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Michel Johann, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 207 p.
1Depuis quelques années, les pouvoirs publics ont pris des décisions relatives à certains événements historiques. Différentes lois mémorielles ont ainsi été adoptées, notamment en France et en Belgique. Ces décisions ne sont pas sans susciter une série de questionnements. Jusqu’à présent, on pouvait compter sur des études juridiques analysant le droit mémoriel1 et les relations entre le droit et l’histoire2. On pouvait également compter sur des études de différents historiens3. Cependant, il n’existait jusqu’à présent aucun ouvrage étudiant, dans une perspective politologique et de manière fouillée, les décisions relatives au passé prises par des acteurs publiques. Johann Michel, professeur de science politique à l’Université de Poitiers et l’IEP de Paris, comble ce vide en étudiant les politiques mémorielles en France.
2L’auteur définit d’emblée les politiques mémorielles comme l’ « ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire et à imposer une mémoire publique officielle [c’est-à-dire un type de représentations et de normes mémorielles produit par les acteurs publics] à la société à la faveur du monopole d’instruments d’action publique » (p. 16). L’auteur mentionne la particularité de ces politiques qui visent à transformer « les représentations communes du passé d’une société donnée » (p. 5). Ainsi, il ne manque pas de rappeler qu’en adoptant de telles politiques, les autorités publiques – qui bénéficient d’une certaine légitimité et qui détiennent un pouvoir de contrainte – agissent directement sur l’institution imaginaire des identités collectives (p. 5). Par rapport à d’autres politiques, les autorités publiques ne bénéficient toutefois pas du « monopole de la contrainte mémorielle » (p. 5) car des mémoires collectives peuvent être cultivées par d’autres groupes. L’auteur ne se focalise donc pas uniquement sur les autorités publiques mais analyse également les interactions entre ces dernières et d’autres acteurs sociaux.
3Le cadre théorique exposé, l’auteur analyse les différents régimes mémoriels – c’est-à-dire les productions stabilisées de mémoire publique officielle par des politiques mémorielles – qu’a connus la France. Le premier régime, « régime mémoriel d’unité nationale » (p. 20), remonte à la monarchie féodale et vise à construire une « mémoire publique officielle orientée vers l’unification ou la réunification nationale » (p. 20). À travers la Révolution française, la Restauration, la IIIe République et les deux grands conflits mondiaux, l’auteur montre la constante recherche d’unité nationale sous-jacente à ces différents régimes malgré quelques différences particulières. Il présente également la démocratisation des politiques mémorielles, notamment due à l’augmentation du nombre d’acteurs intervenant dans l’élaboration des politiques mémorielles. Ainsi, alors que la période allant de la IIIe République à la Première Guerre mondiale voit un « centralisme mémoriel » (p. 49) où l’État est l’acteur dominant, la fin de la Première Guerre mondiale voit une « gouvernance mémorielle » (p. 50), où les politiques mémorielles sont négociées entre l’État et les autres acteurs non étatiques. On assiste alors à l’érosion de la mémoire nationale notamment par l’irruption de mémoires davantage locales dans les années 1970-1980, ce qui ouvre l’ère des « régimes mémoriels fragmentaires » (p. 68).
4L’auteur traite deuxièmement du régime victimo-mémoriel de la Shoah dont l’apparition n’est pas liée à l’érosion du régime mémoriel d’unité nationale. Le concept de « devoir de mémoire » constituant la clé d’entrée pour comprendre ce nouveau régime, l’auteur le différencie du concept de « droit au souvenir ». Alors que ce dernier glorifie la France et les morts qui sont tombés pour elle, le devoir de mémoire s’inscrit davantage dans une logique de repentance vis-à-vis des morts à cause de la France (p. 71). De François Mitterrand à Nicolas Sarkozy, l’auteur constate la même reconnaissance victimaire évoquant la responsabilité de l’État français. On pensera, par exemple, à la loi Gayssot, à l’allocution prononcée par Jacques Chirac le 16 juillet 1995 lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 ou bien encore à la lettre de Guy Môquet – ce jeune fusillé par les Allemands pour faits de résistance – qui devait, selon Nicolas Sarkozy, être lue devant des classes d’élèves et qui a suscité beaucoup de polémiques. En outre, l’auteur mentionne que le régime victimo-mémoriel de la Shoah a servi et sert toujours de matrice pour la défense d’autres causes mémorielles (notamment la demande de reconnaissance du génocide arménien), constituant, à ce titre, un « paradigme victimo-mémoriel » (p. 117).
5Troisièmement, Johann Michel approfondit les régimes mémoriels de l’esclavage. L’objectif des acteurs sociaux dans le cadre de ces régimes mémoriels est de faire reconnaître à la France sa responsabilité dans la traite négrière. Ainsi, comme l’auteur le mentionne, ces acteurs sociaux critiquent le « mythe civilisateur de l’unification nationale » (p. 119). Dans le cadre de ce régime la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite négrière et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (appelée également loi Taubira) a finalement été adoptée sous le gouvernement de Lionel Jospin. Avec cette loi, la traite négrière et l’esclavage sont placés, selon l’auteur, sur le même pied d’égalité que le judéocide car la disposition législative permet notamment de réprimer « le négationnisme de l’esclavage » (p. 129). Si cette loi offre une reconnaissance victimaire, elle ne s’inscrit cependant pas dans une optique de repentance et ne mentionne aucunement la responsabilité de l’État français dans la traite négrière.
6Le politologue entreprend, quatrièmement, d’analyser les régimes mémoriels colonialistes. Avec l’arrivée de la droite au pouvoir en 2002, la mémoire en faveur de la colonisation est remise en avant alors que la gauche s’était positionnée à l’opposé de cette tendance. Pour en arriver au régime mémoriel actuel, l’auteur analyse la manière dont le statut de certaines victimes a été reconnu au fil des années, à savoir celui des pieds-noirs, des harkis, des anciens combattants et des immigrés d’Algérie. Dans ce cadre, on se souviendra de la loi du 23 février 2005 qui mentionnait en son article 4, « le rôle positif de la présence française outre-mer » et qui avait été finalement abrogé par le Président de la République. Avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, on se situe toujours dans la même ligne de conduite, à savoir une absence de reconnaissance victimaire pouvant déboucher sur une responsabilité de l’État français (p. 162).
7Avant de conclure sur la faillibilité de l’État découlant du régime victimo-mémoriel, l’auteur revient sur les multiples acteurs – entrepreneurs d’histoire, autorités locales et européennes – intervenant dans la gouvernance mémorielle, ne permettant plus aux autorités publiques nationales de revendiquer le monopole des politiques mémorielles. Il revient également sur les conséquences des politiques adoptées en différenciant celles qui entretiennent un rapport de déni et celles qui entretiennent un rapport de reconnaissance de la réalité passée par la repentance ou le pardon (p. 178).
8Ce livre soulève une série de questions intéressantes. Premièrement, en analysant le régime victimo-mémorielle de la Shoah, l’auteur offre des réflexions utiles pour la compréhension des demandes de reconnaissance de statut de victime dans nos sociétés politiques contemporaines. La transition qui s’est opérée entre le concept de « droit au souvenir » et de « devoir de mémoire » est, à cet égard, riche d’enseignement et des liens peuvent être tissés avec l’actualité politique et judiciaire. En effet, la logique de repentance aboutit à la reconnaissance de la responsabilité des pouvoirs publics. On se souviendra par exemple de la demande du Sénat belge concernant l’attitude des autorités belges durant la Seconde Guerre mondiale qui avait aboutit à une étude du Centre d'Etude et de documentation Guerres et Société contemporaine (CEGES) reconnaissant l’attitude docile de l’État belge. Cette reconnaissance peut également entraîner des demandes d’indemnisations ou de restitutions des biens spoliés4. Ainsi, une des raisons expliquant le refus de la Turquie de reconnaître le génocide arménien réside dans les demandes de réparations matérielles qui pourraient être formulées par des descendants de victimes arméniennes.
9Deuxièmement, la manière dont un État gère son passé – voire le passé d’autrui, comme c’est le cas pour la reconnaissance du génocide arménien – permet également de fournir des réflexions utiles sur la manière dont le vivre ensemble peut être assuré par des autorités publiques détentrices d’une légitimité mais n’ayant pas le monopole de la contrainte mémorielle. Ainsi, les articulations qui peuvent être réalisées par des autorités publiques entre des formes d’oubli, de repentance et de pardon témoignent des divers types d’instruments d’action publique.
10Troisièmement, en mentionnant le caractère faillible de l’État qui vient à reconnaître sa responsabilité par rapport à des faits passés, l’auteur ouvre la voie à des interrogations relatives au caractère supérieur de l’État qui ne constitue finalement qu’une construction humaine : « les actes de repentance et de pardon véhiculent la représentation d’un État ramené aux limites et aux faiblesses d’une institution humaine, trop humaine, aux limites d’une nation dont les mœurs peuvent être perverties au point de sacrifier une partie des siens » (p. 196). Reste à savoir si la reconnaissance de la responsabilité d’un État doit être vue négativement comme un signe de faillibilité ou, au contraire, vue positivement comme un signe de vitalité démocratique d’un État prêt à se remettre en cause.
11L’ouvrage rédigé par Johann Michel offre donc des outils d’analyse utiles pour le politologue qui souhaite investiguer les politiques mémorielles. En effet, ce champ d’étude n’a que trop peu fait l’objet d’études politologiques approfondies. Ce livre, d’une très grande clarté, a donc le mérite d’ancrer la science politique dans ce champ d’étude aux côtés d’autres sciences telles que les sciences juridiques et historiques.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Geoffrey Grandjean
Aspirant F.R.S.-FNRS, Université de Liège