L’objet irréel ne complète pas l’écoulement réel de mon appréhension des choses, il ne remplit pas des lacunes, mais il les crée. Au lieu de laisser à l’objet l’initiative de s’offrir au regard, je cherche à me l’offrir d’un coup en le posant comme néant. Outre les profils et déterminations spatiales, c’est le temps même qui est injecté en lui comme qualité absolue. L’objet irréel ne dure que le temps que l’acte imageant a consenti d’intégrer en lui, pas une seconde de plus. Le temps irréel est une qualité de l’objet posé comme néant : il est sans parties, et ne se compte pas ni ne se laisse mesurer. Ce temps fait partie de son étoffe irréelle. L’objet irréel ne s’écoule donc pas dans un temps irréel : il absorbe toute détermination temporelle et en modifie radicalement le sens même.

19C’est ce que suggère fermement Sartre lorsqu’il affirme que la durée de l’objet imagé subit « une altération radicale dans sa structure » (IM, 252-3), et qui s’apparente à celle qui, selon Bergson, transforme la durée en un temps bâtard ou spatialisé. Une action irréelle est faite d’instants sans durée. Le temps réel, on l’a vu, est corrélatif au savoir que la conscience recueille dans sa saisie d’un objet réel. Il faut du temps pour le connaître. Or, dans l’évocation irréelle, où le savoir précède à la constitution de l’objet, il en détermine strictement l’apparaître. Ainsi, renversant l’écoulement naturel, la conscience imageante inverse la chronologie des instants antérieurs et posté­rieurs. En s’imaginant une scène, elle pose d’emblée le geste ou l’événement à réaliser « comme commandant les instant antérieurs ». Contrairement au temps réel, l’évènement n’est plus l’issue de moments déjà écoulés, il en devient pour ainsi la cause finale. Tout est déjà fait, seul reste à reproduire l’antérieur. L’événement à reproduire détermine à rebours le passé dont, en réalité, il aurait été issu. La durée irréelle est donc une durée tronquée et construite de toute pièce. Ce temps ne partage plus rien avec le temps de la perception. Il ne s’écoule pas, il n’a rien d’indéterminé. C’est une ombre de temps, qui convient bien à cette ombre d’objet, avec son ombre d’espace » (IM, 253). D’ailleurs, comment pourrait-il s’écouler, vu qu’il est démuni de toute passivité : rien de réel ne sustente ni ne sollicite l’attention de la conscience. Aussi, le sensible est irréalisé, néantisé par un acte qui, pour sa part, ne rencontre plus rien de sensible ou de réel. Il est désossé, vidé de sa substance et compressé dans une conscience qui se donne tout d’un coup, en un instant, même la durée.

20Voilà ce qui explique en substance le décalage décrit tout à l’heure entre l’instant réel et la durée irréelle qu’elle a amorcée. Le sensible était d’emblée irréel, au sens où il était neutralisé par un acte imageant. Et il a « donné naissance » à un acte qui lui s’est affranchi de la continuité inten­tionnelle consacrée au réel, bref de la durée. Cet instant projette une durée dans la scène imaginée comme qualité intrinsèque. La conscience ne subit pas passivement la suite des événements, comme au cinéma, elle les crée par un acte qui donne tout d’une fois, tant cet acte contient en lui la pluralité d’actes noétiques censés se rapporter à un monde (savoir, affection, etc.).

21Alors, comment interpréter le phénomène de Maury ? Un rêve fort court fait naître un drame onirique qui peut occuper plusieurs heures, journées, voire plusieurs années. Entre la conscience qui rêve et le drame rêvé, il y a comme un décalage horaire. Le problème surgit suite au fait qu’on se représente le rêve comme une suite d’images. On se dit dès lors que vu le temps réel de leur apparition, leur succession a dû être plus rapide qu’en temps réel. Or, une image est une conscience. La richesse et la durée de l’événement sont le corrélatif de la richesse des actes impliqués dans sa constitution irréelle. L’idée d’une durée fort longue est, selon Sartre, le strict corrélatif d’un acte de croyance intégré dans l’instant de la conscience irréa­lisante.

22Dans ce qu’il dit, Sartre suggère finalement que la conscience qui donne naissance à une durée irréelle ne « dure » pas un instant elle-même13. Cette conscience ne s’affirme et ne subsiste que dans la mesure où elle s’i­sole de ce qui dure réellement. La conscience imageante ne s’affirme que désencombrée des contraintes de la volonté et des phénomènes dans le monde. Elle est comme une « force » pure et spontanée qui se libère et qui ne crée que du néant. Sartre parle d’une spontanéité pré-volontaire, du fait d’un écart structurel qui existe entre ce jaillissement inconditionné et la conscience enlisée dans le monde réel, voire « égologique ». L’imaginaire repose donc sur une spontanéité qui se libère, impliquant parfois même une libération de consciences latérales, marginales et corrélatives d’une consci­ence impersonnelle (IM, 305), qui perforent les formes supérieures d’intégration psychique, c’est-à-dire le moi14.

4. Le temps de l’acte

23On a vu que le temps d’un objet irréel est lui-même irréel. Sa durée est incor­porée dans l’objet à titre de qualité portée à l’absolu. Mais qu’en est-il du temps de l’acte lui-même ? Cette conscience, on l’a vu, donne son objet d’un seul jet. Il ne se développe pas, ne mûrit pas au fond de l’esprit. Tout au plus (comme dans le rêve) reprend-t-il le contenu de l’acte précédent dans un même acte clair et distinct. L’objet irréel se constitue comme d’un éclair, ou par saccades de consciences disjointes et à chaque fois instantanées. On a aussi vu que la nature même de la conscience imageante repose sur une inversion du rapport entre la conscience et l’objet visé. L’acte qui pose l’ob­jet comme néant n’est plus approvisionné par l’objet qu’il vise (i.e., « son savoir précède l’apparaître »). En outre, en tant qu’elle porte une thèse d’irréalité, la conscience imageante s’affranchit de l’étreinte de l’intention­nalité perceptive et de la durée qui en représente la structure interne. C’est dès lors la raison pour laquelle l’image est une conscience qui ne s’affirme qu’en s’isolant de la conscience « réalisante », et qui transperce sa durée d’une spontanéité inconditionnée, incontrôlable et irrécupérable. Elle s’é­puise et se détruit en même temps qu’elle surgit.

24Cette spontanéité, isolée de et arrachée à la durée ou au temps réel, jaillit comme instant pur. Mais contrairement à la thèse bergsonienne, cet instant-ci n’est pas l’éclat d’une durée plus profonde. Aussi, dans cette chute de l’acte intentionnel en imaginaire, le temps subit une altération radicale en sa structure, une inversion du rapport entre instant et durée. Dans l’acte de la conscience imageante, ce n’est pas l’instant qui dure secrètement, c’est la durée qui reste instantanée. Elle ne déborde plus l’image, et s’évanouit en même temps qu’elle. Toute durée reste solidaire et inhérente à l’acte irréa­lisant, et ne se laisse pas résorber dans la durée de notre conscience « réalisante ». Cette durée n’est qu’une éruption non résorbable. Elle ne « passe » pas dans le cours du temps réel, elle disparaît hors de lui et en marge de l’écoulement de notre vie psychique. C’est donc cet instant absolu qui crée une durée imaginaire et inhérente à l’objet visé en image. Cet instant, du fait de son caractère absolu, i.e. affranchi de toute temporalisation réelle, est l’absence de toute durée. Il est en tant qu’acte une anti-durée corrélative de l’anti-monde des images. Or, paradoxalement, cette anti-durée est peut-être dans son effervescence instantanée, pré-volontaire et imperson­nelle, ce qu’on pourrait appeler « un peu de temps à l’état pur ». Un temps comme un éclair, non lié à un écoulement, sans passé ni avenir, et qui dans un acte comprimé crée à chaque fois et ex nihilo un objet qui lui-même n’est que du vide ou du néant.

25En bref, et pour conclure ces remarques, la question de l’irréalisation du temps implique donc, si je puis dire, aussi bien le versant noétique que noématique de l’acte imageant. En ce qui concerne l’acte, son « temps » est celui d’un instant, non pas en raison de son caractère furtif, mais du fait de son isolement vis-à-vis de la durée réelle ou de la temporalisation de la conscience « réalisante ». Il est un événement absolu, qui fait irruption peu importe quand et peu importe ce qui le précède. Il est en un sens sans origine, anarchique, sans passé et sans promesse de continuité ou d’avenir au-delà de sa propre spontanéité. Cet acte déchire la continuité de la durée réelle et la perfore de sa spontanéité incompatible et inassimilable. En ce sens, il ne laisse pas de trace, et dès lors il ne s’efface pas non plus. Ses saccades qui distraient et bousculent l’esprit, sont comme des petites crampes qui con­tractent en un jet savoir, mémoire, affect etc. L’acte imageant suppose une condensation extrême, mais en se comprimant, aussitôt il se consume. Cela implique que les objets irréels, issus d’une conscience latérale et absolue, restent eux-mêmes atemporels. L’image, qui contient son temps comme qua­lité absolue, ne prend plus une ride alors que moi je vieillis.

Notes

1 J’aimerais souligner que le texte qui va suivre est la version fortement retravaillée et abrégée d’un article dans lequel je tente en outre de mettre en rapport la concep­tion sartrienne de l’acte de l’imaginaire avec l’idée de la « création continuée ».
2 Alfred Maury, Le sommeil et les rêves : études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil, Paris, Didier, 1865.
3 Comme dirait Alain, « c’est par la réflexion que naît la durée » (Propos, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1956, p. 89).
4 « Toute conscience est conscience de quelque chose. La conscience irréfléchie vise des objets hétérogènes à la conscience… » (L’imaginaire (IM), Paris, Gallimard, Folio, 1986, p. 30).
5 « Produire en moi la conscience imageante de Pierre, c’est faire une synthèse intentionnelle qui ramasse en elle une foule de moments passés, qui affirme l’identité de Pierre à travers ses diverses apparitions et qui se donne cet objet identique sous un certain aspect (de profil, de trois quart, en pied, en buste, etc.) » (IM, 34).
6 En termes sartriens : « L’image et la perception, loin d’être deux facteurs psy­chiques élémentaires de qualité semblable et qui entreraient simplement dans des combinaisons différentes, représentent les deux grandes attitudes irréductibles de la conscience. Il s’ensuit qu’elles s’excluent l’une l’autre » (IM, 231).
7 Ou, ce qui revient au même : « Les deux mondes, l’imaginaire et le réel, sont cons­titués par les mêmes objets ; seuls le groupement et l’interprétation de ces objets varient. Ce qui définit le monde imaginaire comme l’univers réel, c’est une attitude de la conscience » (IM, 47. Cf. aussi plus loin : « Il n’y a pas de monde irréel »).
8 « C’est seulement sur le terrain du sensible que les mots “absent”, “loin de moi”, peuvent avoir un sens, sur le terrain d’une intuition sensible qui se donne comme ne pouvant pas avoir lieu » (IM, 33).
9 De là les deux tendances fondamentales de la conscience imageante : l’immanence pure du rêve versus une transcendance pure de la pathologie.
10 « Il faudrait qu’à un moment nous puissions cesser de produire cette forme synthé­tique pour constater le résultat » (IM, 257).
11 « Ces qualités (grandeur et distance) n’apparaîtront plus comme des relations de Pierre avec d’autre objets : elles sont intériorisées : la distance absolue, la grandeur absolue sont devenues des caractéristiques intrinsèques de l’objet… » (IM, 245-6).
12 Par exemple, la chambre de Pierre en image, est posée à partir de Pierre, modifiant radicalement un rapport externe de contiguïté en « un rapport interne d’apparte­nance » (IM, 248).
13 Le problème du rêve est celui d’une conscience captivée. Immanence aboutie, ins­tant étendu mais qui reste sans durée. La conscience par soubresauts spontanés se laisse envoûter par ses propres images, elle produit cet envoûtement.
14 Cf. III. Pathologie de l’imagination, p. 285 sq.

Pour citer cet article

Roland Breeur, «Le temps irréel (Sartre)», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 8 (2012), Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=510.

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