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Jeanneney Jean-Noël, La grande guerre, si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire, Paris, Seuil, 2013, 176 p.
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Version PDF originale1Jean-Noël Jeanneney, La grande guerre, si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire
2En cette période de frénésie commémorative, de très nombreuses publications consacrées au premier conflit mondial apparaissent sur les étagères des libraires. Si la majorité des ouvrages édités abordent différentes thématiques et aspects de la Première Guerre mondiale, il semble être trop tôt pour s’interroger sur l’organisation des commémorations en cours et à venir, bien que de telles analyses se révèleraient des plus passionnantes. Toutefois, un opuscule sort de la masse de par la perspective adoptée par son auteur. « La Grande Guerre, si loin, si proche : réflexion sur un centenaire » de Jean Noël Jeanneney, est l’occasion pour le responsable de l’organisation du bicentenaire de la révolution française, en 1989, sous la présidence de François Mitterrand, de s’interroger sur les différents aspects de ces commémorations à venir.
3Divisé en cinq parties, l’ouvrage vise à poser les jalons d’une réflexion autour des raisons et des buts de la commémoration de cette Première Guerre mondiale qui, de nos jours, est relativement occultée par la Seconde. Cinq grandes intentions sont donc développées dans cet ouvrage : l’explication de la folie, la patrie, l’unification de la France, la promotion de l’Europe et le rôle que l’État aura à jouer dans ces commémorations. Ce faisant, son auteur n’hésite pas à donner son point de vue, quitte à être péremptoire. Deux défis sont entrevus par l’auteur : premièrement, faire reculer l’oubli et faire écho à la violence des douleurs (p. 11). Deuxièmement l’auteur affirme l’aspect politique des commémorations, dont l’usage doit être intellectuel et réflexif, dans un contexte civique et politique (p. 17). L’introduction est largement consacrée à la distinction entre la mémoire de 1789 et celle de 14-18. Là où l’auteur voit dans la révolution française une période historique joyeuse et représentative de l’union nationale, la période de la Première Guerre mondiale est qualifiée de mortelle et prémisse de désunion future (pp. 13-15).
4Sous le titre « Expliquer la folie », le premier chapitre vise à expliquer que si l’enchainement de causalités qui a conduit à l’apparition du conflit peut apparaitre comme inévitable, certaines actions ont toutefois visés à empêcher la marche vers la destruction. Il en est ainsi des socialistes, antimilitaristes au départ, qui seront rattrapés par un « patriotisme instinctif » lors de l’éclatement du conflit, ainsi que des deux Congrès internationaux de la Haye de 1899 et 1907 (p. 24). Lors de ces deux congrès certains concepts, qui seront repris lors des conventions de Genève, firent notamment leur apparition. L’auteur qualifie ces deux objets de « forces de la paix ». Malgré leurs efforts, la guerre eut bien lieu, résultant du jeu d’alliances qui était en vigueur alors. L’auteur considère celui-ci comme la machine infernale qui conduisit au conflit, rappelant que ni les puissances économiques, ni même les généraux n’étaient particulièrement enthousiastes à cette idée, par crainte des responsabilités notamment (p. 31). L’auteur conclut néanmoins en soulignant que, même si d’aucuns présentèrent la guerre comme inéluctable a posteriori, elle est aussi la résultante d’évènements hasardeux : on pense ainsi au concours de circonstances tout à fait imprévisible qui conduisit à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand (p. 35).
5Dans le deuxième chapitre, partant du souvenir transmis par son père de l’hommage rendu aux morts de la Grande Guerre, en 1919, l’auteur aborde la question du patriotisme. Conscient que la réalité d’alors désignée par cette notion est différente de l’actuelle, Jean-Noël Jeanneney suggère de voir comment le patriotisme d’antan peut alimenter celui d’aujourd’hui (p. 40). Il ne faudrait pas jeter un regard trop condescendant sur le dévouement des soldats d’alors, ni être honteux des sentiments qui les motivèrent (p. 44). S’il rejette l’idée de nationalisme, l’auteur insiste sur la signification du patriotisme : l’obligation de défendre le sol national. L’occasion est saisie de distinguer deux écoles d’historiens : ceux qui affirment que les combattants ont agi car contraints par des autorités brutales et ceux qui nuancent cette idée, expliquant que le sentiment de légitimité occupa également une place importante dans le processus (p. 45). Après avoir présenté deux personnalités clés de l’époque, Jean Jaurès et Georges Clémenceau, l’auteur conclut, citant le premier, que s’il est possible de tout faire pour empêcher l’avènement d’un conflit, prendre part à ce dernier, si nécessaire, n’est pas contradictoire pour autant (p. 58). Cette considération conforte la démonstration précédant cette conclusion, celle-ci visant à démontrer que les visions des deux personnages n’étaient pas forcément incompatibles.
6Le projet d’unifier la France au travers des commémorations, tel que proposé par l’auteur dans le troisième chapitre, amène celui-ci à prendre en considération deux aspects : la place de l’armée dans la société et le rôle joué par les colonies. Partant de l’observation que le civil a presque toujours primé sur le militaire en France républicaine, à l’exception du début de la Première Guerre lorsque les pouvoirs furent remis entre les mains du général Joffre, pour lui être rapidement repris, l’auteur appelle à un rapprochement entre la société civile et les choses militaires (p. 67). L’abandon du service militaire en 1996 ayant rompu le lien qu’il y avait entre les deux entités entraina davantage de l’indifférence que de l’antimilitarisme. La conséquence étant une augmentation de l’incompréhension des choses militaires par la société civile (p. 70). Les commémorations seraient l’occasion de combler ce manque. C’est pourquoi, entre autres, le sort des fusillés et des mutins sera certes abordé et suscitera certains débats, comme ce fut déjà le cas dans le passé (p. 72). L’auteur s’accorde à dire qu’une place doit être trouvée pour ceux-ci dans les commémorations, tout en prenant en compte que leur statut n’est pas nécessairement le même que celui des combattants morts pour la patrie. Il ne faudrait pas amalgamer les différentes situations, se limitant à décrire les soldats comme de simples victimes livrées à la boucherie (p. 75). La place des troupes coloniales dans les commémorations, reste quant à elle, à trouver. Même si l’apport de celles-ci compta, il ne fut pas décisif dans le conflit. L’emprise coloniale apparaissant comme contradictoire avec les valeurs des Lumières, mais politiquement justifiable, la synthèse pourra néanmoins se révéler difficile à réaliser (p.84).
7Le quatrième chapitre, sous le titre de « Promouvoir l’Europe », suggère que les commémorations auront un rôle, quoique modeste, dans le renforcement de l’Union Européenne. L’auteur situe les prémisses de la construction européenne dans l’entre-deux guerres (p. 89). À ce titre, la mémoire de ce passé permettrait d’appréhender les défis du présents, telle que la nécessité d’organisation d’une union européenne de défense (p. 104). Deux objectifs sont dès lors fixés au terme des commémorations : premièrement, le renforcement des relations franco-allemandes, tout en adoptant une attitude fair-play vis-à-vis de l’Angleterre malgré les divergences actuelles, sont encouragés. Deuxièmement, la nécessité d’aller au-delà de la paix pour sauver l’Europe (p. 117).
8Le cinquième chapitre présage du rôle directeur de l’État français dans les commémorations, présenté comme légitime. Il devra assurer la lisibilité des évènements rappelés (p. 119). De plus, l’État conserve la liberté de mettre en exergue les valeurs souhaitées (p. 120). L’auteur préconise de s’abstenir de légiférer à nouveau au sujet du génocide arménien, cette indication étant le point de départ d’une réflexion sur la place des lois mémorielles en France, dont Jean-Noël Jenneney est un fervent adversaire (p. 127).1 Enfin, le fait que les commémorations soient multi-niveau est largement décrit : les pouvoirs et les associations locaux, les médias et l’école auront des rôles différents, mais complémentaires, à jouer à cette occasion (p. 134). Qu’il s’agisse de revivifier l’esprit civique et républicain, d’aiguiser l’esprit critique ou de transmettre des savoirs, ces différents acteurs interviendront concomitamment.
9Malgré cela, l’auteur conclut en reconnaissant qu’il est impossible de déterminer ce qui se passera effectivement lors des commémorations de 2014. Celles-ci seront évidemment déterminées par la conjoncture (p. 148). Rappelant les trois régimes d’historicité de François Hartog, l’auteur situe les commémorations de 14-18 comme faisant partie du présentisme : le passé doit servir à éclairer le présent (p. 149). Ce type d’usage du passé sera donc probablement visible.2 Enfin, l’auteur insiste une dernière fois sur la nécessité de la liberté mémorielle, de s’effacer ou de s’entretenir, ceci afin d’éviter un système descendant du « flux de la mémoire de la Grande Guerre » (p. 151). L’ouvrage se conclut par un hommage à Stéphane Hessel et un extrait de « La Jeune Rousse » de Guillaume Apollinaire.
10Comme l’indique son sous-titre, l’intention de l’auteur de cet ouvrage est de proposer une série de réflexions autours tant des commémorations du centenaires de la Première Guerre Mondiale que des évènements et des personnes qui seront évoqués. Dans le contexte de bouillonnement commémoratif que nous connaissons actuellement trois aspects traités paraissent particulièrement sagaces.
11Premièrement, dans le cadre du développement progressif des études mémorielles que nous vivons, il est particulièrement intéressant de consulter le témoignage des acteurs de la mise en œuvre des politiques commémoratives. Si, comme le rappelle Jean-Noël Jeanneney, l’État possède une certaine légitimité dans le cadre de son rôle de coordinateur, ce serait une erreur de le considérer comme un bloc monolithe. À la pléthore d’acteurs considérés comme appartenant à l’organisation étatique (administrations, experts, politiciens, enseignants), que ce soit aux niveaux national ou et local, viennent s’ajouter d’autres entrepreneurs (médias, associations).3 Sans donner de réponse quant à la façon de coordonner cet ensemble, l’auteur permet toutefois de se rendre compte de cette diversité. La construction de la mémoire n’est pas descendante, mais se fait au travers de multiple interventions. Bien que les possibilités de désaccords politiques soient réduites à l’opposition patriotisme-coercition selon l’auteur, la mention du cas de la loi du 18 janvier 2001 (reconnaissant le génocide des Arméniens) et des polémiques l’entourant démontre que les commémorations sont un champ de bataille mémoriel supplémentaire. Notons tout de même que le point de vue exprimé par l’auteur n’est pas anodin, ce dernier faisant partie du collectif « Liberté pour l’Histoire ».4
12Deuxièmement, la diversité des thématiques offertes par le sujet contraindra les différents acteurs à faire des choix. Il est en effet impossible d’aborder tous les aspects au sein des commémorations, même nationales. Quelles valeurs seront mises en exergue, quelles figures, quels évènements ? Il conviendra ainsi d’observer ce qui sera retenu, mais aussi ce qui sera oublié : ainsi que l’a décrit Tzvetan Todorov, le souvenir et l’oubli sont en interaction constante.5 La façon dont ces deux versants de la mémoire seront articulés sera probablement source d’enseignement dans le cadre de l’analyse des commémorations.
13Troisièmement, et cette observation rejoint ce qui a été abordé dans le deuxième point, bien qu’elles aient lieu à l’échelle nationale, les commémorations de 2014-2018 ne sont pas celles de 1989. De plus, pour ce qui est de 1914, elles ne seront pas axées sur les mêmes sujets selon les lieux, les organisateurs, la mémoire transmise, etc. Cette observation est valable tant pour la France que pour d’autres pays, pensons au cas belge. Qu’il s’agisse des zones de combats, des zones envahies ou des zones non-occupées, chaque région, chaque acteur envisage ces commémorations de façon différente. Attribuer aux différentes commémorations les mêmes caractéristiques serait une erreur à ne surtout pas commettre.
14Pour conclure, cet ouvrage de Jean Noël Jeanneney remplit plusieurs fonctions. Fonction de connaissance d’abord, de certains évènements passés et de la façon dont ils seront potentiellement abordés dans les temps à venir. Il constitue également le témoignage d’un acteur important du « système commémoratif » français. Enfin, les réflexions amorcées ne demandent qu’à être approfondies, au regard de ce que seront les commémorations à venir, qu’il s’agisse de celles de la Première Guerre Mondiale ou d’autres évènements.
15Référence : Jeanneney Jean-Noël, La grande guerre, si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire, Paris, Seuil, 2013, 176 p.
Notes
1 Frangi Marc, « Les “lois mémorielles”: de l’expression de la volonté générale au législateur historien », Revue de droit public, de la science politique en France et à l’étranger, 2005, n°1, pp. 241-266 et Raxhon Philippe, « Pour mémoire, une mise en perspective historique des lois mémorielles » in Grandjean Geoffrey et Jamin Jérôme (dir.), La Concurrence mémorielle, Paris, Armand Colin, 2011, pp. 39-62.
2 Hartog François, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
3 Michel Johan, Gouverner les mémoires – Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 208 p. et Lascoumes Pierre et Le Galès Patrick, Sociologie de l'action publique, Paris, Armand Colin, 2012, 128 p.
4 Créé en 2005, suite à l’appel d’historiens français, tels Pierre Nora, René Rémond et Antoine Prost, cette association milite pour une certaine indépendance de la science historique et contre les interventions politiques ou idéologiques dont celle-ci peut faire l’objet. Plus d’informations : www.lph-asso.fr
5 Todorov Tzvetan, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004, 60 p.