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Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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Corentin Lahouste

Répondre à la crise par la crise
Scandale et débordement dans "Neung conscience fiction" de Marcel Moreau

(Volume 6 (2019) : Crises)
Article
Open Access

Résumé

Est ici étudié un des seuls textes de fiction que Moreau a rédigés lors de la dernière décennie du vingtième siècle : Neung conscience fiction, publié en 1990. À partir d’une analyse narratologique et poétique du roman, enrichie de concepts philosophiques empruntés entre autres à Rancière et Deleuze, il s’agit de mettre en lumière la portée politique du polémique, mais aussi d’illustrer quelles peuvent être des figurations littéraires de l’anarchie, de la révolte et du scandale, suivant un exemple spécifique tiré de la production littéraire francophone de l’extrême contemporain. Aussi, c’est autour de l’écriture appréhendée comme cri(se), autour de l’impulsif et du disruptif et de leurs enjeux politiques au sein de la poétique de l’auteur du Chant des paroxysmes (1967), que se construit cet article.


On viendra vous faire la guerre avec la parole poudrière
 […]
On arrivera de l’aube en éruption spontanée
Gaël Faye, Irruption.

1« À nouveau, donc, il faut inventer le cri et l’écriture. Il faut les inventer inouïs et non prescrits ». Ce précepte énoncé par Jean-Luc Nancy en novembre 2015 en conclusion de son article Critique, crise, cri, Marcel Moreau, écrivain belge né en 1933, semble l’avoir suivi tout au long de son œuvre prolifique et débridée, à tel point qu’il pourrait en constituer la sentence à la fois préliminaire et épilogique. En effet, entré de manière tonitruante en littérature avec son roman Quintes (1963), cet « écrivain de l’éructation » (2000 : 277), pour reprendre le mot d’Éric Van Der Schueren, qui « fai[t] commencer la vie à ses excédents » (Moreau 2004 : 53), n’a cessé, au long de sa cinquantaine d’années d’écriture, de récuser la raison et toute convention, de faire exploser tous les genres, ainsi que d’électriser la langue française en instaurant, à l’instar de Mallarmé dont la poétique a été analysée par Jacques Rancière, « entre les mots et les significations usés, les différences de potentiel génératrices de l’éclair qui les réveillerait à la vie et instaurerait des potentialités de sens nouvelles et indéfiniment renouvelables » (2002 : 83). Aussi, c’est autour de l’écriture appréhendée comme cri(se), autour de l’impulsif et du disruptif et de leurs enjeux politiques au sein de la poétique de l’auteur du Chant des paroxysmes (1967), que se construit cet article. Pour ce faire, sera étudié un des seuls textes de fiction que Moreau a rédigés lors de la dernière décennie du vingtième siècle : Neung conscience fiction, publié en 1990. À partir d’une analyse narratologique et poétique du roman, enrichie de concepts philosophiques empruntés entre autres à Rancière et Deleuze, il s’agit de mettre en lumière la portée politique du polémique, mais aussi d’illustrer quelles peuvent être des figurations littéraires de l’anarchie, de la révolte et du scandale, suivant un exemple spécifique, tiré de la production littéraire francophone de l’extrême contemporain.

Schémas antagoniques

2L’intrigue de Neung conscience fiction, roman d’anticipation extravagant et quelque peu saugrenu, se déroule en Oxydem — un Occident oxydé —, pays austère et froid1 dirigé par le roi Tronikescu (1990 : 27)2, où règne un régime « social-néocrate » (30) qui s’appuie sur quatre valeurs phares : « L’anthropophobie, l’illittérature, la futurescence et le frik étaient tout ensemble le ciment de l’unité néocratique, un point c’est tout » (37). Lieu « de la dépersonnalisation3 à outrance » (32) où l’art ainsi que toute vie émotive ont été abolis (31 et 39), il est peuplé d’« Oxydèques » qui sont décrits par Neung comme des « engins » (28), des « androïdes » (30) « quasi totalement postvita[ux], exsangue[s] et articulé[s] » (24), au « quotient invertébrectuel très élevé » (31). Aussi appelés « roboxyds » (27), « inhumaingénieurs » (35) ou « mordinateurs » (90), ils sont tous « sobres » (27), « angulesques et aspéritiques » (59). « [A]vides de constellations thésaurisables » (36) et d’innovations technologiques toujours plus avancées, ils constituent ainsi une population d’asservis4 complètement endoctrinés et soumis à une pensée uniformisée : le « Quancer ». Celle-ci est le produit du régime totalitaire de la « Connaissance KK4 » (66), qui « représente le plus sûr des Quancers, celui que la plupart doivent atteindre, ou approcher, s’ils veulent entrer, triomphalement, dans le futur du futur » (66) et « dont ni l’infaillibilité ni l’omniscience ne pouvaient être mises en doute » (100). Neung, personnage principal de l’œuvre, est envoyé par son père — Moreau — dans ce lieu « de la Chute » (109), pour y accomplir une mission : livrer ses sensations sur Oxydem (54), y étudier le développement du Quancer (83) et, si possible, détruire « de fond en comble » (110) ce « pays de la mort, là où par une extraordinaire inversion des valeurs Lumière signifiait Nuit, et Berceau Tombeau » (53).

3Comme le laisse sous-entendre l’extrait cité ci-dessus, le roman s’organise selon un ensemble de schémas antagoniques qui s’appliquent aux différents paradigmes narratifs du texte, dont, en premier lieu, les personnages. En effet, Neung s’oppose en tous points aux caractéristiques d’Oxydem et de ses habitants. Son nom l’engage d’ailleurs d’emblée vers la négation : l’onomastique peut renvoyer vers une association entre la particule négative ne-, associée au suffixe allemand -ung qui indique une action en train de se faire. Le prénom rendrait dès lors compte d’une négation en mouvement, en relance permanente. Neung incarne en ce sens une négation sans cesse reconduite. L’antagonique est ainsi d’entrée de jeu présent dans le texte. À la futurescence et à la rapidité promues par les Oxydèques, Neung oppose l’« arriération »5 (106 et 115) et la lenteur (voir 77-82) ; à la froideur, il oppose la chaleur des pulsions et des désirs ; à l’anthropophobie et au frik, il rétorque par l’amour et la volupté charnelle ; face à l’illittérature, il promeut l’« enivrante immensité du verbe » (91). Mais surtout, à leur assujettissement, il répond par sa liberté absolue. La divergence et la contestation que représente Neung font de lui un personnage du dissensus, de la rupture. Il va dès lors introduire ce dernier au cœur d’une société de l’acquiescement perpétuel et obligatoire — la sentence pour les condamnés y étant les « bravos forcés à perpétuité » (27), tandis que les menottes y sont « applaudifères » (28). Agent de la crise — où le terme est ici compris comme renvoyant à une situation de troubles profonds, due à une rupture d’équilibre et dont l’issue est déterminante pour l’individu et/ou la société6 — et détenteur d’un contre-discours, il va venir déstabiliser Oxydem et ses fondements pourtant présentés comme inamovibles.

4L’antagonique s’affirme comme élément-clé de l’œuvre dès la première scène du texte. Cette dernière, intitulée « Naissance d’un personnage », fait en effet débuter le récit par un combat « sans vainqueurs ni vaincus » (22), qui indique ainsi l’origine du personnage principal, sa nature profonde, tout en venant inscrire l’enjeu constant de l’œuvre : maintenir la lutte, établir la crise. L’affrontement, sur lequel s’ouvre le livre et auquel assiste un Neung ébaudi, oppose les « thuriféraires » aux « contempteurs », c’est-à-dire les « biophiles » aux « biophobes ». Les premiers, aux visages « sexepressifs » et dans les regards desquels il y a « quelque chose de phallophore ou de polyvulvaire », sont donc du côté de « la Nature ». « [N]us, agités, bariolés », ils sont marqués par la transe, l’ivresse, l’ardeur et la sauvagerie. Ils expriment le sexuel. Bien que peu nombreux, ils constituent une « horde ». Les seconds, qui se situent du côté de « l’Artifice » et de l’intellection, sont au contraire nombreux et forment une « parade » bien rangée. Ils portent de « beaux habits », dont les plis sont « irréprochables ». Marqués par la suffisance, ils sont austères et s’apparentent à de « molles stalactites »7. L’univers de l’œuvre est une nouvelle fois, dès l’abord, dichotomique : deux clans radicalement distincts, mais inégaux en nombre, s’y opposent. Cette scène, quelque peu détachée de l’ensemble du récit8, agit comme une rampe de lancement. Neung poursuivra ainsi le combat des thuriféraires, tel un David biophile au pays des biophobes où règne le Goliath de la toute-puissante Raison et du Progrès sempiternel. La première scène prédispose donc le récit à venir, qui ne sera que la perpétuation du combat qui y fait rage. Ce dernier continue de résonner tout au long du texte9.

5L’ambivalence du roman passe aussi par l’alternance perpétuelle d’un ton burlesque avec un ton grave. En effet, alors qu’il compose une « fable relative à la menace de robotisation qui pèse sur notre civilisation » (Van Rossom 2004 : 152), le roman est empreint d’une loufoquerie et d’un sarcasme constants. Se présentant de prime abord comme une œuvre d’anticipation, il relève en fait davantage d’une parodie10 de ce genre — ce qui est perceptible dès le titre (conscience fiction). Un vocabulaire bouffonesque est par exemple adopté pour tout ce qui a rapport aux évolutions technologiques : « aéro-galeries » (39), « tektroniks de pointe » (93), « sirènes transtympaniques » (130). Comme l’a noté Christophe Van Rossom, Moreau s’est amusé avec « la prétendue technicité du vocabulaire propre aux romans d’anticipation » (2004 : 152). Or, sous ses atours de récit dystopique halluciné, l’œuvre dresse le portrait à charge11 de la civilisation occidentale contemporaine, marquée par le culte de la raison, du progrès et de l’argent, inscrite dans le contexte d’une modernisation rapide et du développement du consumérisme. Grotesque, elle oscille ainsi entre le burlesque et le tragique : c’est une « histoire drôle et cruelle, avec plus de dérapage que de contrôle », pour reprendre la description présente sur la quatrième de couverture de l’ouvrage, rédigée par l’auteur. Moreau affirme précisément s’y faire « rieur dans la noirceur »12. En réalité, le récit qui, à travers son personnage principal, opère un renversement des valeurs et une destitution du monde « sérieux » et « officiel », reprend le principe de carnavalisation tel que développé par Bakhtine (1970). Le ton moqueur et sarcastique de Neung est d’emblée dissident — à l’instar de celui employé par Moreau vis-à-vis du récit de science-fiction, qu’il n’investit jamais proprement. Il s’oppose au sérieux qui caractérise le monde oxydèque. La lutte et l’antinomie imprègnent donc le récit jusque dans ses caractéristiques verbales et lexicales.

Neung, personnage liminaire et anarchique

6Neung est un monstre : « plus qu’une sonorité, déjà un démon »13. Né d’une « mauvaise fièvre », d’ascendance « psychiquement tordue » par la mère et « inexemplaire » par le père (9), il incarne le transgressif et l’insane. Atteint d’une macrocéphalie aigüe14, il est « anormal » (27). Son hypertrophie, « inflammation suprême » (31), est une « tour en feu avec, à son sommet, des idées enivrées » (31), une « force mystérieuse par laquelle passent tous [s]es désirs, toutes [s]es sensations » (38). Dénommée « Vwortch », elle constitue son âme « informe » qui a émergé lors d’une extase (consumation) charnelle (voir 25-26). À la fois « Maladie » (« tumeur » [29] qui va à l’encontre du ‘Quancer oxydèque’), « Hérésie » et « vérité connue de lui seul » (26), elle est de l’ordre d’un « incendie du dedans » (42).

Vwortch est dans les vibrations. Il se dépose dans les tripes. Il va et vient dans l’infiniment obscur… Ou alors c’est comme une incaptable lumière dans le regard aimant, ou haineux. (138)

7Cette entité tératogène prend rapidement la forme d’une verge « érigée et dansante » (42) et devient « plus qu’une âme, c’en est le débordement et le déchaînement, la secrète démesure » (138). En ce sens, elle va représenter le scandale15 qui vivifie et nourrit Neung dans sa lutte contre le régime oxydèque. Elle est, par ailleurs, protégée par une « enveloppe charnelle » (42) horrifiante (voir 44) désignée par le prénom Jules. Neung est donc, suivant l’esprit burlesque du livre, un pénis sur pied, « aiguillonné des désirs les plus inconvenants » (141) qui atteint « le comble du ridicule, et de la laideur » (42).

8Dans un Oxydem rigoriste et frigide, Neung représente par conséquent l’« élément étranger, débile, malade, dégénéré, peut-être une particule spermatozoïdique rescapée des mondes révolus » (131). En reflétant le débordement du vivant par sa valorisation de la sexualité (associée à l’animalité16 et à la saleté), il figure l’outrance et l’indécence (68) : l’inadmissible (54). Personnage liminaire, il génère ainsi de l’écart et s’oppose au formatage de la société oxydèque. Au demeurant, la titubation, qui constitue son « état naturel » (44), participe de son hétérodoxie. Façonné et aiguillé par la « désaxation » de son père (83) et une ivresse17 constante, il chancèle (voir 77), lui dont le déséquilibre provient également de « la magnificence de ses instincts » (83) qu’il fait jaillir au grand jour. Autrement dit, il personnifie les « zizanies primesautières, donc malsaines » (33) traquées et proscrites par le pouvoir oxydèque. Neung, par son aspect et ses actions, s’inscrit dès lors, derechef, dans le polémique. Bachique, il fait violence à l’ordre d’Oxydem et incarne par conséquent la figure du paria, c’est-à-dire « celui qui entrave l’automatisme du monde, qui empêche le fonctionnement […], qui récuse la notion de normalité » (Goldschimdt 1999). Il est en effet le personnage du contre-pied, de la dissonance, qui, échappant au système, va venir déjouer la domination unilatérale exercée par le « Cérébral Terminal » (66), autre nom donné au tyran qui dirige Oxydem. C’est aussi en tant qu’« explorateur » d’Oxydem que Neung apparait comme un personnage du décalage. Il s’inscrit en effet dans la lignée18 de l’Usbek des Lettres persanes de Montesquieu : il embrasse une perspective distanciée (un « regard étranger ») en tant que voyageur imaginaire qui vient découvrir la contrée dirigée d’une main de fer par le roi Tronikescu.

9Face à l’intellection et à un rationalisme intransigeant19 promus par le régime oxydèque, Neung se réfugie dans l’ignorance et le non-savoir : « Il m’importait d’aller aussi vite à l’incompétence absolue que les Oxydèques vers l’entendement total » (106). L’action de Vwortch, qui ne cesse de s’accroitre tout au long du récit, le rend en effet de plus en plus stupide : « mon énorme tête est la marque d’une stupidité sans remède » (40).

Vwortch semblait lui dire, de sa voix de feu : « Sois plus ignorant encore. Quand ton Ignorance sera mystique, tu auras gagné, car tu sauras alors tout ce que ces gens ne peuvent plus savoir, une vérité à nulle autre pareille, la somme de toutes les vérités. Ton martyre d’aujourd’hui est une gloire pour demain ». (50)

10Aussi, gouverné par sa protubérance crânienne qui est tout sauf un cerveau, il « désappren[d] avec force » (45) et « per[d] sans cesse du savoir, comme les blessés perdent leur sang » (44). Peu à peu « ivre d’ignorance » (50) et « vierge de théorèmes » (77), il « oppos[e] au Cérébral Terminal [s]on astre débile, irréductible à une science » (142). Avec son ignorance « à en perdre haleine » (40), qui irradie (voir 43), « désormais sans rivages, extatique » (91) – « symphonique… universelle… etc… VERTIGINEUSE… » (89) —, il se dirige également vers la folie : « Déjà, [il] [s]e sen[t] en proie à des phénomènes physiologiques exagérés, des incontinences de toutes parts » (40). La « déperdition d’entendement » (47) fait exulter Vwortch, fait se dresser Jules, qui, « radieux », « montr[e] des signes de désir irrépressible » (106).

11L’idiotie de Neung, porteur d’un « autre rythme, tout intérieur » (78), son « état d’insanité absolue » (54) et son « hurluberluité » (27), vont alors lui permettre d’« observer les choses avec une perspicacité accrue » (66). Figure en creux, il porte une force, un pouvoir particulier : remettre en cause la société oxydèque et jeter de possibles nouvelles bases d’appréhension du monde — à partir de l’instinctuel. Son ignorance devient une chance : celle d’échapper à un système totalitaire au sein duquel il va personnifier la poussière qui enraye l’engrenage. En effet, en suivant l’étymologie du terme « idiot » qui provient du mot grec idios signifiant « particulier, séparé, distinct ; spécial, singulier, original » (Roger 2008 : 191), Neung, en tant qu’un des derniers représentants de l’humanité révolue, apparait et se revendique comme « un extrême-étranger » (44)20, l’« étranger absolu, celui qui s’est exclu lui-même de la communauté » (115).

Mon ignorance étant un extrémisme, elle devait être extirpée d’une communauté purement soucieuse d’extrêmes connaissances. J’étais d’une ethnie maudite. J’étais encore un homme. (44, nous soulignons)

12Son ignorance se fait alors politique. Son état mental compose en ce sens « une objection improgrammable, un blasphème contre les systèmes » (50).

13C’est dès lors vers l’essence principielle21 du politique, vers l’anarchie, qu’engage Neung. Il s’inscrit de cette manière dans la lignée de la perspective philosophique défendue par des penseurs tels que Rancière ou Bensaïd qui affirment que « La politique est au sens strict anarchique, c’est-à-dire, sans fondement premier » (2009 : 38). En tant qu’idiot, il peut par ailleurs être vu comme un membre de la communauté acéphale blanchotienne, une communauté des « sans-tête », qui, pour l’auteur de L’entretien infini, fonctionne sur le principe du sacrifice de la tête, c’est-à-dire selon le principe de l’abandon et du retrait de tout pouvoir.

La privation de la Tête n’excluait donc pas seulement le primat de ce que la tête symbolisait, le chef, la raison raisonnable, le calcul, la mesure et le pouvoir, y compris le pouvoir du symbolique, mais l’exclusion elle-même entendue comme un acte délibéré et souverain, qui eût restauré la primauté sous la forme de la déchéance. (Blanchot 1983 : 31-32)

14L’ignorance, la loufoquerie et la bouffonnerie de Neung ne relèvent donc pas juste de la frasque gratuite et absurde, elles sont foncièrement politiques. Allant vers les « abjections déclarées, [vers] d’ostensibles vilenies » (56), Neung, personnage de l’hétérogène, se fait instigateur du dérèglement et de la crise au sein de la société oxydèque, mais aussi et surtout d’un renouveau potentiel. Il invite ainsi à échapper à la logique du pouvoir de type théologico-politique22, que dépeint outrancièrement le régime oxydèque, et qui est le propre des sociétés occidentales depuis plus de deux millénaires. Digne représentant de la cacophonie de la vie, il vient mettre du désordre et perturbe les « trogiciels » (95) : « plus [s]es actes transgressaient les lois du royaume, plus le royaume se déréglait. Chacune de [s]es pulsions avait une influence immédiate sur la désorganisation en cours » (141). En tant qu’« abject attardé mental » (78), qu’« anti-Q[uancer] » (96), il s’affirme comme l’élément (du) conflictuel au cœur d’Oxydem, lieu de la rationalité froide et despotique. Il est par conséquent et immédiatement un personnage du scandale, car le scandale, en Oxydem, ce sont précisément la chair, les émotions, la chaleur, le désir, la folie. Neung, en brisant les interdits, ouvre autant au dissensus qu’à l’émancipation ; il rend compte du « polémos interne à toute vie » (Macé 2016 : 273), de son impacificité intrinsèque. Il ouvre ainsi à l’anarchie qui se veut force de régénération et qui va s’accomplir dans le roman à travers le bouillonnement charnel et érotique.

Le tumulte charnel

15Dans l’« univers désincarné » (83) que constitue Oxydem, ce lieu post-humain « absolument pur de toute trace organique » (40), cette « ville si sèche où un semblant de peau se craquelait d’aridité sur les squelettes d’acier » (34) — « là où bander est un blasphème » (31) —, Neung, dont le cerveau est remplacé par un second phallus proéminent, va opérer un retour vers les chaudes entrailles et les turbulentes pulsions propres à l’humanité qui y a été décimée. Face à l’« antifoutre, […] [l’]insensualité et […] [la] glaciomanie » (41) des Oxydèques « pimpants [et] propres » (55) qu’il méprise, il fait ressurgir le désir et la salissure. Appartenant à la race des « fauves-fauves » (145), Neung brave le but défini par Tronikescu : « l’élimination cassante de toute forme de vie rappelant si peu que ce fût les réflexes naturels » (49). Il vise ainsi à redonner une place au tumulte charnel — tout particulièrement sexuel — dans ce monde totalement aseptisé, où « ni le végétal ni l’animal n’ont d’existence visible, donc officielle » (55) et où des « contre-bordels chimistifiés » (150) font office de lupanars ascétiques. Neung souhaite donc rétablir les émotions et les passions, qui ont été anéanties23 au profit du Chiffre et de la seule surexcitation permise, la « pépettomanie » (35), qui alimente le Quancer global : « Les pépettologues au gouvernement vous le rappellent, inlassablement. Ici, chacun a été, est et sera enfriké, se plaisait à souligner Tronikescu à tous ceux qu’il recevait en audience. […] Il n’y avait pas un pépettomane meilleur que l’autre » (35-36). Aussi, alors que la rencontre et tout partage entre deux êtres se sont dissipés24, Neung veut restaurer les échanges d’être à être et, plus particulièrement, la communion charnelle que constitue l’acte sexuel : « ce qu’il voulait, c’était une créature d’une palpable humidité, avec des bouillonnements dans la gorge, et dans les yeux une invitation à patauger de concert à travers l’infini marigot » (34).

16L’action (de révolte) que Neung mène afin de contrer et de déstabiliser le régime oxydèque est liée à l’unique reste d’humanité passée des roboxyds : tou·te·s possèdent un « schloug » (86), « un petit orifice fermé par un opercule » situé « dans le métal cranien, du côté de l’occipital », « une sorte d’anus second, de la dimension d’un méat, mais peut-être extensible » (85) qu’ils s’efforcent de dissimuler le mieux possible et qu’ils excluent de leurs discours25. Neung subodore rapidement « l’immense importance » (85) de cette « résurgence infime, toute secrète, toute ténue, et tarabiscotée du Préoxydèque » (87) qui constitue le talon d’Achille26 de cette société marquée par « une stricte sécheresse, […] une imparable logique » (67). Il comprend que l’opercule est le reliquat du Vwortch des Oxydèques, qui « a été anéanti par la Connaissance KK4, la futurescence, l’anthropophobie, l’illitérature, le frik » (88). Les écoulements qui émanent du schloug sont ainsi les « résidus de Vwortch, ce qui restait de l’ancienne infamie » (88).

Je comprenais maintenant pourquoi les Quancéreux étaient si laids, si vieux à dix ans, et même moins, si contrefaits malgré leurs apparences : en eux la Connaissance KK4 avait pris la place de Vwortch, un point c’est tout. (89)

17À partir de cette découverte qui le fait exulter27 et qui lui permet d’atteindre « l’ignorance extatique » (86), Neung s’adonne, à l’aide de Jules, ce « feu né d’une orgie », à de nombreuses « enschlougures » afin de faire resurgir la vie et l’humanité28 (voir 135) dans ce monde déviscéralisé29 et hygiéniste : « il fallait enschlouguer tant et plus, à tort et à travers » (106). Le procédé, qui s’apparente à une pénétration, est éminemment sexuel :

Neung se caressait Jules […]. Jules s’enflammait. La flamme qui, paraît-il, brûle les corps mysticisés. Le gros désir. Celui qui fait que Neung saisit sa victime, l’agenouille, introduit Jules dans le schloug. (102).
Jules, […] secoué de trépidations barbares, parcouru d’ondes ignares, mais sarcastiques, peut-être aussi de danses effrénées, […] montait en gloire vers l’âme de la turgescence. (101)

18Après plusieurs enschlougures qui permettent à Neung de repropager l’impétuosité vitale et érotique de l’ancienne humanité, le protagoniste souhaite frapper « au plus haut » (107), s’en prendre au sommet du régime oxydèque afin de le destituer. Sa dernière victime est ainsi le « Grand Roboxyd » (115), un des pires ennemis de l’humanité (131), aussi appelé « Ellélui » (117) ou « Géniuk » (130), qui a travaillé sur la Connaissance KK5, « étape supplémentaire dans la quancérisation » (104). Par cet acte anarchique — il déjoue la domination —, Neung réussit à « cass[er] un système, [à] dérégl[er] le Cérébral Terminal, et [à] fai[re] trembler sur ses bases le pouvoir du roi Tronikescu lui-même » (147). L’intromission dans Ellélui, qui dure sept jours, donne lieu au récit d’une nouvelle Genèse30, celle de la jouissance retrouvée. Lors de celle-ci, Jules (s’)embrase (122), se dilate (123), englue (124) et troue le cérébral (125), tandis que Neung « se perd tout entier dans une… immensité… radieuse… » (125) où il « ne sait plus rien, rien de rien » (126) ; « [s]a joie est sans rivage » (127). La perforation opérée par Jules est celle de tout le système oxydèque, totalement massacré, au profit d’une « réalité mafflue, fessue, ventrue » (158). Neung, « élément subversif remonté des ténèbres du passé » (96), entraine ainsi pleinement vers ce que Deleuze a appelé la « représentation orgique » : « Quand la représentation trouve en soi l’infini, elle apparaît comme représentation orgique, et non plus organique : elle découvre en soi le tumulte, l’inquiétude et la passion sous le calme apparent ou les limites de l’organisé. Elle retrouve le monstre » (1997 : 61, nous soulignons). Personnage du « délire organique » (110) et d’une certaine insalubrité, Neung invite donc à « se laisser gagner par la vertu aphrodisiaque des turbulences » (89) et en appelle autant au retour du viscéral (voir 107) qu’au dérèglement de tous les sens.

19Dans cette lignée, le récit se finit par une scène d’amour frénétique — « comme l’histoire des sens exacerbés en comporte peu » (160), précise le texte —, cent fois recommencée (154), avec Feuille, « femelle immaculée, c’est-à-dire affranchie de toute théorie sur la réduction des instincts à un discours analytique » (154-155, nous soulignons). Cette longue scène de volupté pornographique vient une dernière fois contrer tout l’environnement désincarné et austère — « invertébrectuel » — d’Oxydem. Elle réengage le combat initié lors de la première scène du texte. Ponctuées par des « phrases lourdes et humides, inspirées du génie charnel » (154) et des « clameurs d’ogres » (156), les étreintes relatées sont « généreu[ses] en salacité » (158) et finissent par tendre vers le meurtre charnel (164) qui permet, au final, aux deux amants d’échapper aux fliktroniks qui les avaient repérés. Jules subsiste, bien qu’affaibli de leurs étreintes lors desquelles il a été délaissé. Et c’est lui, qui, reprenant force après avoir été capturé par les fliktroniks et enfermé dans une cage de verre, anéantit finalement Oxydem en une puissante déflagration. Sur les ruines d’Oxydem, ne subsiste alors qu’« un organe nauséabond et violacé, agité par le frétillement de la gloire : Jules » (170).

Une parole explosive

20Les mots, le langage, se révèlent déterminants dans Neung, conscience fiction. Neung affirme : « Je ne serais sauvé que par le Verbe » (74). De même, un seul endroit se révèle accueillant pour ce personnage en Oxydem : La Maison des Mots (voir 32), unique endroit de ce pays marqué par « l’horreur des livres »31 (29) où il est encore possible d’en trouver (voir 167). Elle représente un locus amoenus, où l’on trouve « du vin à volonté et de la viande crue » (71, nous soulignons) et où il peut entretenir et développer son langage subversif, sa parole « autre », oblique :

Tout en elle respirait la vie fumante et intestine, l’exaspération de chacun de mes organes pressés d’en finir avec cette histoire de mort. La Maison des Mots retentissait de mes canailles ventrales, orchestres et limonaires, ophicléides mous. Et ça s’envolait en serpentins de carne, au carnaval de mes carnages. (75)

21Lieu refuge, elle permet l’oubli d’Oxydem (73) ainsi que de se ressourcer, afin de « recomposer un corps brûlant, avide de sensations » (75) : « C’est ici, et ici seulement, que je pouvais revenir, après les tortures extérieures » (75), assure Neung. La Maison des Mots ouvre aussi à l’exaltation (74) et au « dévergondement de la pensée » (54) : « Chaque fois que j’en ouvre la porte, des sensations fortes me reviennent : l’ivresse, l’amour, et les grandes zizanies du corps et de l’esprit » (84). Là, il peut « boire et tituber, sans risquer [s]a vie. Célébrer Jules, à découvert, toute honte bue. […] aimer une femme-buffle de tout [s]on soûl, et l’appeler Poupoute » (73). C’est d’ailleurs dans les « parages immédiats de la Maison des Mots » (101) que Neung réalise ses premières enschlougures, en collant ses victimes contre « le mur des mots » (101).

22Les mots, alliés à la puissance érotique, jouent par conséquent un rôle déterminant dans les attaques que Neung perpètre ainsi que dans son opposition au rationalisme et à ce que Moreau nomme la futurescence : « Sous l’effet d’un alcool de mots, je voguai vers la Débilité, sur la mer Arriérée » (106). Aussi, son ignorance est visitée par « des essaims de mots oubliés, globuleux, mais dont les piqûres [l]’emblavaient » (145). En enschlouguant, il ouvre les Oxydèques à un « encanaillement verbal on ne peut plus démodé » (99). Il les engage vers le polémique, eux qui n’ont cessé d’être astreints au consensus :

Les premières conséquences de l’enschlougure furent blasphématoires. Une fois sortie de son anticoma, la Victime prononça des paroles incompréhensibles, hargneuses, donc périmées. De toute évidence, cela ne ressemblait guère aux sonorités quancéreuses, ou phonax, codées une fois pour toutes. Le vocabulaire appartenait manifestement à une langue engloutie, immonde, méprisable ou alors c’étaient d’abjectes dysharmonies du Quancer verbal. (94, nous soulignons)

23Lors de sa confrontation avec le Grand roboxyd, Neung s’appuie également sur les mots et sur « leur vin » (116), sur un « rythme triomphal » (115) pour mener à bien son combat. C’est à partir d’eux, utilisés férocement et jouissivement, qu’il met à mal le régime oxydèque :

Chaque phrase de Neung, proférée avec force, paraissait clouer, voire crucifier sur place, le Grand Roboxyd. […] Il commençait chaque séance par un discours d’ignorant, anti-vertébrectuel. La quancérisation du sujet était telle que les moindres inflexions de voix, chez Neung, c’est-à-dire sa musique, étaient perçues par lui comme une abjection. En d’autres termes, un terrorisme. Le monologue chanté se poursuivit au-delà du temps prévu par Neung pour l’enschlougure. (115)

24Le dissensus que Neung représente va donc aussi passer par son langage qui vient troubler le Logoxyd, la langue oxydèque, qui ne possède « aucune trace de vie » (47) et qui se réduit à « des bruits tout assourdissants de soufflerie, des vacarmes de pépetthotèque et autres rots extra-chlotiens ou apostrophes minéralisées » (48).

Le Logoxyd semblait ne contenir aucune sonorité à tendance morbide, ou simplement capable de donner aux gens l’occasion de douter d’eux-mêmes, de se découvrir des insuffisances. […] En Oxydem, la communication consistait à faire surgir des concepts toujours plus savants, axés sur des macro-inventions dont l’accomplissement se réglait sur un idéal de quancérisation. (48-49)

25Les très nombreux néologismes lexicaux qui ponctuent son discours, au-delà de ce qu’ils dénoncent — la science est une « chience » (62), la culture une « numérature » (39), la pédagogie une « pédagochie » (149) —, peuvent ainsi être saisis comme une révolte face à un langage trop normé, éteint, réduit à une fonction dénotative : « J’avais besoin pour agir sur les mordinateurs de toute la force d’un langage impacifiable […] Ce langage devait absolument exprimer une pensée surbaroque, contraire à tout ce qui se pensait ici » (141, nous soulignons). L’inventivité ludique qui caractérise ces néologismes, fortement marqués par le scatologique32, vise à revitaliser la langue, à la secouer, à lui redonner du souffle. Ils sont de l’ordre d’une inflammation, d’une ivresse, inoculées au langage : « Tous les mots étaient des créatures bachiques, le vin coulait dans les sonorités. […] Je levais ma chope aux langages qui vacillent, à l’enivrante immensité du verbe, ô océaniques alcools » (91). La sonorité Schloug33, qui constitue un « corps étranger, ô combien anti-Q et repoussant » (96), en est un parfait exemple : « Ce n’était pas chientifique du tout, pas quancérigène. Ça sentait le parler subcrapuleux, la façon ancienne et maudite de faire causer les tripes. C’était d’une horrible pulposité » (95, nous soulignons). Les néologismes participent ainsi pleinement du principe polémique et de la poétique anarchique mis en place dans l’œuvre. Échappant à la norme, ils représentent une parole en feu, en vie ; une épiphanie créative qui vient mettre du mouvement dans la langue.

26Neung, personnage de la véhémence, de la reconquête de la vitalité/vivacité, inscrit alors également son discours sous le signe du cri34 et de l’invective : « Je me mis soudain à vomir, dans un lieu public, quelques insultes, avec crachats. J’étais fiévreux, en transe, transe, transe » (44). L’action dissensuelle donne lieu à un langage inapaisé. Le langage dissensuel nourrit l’action disruptive. Christine Sautermeister souligne en ce sens que l’invective en tant qu’« acte perlucotionnaire […] peut par ailleurs influencer l’action, voire la provoquer » (2008 : 88). Neung agit donc par sa parole furieuse, enflammée :

Mon verbe libre à l’assaut des dogmes frigorifiants en avait saboté les lois [du pouvoir du roi Tronikescu], pensais-je. […] Je savais désormais que seule la puissance du langage pouvait encore introduire ici et là, dans les extrêmes mécanismes qui abolissent la vie, les signes d’hérésie propres à les accidenter. Mais il lui fallait, à ce langage, du sang et de la transgression. Et jusqu’à l’insurrectionnelle beauté de la folie. (147, nous soulignons)

27Remplie de grossièretés, d’« atrocités de langage » (74), la parole — verve — de Neung (« de fort alcool » [71]) est tumulteuse, tonitruante, tapageuse : les émotions et les remous pulsionnels sont traduits dans son langage semblable à une « verbite infectieuse » (9). Vwortch, qui est au demeurant décrit comme une « excroissance lyrique » à l’« énergie de feu » (54, nous soulignons), participe de son impétuosité et de ses éructations : « C’est le plus beau, le plus fort, le plus nécessaire ! m’écriai-je, au comble de l’excitation. Et Vwortch chante, il gronde, et là où il manque il n’y a plus rien, plus d’air, plus rien, pensait Neung, en proie à une exaltation de type épileptoïde » (89, nous soulignons). Reprenant une phrase — rime riche — éructée « dans une langue pourrie » (98) par un des enschlougués, Neung hurle à son tour : « Je gesticule du testicule » (100). Le narrateur précise en outre qu’« il les ruminait, ces mots, les soupçonnant de cacher bien des langages explosifs. C’était de la dynamite sous le Logoxyd » (100, nous soulignons). Ou encore, face à « l’illustre roboxyd » (131), Neung vocifère gaillardement : « Pauvre con, roi des abscons, prends une dernière fois ton crâne à deux pognes, et dégueule tes tripettes en guise de prière, car tu piges, j’la veux ta chiasse mentale, pour la collection. Tu vas savoir ce que c’est qu’une défonçure du défécatoire supérieur. Ton cul-minant va se débonder en beauté, ça va fuir comme des rats aux premiers coups de Jules, etc. » (116). Mu par « l’originelle rythmique des convulsions ardentes » (157), il est tout entier dans le pamphlétaire, l’ordurier, le scatologique. L’injure met elle aussi du mouvement dans la parole. Par sa dimension explosive, elle l’anime, la met en crise : le mode invectif à la fois intensifie et encolère la langue. Comme a pu le noter Marie-Hélène Larochelle, l’« impétuosité [de l’invective] confère à l’écriture une force et une densité » (2008 : 43). Elle agit comme une décharge d’énergie. La lutte anarchisante de Neung est par conséquent aussi une lutte pour les mots, qui passe par les mots — investis charnellement. Sa parole-cri, « lingua impetuosa » selon une formule que l’on peut retrouver dans Une philosophie à coups de rein (Moreau 2007), renvoie autant aux éclats de voix propres à un combat35 qu’aux clameurs de jouissance36. Par la fougue et le souffle du polémique, Neung ouvre donc à un autre possible politique, dont le noyau ultime est l’Eros37, qui prônerait la vie « fumante et mijotante » (153), l’existence débordante et désentravée.

De la puissance dissensuelle de la littérature

28Neung, par son physique, ses paroles et ses actes, met en relief le polémique, le dissensus38. Ce faisant, il permet la reviviscence du politique en Oxydem où il s’était éteint (voir 39) : comme le note Christian Ruby à la suite de Jacques Rancière, le politique est en effet marqué par « une logiquede la reconfiguration polémique infinie » (2009 : 23). Rancière a fait du dissensus le cœur de l’action politique démocratique39. C’est à partir de lui que le partage du sensible, ce champ morcelé et mouvementé de la collectivité, cette « distribution et cette redistribution des espaces et des temps, des places et des identités, de la parole et du bruit, du visible et de l’invisible » (Rancière 2007 : 12) qui constitue l’espace du politique, peut être reconfiguré. Dans cette lignée, le philosophe français a institué le scandale comme élément phare du démocratique :

En quoi la démocratie peut-elle être scandaleuse ? Précisément, parce qu’elle doit, pour survivre, aller toujours plus loin, transgresser en permanence ses formes instituées, bousculer l’horizon de l’universel, mettre l’égalité à l’épreuve de la liberté. […] Elle n’est donc elle-même que si elle est scandaleuse jusqu’au bout. (Bensaïd, 2009 : 56)

29Face au régime totalitaire oxydèque, Neung émerge, en tant que figure du scandale, comme une figure politique de résistance. Dérangeant, il vient rejouer le partage du sensible en mettant à mal l’homogénéisation de la société oxydèque. Il déplace l’établi, bouscule les conventions : « après nous, la vie en Oxydem ne serait plus jamais la même » (159). Le retour du politique s’aménage par l’investissement du polémique. En tant que monstre et par son langage qui échappe aux normes, Neung entrave la logique de la catégorie, « le régime du Même » (Ruby 2009 : 28). Or, ces derniers émanent de la logique « policière »40 que Rancière oppose au politique. Le politique, considéré comme un acte d’interruption (Ruby 2009 : 7), est toujours de l’ordre d’un surgissement qui vient bousculer l’ordre policier. Neung, venant brouiller les distinctions établies, agit donc comme acte d’interruption et entraine vers une « hétérologie » (Ruby 2009 : 60), vers une logique de l’étranger, de l’autre, en rappelant, du même coup, que le sensible — que ce personnage au fond représente — est incanalisable, qu’il est « multiple, changeant, insaisissable, accidentel » (Ruby 2009 : 17). Autrement dit et pour le dire avec les mots de Antonio Negri, sa monstruosité « est la marque de l’affrontement qui prend forme, face à la volonté d’imposer une mesure, un contrôle, une forme définie à ce monde » (2011 : 38).

30Si « [l]a politique consiste à s’arracher aux distributions et dispositions habituelles de la parole, à déplacer des agencements afin de donner d’autres significations aux mots et aux choses, à inquiéter les horizons d’attente ordinaires » (Ruby 2009 : 88), Neung conscience fiction, ouvrant un espace de lutte, est donc une œuvre indéniablement politique, dans le sens fort du terme, et non par son rattachement à une quelconque doctrine. Le roman fait ainsi valoir un des principes prônés par le comité invisible dans L’insurrection qui vient, qui avance qu’on ne doit jamais « délier rage et politique. Sans la première, la seconde se perd en discours ; et sans la seconde, la première s’épuise en hurlements » (2009 : 100). Et le texte, au sein duquel le refus se fait espérance, fait même surgir, par l’entremise du personnage principal, la dimension politique que peut endosser la littérature. En effet, l’action de Neung dans le récit serait celle que peut mener la littérature dans le réel, qui ne cesse d’opérer, en tant que « matrice de possibles » (Suchet 2016 : 52-53), un « redécoupage de l’espace matériel et symbolique » (Ruby 2009 : 76). Le protagoniste peut ainsi être vu comme une incarnation de la littérature. Il est, au demeurant, un produit littéraire, une entité qui émane de la littérature : il est explicitement présenté comme un personnage de fiction (cf. titre du premier chapitre de l’œuvre). Par ailleurs, son refuge est, significativement, la Maison des mots — où respire « la vie fumante et intense » (75). De même, il n’est pas anodin que le dernier paragraphe du texte (celui qui précède l’épilogue), mis en italique, assure que : « ce que vous venez de lire est une des façons de naître à l’écriture » (165). Par transposition, le roman évoquerait ainsi la place et le rôle — qui sont ceux de Neung dans le texte — de la littérature et de la figure de l’écrivain dans une société qui les marginalise voire les nie (prônant l’« illitérature ») : c’est depuis leur puissance dissensuelle, par leurs charges polémiques, à travers un langage en crise et en tant que cri, qu’ils pourront réaménager le réel, le transfigurer. Il n’y a de vie éthique, assure Marielle Macé, « que dans le maintien d’une dispute quant aux formes du vivre, et dans une capacité d’attention mue en désir de vigilance, à l’infini » (2016 : 310).

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Notes

1 Une « froideur calculée, purement cérébrale » (1990 : 52) y prend toute la place.

2 Toutes les références suivantes sont de cette édition.

3 Les hommes ont peu à peu évolué en « robhomme », puis en « déshomme », en « robot » ensuite, et, finalement, en « roboxyd » (voir 105).

4 « Asservissement à l’empire des nombres, au primat du profit et à sa prolifération en autant de « religions » matérielles », pour reprendre une phrase issue d’un des derniers textes publiés de l’auteur (Moreau 2011 : 16).

5 Peut être compris dans le sens de « primitivisme ».

6 Définition qui se base sur celle donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) ; voir : http://www.cnrtl.fr/definition/crise.

7 L’ensemble des descriptions et citations utilisées dans les phrases précédentes se rapporte aux pages 9 à 16 du roman.

8 Neung n’y est que spectateur et non protagoniste ; elle se déroule dans un espace-temps distinct de celui du reste du récit.

9 Par exemple, le rêve « inactuel » que fait Neung dans le quatrième chapitre (50-52), le rappelle explicitement.

10 Il convient de noter que le contexte science-fictionnel de l’œuvre se présente essentiellement comme un prétexte, afin que Moreau puisse mobiliser sous un jour nouveau les grands thèmes de son œuvre littéraire, tels que la dissidence, la pulsion, ou encore la puissance du verbe.

11 Il est par exemple très critique envers un discours qui voit dans le progrès scientifique sempiternel une valeur phare de la société contemporaine.

12 Voir quatrième de couverture.

13 Ibid.

14 On pourrait considérer la macrocéphalie de Neung comme une allusion (parodique) à la littérature de science-fiction, étant donné que cette pathologie connait une certaine récurrence dans la description des extraterrestres romanesques, dès la fin du xixe siècle.

15 « Vwortch, tour mentale, branlante et embrasée, un scandale, ici même, parmi les déshommes » (27) ; « [Les Oxydèques] avaient deviné chez lui la scandaleuse présence d’un Vwortch pléthorique » (89) ; voir aussi p. 138.

16 C’est d’ailleurs avec une « femme-buffle », dénommée « Poupoute », qu’il va s’accoupler (57-63).

17 « Son ivresse est telle que souvent il manque d’en perdre l’équilibre, tant au physique qu’au spirituel » (119).

18 L’œuvre comprend au demeurant un ensemble de lettres (5) adressées par Neung à son père, Marcel Moreau.

19 En Oxydem, « il ne pouvait être question d’“insoluble”, mot relégué sans ménagements dans les oubliettes du langage, avec tant d’autres misères verbales, toutes obsolètes » (93).

20 Voir aussi p. 146, où il se présente comme « le Solitaire, l’Étranger ».

21 « La démocratie implique par essence quelque chose d’une anarchie qu’on voudrait presque dire principielle » (Nancy 2009 : 85).

22 À ce sujet, lire De Franceschi 2007.

23 Voir pp. 55 et 150. Les larmes constituent ainsi une « sécrétion absolument inconnue en Oxydem » (60) et le cœur/sang a été remplacé par un « programme » (voir notamment p. 36).

24 « Il observa que les couples, à Oxydem, n’étaient, tout compte fait, que des juxtaposés, des contigus, épargnés par cette vieille lame de fond : l’érotisme. Il remarqua de vagues entrechocs ou frottements (tribologiques), c’est tout » (35) ; « Je n’arrivais pas à imaginer une effusion de sang, ni d’autres effusions d’ailleurs, à peine des collisions, des heurts d’articulé à articulé » (49) ; « Depuis longtemps, il n’y avait plus de coïts, mais des générations obtenues par des greffes d’une stupéfiante célérité. Il n’y avait plus de plaisirs, plus de douleur, mais des pressions fantastiques des calculatrices sur la croissance des intelligences » (79).

25 Interdiction d’évoquer ou de faire allusion au « petit organe inutile et à ses étranges sérosités » (97).

26 Il est « une anomalie, une faille dans le système oxydèque, faille étroitement liée à l’ancienne humanité, et, de toute évidence, non résolue par la Connaissance KK4 » (86). Il échappe à leur savoir (voir 87).

27 Jules resplendit alors « en une sorte d’érection à plusieurs glands » (89) : « Il se dressait sur mon crâne tout en se dilatant avec pompe. Il grandissait aussi, c’étaient comme des adieux à la flaccidité » (86) ; « Ma tour mentale penchait dans tous les sens. Vwortch ressembla soudain à une mère déflagration tandis que je masturbai Jules de tout mon soûl. C’est ainsi que j’atteignis, si je ne m’abuse, à l’Ignorance extatique, c’est-à-dire à un degré supérieur, indépassable, du pouvoir d’ignorer ce qu’on voulait que je susse. […] j’avais l’idiotie radieuse » (86).

28 Il se prend d’ailleurs à un moment pour le « sauveur de l’humanité » (123).

29 « plus d’entrailles, plus de forces obscures » (39).

30 Comme dans le récit biblique, le septième jour est d’ailleurs celui du repos (voir 128).

31 Tous ont été lacérés et enterrés.

32 Les néologismes imaginés s’inscrivent, pour la plupart, dans le champ lexical de l’excrémentiel : chience, connaissance KK4, Tronikescu, etc.

33 Désignée par le syntagme « X-schlisme » parmi les logoxydiens (p. 95), afin qu’ils ne soient pas corrompus.

34 Son nom lui-même peut être perçu comme une « sorte de cri sauvage » (voir la critique de Pierre Maury parue dans Le Soir, le jeudi 12 avril 1990 [page 26]).

35 Dans la première scène du livre sont d’ailleurs soulignés les « chants d’englués » (19). L’invective, en tant que discours agonistique, est un discours de lutte. Son emploi agit donc comme un autre rappel de la première scène du texte.

36 « Le plaisir aidant, elle chantait rauque mais point faux du tout, une tessiture d’éperdue, avec grondements. Elle avait commencé par fredonner, puis le ton avait monté, l’immersion aidant » (58).

37 Roger Dadoun évoque Eros comme ombilic de l’anarchie et affirme qu’elle est « clairement définie par le "jouir" » (Voir « Réserve intense d’évènements pour une nouvelle anarchie », dans Anarchies – L’arc, no 91-92, Éditions Le Jas, 1984, p. 138).

38 Il rappelle le personnage de La terre infestée d’hommes, troisième roman de Moreau (1966), qui profère : « je suis du côté de la discordance, de la toxicité » (81).

39 C’est « dans le dissensus que la politique trouve sa ressource et une ressource infinie » (Ruby 2009 : 112).

40 « La police instaure la structuration de l’espace social, la répartition des compétences, des rôles, des titres et des aptitudes en cherchant la complétude. Elle englobe également les systèmes de légitimation de ces distributions » (ibid., 55). Ce concept développé par Rancière n’est donc pas à confondre (réduire) avec les appareils répressifs de l’État.

Pour citer cet article

Corentin Lahouste, «Répondre à la crise par la crise», MethIS [En ligne], Volume 6 (2019) : Crises, URL : https://popups.uliege.be/2030-1456/index.php?id=492.

A propos de : Corentin Lahouste

Corentin Lahouste, docteur de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain, Belgique), est chercheur sein du Centre de recherche sur l’imaginaire (CRI) de cette même institution. Il est l’auteur d’une thèse, soutenue en mars 2019 et effectuée sous la co-direction de la professeure Myriam Watthee-Delmotte (UCLouvain) et du professeur Bertrand Gervais (UQÀM, Canada), consacrée aux figures, formes et postures de l’anarchique dans la littérature contemporaine en langue française du livre et de l’écran. Dans ce cadre, il a plus spécifiquement étudié les œuvres de Marcel Moreau, de Yannick Haenel et de Philippe De Jonckheere. Ses travaux ont nourri une vingtaine d’articles parus dans des revues telles que Studi Francesi, Fixxion, ou encore Mémoires du livre/Studies in Book Culture.