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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- Sartre et la critique des fondements de la psychologie : Quelques pistes sur les rapports de Sartre et de Politzer
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Sartre et la critique des fondements de la psychologie : Quelques pistes sur les rapports de Sartre et de Politzer
1Le texte de l’Esquisse d’une théorie des émotions s’ouvre sur une critique très radicale des psychologies en vogue à l’époque, qui sont les psychologies positives ou expérimentales, avant de critiquer plus précisément quatre types de théorie de l’émotion : la théorie périphérique de William James, qui prend place dans son Traité de psychologie ; celle que l’on trouve chez Janet ; la description de l’émotion propre à la psychologie de la forme ; et enfin l’interprétation psychanalytique du phénomène de l’émotion. Les deux tiers de l’Esquisse d’une théorie des émotions sont donc occupés par ce que l’on pourrait appeler une véritable critique des fondements de la psychologie : une critique de leurs postulats théoriques fondamentaux ; de leur démarche ; et de leurs résultats, qui ne sont qu’une accumulation de faits empiriques. À ce type de psychologie, Sartre oppose une autre manière de faire de la psychologie — manière dont on n’a peut-être pas encore perçu toute l’importance et toute l’originalité —, qui se fonde sur la démarche phénoménologique : le cas de l’émotion ne vient en quelque sorte qu’illustrer cette nouvelle manière de faire.
2Ma question portera sur ce qui inspire cette critique des fondements mêmes de la psychologie. S’agit-il d’une simple reprise de la critique husserlienne de la psychologie empirique, telle que nous la trouvons par exemple dans La Philosophie comme science rigoureuse ? Mon hypothèse ici sera que Sartre s’inscrit dans un mouvement bien plus global à l’époque, qui excède la phénoménologie — même si c’est de celle-ci que Sartre se revendique —, un mouvement de critique philosophique de la psychologie, qui s’exprime en particulier dans l’œuvre de Georges Politzer. J’aimerais en ce sens comparer le texte de Sartre avec l’ouvrage de Politzer intitulé Critique des fondements de la psychologie : sans pouvoir affirmer qu’il y ait une quelconque influence de Politzer sur Sartre1, j’ai été frappé en relisant L’Esquisse, de la proximité de certaines critiques de Sartre avec celles qu’adresse Politzer aussi bien à la psychologie classique qu’à la psychanalyse, qui est la principale théorie psychologique analysée par Politzer dans sa Critique des fondements de la psychologie. L’inspiration philosophique commune de Sartre et de Politzer, c’est la revendication d’une psychologie concrète, une philosophie de l’homme dans son existence la plus phénoménale. En quoi peut-on alors trouver une trace de la critique que fait Politzer de l’abstraction des théories classiques chez Sartre ? Pourquoi alors la psychologie concrète à laquelle Sartre aspire se traduit-elle par une philosophie de la conscience que rejette de son côté Politzer ? L’enjeu ici, c’est bien entendu la référence à Husserl et le rôle capital que joue la référence à une conscience constituante — ce qui explique la différence entre les critiques que Sartre et Politzer adressent à la psychanalyse.
3Si l’on relit l’introduction à l’Esquisse (intitulée « Psychologie, phénoménologie et psychologie phénoménologique »), on se rend compte que Sartre adresse des critiques de plusieurs types à la psychologie de son temps. Par quoi il entend une psychologie qui a une prétention de positivité, comme celle de Ribot ou de Janet, qu’il aborde par la suite dans le texte : celle d’atteindre à la même objectivité que les sciences de la nature.
4La première critique que Sartre adresse à la psychologie positive est son absence de systématicité. La psychologie positive prétend se limiter à l’expérience, qu’elle entend dans un sens très restrictif : cette expérience se limite à être l’expérience des faits. Le psychologue scientifique ne se demande pas s’il existe, comme l’affirme Husserl, une intuition des essences : il prétend ne partir que des faits, qu’il définit comme quelque chose que l’on doit « rencontrer au cours d’une recherche » et qui « se présente toujours comme un enrichissement inattendu et une nouveauté par rapport aux faits antérieurs »2. Bref, son étude doit être totalement empirique et a posteriori. Mais alors, souligne Sartre, cette étude ne peut en rien être systématique : elle se condamne à « ne fournir qu’une somme de faits hétéroclites »3. Sartre se fonde donc sur une définition rigoureuse de la science, qui ne peut se résumer à un empilement de faits, mais doit les réunir selon certaines lois posées a priori : il n’y a donc pas, à proprement parler, de science psychologique, mais seulement des « travaux de collectionneur »4.
5La seconde critique qu’il adresse à la psychologie de son époque est de passer sous silence les conditions plus générales de possibilité des phénomènes psychologiques. C’est évidemment une conséquence du désir de positivité : étant donné qu’il s’agit de partir des faits, il ne saurait être question de partir de structures plus générales (comme l’être-au-monde dont nous parle Heidegger) ou d’une anthropologie philosophique. Le concept d’homme ne pourra pas être un concept a priori — qui délimiterait l’étendue et la portée de la recherche psychologique — mais il sera à la limite une conséquence : « une hypothèse unificatrice inventée pour coordonner et hiérarchiser »5 une série indéfinie de faits. Contre cette démarche, qui se veut scientifique, Sartre rappelle la nécessité de partir d’une définition préalable de l’homme (le concept de Dasein tel qu’on le trouve chez Heidegger, par exemple) afin de ne pas tomber dans l’éparpillement des faits et pour « donner une base un peu solide aux généralisations du psychologue »6. La psychologie doit se fonder dans une anthropologie plus générale, qui ne craindra pas d’être métaphysique, puisqu’elle utilisera des concepts comme celui de « monde », et elle devra même remonter à la conscience pure comme source de toute validité.
Si nous voulons fonder une psychologie, il faudra remonter plus haut que le psychique, plus haut que la situation de l’homme dans le monde, jusqu’à la source de l’homme, du monde et du psychique : la conscience transcendantale7.
6Enfin, une troisième critique porte sur la disparition de toute idée de signification au sein de la psychologie positive : le psychologue scientifique traite les phénomènes psychiques comme des réalités objectives, qui se réduisent à n’être que ce qu’elles sont. Il détruit par là même la nature psychique de ce phénomène, puisque la spécificité des phénomènes psychiques tient précisément à ce que ce sont des phénomènes significatifs. Signifier, c’est pour un signifiant renvoyer à un signifié : or, la nature propre d’un phénomène psychique — ou d’un comportement comme l’émotion —, c’est de renvoyer au tout de la conscience ou à la totalité de la réalité humaine. Ainsi, l’émotion est une conduite dotée de sens :
Elle n’est pas un accident parce que la réalité-humaine n’est pas une somme de faits ; elle exprime sous un aspect défini la totalité synthétique humaine dans son intégrité8.
7Ce sont ces principes qui vont guider la 3e partie de l’Esquisse d’une théorie des émotions, dans laquelle Sartre va s’efforcer de montrer que l’émotion est une conduite impliquant l’essence de l’homme comme rapport au monde.
8D’où viennent alors toutes ces critiques de la psychologie, qui sont de fait extrêmement sévères ? Il semblerait aller de soi que la source de ces critiques soit d’ordre phénoménologique, comme le souligne Sartre lui-même, dont les deux références doctrinales principales sont Husserl et Heidegger. En effet, Sartre définit même la phénoménologie de Husserl comme une « réaction contre les insuffisances de la psychologie et du psychologisme »9. De fait, Sartre a raison de rappeler que Husserl a lui aussi fait une critique radicale de la psychologie positive et expérimentale : dans La Philosophie comme science rigoureuse, par exemple, Husserl s’est opposé très vivement à la psychologie expérimentale telle qu’elle était promue par Wundt. Le postulat fondamental de cette psychologie, c’est le naturalisme, cette attitude « qui ne voit rien qui ne soit à ses yeux nature et avant tout nature physique »10 : elle a donc tendance à appliquer à l’étude des phénomènes psychiques les mêmes catégories que la science physique applique aux phénomènes physiques, ce qui relève pour Husserl d’une incompréhension fondamentale de ce qu’est le psychique. Comme on le sait, la caractéristique même du psychique, pour Husserl, qui reste en ceci fidèle à Brentano, c’est l’intentionnalité.
9De plus, Husserl rappelle la nécessité, avant toute étude psychologique précise, de partir d’une étude phénoménologique de l’essence de la psyché. Il serait en effet absurde de partir d’observations sur la vie psychologique empirique sans avoir dégagé, au préalable, en quoi consiste cette vie psychologique, quelle est son essence : la psychologie empirique doit donc être précédée par une étude eidétique. Husserl le souligne par exemple, dans le § 79 des Ideen I, quand il évoque les difficultés de l’introspection :
La phénoménologie est l’instance suprême dans les questions méthodologiques fondamentales que pose la psychologie. Les principes qu’elle a établis en termes généraux doivent être reconnus et, si l’occasion le permet, invoqués par le psychologue, comme la condition de possibilité de tout développement ultérieur de ses méthodes11.
10Et Husserl d’user d’une analogie :
La phénoménologie (ou la psychologie eidétique) est à l’égard de la psychologie empirique la science fondamentale au point de vue méthodologique, dans le même sens que les disciplines mathématiques matérielles (par exemple la géométrie et la cinématique) sont fondamentales pour la physique12.
11Toutefois, chez Husserl, le rappel de la priorité d’une étude phénoménologique sur une étude empirique de la psyché n’implique pas qu’une telle étude empirique — voire une science psychologique expérimentale — ne soit pas pertinente, qu’elle ôte sa signification au fait psychique. Dans l’introduction des Ideen I, Husserl rappelle la définition de la psychologie, pour mieux la distinguer de l’approche phénoménologique :
Celle-ci est une science portant sur des faits (Tatsachen), des « matter of facts » au sens de Hume. C’est une science qui atteint des réalités naturelles (Realitäten). Les « phénomènes » dont elle traite, en tant que « phénoménologie » psychologique, sont des événements réels (reale) qui, à ce titre, et quand ils ont une existence effective, s’insèrent ainsi que les sujets réels auxquels ils appartiennent, dans l’unique monde spatio-temporel, conçu comme omnitudo realitatis13.
12Husserl ne critique donc pas la prétention de la psychologie empirique à décrire des phénomènes purement positifs : il se contente de la distinguer de la phénoménologie qui, elle, ne porte pas sur des faits mais sur des essences ; et il insiste sur le fait qu’une démarche empirique ne peut pas se passer d’une étude phénoménologique préalable.
13C’est pourquoi Sartre me paraît plus radical encore que Husserl : il va, quant à lui contester, la légitimité même de traiter un phénomène psychologique comme l’émotion à la manière d’un fait ou à la manière d’une série de faits s’enchaînant nécessairement. C’est bien à un autre type de psychologie que Sartre aspire dans l’Esquisse d’une théorie des émotions : une psychologie qui réintégrerait la dimension de l’homme et la dimension du sens, et qui serait donc irréductible à la psychologie empirique et même à la psychologie phénoménologique, au sens où Husserl emploie cette expression14. Comme le rappelle Philippe Cabestan dans L’Être et la conscience,
la psychologie phénoménologique [selon Sartre] possède un objet propre : les réactions de l’homme en situation. De même lui revient un champ d’étude distinct dans la mesure où, sans se confondre avec la psychologie purement empirique, elle repose nécessairement sur l’expérience des seuls phénomènes psychiques ressaisis à partir de leur eidos15.
14La critique des fondements de la psychologie chez Sartre s’articule au projet de construire une psychologie plus concrète, qui saisirait le phénomène psychique dans sa spécificité sans le confondre ni avec le fait de la psychologie empirique ni avec l’essence pure de la phénoménologie transcendantale.
15Or, un tel projet n’est pas rigoureusement inédit : il s’inscrit dans un mouvement d’ensemble de la philosophe française, qui s’est constitué depuis la fin du XIXe siècle à la fois contre le positivisme et dans une revendication de concret, à laquelle l’œuvre de Sartre participe totalement. Ce mouvement, que l’on peut appeler la tendance au concret, qui s’affirme dès les années 1890, en particulier dans l’œuvre de Bergson, contre une philosophie française qui n’est plus qu’une théorie de la connaissance scientifique, et qui prend la forme d’un positivisme ou d’un néo-kantisme, comme chez Renouvier, Lachelier ou Brunschvicg. On ne saurait sous-estimer l’impact de la philosophie de Bergson, — et je suis tout à fait d’accord avec Florence Caeymaex pour dire qu’elle constitue un héritage important des phénoménologies existentialistes16 — dans la genèse d’une nouvelle manière de penser la philosophie et son projet : celui d’une pensée du concret.
16C’est d’une certaine manière Bergson qui détermine la forme que va prendre le thème du concret dans les années 1890-1914, qui est justement celle du concret psychologique : le concret est à situer dans la conscience, dans la vie intérieure, qui n’est pas une juxtaposition d’états de conscience mais une totalité complexe, exprimant l’ensemble de la personnalité et de la vie individuelle. Déjà chez Bergson, et ceci dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience, l’orientation vers le concret va de pair avec une critique de la psychologie positive, la psychophysique par exemple (et son concept de grandeurs intensives), qui substitue au flux de la conscience un schéma abstrait et spatialisant, qui morcelle ce qui constitue une unité, qui connaît de manière extérieure, par des symboles ou des concepts, ce avec quoi nous devrions sympathiser : notre propre durée intérieure.
17La critique virulente du bergsonisme que l’on trouve chez Sartre ou chez Politzer est à la hauteur des attentes que cette doctrine avait suscitées : Bergson promettait de nous faire atteindre le concret véritable, et il retombait dans un spiritualisme abstrait. Tel est le thème majeur du fameux pamphlet de Politzer. L’anti-bergsonisme de l’entre-deux-guerres, dans lequel s’inscrit l’œuvre de Sartre, n’en retrouve pas moins les mêmes exigences que Bergson : retrouver la psyché dans ce qui fait son caractère concret, par-delà les abstractions de la psychologie positive. C’est dans la phénoménologie que Sartre va trouver les outils conceptuels et méthodologiques à même de rompre aussi bien avec le vieux psychologisme des Maîtres de la Sorbonne (cette « philosophie digestive » stigmatisée dans l’article sur l’intentionnalité chez Husserl) qu’avec les impasses du spiritualisme.
18L’entre-deux-guerres reconduit une opposition entre une philosophie fascinée par le modèle scientifique, et se voulant au service de la science, et une philosophie qui reprend le thème du concret dans un sens ouvertement anti-bergsonien : le concret prend plutôt ici la forme de l’existence humaine. Sartre a rappelé, dans Questions de méthode, l’impact qu’avait pu avoir une œuvre comme celle de Jean Wahl significativement intitulée Vers le concret. Mais c’est sur un autre penseur, tout aussi important que Jean Wahl, mais dont la carrière philosophique fut malheureusement fort brève, à savoir Georges Politzer, que je voudrais me concentrer : la pensée de Politzer a été entièrement dominée — avant sa conversion au matérialisme dialectique — par la nécessité de constituer une psychologie concrète17 et donc de critiquer la psychologie classique (celle que Sartre critique en grande partie dans l’introduction de l’Esquisse d’une théorie des émotions). Son ouvrage principal s’intitule précisément Critique des fondements de la psychologie et fut publié en 192818 : il eut un impact considérable qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui.
19Ce qui est frappant quand on relit la Critique des fondements de la psychologie de Politzer, c’est sa proximité avec les thèses de Sartre. N’y aurait-il donc pas une influence de Politzer dans l’œuvre de Sartre, en dépit de l’absence quasi-totale de références à l’auteur de la Critique des fondements de la psychologie ? Sartre pouvait-il ignorer cet ouvrage, alors même qu’il cite dans L’Être et le néant le pamphlet de Politzer contre Bergson (Une imposture philosophique : le bergsonisme) et que Merleau-Ponty fait, pour sa part, explicitement référence aux deux ouvrages dans La Structure du comportement ? Il semble difficile de penser que Sartre n’ait pas été marqué par un livre qui propose une critique philosophique de la psychologie très proche de celle qu’il propose lui-même ainsi que des pistes de recherche très proches de ce que Sartre appellera la psychanalyse existentielle.
20On trouve, de fait, dans la Critique des fondements de la psychologie, un certain nombre de remarques qui vont dans le même sens que celles de Sartre dans l’introduction à L’Esquisse d’une théorie des émotions. Mieux : on y trouve une même ambition philosophique, celle de constituer un autre type de psychologie, une psychologie orientée vers le concret, vers l’explicitation de l’existence humaine, même si les références doctrinales sont différentes : chez Sartre, la phénoménologie husserlienne et heideggerienne sert de charpente théorique ; chez Politzer, c’est la psychanalyse qui constitue la source d’inspiration fondamentale. L’importance donnée par Sartre à la psychanalyse — même si c’est pour la critiquer — montre néanmoins qu’il s’agit pour lui d’un modèle important, et c’est peut-être en partie la lecture de Politzer qui est à l’origine de l’intérêt de Sartre pour la théorie psychanalytique.
21C’est tout d’abord dans la dimension critique que les deux œuvres de Sartre et de Politzer se rejoignent en grande partie : Georges Politzer fait en effet une critique radicale de toute prétention de la psychologie à être scientifique, si par scientifique on entend une imitation du modèle des sciences de la nature19. C’est la psychologie de Wundt et de Ribot qui est ici visée — mais Politzer attaque aussi Janet dans d’autres textes —, celle qui se propose d’étudier les processus psychologiques en imitant le langage et les démarches de la physique expérimentale : Politzer dénonce par exemple la « physiologie des émotions », qui a pu faire croire à la psychologie positive qu’elle avait fait une grande découverte20.
22La critique fondamentale de Politzer, c’est que cette psychologie objective — qui ne fait que singer la physique — se contente, derrière une apparence révolutionnaire, de sauver les postulats fondamentaux de la psychologie classique, qui substitue à l’étude de la vie proprement humaine (que Politzer appelle « drame », afin d’insister aussi bien sur l’unité que sur la dimension active de la vie humaine : la vie est un drame dont l’individu est un acteur, qu’il ne se contente pas de subir comme un ensemble de déterminations générales et externes, mais qu’il produit et dont il est responsable21) l’étude de processus en troisième personne : des idées, des représentations, des affects, etc. La psychologie classique est donc, selon les termes de Politzer, un véritable mythe : un récit mettant en scène les créatures imaginaires que sont les processus psychologiques, associations, représentations, etc., qui ne sont rien d’autre selon Politzer que des abstractions, c’est-à-dire des entités artificiellement isolées de ce drame qu’est l’existence humaine.
23La critique kantienne de la psychologie rationnelle aurait dû, selon Politzer, définitivement ruiner la psychologie classique :
Elle aurait pu immédiatement déterminer une orientation vers le concret, vers la vraie psychologie, qui, sous la forme humiliante de la littérature, fut exclue de la science22.
24Mais la Critique de Kant n’a pas eu cet effet : elle a converti la psychologie à un « réalisme empirique » parallèle à celui qui s’imposait à la science après la disparition, sous les coups de boutoir de la critique kantienne, de la chose en soi. La psychologie s’est réfugiée dans le biologisme et dans l’affirmation d’un déterminisme inspiré des sciences de la nature. La psychologie a voulu devenir une science de la nature, ignorant qu’il y a deux sens du mot « vie » : la vie au sens biologique et la vie proprement humaine, la « vie dramatique de l’homme »23.
25Sans utiliser la terminologie de Politzer, Sartre part exactement du même constat : la fascination des psychologies pour le modèle des sciences de la nature est précisément ce qui leur interdit de comprendre ce qui fait la spécificité de la vie psychique humaine. Elles s’interdisent même d’utiliser le concept d’homme (et de se rattacher à une anthropologie comme discipline générale), afin de se limiter aux faits et à leur pleine positivité : elles ont donc tendance à se limiter aux faits physiologiques, afin de ne pas limiter a priori l’objet de leur recherche et de ne pas introduire d’hypothèse métaphysique qui viendrait troubler la positivité de leurs travaux.
26Cela est par exemple évident dans la manière dont Janet considère l’émotion : comme l’écrit Sartre, Janet veut se placer « sur un terrain exclusivement objectif » et il ne veut « enregistrer que les manifestations extérieures de l’émotion »24. Mais ceci lui permet de distinguer immédiatement, en se tenant sur le terrain rigoureux de l’observation extérieure, ce qui relève du physique (les phénomènes physiologiques) et ce qui relève du psychique (les conduites) : une théorie de l’émotion qui veut restituer à l’émotion sa dimension psychique — contrairement à celle de James, qui s’en tient trop aux réactions physiologiques — doit faire de l’émotion une conduite. Toutefois sa théorie de la dérivation n’est rien d’autre qu’une théorie mécaniste — dont la simplicité mécaniste est justement garante de la scientificité — qui est incapable de donner sens à la conduite émotive : selon Janet, quand une tâche est trop difficile et que nous ne pouvons pas tenir une conduite dite « supérieure », l’énergie psychique libérée se dépense dans une conduite inférieure. C’est ce que montre l’exemple de la patiente qui tombe malade lorsqu’elle prend conscience qu’elle devra s’occuper de son père.
Les choses se passent, écrit Janet, comme si, la tension nerveuse étant insuffisante pour produire un phénomène d’ordre élevé, l’effort provoqué par l’excitation se dépensait en phénomènes d’un ordre inférieur qui sont ici des mouvements incoordonnés, irréguliers et inutiles25.
27Il s’est passé exactement ce que décrit Politzer dans sa Critique des fondements de la psychologie : Janet a substitué au drame particulier vécu par sa patiente psychasthénique un schéma mécaniste dans laquelle des entités abstraites (la tension nerveuse, l’excitation, la dérivation de l’énergie, etc.) agissent comme des entités autonomes, selon des lois déterministes et indépendantes de la conscience de la patiente. L’individu n’est donc pas l’acteur de son « drame », de sa vie psychologique, il n’est rien d’autre que le réceptacle passif de forces impersonnelles qui agissent mécaniquement (telle représentation déclenchera telle décharge d’énergie, etc.). C’est précisément ce que Sartre reproche à Janet : même s’il lui sait gré d’avoir voulu réintroduire dans le phénomène de l’émotion une dimension psychique, il considère que sa théorie n’est pas à la hauteur de sa prétention. Janet a remplacé l’individu concret par un « système de conduites » et il a fait de la dérivation un processus automatique, il a donc remplacé une conduite par « un ensemble diffus de manifestations organiques »26. Il a traité l’émotion comme un désordre psycho-physiologique et non comme une « forme organisée de l’existence humaine »27, parce qu’il n’a pas fait de cette émotion l’expression de la « totalité humaine dans son intégrité. »28
28Pour que véritablement l’émotion ait le sens — dans le cas de la malade psychasthénique — d’une conduite d’échec, il aurait fallu réinscrire cette émotion dans l’ensemble de la vie de la patiente, et donc tenir compte de sa conscience, qui seule peut donner à sa conduite la signification d’un échec par rapport à la conduite supérieure qu’elle aurait dû tenir29. Ce que ne peut pas faire la psychologie positive, dans la mesure où elle prétend être une psychologie empirique et une psychologie mécaniste : elle étudie donc des processus, en s’efforçant d’y mettre la même objectivité que Newton lorsqu’il décrit les phénomènes d’attraction (comparaison prise par Sartre dans l’Esquisse). Elle leur enlève ainsi toute signification.
29C’est le second point sur lequel il existe une convergence entre Sartre et Politzer, à savoir l’idée que les phénomènes psychiques sont des phénomènes qui possèdent un sens, et un sens proprement humain. Dans un article du premier numéro de la Revue de psychologie concrète intitulé « Psychologie mythologique et psychologie scientifique », Politzer affirme de manière très classique (ce qui l’oppose à tout matérialisme réducteur) qu’il y a « de façon générale, à côté du plan de la nature, un plan proprement humain »30. « À côté » est d’ailleurs une expression inexacte, souligne Politzer, car c’est sur ce plan humain que nous vivons d’abord, et il faut faire un effort d’abstraction « pour dégager la nature, dans sa pureté objective, de son revêtement humain », pour voir par exemple dans les personnes qui nous entourent des « structures physicochimiques »31 Ce plan humain est, selon Politzer, « le plan des significations humaines »32 : c’est ainsi que la perception d’un mouvement ne peut devenir la perception d’un crime que si elle se double de la connaissance que j’ai des choses humaines.
30Quelles sont les conditions pour qu’il y ait signification ? Il y a signification quand il y a perception doublée d’une compréhension par laquelle je replace « le tout dans la connexion des choses humaines »33, écrit Politzer. C’est donc, encore une fois, l’inscription d’un phénomène dans le drame humain qui l’enveloppe, qui permettra de lui donner une signification : tel acte prendra la signification d’un meurtre parce qu’il tient une place, qu’il joue un rôle particulier au sein de cette totalité que constitue mon existence. La psychologie concrète, telle que la théorise Politzer, est en ce sens l’étude des significations proprement humaines :
La connexion de tous les événements proprement humains, les étapes de notre vie, les objets de nos intentions, l’ensemble des choses très particulières qui se passent pour nous entre la vie et la mort, constituent un domaine nettement délimité, facilement reconnaissable, et qui ne se confond pas avec le fonctionnement des organes34
31ni avec l’étude des déterminations générales (sociales, historiques) dans lesquelles ce drame s’inscrit. N’est-ce pas là l’étude de l’homme en situation, que Sartre appelle de ses vœux quand il en appelle à une psychologie phénoménologique ?
32Nul besoin de rappeler, en effet, l’importance capitale que la notion de signification a pour Sartre dans l’Esquisse d’une théorie des émotions : « Pour le phénoménologue, tout fait est par essence significatif, écrit Sartre. Si vous lui ôtez la signification, vous lui ôtez sa nature de fait humain. »35 Mais tenir compte de la signification d’un phénomène humain, c’est justement refuser de le traiter comme une chose : Politzer a su montrer, de manière fort convaincante, que la méthode de la psychologie classique consistait à réifier, à hypostasier ce qui était de l’ordre de la signification. « Une signification en elle-même n’a qu’une réalité idéale. Elle n’est pas dans le temps et encore moins dans l’espace. »36 Or, c’est cette impossibilité de la psychologie classique à tenir compte d’un mode d’être qui n’est pas celui de la chose physique (conformément à ce que Husserl appelle l’attitude naturaliste) qui l’a amené à transformer les significations en processus. Cette attitude est ce que Politzer appelle, pour sa part, le réalisme : c’est ainsi qu’un meurtre vu par la psychologie classique est un drame qui va changer de personnages.
Il n’est plus question d’un homme qui a tué un autre homme, mais de l’action d’une représentation sur une autre représentation ; de relations mécaniques, dynamiques, énergétiques, économiques, etc. ; de leurs enchaînements, de leur fusion : les histoires de personnes sont remplacées par des histoires de choses37.
33Certes, et c’est là qu’on peut commencer à voir la différence d’approche entre Sartre et Politzer, jamais Politzer ne met en relation la notion de signification et celle de conscience : alors que chez Sartre, c’est la visée de conscience, son intentionnalité, qui permet de donner sens à nos conduites (à faire de l’émotion une conduite d’échec, ou une fuite, par exemple), Politzer n’invoque quant à lui presque jamais la notion de conscience. Dans sa Critique des fondements de la psychologie, il affirme que « la condamnation de l’inconscient ne signifie nullement le retour à la conscience »38 : sans doute la conscience relève-t-elle encore, pour Politzer, d’un vocabulaire réaliste qu’il souhaite exclure de la psychologie. Cela n’a donc strictement rien à voir avec la conception sartrienne de la conscience, qui en fait précisément tout le contraire d’une substance, qui refuse de la caractériser comme une chose pour y voir un acte ou (mieux encore) un « néant d’être ». Mais ce n’est sans doute pas un hasard si Politzer considère la psychanalyse39, c’est-à-dire une psychologie qui conteste le primat de la conscience, comme ce qu’il y a de plus proche de la psychologie concrète.
34C’est sur ce dernier point que j’aimerais comparer Sartre et Politzer. Pour Politzer, la psychanalyse représente une véritable révolution dans le domaine de la psychologie : c’est la première fois, d’après lui, que nous en sommes en présence d’un savoir psychologique réel et d’une psychologie véritablement concrète. Politzer le montre à travers une étude très précise, dans le premier chapitre de la Critique des fondements de la psychologie, de la théorie freudienne du rêve : tout l’intérêt de la théorie de Freud a été de montrer que le rêve était non un désordre ou un phénomène purement négatif (à la limite du pathologique pour certains physiologistes) mais une formation psychologique régulière : Freud a donné au rêve la dignité d’un fait psychologique, non au sens classique du terme mais au sens où il a prêté attention à son individualité et à son sens.
35Dans la psychologie classique ou scientifique, on détache le rêve du sujet qui rêve et on le considère non pas comme fait par le sujet, mais comme produit par des causes impersonnelles. C’est au contraire en le rattachant au sujet dont il est le rêve — puisque le rêve est la réalisation d’un désir — que Freud va rendre au rêve son caractère de fait psychologique : « Freud considère comme inséparable du je le rêve qui, étant par essence une modulation de ce je, s’y rattache intimement et l’exprime. »40
36Freud prend donc à contre-pied toutes les méthodes de la psychologie classique, il ne substitue pas à l’individu réel, concret, des entités abstraites, mais tient compte du drame humain complet (de l’histoire de l’individu, notamment) pour proposer ses hypothèses : ainsi, le rêve n’est pas la réalisation du désir en général, mais d’un désir déterminé dans sa forme par l’expérience particulière d’un individu particulier :
Freud postule un désir effectif, la détermination par un motif réel ; il saisit alors véritablement le concret psychologique puisqu’il nous conduit au cœur même de l’expérience individuelle41.
37De même, Freud réintègre la dimension de la signification dans l’étude des phénomènes psychiques : le rêve n’est plus, comme chez Dugas, « l’anarchie psychologique, affective et mentale, le jeu des fonctions livrées à elles-mêmes et s’exerçant sans contrôle et sans but »42 (bref un désordre, comme on prétend que l’est l’émotion) mais elle est une formation dotée de sens, qu’il faut interpréter. Freud a eu le mérite de voir que la méthode de la psychologie n’était pas une méthode d’observation mais une méthode d’interprétation.
38Toutefois, dans les derniers chapitres de sa Critique des fondements de la psychologie, Politzer montre que Freud n’est pas exempt d’une certaine tendance à l’abstraction, à la fois parce qu’il est fasciné par le modèle scientifique et parce qu’il s’efforce de traduire ses énoncés dans le langage de la psychologie classique, en leur faisant perdre leur originalité et leur caractère révolutionnaire. C’est ainsi que la substitution du schéma conscient/préconscient/inconscient relève de la même tendance que la psychologie classique au mythe, à la substitution de processus impersonnels au drame qui se joue pour l’individu lui-même.
39C’est sur la référence au modèle psychanalytique que Politzer et Sartre s’éloignent le plus l’un de l’autre : on sait que Sartre fait une critique de la théorie psychanalytique quand il examine les différentes théories de l’émotion. Il commence toutefois par remarquer, comme Politzer, que
la psychologie psychanalytique a été certainement la première à mettre l’accent sur la signification des faits psychiques ; c’est-à-dire que, la première, elle a insisté sur le fait que tout état de conscience vaut pour quelque chose d’autre que lui-même43.
40Toutefois, ce que critique Sartre, c’est la conception que la psychanalyse se fait de la signification : étant donné que la signification est, pour le psychanalyste, inconsciente, il existe une véritable séparation entre le signifiant et le signifié. « Il en résulte que la signification de notre comportement est entièrement extérieure à ce comportement lui-même »44, souligne Sartre. De plus, le fait conscient apparaît, dans la théorie psychanalytique, comme une chose qui serait un effet par rapport à une cause, comme les cendres sont l’effet du feu : l’interprétation se fonde ici sur un rapport de causalité et une conception réaliste de la conscience. Or, Sartre ne peut accepter cette vision chosiste de la conscience, qui en fait une réalité en soi : dire que la conscience se constitue en signification sans être consciente de la signification qu’elle constitue, c’est une contradiction flagrante, « à moins que l’on ne considère la conscience comme un existant du même type qu’une pierre ou qu’une bâche. »45
41Il serait absurde de voir ici une opposition radicale avec ce que dit Politzer, car celui-ci est en réalité complètement d’accord avec Sartre sur l’idée que l’inconscient est un mythe et l’idée d’une signification inconsciente une contradiction dans les termes. Dans le troisième chapitre de la Critique des fondements de la psychologie, Politzer conteste la nécessité d’opposer d’un côté un monde de la conscience et de l’autre un monde de l’inconscient, alors que la seule constatation de la limitation de la conscience aurait dû suffire. Du coup, avec Freud, l’univers du psychique, qui a certes une forme d’existence autre que celle du monde extérieur, devient un monde réel et extérieur à la conscience. Conception absurde, selon Politzer : « Pour que le [système psychique] fonctionne, il lui faut l’acte du “je”, mais cet acte est précisément exclu du système freudien. »46
42Politzer va aller encore plus loin dans le chapitre suivant, en remettant en question l’hypothèse même de l’inconscient, qui ne lui semble non seulement pas nécessaire pour la psychanalyse, mais même contraire à ce que celle-ci a de plus novateur, puisqu’il s’agit d’une régression vers une psychologie réaliste. Bien avant la psychanalyse existentielle, Politzer nous propose donc une psychanalyse sans inconscient. Son argument est d’ailleurs d’une grande pertinence et n’est pas sans rappeler celui de Sartre : Politzer rappelle que la preuve incontestable de l’inconscient est censée être la différence qui existe entre le contenu manifeste et le contenu latent du rêve, deux contenus séparés radicalement, une « force » empêchant la conscience d’avoir accès au contenu latent, cette force qui s’exprime aussi bien dans le refoulement que dans la résistance. En réalité, dit Politzer, tout ce que l’on a constaté, c’est qu’une intention significative (un désir, par exemple) s’est fait représenter par un signe imprévu et que son signe adéquat serait d’une autre nature : tant qu’on en reste sur le plan de la signification, ce fait ne prouve pas l’inconscient. Or, Freud a transformé une relation linguistique ou significative en relation de causalité :
L’affirmation qu’une représentation en elle-même inconsciente a des effets conscients n’est que la transposition en termes ontologiques du fait que le second récit [celui que tient le psychanalyste pour interpréter le rêve] donne représentation pour le signe adéquat du sens d’un ou plusieurs éléments du rêve. [...] En général, ce n’est que l’exigence réaliste qui transforme les faits en preuves de l’inconscient, qu’il soit question de la mémoire, de l’hypnose ou des faits psychanalytiques47.
43Le psychanalyste tire donc parti de la différence entre contenu manifeste du rêve et contenu latent pour transformer son discours (et les significations qu’il fait intervenir) en autant de réalités (des désirs inconscients) qui produiraient des effets concrets sur le psychisme de l’individu. Politzer montre que ce schéma causal n’est absolument pas nécessaire, qu’il se fonde sur un présupposé discutable : la primauté du discours conventionnel sur toute autre forme de discours. Or, « il n’est absolument pas nécessaire de concevoir tout symbolisme conformément au schéma de la traduction »48 : pour Politzer, le rêve n’a qu’un contenu, le contenu latent, il l’a immédiatement, et absolument pas après avoir revêtu un déguisement, comme l’affirme Freud.
Le symbolisme n’apparaît un déguisement que si l’on remplace la dialectique qui explique le rêve par son récit et si l’on réalise le récit antérieurement au rêve lui-même49.
44Loin d’être contradictoire avec les positions de Sartre, la référence que fait Politzer à la psychanalyse va au contraire dans le même sens : celui d’un refus de poser les significations comme inconscientes et d’un refus de les réaliser. On trouve même de troublants échos à ce que dira Sartre dans certaines affirmations de Politzer, comme son refus d’hypostasier la conscience, d’en faire une chose, mais aussi le lien qu’il établit entre conscience et responsabilité. Évoquant la notion de censure, Politzer écrit, dans un passage d’une grande profondeur :
Conscience signifie responsabilité. Le sujet se sent responsable du contenu de sa conscience : tout fait psychologique conscient est un acte dont le sujet doit accepter la responsabilité. C’est ce qui explique la censure et le refoulement, et voilà tout d’abord la cause de la relativité de la conscience50.
45Cela interdit donc de faire du refoulement un processus inconscient : c’est parce que la conscience se sent responsable de ce dont elle a conscience qu’elle refoule les contenus qui la gênent, qui sont en contradiction avec ses valeurs. Nous voilà très proches de la manière dont Sartre réfutera l’idée freudienne de censure dans le fameux chapitre de L’Être et le néant sur les conduites de mauvaise foi51.
46De même, on pourrait percevoir très nettement l’influence de Politzer dans la manière dont Sartre présente son projet d’une psychanalyse existentielle. Le choix du terme « psychanalyse » a pu paraître surprenant pour désigner une discipline qui se privait de ce qui paraissait être le principal apport de Freud, à savoir le concept d’inconscient. Cela le paraîtra moins si l’on rappelle que, quinze ans avant Sartre, Politzer avait déjà proposé une psychanalyse sans inconscient. Dans le chapitre de L’Être et le néant consacré à la psychanalyse existentielle52, Sartre commence par faire une critique de la psychologie classique, de son « illusion substantialiste »53 et des « corps simples de la psychologie »54, ces entités (comme l’ « ambition grandiose » de Flaubert) que le psychologue analyse, décompose à la manière du chimiste, et dont il se sert pour expliquer les comportements d’un individu. Autant de critiques que l’on pourrait retrouver sous la plume de Politzer. De même, comprendre, pour la psychanalyse existentielle, ce sera replacer chacun de gestes, des actes d’un individu dans l’ensemble de sa vie (de son « drame », aurait dit Politzer) :
Le principe de cette psychanalyse, écrit Sartre, est que l’homme est une totalité et non une collection ; qu’en conséquence, il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites — autrement dit qu’il n’est pas un goût, un tic qui ne soit révélateur55.
47Mais revenons à L’Esquisse d’une théorie des émotions : la différence essentielle entre la perspective de Sartre et celle de Politzer, c’est bien entendu la référence à la phénoménologie. Elle n’intervient à aucun moment dans la Critique des fondements de la psychologie, et les références à Husserl sont rares dans l’œuvre de Politzer56, et elles sont de plus en plus critiques au fur et à mesure que Politzer se rapproche du matérialisme historique. L’idée d’une conscience transcendantale, donatrice de sens, aurait sans doute paru d’un idéalisme absurde à Politzer, s’il avait pris le temps d’en discuter l’existence. Au contraire, la référence à la phénoménologie, à ses méthodes (notamment l’intuition des essences) est centrale chez Sartre : cela commande une tout autre conception de la psychologie qui, pour viser le concret, n’en prend pas moins une forme extrêmement dissemblable.
48Ce qui permet de donner du sens à un acte humain ou à un phénomène psychique comme le rêve ou l’émotion, c’est toujours chez Politzer son insertion dans une chaîne signifiante, une connexion de faits qui constituent le drame humain :
Le fait psychologique, nous dit Politzer, n’est pas le comportement simple57, mais précisément le comportement humain, c’est-à-dire le comportement en tant qu’il se rapporte, d’une part, aux événements au milieu desquels se déroule la vie humaine et d’autre part, à l’individu en tant qu’il est le sujet de cette vie. Bref, le fait psychologique, c’est le comportement en tant qu’il a un sens humain58.
49Ce sens reste toutefois strictement individuel : c’est ma vie, en tant qu’elle est une vie singulière, qui va permettre de donner une signification à telle donnée psychologique. C’est pourquoi Politzer estime que le complexe d’Œdipe ou l’identification sont des notions propres à être retenues par la psychologie concrète car le complexe d’Œdipe comme l’identification nous ramènent « toujours à la vie de l’individu particulier, car c’est cette dernière seule qui pourra nous permettre de reconstituer sa signification »59.
50Au contraire, Sartre estime qu’il faut partir de réalités génériques, à savoir les essences ou encore l’homme en tant qu’il est l’objet d’une analytique existentiale. Sartre rappelle le principe de Husserl selon lequel toute étude doit commencer par une eidétique, une mise à jour de l’eidos de ce que l’on veut étudier : sans eidos, il est impossible de « classer et d’inspecter les faits »60. Cela vaut bien entendu pour l’étude de l’émotion :
Si nous ne recourrions implicitement à l’essence d’émotion, il nous serait impossible de distinguer parmi la masse des faits psychiques, le groupe particulier des faits d’émotivité61.
51La psychologie doit d’abord être une science eidétique, qui s’interroge sur l’essence de l’émotion, et plus généralement sur l’essence de la conscience (puisque l’émotion est une dimension de la conscience) : c’est seulement une fois définie l’essence de l’émotion qu’on pourra faire porter l’enquête sur tel ou tel type d’émotion.
52Le travail du psychologue doit également partir d’une analytique existentiale semblable à celle que propose Heidegger dans Être et Temps, puisque l’émotion est une caractéristique de l’être humain et qu’elle implique le rapport de cet être au monde : la psychologie doit donc trouver son fondement dans une anthropologie, qui certes n’est pas encore réalisée, note Sartre, mais dans laquelle « toutes les disciplines psychologiques devront […] trouver leur source »62 le jour où elle sera réalisée. Cette anthropologie n’est évidemment pas une discipline simplement empirique, une collection de faits sur l’homme : elle est elle-même une étude phénoménologique, puisqu’elle suppose que soient explicitées les notions d’homme, de monde, d’être-dans-le-monde, de situation63, ce que Sartre fera concrètement dans son grand traité d’ontologie phénoménologique, L’Être et le néant. Il convient donc de partir du générique pour pouvoir comprendre le particulier, le concret, bref de suivre une méthode progressive, qui est précisément selon Sartre la méthode de la phénoménologie64, même si un « recours réglé à l’empirie » est nécessaire, selon la formule de la fin de L’Esquisse : il faut en effet tenir compte de la facticité pour comprendre pourquoi la « réalité humaine » s’affecte dans telle ou telle émotion particulière.
53Ces précisions méthodologiques mises à part, on comprend à présent tout ce qui sépare Sartre et Politzer dans leur désir de construire une psychologie concrète : Politzer est un nominaliste, il n’y a pour lui que des individus et le sens des phénomènes psychologiques ne peut qu’être individuel65. Cet individu n’est rien d’autre que le Je empirique, il n’a rien de mystérieux : c’est celui de la vie quotidienne. Au contraire, pour Sartre, on ne peut aborder les faits individuels (par exemple les émotions singulières) qu’à partir d’une explicitation générale de ce que signifie le fait d’être ému : le phénoménologue interroge toujours l’émotion sur la conscience et sur la « réalité humaine » (le Dasein de Heidegger) : il lui demande « ce qu’elle a à nous apprendre sur un être dont un des caractères est justement qu’il est capable d’être ému. »66 ; et réciproquement il interroge l’émotion sur ce qu’elle a à nous dire de la réalité humaine : « Qu’est-ce donc que doit être une conscience pour que l’émotion soit possible, peut-être même pour qu’elle soit nécessaire67 ? »
54Voilà pourquoi la phénoménologie est irremplaçable et pourquoi Sartre ne se contente pas d’une approche semblable à celle qu’adopte Politzer. Politzer a eu le mérite d’attirer l’attention sur la singularité du fait psychique, sur le fait que celui-ci était un fait en première personne ; mais le risque d’une telle psychologie concrète est un enfermement sur la singularité, alors qu’un fait psychique nous ouvre en réalité à l’ensemble de la vie humaine. Un fait psychique comme l’émotion est certes un segment de mon drame personnel, mais pas seulement : « Ce qu’elle signifie, c’est […] la totalité des rapports de la réalité-humaine au monde68. » La méthode phénoménologique nous ouvre à un questionnement sur l’ensemble de la condition humaine, elle rend possible une véritable anthropologie qui intéresse au premier chef Sartre, au-delà de son intérêt pour les phénomènes psychologiques : c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Sartre a vu dans la phénoménologie, plus que dans la psychologie concrète de Politzer, un moyen de réaliser son projet philosophique.
55Pour finir, je souhaitais simplement montrer quels étaient les éventuels points de convergence, mais aussi les points de divergence, entre l’Esquisse d’une théorie des émotions et la Critique des fondements de la psychologie de Politzer. Il me semble que Sartre s’inscrit dans un projet ancien, initié par Bergson et repris même par les plus féroces critiques du bergsonisme, de critique de la psychologie expérimentale et de fondation d’une nouvelle psychologie, qui serait à même de saisir le psychisme dans son caractère le plus concret, que ce concret soit conçu sous la forme de la durée, du drame individuel ou de la « réalité humaine » dans ses rapports avec le monde.
56L’approche de Politzer a le mérite de montrer les impasses d’une psychologie scientifique qui ne fait que reconduire les présupposés réalistes de la psychologie classique : par son insistance sur la nécessité de tenir compte de la dimension humaine des faits psychiques, de leur signification et par sa critique radicale de l’idée d’inconscient (de même que de toute vue réifiante de la conscience), il annonce les développements sartriens de l’Esquisse et même de L’Être et le néant. Politzer met bien en valeur également la dimension concrète de l’approche psychanalytique, préfigurant les démarches de la psychanalyse existentielle sartrienne. Toutefois, la référence à la phénoménologie — et en particulier à l’analytique existentiale de Heidegger — donne à la démarche de Sartre une généralité et une systématicité qui manque dans la démarche de Politzer, dont nous ne saurons jamais à quoi elle aurait abouti69 : les troisième et quatrième parties de L’Être et le néant donneront forme à cette anthropologie que Sartre appelait de ses vœux dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, explicitant les rapports de l’homme et du monde, étudiant « l’homme en situation », comme c’était déjà l’ambition du jeune Sartre.