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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
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Grammaire et genèse du doute
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1Au contraire de la phénoménologie qui en a fait l’un de ses thèmes privilégiés, la grammaire philosophique de Wittgenstein se caractérise sans aucun doute par une certaine insensibilité à l’égard de la dimension passive de l’expérience vécue. Bien que la grammaire philosophique soit une pensée de l’usage qui insiste sur le fait que la signification est inséparable de l’activité des locuteurs qui peuvent utiliser les mots de différentes manières (il ne faut pas oublier que les mots sont aussi des actions pour l’auteur des Recherches philosophiques)1, on ne retrouve aucune réflexion aboutie chez Wittgenstein et ses successeurs à propos du soubassement « passif » de cet usage du langage. Sans doute, on pourrait interpréter les allusions vagues à l’histoire naturelle (Naturgeschichte) et la forme de vie (Lebensform) comme ayant pour but de donner un nom à cette passivité (après tout, la forme de vie est ce qui est « donné » pour Wittgenstein)2, mais ces notions fonctionnent toujours comme des concepts limites et opératoires qui ont pour seul objectif de tracer le périmètre de l’enquête philosophique et de discréditer ceux qui prétendent faire de la philosophie en mobilisant des analyses génétiques.
2Comme chacun sait, loin d’être lié à un oubli ou à une omission, ce silence relativement au thème de la genèse fait l’objet d’une justification théorique bien précise. Au § 171 des Recherches philosophiques, Wittgenstein s’attaque à l’idée selon laquelle le mot formerait avec sa prononciation sonore une « unité » qui serait le produit d’un processus passif ou inconscient3. Puisque la tâche de la philosophie est de clarifier la signification de nos concepts et que la signification d’une expression est toujours déterminée par l’usage qu’on en fait, l’idée même de synthèse passive n’a absolument aucun intérêt. Sans surprise, Wittgenstein rejette, dès le début des années 30, tout usage philosophique de la notion de genèse. Le socle passif de notre usage du langage peut intéresser la linguistique et la psychologie, toutefois il n’appartient pas au domaine de la philosophie qui doit nécessairement s’installer sur le terrain de l’usage4.
3Ces remarques peuvent être étendues à l’analyse que propose Wittgenstein de la perception. Wittgenstein conteste que l’expérience de la reconnaissance d’un objet soit le produit d’une habitude ou d’une association5. Comme le note Wittgenstein à de multiples reprises, la préhistoire ne fait pas partie de l’expérience6. Par conséquent, on n’a pas besoin de faire appel à la genèse pour rendre compte descriptivement de ce qu’est la perception. Bien plus que le soi-disant mythe de l’intériorité, ce thème de la genèse représente la véritable ligne de fracture qui oppose Wittgenstein à la phénoménologie.
4En prenant pour fil conducteur la critique de l’associationnisme, j’ai déjà eu l’occasion de montrer ailleurs que l’exclusion de la genèse repose sur le dualisme de l’histoire et de la grammaire qui, en dernière instance, est adossé à une conception dogmatique des frontières de l’enquête philosophique7. Dans le cadre de cet article, j’aimerais faire un pas de plus dans cette direction et montrer que les considérations génétiques sont indispensables pour donner une réponse satisfaisante aux problèmes philosophiques qui ont retenu l’attention de Wittgenstein tout au long de son œuvre. Afin d’instruire cette thèse controversée, je prendrai pour point de comparaison la description que font Husserl et Wittgenstein de l’expérience du doute. Il émergera très rapidement de ces analyses comparatives que la phénoménologie génétique est supérieure puisque la grammaire philosophique est incapable à elle seule d’établir le bien-fondé de la thèse de Wittgenstein selon laquelle l’idée d’un doute absolu et généralisé est dénuée de sens.
5En menant une telle étude comparative, ce texte poursuivra deux objectifs complémentaires qui sont pourtant légèrement différents. 1 / D’une part, il s’agira de montrer que la méthode descriptive de la philosophie n’exclut pas la prise en compte de la genèse. 2 / Et, d’autre part, cette réévaluation de la notion de genèse aura pour mérite insigne de donner une nouvelle formulation aux rapports pour le moins troubles et ambigus que la phénoménologie entretient avec la psychologie.
1. La grammaire du doute
6Comme l’a montré Stanley Cavell en s’appuyant notamment sur les textes de Wittgenstein, l’angoisse suscitée par la possibilité d’un doute sceptique universel quant à l’existence du monde extérieur semble reposer sur une généralisation hâtive et précipitée. À tout le moins, le raisonnement du sceptique possède quelque chose d’étrange et de surprenant : en prenant pour motif que notre expérience perceptuelle nous trompe parfois, on en tire la conclusion qu’il est possible d’élever un doute général quant à la véracité du témoignage de nos sens8. Le texte des Méditations métaphysiques est d’ailleurs là pour prouver que les arguments sceptiques reposent bel et bien sur une telle extension de l’expérience ordinaire et normale que nous pouvons faire du doute. Dans un passage mémorable, Descartes nous rapporte qu’il ne peut accorder sa créance au témoignage des sens, car ces derniers l’ont déjà trompé9. Ainsi, en appliquant les principes du doute méthodique, Descartes prend la résolution de considérer comme étant absolument fausses toutes les croyances contre lesquelles il est possible de formuler le moindre doute10.
7Stanley Cavell vise juste encore une fois lorsqu’il soutient que le geste de Wittgenstein ne consiste pas à réfuter le sceptique en montrant que le doute qu’il formule est dénué de sens11. En toute rigueur, on ne peut pas exclure la possibilité logique que le monde extérieur soit une illusion. Par contre, le sceptique surestime l’importance de cette possibilité théorique en faisant comme s’il suffisait d’entrevoir la possibilité d’un doute relatif à l’existence du monde extérieur pour démontrer qu’un tel doute est légitime et rationnel12. Dans un passage fulgurant des Recherches philosophiques, Wittgenstein donne l’exemple suivant pour illustrer cette idée. Il est tout à fait possible d’imaginer un individu qui, chaque fois qu’il ouvre une porte, se demande si cette dernière donne ou non sur un gouffre13. Un tel doute est tout à fait concevable et Wittgenstein ne soutient à aucun moment qu’il serait dénué de sens. Par contre, il ne faudrait pas accorder trop d’importance à ce scénario hypothétique : le fait que je puisse imaginer un individu qui serait saisi par un tel doute n’est d’aucune manière un motif pour entretenir un tel doute chaque fois que j’ouvre une porte. Comme le note Wittgenstein : « Le fait que nous puissions imaginer un doute ne signifie pas que nous doutions »14.
8Cette confusion du doute potentiel et du doute effectif découle de l’oubli du caractère essentiellement circonstanciel de l’expérience du doute. En effet, on ne peut considérer que la possibilité du doute est un motif suffisant pour douter que si l’on oublie qu’un doute ne s’impose à nous que dans un certain contexte tout à fait précis et localisé. Au § 213, Wittgenstein donne l’exemple de la règle algébrique qui pourrait faire l’objet de différentes interprétations. Étant donné qu’il est possible d’en donner plusieurs interprétations, on pourrait être tenté de croire que je rencontre nécessairement un doute lorsque je décide d’en faire telle ou telle interprétation. La réponse de Wittgenstein est aussi énergique qu’univoque : « Le doute était possible dans certaines circonstances. Mais cela ne veut pas dire que j’ai douté, ni même que j’aurais pu le faire »15. Dans certains contextes, je peux avoir un doute sur l’interprétation que je dois faire de la règle. Il n’en demeure pas moins que dans d’autres contextes un tel doute n’est pas concevable. C’est d’ailleurs pourquoi il ne fait absolument aucun sens de se demander si les informations fournies par un panneau indicateur sont douteuses ou non.
9Il m’est arrivé alors que j’étais dans un aéroport de voir un employé prendre un panneau placé le long du mur afin de le disposer un peu plus loin. Étant le témoin d’une telle manœuvre, je n’ai pu m’empêcher de douter du bien-fondé de l’interprétation que j’en avais faite lorsque je l’avais aperçu pour la première fois. Dans un tel contexte, le doute est parfaitement légitime. Toutefois, cette expérience ne m’autorise d’aucune manière à tirer la conclusion qu’il est juste de douter de la signification de tout panneau pouvant être déplacé d’un endroit à un autre16.
10Au final, ce que Wittgenstein rejette, c’est la prémisse au fondement du doute sceptique selon laquelle « ce qui se produit parfois pourrait se produire toujours »17. Certes, le témoignage de nos sens peut nous induire en erreur. Par contre, supposer qu’une erreur systématique soit possible sous prétexte que ce qui se « produit parfois pourrait se produire toujours », c’est complètement vider de son sens la notion d’expérience perceptuelle tout comme celle de doute. Comme le note Wittgenstein en prenant l’exemple de l’ordre : « Parfois, les ordres qu’on donne ne sont pas suivis. Mais à quoi cela ressemblerait-il s’ils ne l’étaient jamais ? Le concept d’ « ordre » aurait perdu son but »18. À l’instar de l’ordre, la perception ne serait plus une perception si elle nous trompait systématiquement.
11Cette remarque grammaticale essentielle est étroitement liée à l’usage que fait Wittgenstein dans les Recherches de la notion de « circonstance normale ». Pour être plus précis, on ne peut considérer le doute sceptique comme étant légitime qu’à partir du moment où l’on renonce à prendre en compte la distinction pourtant capitale des circonstances normales et anormales. Il suffira ici de mentionner ce passage où Wittgenstein souligne que l’usage normal du langage ne prête généralement pas flanc au doute :
L’emploi des mots ne nous est clairement prescrit que dans les cas normaux. Nous savons ce que nous avons à dire dans tels et tels cas, nous n’en doutons pas. Mais plus on s’écarte de la normale, plus ce que nous avons à dire devient douteux. Et si les choses étaient tout autres qu’elles ne le sont en réalité, nos jeux de langage perdraient leur intérêt19.
12Selon une définition possible de ce qu’est la grammaire, on pourrait dire que cette dernière détermine les « coups » qui sont possibles au sein d’un certain jeu de langage. Lorsque nous nous trouvons dans le cas « normal » et « paradigmatique », il y a certains doutes qui sont automatiquement exclus en raison des règles qui gouvernent nos jeux de langage. En d’autres termes, le doute universel et généralisé n’est pas un « coup » qui est possible lorsqu’on décrit notre expérience perceptuelle.
13Au § 288, Wittgenstein mentionne que je ne peux sérieusement affirmer que je ne sais pas si ce que je ressens en ce moment est une douleur bien que je maîtrise la signification du concept de douleur. Si une telle possibilité est exclue, c’est parce qu’une telle expression ne représente pas une possibilité au sein de ce jeu de langage20. Il va sans dire, on peut imaginer des cas anormaux où il est possible d’émettre un doute relativement à une sensation de douleur. Pour reprendre l’exemple de Jacques Bouveresse, lorsque le dentiste m’anesthésie pour m’arracher une dent de sagesse, je peux me demander si la sensation que je ressens en ce moment va se transformer en douleur atroce lorsque l’effet de l’anesthésiant se sera atténué21. Wittgenstein ne nie pas qu’un tel usage du concept de douleur soit possible, mais si cet usage nous donne le droit d’exprimer des doutes, c’est parce qu’il nous installe au sein d’un jeu de langage différent qui repose sur des circonstances qui sont tout à fait anormales.
14Sans surprise, Wittgenstein conclut cette séquence extraordinaire par cette formule célèbre : « Employer un mot sans justification ne signifie pas l’employer à tort »22. Étant donné qu’il est possible d’imaginer des situations anormales et extraordinaires où l’application de nos concepts devient douteuse et hésitante, la tentation est très forte d’en conclure que l’usage que nous faisons de nos concepts est vague et devrait faire l’objet d’une fondation plus solide. C’est d’ailleurs cette crampe mentale qui est à l’origine du pouvoir de fascination du doute cartésien. Puisque la définition de nos concepts ne permet pas d’exclure le doute induit par les cas anormaux, il est tentant de passer nos concepts au crible du doute afin d’identifier un noyau de certitude inébranlable sur lequel on pourrait toujours faire fond. Wittgenstein donne la formulation suivante à cette tentation :
On peut facilement avoir l’impression qu’un doute, quel qu’il soit, montrerait simplement la présence d’une lacune dans les fondations, de sorte que la seule possibilité d’assurer la compréhension serait de douter d’abord de tout ce dont on peut douter et de lever ensuite tous ces doutes23.
15Face à cette compulsion, Wittgenstein remarque qu’une telle exigence de fondement est elle-même dénuée de fondement. Lorsque Wittgenstein proclame que toute chaîne des justifications est finie, il s’agit essentiellement de rappeler que l’exigence de justification correspond à un certain jeu de langage qui n’a un sens qu’à l’intérieur de limites bien déterminées24. Dans certains contextes, il est tout à fait légitime de demander à quelqu’un d’expliquer l’usage qu’il fait d’un concept afin de dissiper un certain malentendu. Par contre, il est absurde d’exiger que l’explication de la signification d’un concept soit en mesure d’écarter toute confusion possible. Comme le souligne Wittgenstein à propos de l’exemple du panneau indicateur que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer : « Le panneau indicateur est en ordre — s’il remplit sa fonction dans des conditions normales »25.
16En somme, l’usage d’un certain concept ne pose problème et ne suscite certains doutes que lorsque nous sommes en présence de circonstances anormales où les règles qui régissent normalement son usage ne s’appliquent pas. Cette conclusion est finalement exactement la même que celle que nous avons déjà eu l’occasion d’énoncer dans le cas du doute sceptique relativement à l’existence du monde extérieur. Il s’agit toujours de souligner que l’idée d’un doute universel et généralisé ne prend pas en compte la grammaire même de la notion de doute. Peu importe le point d’application du doute sceptique, son ressort est toujours la confusion des circonstances normales et anormales, confusion qui masque le fait que le doute est toujours ponctuel et local, car il s’impose à nous seulement dans un contexte inusité et anormal.
17En dépit de sa force, un tel argument n’est pas tout à fait convaincant pour au moins deux raisons. 1 / Tout d’abord, la reconstruction de la grammaire du doute mise en chantier par Wittgenstein repose sur une forme de conventionnalisme plutôt problématique. À supposer qu’il soit juste de prétendre que le doute hyperbolique de Descartes ne soit pas conforme à la grammaire de notre langage, qu’est-ce qui nous empêche de la transformer ? Dans The Claim of Reason, Stanley Cavell répond à cette objection en soutenant que l’évocation d’un tel codicille sous-estime l’enchevêtrement de la nature et de la convention. Il ne suffit pas de modifier les règles grammaticales qui régissent notre langage, car ces dernières sont étroitement liées à notre mode de vie26. Cette défense parvient très certainement à saisir un aspect important de la pensée de Wittgenstein. Malheureusement, elle ne fait que repousser la difficulté d’un cran : quels sont les traits de notre forme de vie qui font en sorte que le doute imaginé par Descartes n’est pas praticable ? Il ne suffit pas de faire appel au concept plutôt vague de forme de vie : encore faudrait-il expliquer de quelle manière le doute hyperbolique entre en contradiction avec le type d’existence que nous menons. 2 / Dans le même esprit, on pourrait se demander en quoi consiste ces fameuses « conditions normales ». Dans De la certitude, Wittgenstein soutient explicitement qu’il est impossible de répondre à une telle question. Après avoir soulevé la question de savoir s’il est possible d’élaborer une règle qui écarterait toute erreur possible, Wittgenstein fait l’observation suivante : « Si toutefois on voulait, pour un tel usage [le calcul], fournir un semblant de règle, on y trouverait l’expression “dans des circonstances normales”. Et ces circonstances normales, on les reconnaît, mais on ne peut pas les décrire avec exactitude »27. On ne peut ici s’empêcher d’avoir l’impression que la réponse de Wittgenstein n’est pas entièrement satisfaisante : ne faut-il pas admettre la possibilité d’une description minimale desdites « conditions normales » ? En effet, comment peut-on expliquer ce que sont les conditions normales de l’application d’une règle donnée si ces dernières ne peuvent pas être décrites d’une manière minimale ?
2. La genèse du doute
18Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’annoncer, je voudrais défendre la thèse selon laquelle la phénoménologie de l’association échafaudée par Husserl permet de développer un argument déterminant en accord avec l’analyse grammaticale proposée par Wittgenstein. Toutefois avant de m’avancer sur ce terrain, j’aimerais enregistrer l’objection évidente à laquelle s’expose inévitablement une telle entreprise.
19Comme le montrent les Méditations cartésiennes et Philosophie première, Husserl considère que le scepticisme est parvenu à épingler une profonde vérité philosophique28 et il conçoit l’entreprise phénoménologique comme une démarche de fondation qui aurait pour objectif d’isoler une sphère d’évidence « apodictique », « parfaite » et « absolue »29. Pire encore, il soutient explicitement que l’existence du monde est un fait « contingent »30 qui se fonde sur une évidence « imparfaite » et « présomptive »31. En raison de toutes ces preuves à conviction pour le moins compromettantes, il semble difficile de ne pas conclure à l’instar de Claude Romano que Husserl souscrit à la conception classique du doute qui stipule que la possibilité d’un doute local à propos de l’expérience perceptuelle nous autorise à formuler un doute universel quant à l’existence du monde extérieur32. Un tel diagnostic est en revanche contredit par les analyses génétiques de Husserl qui ne cessent de souligner que le doute a un point d’application local et régional. Comme en fait foi un passage éloquent d’Expérience et jugement, les différents types de modalisation (l’affirmation, le doute et la négation) n’ont un sens que sur le fond de la certitude de l’existence du monde extérieur. S’il est vrai que l’on peut en venir à douter de l’existence d’un certain objet et le biffer, il serait par contre tout à fait absurde d’entreprendre de biffer le monde dans sa totalité et douter de son existence33.
20Cette thèse peut paraître paradoxale et on ne peut manquer de se demander comment Husserl parvient à défendre une telle idée tout en proclamant la nature « présomptive » de l’évidence du monde extérieur. Le paradoxe s’évanouit cependant de lui-même lorsqu’on comprend que le doute quant à l’existence du monde extérieur ne doit pas être neutralisé par le type d’évidence par lequel le monde se donne à nous, mais par l’examen minutieux des lois aprioriques qui gouvernent l’enchaînement des vécus au sein du flux de la conscience. Relativement à cette question, on ne peut que s’étonner de la proximité qu’entretient la phénoménologie husserlienne avec la thèse avancée par Wittgenstein dans De la certitude. On ne dirait pas de quelqu’un qui doute de l’existence du monde qu’il a commis une erreur de raisonnement, mais qu’il est dérangé mentalement, c’est-à-dire que ses croyances et ses états mentaux s’enchaînent et s’articulent d’une manière étrange et anormale34. En employant une terminologie légèrement différente, Husserl souscrit à une thèse similaire lorsqu’il soutient, dans Philosophie première, que le doute quant à l’existence du monde extérieur participe d’une forme de folie pour laquelle les mots « monde », « homme » et « conscience » auraient un sens radicalement différent35.
21Avant de reconstruire l’analyse du doute proposée par Husserl dans De la synthèse passive, j’aimerais faire deux remarques d’ordre général qui vont me permettre de préciser le contexte dans lequel cette réflexion s’insère. 1 / D’entrée jeu, il est important de noter que le doute n’est pas un acte qui serait le produit de la de la spontanéité de l’entendement. Bien sûr, le doute peut correspondre à un acte prédicatif36. Reste que le doute représente une modalisation qui peut intervenir sur un mode passif au sein de l’expérience prélinguistique et antéprédicative. 2 / Dans les conditions normales, la perception possède une unité cohérente et synthétique. La perception renvoie donc à un système intentionnel où, normalement, les attentes que j’ai à l’égard du monde se trouvent « remplies ». Husserl donne la formulation suivante à cette thèse essentielle :
Tout remplissement dans la progression s’accomplit donc dans le cas normal comme remplissement des attentes. Ce sont des attentes systématisées, des faisceaux d’attentes, qui en se remplissant s’enrichissent aussi, c’est-à-dire que le sens vide devient plus riche en sens et s’intègre dans la préfiguration du sens37.
22La thèse que Husserl défend ici est donc que, normalement, le monde se donne conformément à nos attentes qui possèdent une forme synthétique et systématique.
23Le terme technique de « modalisation » permet de désigner les types d’intentionnalité provoqués par la déception d’une synthèse de remplissement. En d’autres termes, la modalisation constitue ma réaction face à un « contre-événement » qui me force à réviser les déterminations d’un objet donné. Comme le mentionne Husserl : « La prise de connaissance, au lieu de se conserver et de s’enrichir davantage, peut être mise en question, supprimée »38. Afin d’illustrer cette idée importante, il suffira de rappeler l’exemple fétiche de Husserl. Je marche dans la rue et je vois un mannequin placé dans une vitrine. Étant donné que je vise cet objet comme étant un mannequin, j’entretiens certaines attentes à l’égard de cet objet. Soudainement, je constate que le mannequin vient de bouger du bras et qu’il s’agit en réalité d’un commis qui réaménage la vitrine de la boutique. Dans une telle situation anormale, l’expérience que je fais de l’objet qui est devant moi me conduit à biffer le sens immanent objectif « mannequin » pour lui substituer celui de « personne humaine »39.
24Relativement à la description phénoménologique de cette expérience tout à fait commune, deux éléments doivent retenir notre attention. Tout d’abord, « la déception ne peut concerner que des moments singuliers »40. Ce n’est que sur le fond d’attentes constamment confirmées que l’illusion peut se révéler en tant qu’illusion. Mais ce n’est pas tout. La déception introduit dans le système de la perception une contradiction et, afin de restaurer la cohérence de mon expérience du monde, je suis conduit à biffer certaines croyances que j’ai à l’égard du mannequin et de l’appréhender comme une personne humaine41.
25Mais pourquoi cette cohérence de l’expérience est-elle si importante ? Comme le note Husserl, le moi est concerné par cette contradiction et il est animé par la volonté d’être cohérent avec lui-même : « Le moi est affecté par tout cela. Lui-même comme moi devient, et cela à sa manière, désuni d’avec lui-même, divisé et finalement uni »42. En clair, la contradiction est la source d’un certain malaise qui pousse le moi à prendre une décision afin de cesser d’être déchiré entre différentes tendances43.
26Rendu à ce stade de l’exposition de la position de Husserl, on pourrait se demander quel est le lien précis que le doute entretient avec la déception de la synthèse de remplissement. Cette question s’impose ici naturellement en raison de l’exemple que j’ai choisi pour préciser la nature de la déception envisagée par Husserl. Dans l’expérience concrète que nous faisons de la déception, il y a généralement un certain laps de temps qui s’écoule entre la déception elle-même et la prise de décision qui permet au moi de rétablir la cohérence de l’expérience perceptuelle. Selon la définition qu’en donne Husserl, le doute correspond à ce moment précis où plusieurs possibilités contradictoires s’offrent à moi sans que je puisse me décider pour l’une ou l’autre44. Lorsque je me demande si j’ai verrouillé la porte de mon appartement alors que je travaille à la bibliothèque, je vais devoir attendre quelques heures avant de lever mon doute. Dans un tel cas, la décision qui me permettrait de lever le doute est « empêchée »45. Pour reprendre la métaphore employée par Husserl, la décision qui me permettrait de lever le doute « reste en panne »46.
27En résumé, le doute est provoqué par la disjonction de possibilités contradictoires qui ne peuvent se manifester que sur le fond de l’expérience normale qui est cohérente et synthétique. Pour cette raison, on pourrait dire que le doute est toujours un moment transitoire entre deux certitudes. C’est sans doute pour exprimer cette idée que Philosophie première suggère que seule une vérité peut remplacer une vérité47. Dans la mesure où le doute est provoqué par une déception et que la déception est toujours locale et limitée à un « moment singulier », il tombe sous le sens que Husserl rejette aussi, à l’instar de Wittgenstein, la conception dite classique du doute qui stipule qu’il est en principe possible de douter de la véracité de l’intégralité de nos croyances.
3. La phénoménologie génétique et le dépassement de l’histoire naturelle
28Husserl ne se contente pas de constater que les actes de l’ego reposent sur des synthèses passives. Il se risque aussi à donner une caractérisation substantielle de la cohérence de l’expérience perceptuelle avec la notion d’association. Comme le souligneront avec force les Méditations cartésiennes, « le principe universel de la genèse passive gouvernant la constitution de toutes objectivités finalement prédonnées aux formations actives s’appelle association »48. Sans surprise, on retrouve dans De la synthèse passive de longues analyses consacrées aux lois d’associations qui président à l’organisation de l’expérience sensible. À l’instar de Hume, Husserl soutient que les sensations s’assemblent les unes avec les autres au sein du champ sensible par l’intermédiaire de certaines « lois » qu’il appartient au phénoménologue d’identifier et de définir.
29Cette réactivation du concept d’association, loin d’affermir la position de Husserl en la précisant, menace, du moins en apparence, les avancées les plus prometteuses faites dans De la synthèse passive. Même si l’on peut adresser plusieurs reproches au conventionnalisme qui soutient le concept de grammaire, la position de Wittgenstein a l’avantage d’être claire et précise. La signification n’est pas un fait empirique parce qu’elle est déterminée par la grammaire de l’usage que l’on fait d’une expression et que cette grammaire est purement arbitraire et conventionnelle49. Par conséquent, on se trompe d’adresse lorsqu’on tente de clarifier un concept tel celui de doute (ou celui de perception) en faisant appel à l’observation de faits empiriques et psychologiques puisque la grammaire de concept est arbitraire et indépendante de toute réalité empirique.
30Cette conviction conduit Wittgenstein à insister avec force sur l’écart qui sépare le discours philosophique des sciences empiriques. Comme le note Wittgenstein dans les Fiches, les recherches philosophiques sont des recherches conceptuelles50. Comme toujours, cette définition de la philosophie s’accompagne d’un diagnostic thérapeutique : les erreurs et les confusions qui sont à l’origine de la métaphysique résident précisément dans une confusion des questions factuelles et des questions conceptuelles. La métaphysique n’est d’ailleurs pas la seule à prendre place sur le banc des accusés : le psychologisme repose lui aussi sur une erreur de ce type, car il tente de rendre compte de la signification et des idéalités logiques et mathématiques par l’observation de faits psychologiques et empiriques. Dans un cas comme dans l’autre, la stratégie de Wittgenstein sera toujours la même : il y a une cloison étanche entre la grammaire philosophique et les sciences empiriques qui fait en sorte que l’on ne peut pas clarifier la signification d’un concept en mobilisant des faits psychologiques. À cet égard, Stanley Cavell a tout à fait raison de soutenir que Wittgenstein a accompli une « dépsychologisation de la psychologie » puisqu’il a établi que les concepts qui composent notre vocabulaire psychologique ne peuvent pas être clarifiés à l’aide d’une simple analyse de faits mentaux et empiriques51.
31Bien qu’elle puisse rappeler certains traits de celle défendue par Husserl, cette conception plutôt kantienne de la philosophie explique en partie le gouffre qui sépare l’auteur des Recherches philosophiques du père fondateur de la phénoménologie. Alors que Husserl en fait un usage tout à fait positif, la notion d’association représente pour Wittgenstein le symptôme le plus représentatif du brouillage de la frontière qui sépare les questions empiriques des questions conceptuelles. Clarifier la signification d’un concept présuppose que l’on décrive la grammaire de l’usage que l’on en fait. Or, justement, la notion d’association renvoie plutôt à un dispositif mécanique et psychologique qui a pour fonction de transgresser le régime purement descriptif de la méthode de la philosophie afin d’expliquer la genèse de l’objectivité et de l’organisation du champ perceptuel.
32Certes, Wittgenstein ne soutient à aucun moment que l’hypothèse d’un tel mécanisme n’est pas une explication plausible du phénomène de la perception. Ce serait très mal comprendre la position de Wittgenstein que de dire qu’il nie l’existence des synthèses associatives52. Par contre, le concept d’association n’a un intérêt que si l’on décide de développer une théorie empirique et psychologique de la perception. En d’autres termes, on ne peut raisonner en termes d’association qu’à partir du moment où l’on sort du périmètre de la philosophie qui ne veut pas proposer une explication empirique, mais bien une description grammaticale de la signification d’un certain concept53. Dès lors, renouer avec la tradition de l’associationnisme, c’est risquer de retomber dans une certaine forme de psychologisme contre lequel Wittgenstein a développé des arguments décisifs et importants.
33Après avoir fait cette remarque, on doit cependant s’empresser de souligner que cette critique ne peut pas être adressée telle quelle à la phénoménologie puisqu’elle reposerait sur une grave incompréhension du sens que donne Husserl à la notion d’association. Il ne faut pas l’oublier, si Wittgenstein refuse de faire un usage philosophique de la notion d’association, c’est parce que l’association n’est pas un concept descriptif, mais explicatif qui présuppose le constat d’une certaine connexion causale. Cette crainte est d’autant plus légitime que Hume conçoit les lois de l’association sur le modèle des lois physiques de l’attraction et de la répulsion54.
34Bien conscient de la mécompréhension permanente à laquelle il s’expose, Husserl a néanmoins repris à son compte le concept d’association en soulignant qu’il est possible de purger la notion de ses présupposés naturalistes et mécanistes55. Chez Husserl, l’association n’est donc plus un dispositif mécanique et causal, mais elle devient une structure dynamique et transcendantale qui a pour fonction de penser l’auto-constitution de l’ego56. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Husserl se réclame plus volontiers de Kant que de Hume. Dans l’esprit de Husserl, il suffit de dépasser l’empirisme de Hume en faisant de l’association non pas un mécanisme naturel, mais une structure transcendantale de la conscience pour neutraliser les préjugés qui grèvent encore la théorie humienne de l’association et lui redonner une légitimité philosophique et descriptive.
35Tout le problème de la phénoménologie génétique se condense alors dans la question suivante : comment peut-on reprendre les thèmes de prédilection de la psychologie classique d’inspiration empiriste (genèse, passivité, association) sans pour autant retomber dans le psychologisme et maintenir la vocation purement descriptive de la philosophie ? En d’autres termes, comment peut-on ménager un usage philosophique de concepts qui ne semblent n’avoir un sens qu’au sein d’une démarche empiriste et explicative ? Comme le note Gérard Granel, on ne peut s’empêcher de penser que la phénoménologie échoue à développer un langage adéquat pour rendre compte de la perception parce qu’elle reconduit celui de la psychologie classique qu’elle critique pourtant par ailleurs57. Dans la même veine, Elmar Hollenstein remarque que la théorie husserlienne de l’association maintient dans ses droits la notion de « contenu sensible » alors même que les analyses de Husserl nous conduisent pourtant à rejeter l’opposition forme / contenu sensible à partir de laquelle elle se met en place dans la psychologie empiriste58. Le meilleur moyen de se libérer des préjugés naturalistes de l’empirisme n’est-il pas de tout simplement renoncer au langage de la psychologie classique en commençant par le concept d’association ?
36Il va sans dire, cette question redoutable exigerait une analyse minutieuse et détaillée des textes de Husserl portant sur l’association, ce qui ne pourra pas être fait dans le cadre de cet article. Plutôt que de m’avancer sur ce chemin miné, j’aimerais emprunter une autre voie et me contenter de suggérer une piste de réponse qui s’appuie sur le rôle que joue le concept d’histoire naturelle (Naturgeschichte) dans la définition de la philosophie avancée respectivement par Husserl et Wittgenstein. En clair, j’aimerais montrer que la phénoménologie de la genèse telle que la conçoit Husserl, loin de le contredire, découle directement de l’idéal descriptif de la philosophie.
37Afin d’illustrer l’écart méthodologique qui sépare la phénoménologie statique de la phénoménologie génétique, Husserl soutient dans les Méditations cartésiennes que la phénoménologie statique est « une histoire naturelle » (Naturgeschichte) qui se contenterait de décrire les structures de la conscience alors que la phénoménologie de la genèse serait une sorte d’histoire de la vie conscience (Lebensgeschichte)59. Il ne suffit pas de décrire les différents actes intentionnels (perception, doute, jugement, etc.), mais encore faut-il les replacer dans ce qui leur donne leur sens, soit la vie de la conscience. Ainsi, la phénoménologie de la genèse se caractérise par la volonté de penser les lois aprioriques qui permettent de comprendre comment les différents vécus qui composent le tissu de la vie intentionnelle s’enchaînent et se succèdent. La référence à l’histoire naturelle est ici particulièrement intéressante, car, d’une certaine manière, la trajectoire de Husserl n’est pas sans faire penser à celle de Buffon60. Après avoir entrepris de produire une science purement descriptive de la nature, à savoir une « histoire naturelle », Buffon s’est progressivement rendu compte de l’insuffisance d’une telle méthode qui évacuait toute forme de devenir, ce qui l’a conduit à réviser sa méthode en développant ce que l’on pourrait nommer une « histoire de la nature ». Ce qui a conduit Buffon à un tel déplacement est un constat plutôt banal. On ne peut pas définir ce qu’est une espèce en se contentant de faire intervenir des critères purement descriptifs ; il est inévitable de mobiliser à un certain moment des critères temporels et génétiques. Le développement intellectuel de Buffon recoupe donc celui de Husserl sur un point essentiel : l’histoire naturelle et sa méthode descriptive sont insuffisantes et on ne peut faire l’économie de la notion de genèse si tant est que l’on veuille décrire d’une manière adéquate les phénomènes qui se caractérisent par une certaine forme de dynamisme.
38Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que Wittgenstein souligne à de multiples reprises qu’il conçoit la philosophie comme une forme d’histoire naturelle. Il nous suffira ici de rappeler la formulation canonique de cette idée : les jeux de langage appartiennent à l’histoire naturelle de l’homme et, par conséquent, la philosophie représente un ensemble de remarques à propos de notre histoire naturelle61. Ce thème est si important pour l’auteur des Recherches philosophiques que l’on pourrait dire que le débat entre Husserl et Wittgenstein consiste précisément à se demander si l’histoire naturelle, c’est-à-dire une méthode descriptive et non génétique, est une approche satisfaisante pour aborder tous les problèmes philosophiques. L’argument de Wittgenstein en faveur de l’histoire naturelle est simple : les considérations génétiques sont nécessairement empiriques et, par conséquent, elles ne concernent pas la philosophie qui doit produire des clarifications conceptuelles. Au contraire, Husserl soutient que de telles clarifications conceptuelles seront nécessairement insuffisantes et incomplètes tant et aussi longtemps que l’on renoncera à prendre en compte la dimension génétique, temporelle et dynamique de la vie de la conscience. Ainsi, on ne pourra jamais comprendre ce qu’est le doute tant que l’on n’aura pas décrit de quelle manière le doute s’insère dans la dynamique de la vie de la conscience. Voilà pourquoi la philosophie, en tant que simple « histoire naturelle », ne pourra que donner une caractérisation lacunaire et partielle du phénomène du doute. Ces remarques générales — bien qu’elles mériteraient d’être développées plus amplement — permettent déjà d’expliquer pourquoi l’étude des synthèses passives et associatives occupe une place si importante dans l’économie générale de la pensée de Husserl.
Conclusion
39En guise de conclusion, j’aimerais enregistrer deux résultats qui me semblent ici de la première importance.
401 / Dans un premier temps, notre parcours nous a permis de mettre en relief le fait que l’approche de Husserl permet de compléter et prolonger certaines analyses de Wittgenstein. En parfait accord avec Wittgenstein, Husserl soutient effectivement que le doute est par nature un phénomène local qui ne nous permet pas de contester la légitimité de toutes nos croyances. Par contre, à la différence de Wittgenstein, Husserl n’installe pas son analyse sur le terrain de la grammaire. Bien qu’un tel choix stratégique soit condamné par Wittgenstein, il suffit de juger les analyses de Husserl à leur résultat. À cet égard, Husserl a le mérite de donner une caractérisation beaucoup moins vague des circonstances normales où le doute n’est pas légitime.
412 / Sans doute, Wittgenstein aurait rejeté les analyses de Husserl et, derrière ce geste, il faudrait lire bien plus qu’une réaction dogmatique. À juste titre, on pourrait craindre que le recours au thème de la synthèse passive dans la caractérisation du doute brouille la frontière de la psychologie et de la philosophie. Cette tension qui oppose ici Husserl à Wittgenstein éclate d’ailleurs au plein jour lorsqu’on prend pour exemple le cas de l’association. Alors que Wittgenstein considère qu’il s’agit d’un concept purement psychologique qui n’a aucun intérêt philosophique, Husserl n’hésite pas à y avoir recours pour penser l’unité et la cohérence de l’expérience. Contre cette objection légitime, j’ai tenté de suggérer un peu rapidement qu’il est possible de maintenir le partage de la philosophie et des sciences empiriques comme l’exige Wittgenstein tout en ayant recours aux notions de genèse, de synthèse et d’association. Pour être plus précis, il ne s’agit pas d’une simple possibilité théorique, mais d’un détour obligé. Si tant est que la prétention de la philosophie soit de produire des clarifications conceptuelles, alors elle doit prendre en compte la temporalité et la dynamique de la vie de la conscience, ce qu’elle ne peut faire qu’en investissant le champ de la genèse et de l’association.
42Wittgenstein se heurte à une difficulté qui est finalement très proche de celle rencontrée par la psychologie de la Gestalt. Confronté à l’usage abusif et immodéré que faisait la psychologie classique qui raisonnait en termes d’association et de synthèse, Köhler a fait valoir que les explications génétiques empêchaient les psychologues de donner une juste interprétation de certains phénomènes psychologiques62. Wittgenstein donne un tour grammatical à cette objection classique: le recours aux notions de genèse et d’association nous mène à produire une mauvaise description de la grammaire des concepts psychologiques. Bien que ce rejet parte d’un constat en partie légitime, il est beaucoup trop brutal. Comme le montrent les exemples de Wittgenstein et des gestaltistes, on ne peut pas rejeter le langage de l’association et de la genèse sans s’interdire de penser le devenir dynamique de la vie de la conscience. Puisque Wittgenstein est le premier à reconnaître que la signification d’un concept est déterminée par son enchâssement dans notre forme de vie63, il faut sans plus tarder lever l’interdiction et renouer avec le concept d’association. J’en conviens, pour qu’une telle conclusion soit entièrement convaincante, il faudrait montrer que la remise en chantier de l’associationnisme ouverte par la phénoménologie permet de donner une description adéquate du dynamisme de la vie de la conscience. Reste que la question mérite d’être posée.
Notes
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About: Vincent Grondin
Université de Montréal – Université de Paris 1