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Critique des critiques
La crise de la légitimité des journalistes spécialisés en cinéma face aux dispositifs proposés sur le web
Résumé
Bien avant l’avènement d’internet, les critiques cinéma se questionnaient déjà sur la légitimité de leurs jugements. Une table ronde, appelée « Point Critique », s’est interrogée sur le rôle de la profession, la pertinence de sa position d’intermédiaire entre distributeurs et spectateurs. À l’ère du numérique, cette crise de la fonction critique semble d’autant plus prégnante. Plusieurs sites de critique de films se sont développés sur le web. Les amateurs échangent au sein de ces plateformes des avis propres, affranchis des interventions des critiques professionnelles. Comment la critique de la presse traditionnelle gère-t-elle cette crise de la fonction critique de ses auteurs ? Qu’est-ce que les nouvelles formes de critique émergeant sur internet proposent de neuf et de complémentaire ?
Table des matières
1La critique de cinéma professionnelle connaît une crise à la fois interne, tissée de remises en question identitaires des journalistes spécialisés en septième art, et externe, les spectateurs défiant sa légitimité et l’adéquation de ses jugements à leurs goûts. Initiée dans les années 1980 en France, cette fracture prend un sens nouveau au prisme des initiatives actuelles des critiques amateurs sur internet, en tant qu’elle confronte à des formes nouvelles des jugements évaluatifs canoniques. En même temps moment de reconfiguration des codes institués et d’exploration de formes nouvelles, la crise qui nous occupera dans cet article trouve son origine dans trois tensions traversant la posture de critique. Cette dernière, particulièrement délicate, demande à l’énonciateur de se positionner sur plusieurs échelles en fonction des caractéristiques qu’il attribue a priori à ses récepteurs.
2Cet article, basé sur une recherche à propos des moyens privilégiés par les étudiants du cycle supérieur1 pour choisir les films qu’ils visionnent, part du constat d’une présence de plus en plus faible de la critique cinéma traditionnelle — celle publiée dans les quotidiens — en France et en Belgique2. Cette perte de vitesse éditoriale irait de pair avec une crise de légitimité de plus en plus manifeste des critiques et de leur rôle de prescripteur. Nous posons l’hypothèse que cette crise est en partie due à l’existence de plateformes en ligne dédiées à la critique de films, plus horizontales et moins balisées. Nous allons nous pencher sur le contenu que proposent ces dernières et ce qu’il peut comporter de complémentaire à la critique traditionnelle. Auparavant, nous allons dépeindre trois tensions qui rendent la position de prescripteur compliquée. S’ajouteront à cette mise en perspective des échanges entre certains journalistes des Cahiers du Cinéma, dont les doutes épinglés lors d’une rencontre de 1983 nous paraissent encore éclairants aujourd’hui pour comprendre les difficultés de la critique3 à faire sens pour le grand public : pourquoi, par exemple, lire 4 000 signes dans La Libre Belgique plutôt que le barème des avis des spectateurs sur Allociné lorsque l’on souhaite rapidement valider son choix de visionnage ? Nous développerons ensuite en quoi les avis en ligne sont parvenus, selon notre analyse, à s’affranchir partiellement de ces tensions et de ces doutes.
1. Les tensions qu’implique la posture de critique
3La première tension que nous identifions oppose importance de l’objet de la critique et puissance du discours de cette dernière. Comme le remarquent Serge Cardinal et Michel Larouche, « toutes les formes de critique […] ont au centre de leur problématique un travail d’écriture au sein duquel se font écho le statut de l’objet et la validité du discours, dans un contexte de légitimation et de réception » (Cardinal et Larouche 1996 : 128). Deux prérequis s’avèrent nécessaires pour qu’une critique rencontre un lecteur : celui-ci doit être intéressé par l’objet évalué (cherche-t-il à obtenir un avis sur le film chroniqué ?) et considérer l’opinion de l’auteur comme valide (connaît-il ce journaliste, lui fait-il confiance ? A-t-il seulement foi en la critique cinématographique ?). En somme, l’objet du jugement et la légitimité de celui qui l’émet constituent deux paramètres inhérents à la réception de tout texte critique. L’auteur se doit de veiller à laisser à ces deux parties suffisamment d’importance : si son jugement ne laisse pas assez de place à son objet, celui-ci sera étouffé, pas suffisamment développé, et décevra le public désireux de consulter un avis à son propos. À l’inverse, accorder trop d’importance à l’opus critiqué neutralisera toute valeur ajoutée de la critique, toute singularité de son auteur, qui ne pourra pas s’afficher comme un énonciateur de discours valides.
4Pour construire la forme finale d’une critique canonique, l’auteur doit idéalement trouver l’équilibre entre son lyrisme, la plupart du temps coutumier dans ce genre rédactionnel4 (1996 : 134), et la compréhension du lecteur, condition sine qua non à l’adhésion du récepteur aux propos de l’émetteur. Cela nous mène à une seconde tension : celle entre l’expression du critique et l’attractivité du texte qui en résulte. Le style fleuri semble, pour certains auteurs, constituer une composante indissociable de la critique, résolument littéraire. En découle le danger d’employer un vocabulaire trop soutenu pour le lecteur, de produire une violence symbolique (Bourdieu et Passeron 1970). Si l’on se penche sur sa structure-type la critique canonique ne possède pas de canevas auquel un journaliste peut se référer (Cardinal et Larouche 1996 : 128). Il ne s’agit pas d’une fiction qui suivrait le squelette d’un schéma narratif balisé, avec un début, un milieu et une fin. La démarche critique peut, dans certains cas, justement consister à bafouer tout ordre logique : commencer par un élément particulier qui a retenu l’attention du journaliste, enchaîner sur une appréciation du jeu d’acteur avant de laisser s’échapper un synopsis pour mieux juger la qualité de la mise en scène. Jacques Neefs considère l’écriture de la critique comme guidée par la coïncidence, en tant qu’elle s’ancre « dans le présent, toujours renouée, avec ce qu’elle tente de capter, avec ce vers quoi elle se laisse guider, dans son mouvement, et doit retirer sa forme, sa tenue d’ensemble, d’une structure qui ne tient plus à la seule conduite d’une histoire » (Neefs 1992 : 68). La cohérence de la critique lui est propre, elle tient sa stabilité du ressenti de l’auteur et non de l’organisation des éléments d’un récit. Cette absence de structure constitue un talon d’Achille pour la critique, qui permettrait peut-être d’expliquer la faible attirance de certains jeunes adultes5 pour ce genre (Krywicki 2015 : 77) : elle n’offre aucune cohérence linéaire (dès lors, pourquoi la lire dans l’ordre ? Pourquoi la lire en entier ?) et, de surcroît, n’entretient aucun suspense, si ce n’est celui de l’appréciation, souvent dévoilée en amont de la lecture par une infographie (étoiles, cercles de couleur…).
5La position de critique a la particularité de mêler deux régimes de production de la vérité (Foucault 2001) différents. Celui de l’expérimentation — le critique est un peu comme un scientifique qui tire ses conclusions avec l’ambition d’atteindre le consensus : Il doit convaincre son auditoire que l’hypothèse qu’il prétend avoir vérifiée est la bonne hypothèse (Despret 2014) — et celui du témoignage, qui s’appuie sur la confiance en un autre percepteur qui nous relaie son observation. La critique cinématographique n’a pas pour objet une science basée sur des phénomènes observables mais un art, sujet à des appréciations diverses. Ceci implique une troisième tension sous-tendant la position de critique : un équilibre entre objectivité et subjectivité. D’une part, le rôle de prescripteur du critique implique une recherche du consensus, avec « l’obligation d’étayer ses hypothèses en convoquant des exemples et en fournissant des preuves de ce qu’[il] avance » (Bergala 1996 : 30), soit de justifier son jugement, par des renvois à l’œuvre en question par exemple, pour lui conférer un caractère objectif. Lorsqu’ils se rencontrent dans l’émission Le masque et la plume6 (France Inter), les critiques deviennent des orateurs dont la joute, appuyée de railleries, a pour enjeu la validation de l’opinion de l’un au détriment de celle de l’autre, légitimation à la clé. D’autre part, ces jugements restent soumis à la subjectivité : tout argumentés qu’ils soient, ils restent des témoignages, astreints à formuler des constats qui ne rencontreront jamais l’approbation de tous les publics de la critique, qu’il soient professionnels ou non.
6Il incombe à la critique de jongler entre ces paramètres pour proférer ses jugements. Ces trois tensions, prégnantes dès qu’un auteur a à s’exprimer au sein d’un dispositif critique, deviennent des points de friction particulièrement sensibles lorsqu’il s’agit de traiter du cinéma. Divertissement populaire à assortir de pop-corn pour les uns, art vénérable et profondément politique7 pour les autres, le cinéma souffre mal l’évaluation par une instance professionnelle. Ainsi, lorsque des films à destination du marché de masse et ceux d’art et d’essai sont jugés sur base des mêmes critères, critique et public font rarement bon ménage. On citera le cas d’école, rapporté par Héloïse Tillinac (2012), du journaliste Bruno Bayon, qui livre à l’époque un jugement très négatif à propos du dernier volet de la trilogie de Peter Jackson : Le Seigneur des Anneaux : Le Retour du Roi (décembre 2003). Le courrier des lecteurs à son intention fut assassin : rejet de son style rédactionnel (« Vous avez envie de dégoûter tout le monde. Pensez-vous y parvenir à coup de calembours approximatifs et de métaphores bancales ? »), le diagnostic de son mal-être (« Je vous plains, vous devez être aigri et complexé, enfin pas bien dans votre peau ») et de son mépris pour les œuvres grand public (« Il est de bon ton dans certains milieux de dénigrer le cinéma populaire »8).
7La critique cinématographique était pourtant au départ majoritairement « célébrative » (Krywicki 2017b : 1) — enthousiaste, populaire, bienveillante à l’égard du cinéma et du grand public. Par exemple, à travers des figures comme André Bazin9, vrai médiateur proche du public, auquel il conseillait, dès les années 1940, au cours de tournées, des œuvres de qualité pour l’émanciper (De Baecque 2013 : 33-34). La critique s’est généralisée, installée comme genre journalistique institutionnalisé — avec ses codes, sa rubrique, son système de notation — plutôt qu’en tant qu’essai littéraire, que critique de célébration. Dans les médias traditionnels, on parle des nouvelles sorties, on cite le synopsis de l’œuvre, on pose une évaluation (Krywicki 2015 : 46-71). Loin de la plupart des textes des Cahiers du Cinéma dans les années 1950, qui développaient la pensée d’un film plutôt qu’ils ne l’évaluaient et « heurt[ai]ent l’opinion généralement reçue » (De Baecque 2013 : 57), le modèle reste, dans la presse généraliste, le même depuis des dizaines d’années. Cardinal et Larouche le définissent comme fondé sur une « jurisprudence : chaque évaluation critique se valide à partir d’un corpus d’évaluations antérieures et non d’une conception fondatrice du rôle et de la fonction de l’art » (1996 : 129). La critique s’est institutionnalisée dans le champ journalistique et consiste le plus souvent en un espace éditorialement cloisonné. Si on écoute les critiques débattre au Masque et la plume, il s’agit bien plus de s’inscrire dans le régime de l’émission (Dagiral et Parasie 2010 : 112) des médias traditionnels que d’accueillir des débats esthétiques houleux. L’ethos des critiques10 est resté majoritairement le même depuis cette institutionnalisation post-célébratif : résumer l’œuvre, l’évaluer avec une notation, assumer un rôle de prescripteur en position de surplomb, en dépit de l’expansion des réseaux de communication.
2. La crise des critiques cinéma : le « Point critique »
8Les critiques se sont interrogés, au cours des années, sur leur légitimité et la pertinence de la persistance de leur figure malgré les évolutions en matière de diffusion. Lors d’une table ronde intitulée « Le point critique », le 24 décembre 1983, des personnalités des Cahiers du cinéma (Serge Toubiana, Serge Daney, Olivier Assayas et Alain Bergala) se rassemblent dans les locaux de la revue pour discuter de l’état de leur profession, voire de l’activité même de critique de films11. L’on constate en la compagnie de ces auteurs un paradoxe étonnant : la critique cinématographique est mieux bâtie qu’auparavant mais moins performante. C’est d’ailleurs cela que le journaliste et théoricien Alain Bergala pointe pour entamer cette discussion : « Dans son ensemble, la critique est plutôt plus évoluée, plus cultivée et fait plutôt mieux son travail qu’il y a vingt ans. On est en train d’assister à une crise de la fonction critique » (Assayas et al. 2001 : 204). Cette nuance sur laquelle insiste Bergala représente une réelle remise en question de ces journalistes spécialisés. Ces derniers se sentent faibles par rapport à d’autres canaux de promotion qu’ils perçoivent comme plus performants : la publicité, les chaînes de télévision… Pour ce collectif d’auteurs, l’autonomisation des « auteurs » du cinéma, ces réalisateurs qui eurent un temps besoin des critiques comme relais avec le public, participe également à cette crise de légitimité de la profession. « L’une des fonctions du critique était d’être un passeur, celui qui permettait la transmission de l’un à l’autre, […] de l’auteur au spectateur, celui qui favorisait l’hospitalité, par le spectateur, de ces grands "voyageurs à hauts risques personnels" » (2001 : 289). D’après les conclusions du « Point critique », la proportion en baisse d’auteurs vulnérables comme curiosités à présenter au public diminue considérablement l’utilité des critiques cinéma d’aujourd’hui, surtout face à la publicité qui « se passe de pédagogue entre elle et son public » (2001 : 209). Ils ont pris « un coup de vieux » et doivent trouver leur place face à « d’autres canaux de communication qui diffusent l’information de manière efficace, sans discours critique » (2001 : 219). Les modèles théoriques que les critiques cinématographiques dégagent dans leurs articles successifs, auparavant transcendantaux, sont devenus obsolètes selon le journaliste Serge Toubiana, les grands cinéastes communiquant désormais sans intermédiaire :
La politique des auteurs12 […] a donné des auteurs qui, peu à peu, n’ont plus eu tellement besoin de la critique pour exister. Certains sont devenus des sortes de super-auteurs […] qui n’ont plus dialogué avec la critique mais se sont adressés directement au public, par-dessus elle (2001 : 205).
9Auparavant en position de force en tant que relais de premier choix, proche du public, la critique se voit remplacée par les réalisateurs eux-mêmes, devenus « des bêtes à média, des événements à eux-seuls », pour reprendre les mots de Serge Toubiana, qui donne les exemples de Stanley Kubrick ou Francis Ford Coppola.
10En plus d’André Bazin dans les années 1950, Toubiana cite Jean-Louis Bory comme « le critique plus représentatif des années 1960-1970 ». Toubiana entend par là que Bory « n’avait de dialogue qu’avec le public. […] Il a été un traducteur, un pédagogue sans théories préconçues, animé d’un goût très éclectique » (2001 : 216), à l’instar d’autres critiques de son temps qui entretenaient un lien avec leurs lecteurs. Aujourd’hui, le public n’écoute plus la critique de films. Elle est perçue comme faible. « Elle est faible parce qu’elle a gagné » (2001 : 226), explique Serge Daney. L’auteur explique que les grandes revendications (non-mépris du cinéma d’art et d’essai, considération d’un film pour d’autres éléments que son scénario et ses acteurs…) qui ont tant animé les débats des années 1950 ont fini par être entendues et par faire école. La critique d’aujourd’hui dans les médias généralistes semble plus brillante à ces professionnels que celle de la période de la Nouvelle Vague, par exemple, qui, selon eux, était « nulle, vieille et réactive [et] ressemblait au cinéma qu’elle critiquait » (2001 : 226). Une fois ces présupposés acquis, la fonction critique a perdu sa pugnacité — une envie de défendre les films que les critiques ont aimé, d’en incarner les portes-voix — qui la rendait si passionnante. Pour Serge Daney, la critique a du mal à se positionner face aux succès commerciaux car elle n’a pas grand-chose à en dire :
Si [le film] est vu par des gens qui se considèrent comme synchrones avec [lui], de la même génération et de la même époque, on ne voit pas ce que la critique peut rajouter. Elle ne peut pas jouer le rôle de SAMU puisque la cause est gagnante, elle n’a pas à séduire, puisque le film séduit tout seul, elle n’a plus de rôle à jouer (2001 : 220).
11La critique a ainsi de moins en moins d’occasions de faire valoir son opinion sur des œuvres-phénomènes qui se développent sans son appui. Maintenant que ses préceptes sont parvenus aux oreilles de nombreux publics, elle peine à se réaffirmer en tant que pratique militante et enthousiasmante. Pour ces auteurs, voilà le cœur de la crise de la légitimité de la critique traditionnelle : « Les valeurs culturelles et esthétiques d’une génération, fondées en partie — et comme c’est toujours le cas — sur l’idée fantasmée d’une minorité agissante — […] perdent la valeur subversive qui est leur moteur véritable en devenant tout à fait majoritaires », constate Serge Daney (2001 : 216). Selon lui, la critique professionnelle a perdu beaucoup de sa singularité en s’institutionnalisant.
3. La critique de cinéma traditionnelle actuelle : le cas de Star Wars : épisode 7
12À en croire les conclusions du « Point critique », la position de faiblesse et la verve militante de la critique cinéma faisaient sa force mais sont aujourd’hui effacées par son institutionnalisation. La fonction critique semble particulièrement en crise face aux blockbusters : qu’est-ce que les journalistes peuvent ajouter à une machinerie promotionnelle qui les survole ? Le cas de la polémique entre Disney et les critiques de cinéma français (2015) semble emblématique de ce questionnement, déjà soulevé par Serge Daney en 1983. Lors de la sortie de Star Wars : épisode 7 – Le réveil de la Force en décembre 2015, plusieurs journalistes ont fait de leur média l’écho des embargos de Disney quant au contenu du long-métrage et la façon dont ils avaient le droit de le communiquer à leurs lecteurs. À l’époque, certains titres, comme Le Monde, refusent de se plier au jeu de la firme et crient au scandale. Dans un pamphlet intitulé « “Star Wars 7” : pourquoi vous ne lirez la critique que mercredi sur LeMonde.fr », le journal promet que « de mémoire journalistique, aucune société de production n’avait ainsi prétendu se mêler du contenu des articles de presse »13. La rédaction en profite pour révéler les conditions « inacceptables » de l’avant-première : « formulaire contraignant, lieu et horaire tenus secrets », tout comme doivent le rester « les liens unissant les personnages ». Dans le milieu de la presse jeu vidéo, ce genre d’embargos sur certains éléments de l’œuvre jugés clés par l’éditeur est courant (Zagal et Ladd 2009). Dans une moindre mesure, les critiques cinéma inondés de seyants dossiers de presse et autres cadeaux collectors sont amadoués depuis des années par les distributeurs. Comme le raconte Jean-Michel Frodon, qui a notamment été responsable de la rubrique Cinéma du Monde,
si le critique peut faire l’objet de sollicitations intéressées, il est aussi souvent soumis à des pressions. Les distributeurs sont aussi des annonceurs publicitaires, ils peuvent menacer de cesser d’acheter de la publicité dans un journal s’ils sont mécontents de ce qu’écrivent les critiques de ce journal. De plus, il arrive souvent que des journaux appartiennent au même groupe que des sociétés ayant des intérêts dans le cinéma (2008 : 33).
13Une prise de position réflexive peut donc permettre à un média de se désolidariser ostensiblement d’un dispositif de promotion et des pressions qui y sont liées. Avec ce court article, le service culture du Monde se représente comme résistant vent debout aux consignes des attachés de presse, débusquant des stratégies marketing là où le public serait dupe. « Il s’agit de justifier aux yeux des actionnaires de Disney l’investissement colossal, 4,4 milliards de dollars, qu’a représenté l’achat de Lucasfilm », dénonce le quotidien, avant de poursuivre : « Chaque décision, y compris la mise au pas de la critique, procède de cet impératif, plutôt que de l’envie de créer ou de distraire ». « C’est un délire paranoïaque de Disney, à la limite de la psychose »14, ajoute Isabelle Regnier dans une vidéo de la rédaction. Ce genre de négociations fait pourtant partie du jeu d’interdépendance entre médias et industrie. À défaut d’un discours sur le film15, les journalistes construisent, en se plaçant en victimes, un discours autour du film. Ce positionnement constitue également un moyen de réaffirmer la pugnacité de la critique de films et son engagement, de ne pas se fondre dans les autres contenus mass media. Le Monde rappelle aux internautes son traitement de faveur habituel — les projections presse — et renvoie ces lecteurs à la différence de leur statut, à une transmission verticale du ressenti des journalistes spécialisés du quotidien.
14Or, des auteurs comme Patrice Flichy (2010) ou Henry Jenkins (2006) montrent à quel point, dans une mouvance d’horizontalité entre locuteurs, les formes d’expression sur internet — canal par lequel sont désormais majoritairement consultés les médias de ces journalistes — se co-construisent, et ce moins en adoptant un ethos de savant impliqué mais entravé que d’amateur passionné. Il existe désormais plusieurs plateformes et canaux alternatifs destinés au public pour que ce dernier obtienne un avis qu’il considère comme valide sans qu’aucune recommandation d’un tiers institutionnel ou médiatique ne soit impliquée dans le processus de discrimination des œuvres.
4. Les dispositifs critiques que propose le web
15Les différentes plateformes accueillant des avis sur le cinéma ont aujourd’hui de plus en plus tendance à les recueillir en circuit fermé, c’est-à-dire en se limitant à l’avis de leurs utilisateurs, supposés profanes. Le contrat de lecture (Verón 1988) de ces plates-formes est simple : un utilisateur donne son avis, empreint d’une subjectivité revendiquée, et considère celui de ses pairs, présenté sur le même pied que le sien, comme tout aussi légitime.
16Pour Jacques Rancière, l’idée du partage esthétique qu’entretenait le critique s’est transférée au profane, autrefois négligé et aujourd’hui vainqueur car contestataire : « L’amateurisme est aussi une position théorique et politique, celle qui récuse l’autorité des spécialistes en réexaminant la manière dont les frontières de leurs domaines se croisent à la croisée des expériences et des savoirs » (Rancière 2004 : 162-163). On assiste là à une réelle reconquête du territoire occupé autrefois par la critique, avec une « idée du cinéma comme un art "populaire", qui n’appartient à personne parce qu’il appartient à tous […] » (2004 : 163). Ce refus de l’« autorité des spécialistes » réaffirme l’amateur en tant que scripteur légitime d’un discours évaluatif sur le cinéma. Nous allons maintenant nous pencher sur l’analyse de trois de ces dispositifs (Senscritique, Netflix et Youtube) et identifier ce qu’ils offrent de complémentaire à la critique traditionnelle.
17Senscritique est un réseau social basé sur l’activité critique de ses membres. Il emmagasine des avis d’internautes à propos de plusieurs types de produits culturels. L’onglet réservé aux films présente en priorité ceux que l’on peut retrouver en salle au moment de sa visite. Il y a là une volonté d’imiter le traitement des sorties cinéma par les quotidiens qui, le mercredi, proposent également un cahier critique chroniquant les dernières œuvres parues sur grand écran. L’utilisateur qui le souhaite est invité à développer sa pensée en un texte suivi et argumenté. Les autres internautes peuvent ensuite, à la lecture d’un avis, juger s’ils le trouvent utile ou non, s’il semble bien écrit et s’il les éclaire sur leurs choix de visionnage. Il est ensuite possible de consulter les critiques les plus recommandées concernant un film pour avoir accès aux plus appréciées16. Il existe donc ici une hiérarchie de la légitimité des critiques, mais elle provient des avis de pairs. Ce peer reviewing assure qu’une critique mise en évidence l’est grâce aux opinions de la communauté plutôt que par un groupe restreint de décideurs (par exemple la rédaction en chef d’un journal, qui conserve un droit de regard sur les articles de ses critiques). L’œuvre est également évaluée sur dix en fonction de la moyenne des notes qu’elle a reçues. L’argument principal de la plate-forme, hormis l’immédiateté et la gratuité, habituelles sur Internet, semble donc relever de la pluralité. Contrairement à un quotidien, Senscritique offre l’accès à une multitude de jugements, parmi lesquels les autres utilisateurs ont effectué un tri préalable et communautaire. Ce filtrage garantit a priori la consultation de plusieurs critiques appréciées par les membres concernant le film souhaité, là où un journal ne publie, par souci de temps et de budget, qu’un seul article par œuvre chroniquée. Pourtant, les dissonances sont légion au sein d’une même rédaction17, comme l’illustre par exemple Pierre Murat, critique pour Télérama, qui nuance l’avis d’un autre critique de l’hebdomadaire : « le papier dithyrambique est signé par mon collègue Aurélien Ferenczi. Moi, je serais plus modéré18. » À cette pluralité, Senscritique tente d’ajouter une exhaustivité fonctionnelle : remplir, en une page, tous les rôles qu’un quotidien joue sur plusieurs (programmes télés, sondages reprenant les meilleurs films d’un réalisateur…), voire de proposer certains services qu’un journal papier demeure dans l’incapacité de rendre (accès aux bandes-annonces, interactions par commentaires…). D’autre part, Senscritique entend également jouer la carte de la personnalisation en suggérant des œuvres à ses utilisateurs selon les notations qu’ils ont attribuées ou les goûts de leurs amis (la plate-forme travaille main dans la main avec le réseau social Facebook), ce qui est irréalisable pour une publication papier. Notons que Le Masque et la plume, pour poursuivre la comparaison, incarne une critique traditionnelle qui offre également une argumentation pluraliste : plusieurs médias, généralistes et spécialisés, sont représentés (Les Inrockuptibles, Le Figaro, Positif…). Cette remarque nous permet de mettre en exergue d’autres fonctionnalités essentielles pour les amateurs tels que décrits par Flichy (2010) : l’interactivité et l’horizontalité. Sur Senscritique, en plus de la recommandation des avis, ces derniers peuvent être commentés et déboucher ainsi sur un débat d’ordre esthétique. Là où, de l’autre côté du poste de radio, les auditeurs du Masque et la plume en sont réduits à écrire à l’émission, avec le filtrage et les délais que cela implique. Il en va de même avec la lecture d’une critique dans la presse papier traditionnelle : le seul moyen d’y réagir a longtemps été le courrier des lecteurs19, sans la moindre assurance d’être lu et publié.
18Netflix est une plate-forme de films et séries à la demande par abonnement. Elle met en lumière, via son interface, différentes œuvres que ses utilisateurs sont invités à visionner. Celles-ci sont systématiquement accompagnées d’une cotation sous forme d’infographie étoilée20. Ces évaluations des contenus filmographiques proposés sont uniquement effectuées par les utilisateurs de la plateforme qui, en un clic, peuvent quantifier leur appréciation sur cette échelle de notation. Ces différentes recommandations influent sur les suggestions que l’interface de Netflix adresse à ses utilisateurs. Ces propositions se basent sur « un algorithme de recommandation qui prend en considération certains facteurs comme […] les évaluations combinées de tous les membres de Netflix qui aiment les mêmes titres que vous »21, communique le site internet du service, qui ajoute : « La plupart du temps, nos suggestions sont assez justes, mais nous pouvons cibler parfaitement nos recommandations lorsque vous évaluez des films et mettez à jours vos préférences22. » La plate-forme part donc du postulat qu’un spectateur partagera les goûts de celui qui, utilisant le même service, a visionné les mêmes œuvres que lui et établit en conséquence un circuit fermé de recommandations pour ses membres. « Comme Netflix doit inciter les utilisateurs à prolonger leur abonnement, explique le chercheur Dominique Cardon, il a intérêt à proposer des contenus extrêmement variés23. » D’après les ingénieurs qui l’ont conçu, l’algorithme de l’entreprise place les spectateurs dans des clusters (petits noyaux) de goûts et leur conseille des œuvres, classées en plus de 76 000 sous-genres24 (Gomez-Uribe et Hunt 2016), en fonction de cette appartenance, sans tenir compte du sexe ou de l’âge de l’utilisateur. Cette personnalisation s’avère plus ciblée que les avis d’un critique cinéma qui, au mieux, dispose de quelques statistiques sur le genre et la tranche d’âge représentatifs de la majorité de son lectorat pour se figurer les valeurs de ce dernier, son attachement à tel ou tel genre de films, etc. L’évaluation d’œuvres cinématographiques ne semble pas requérir ici un quelconque développement argumentatif25, les possibilités d’expression étant réduites au déplacement d’un curseur sur une échelle de cotation étoilée. Ce mode d’évaluation qu’a mis en place Netflix se fonde sur une idée déterministe du goût. Nos goûts formeraient un tout indissociable et logique. L’entreprise tire ainsi des enseignements des évaluations des membres et produit des contenus étudiés pour répondre à leurs attentes en termes d’intrigues, de genres ou encore de castings. Ces recommandations n’ont pas vocation à dépasser la complexité des avis d’un critique humain26. Cependant, pour quiconque attend avant tout d’une critique cinéma qu’elle oriente ses choix de visionnage, les conseils personnalisés de Netflix se révèlent plus immédiats et ciblés que les articles des pages Culture d’un journal.
19Youtube constitue la plate-forme de partage de vidéos la plus populaire à l’échelle mondiale sur laquelle de plus en plus de créateurs parviennent à rendre rentable l’élaboration de contenus aux formats propres, à la fois différents (tutoriels, sketches, vulgarisation…) et semblables (l’orateur se place face-caméra, il prend en compte les retours de sa communauté, il injecte des saillies humoristiques à son propos et s’exprime de manière familière…). Possédé par Alphabet Inc. (une sous-structure de Google), Youtube fonctionne sur la base d’algorithmes méritocratiques : ce qui engrange le plus de vues sera le mieux référencé. Avec ce régime, les créateurs vidéos, communément appelés « Youtubeurs » par les médias et le grand public, ne peuvent pas se permettre de décevoir leur audience, dont le suivi assure leurs revenus publicitaires27. Ainsi, une partie intégrante du travail du Youtubeur consiste à lire les commentaires et réactions que lui envoie sa communauté28, par l’intermédiaire de Youtube lui-même ou des réseaux sociaux. Par ailleurs, comme le dit Fabien Alloin, ce type de critiques, au format différent (la vidéo), davantage créatif et pratique pour illustrer un propos sur le septième art, invente une nouvelle forme à la critique cinéma en parvenant à « combler les vides de l’écriture et [à] faire connaître des œuvres oubliées ou passées sous silence » (2014 : 51). L’un de ces vidéastes qui récolte le plus de succès29 a choisi une démarche transversale en « déterrant » de vieilles œuvres — il se fait appeler « Fossoyeur de films » — pour les conseiller ou non aux internautes, y apporter un regard neuf fort du recul dont il dispose, réhabiliter des long-métrages tombés dans l’oubli… Le « Fossoyeur de films » s’affranchit de la démarche canonique qui vise à critiquer des films au moment de leur sortie30. S’évader de la contrainte chronologique permet aux « cybers-critiques », tels que les appelle Alloin, de proposer des contenus originaux tout en palliant les injustices de l’industrie cinématographique : « là où le temps n’a plus cours, le critique peut donc désormais redonner vie à des films laissés de côté à leur sortie suite à un mauvais accueil critique ou une mauvaise distribution » (Alloin 2014 : 51). « Inthepanda », un autre Youtubeur, anime Unknown Movies, une émission consistant à se pencher sur des œuvres cinématographiques peu connues. Quant aux vidéastes dont l’activité s’inscrit davantage dans la formulation d’un avis à propos d’un film que dans la découverte d’un opus méconnu, à l’instar des « Critiques du MaSQuE », l’œuvre qu’ils chroniquent peut aussi bien être en salles au moment de la diffusion de la vidéo que parue il y a plusieurs décennies31. Cet étalement temporel divorce avec la contemporanéité systémique des critiques de la presse traditionnelle qui traitent de façon exhaustive des films sortant le jour de parution du journal. Les Youtubeurs cinéma ont intégré les multiples possibilités qu’offre le web pour consulter une œuvre ancienne (films tombés dans le domaine public disponibles sur les plateformes de vidéos en streaming, services de vidéo à la demande, téléchargement légal et illégal…). Il en va de même pour le contenu de leur propos : la plupart ne livreront pas les informations techniques ou le synopsis du film chroniqué car, comme l’explique le concept de monde hyper-bidimensionnel32 (Azuma 2008), les spectateurs peuvent facilement aller chercher ces données ailleurs sur le net et les consulter simultanément à leur visionnage du contenu (dans une autre fenêtre mais sur un même écran d’ordinateur, par exemple, ou à l’aide d’un smartphone). Enfin, ces critiques sont diffusées sur le médium Youtube, majoritairement dédié à l’humour et au divertissement33, contrairement à un journal ou même au site internet de celui-ci, destinés à l’information. Ce canal permet aux Youtubeurs d’inscrire leurs chroniques culturelles dans un environnement associé à la détente par leurs récepteurs, ce qui peut favoriser leur réception. Youtube permet également aux spectateurs de commenter les vidéos des Youtubeurs, devenant ainsi critiques à leur tour. Les vidéastes critiques incitent d’ailleurs régulièrement leur public à réagir grâce à ce dispositif, invitent à la « discussion » au sein de l’espace « commentaires »34 — ce qui participe à l’image « horizontale » de la critique cinématogaphique en ligne.
5. Sortir de la crise : critique traditionnelle et nouvelles formes de critique peuvent-elles co-exister ?
20Pour les médias traditionnels dont la légitimité est installée depuis des années, il semble parfois complexe d’intégrer à leurs modes de production et d’expression les logiques propres au web que charrient ces dispositifs critiques numériques. Un épisode illustre particulièrement ces dissensions : la polémique entre le Youtubeur Durendal et la radio France Culture. Lors de l’émission Le Gai Savoir35, l’animatrice Paola Raiman cite des propos de Durendal pour illustrer un texte d’Alexis de Tocqueville sur la démocratie (1848). Raiman fait référence à une critique en vidéo par Durendal de Adieu au langage de Jean-Luc Godard, célèbre réalisateur reconnu pour ses films révolutionnaires durant la période de la Nouvelle Vague. Le Youtubeur s’y adresse frontalement à Godard, arguant que, comme punition pour son niveau de « branlette intellectuelle », le réalisateur mériterait, à l’instar d’un canidé mourant, une « injection létale »36. Raphaël Enthoven, présentateur du Gai savoir, qualifie Durendal « d’abruti », parle de « bave du crapaud » parce qu’il « en appelle à l’euthanasie d’un homme », et reçoit une pluie de critiques et d’insultes à son tour, émanant d’internautes anonymes (« Enthoven s’enfonce dans sa puanteur et prétention… Il a rien capter »37 [sic]) comme d’autres podcasters, amis et collègues de Durendal (citons Antoine Daniel, créateur de la très populaire série de vidéos « What the cut » sur Youtube : « Ce sont non seulement des propos d’une connerie abyssale mais surtout dangereux […] Vous êtes les chiens de garde d’un modèle périssant. Modèle décidant de qui a le droit ou pas d’émettre son avis »38). Plus récemment, Léo Grasset, auteur de Dirty Biology sur Youtube, est revenu sur la polémique en assénant : « Soyez très critiques avec des gens qui citent des auteurs du 19e siècle pour parler d’Internet39. » Ces réactions vives illustrent l’importance de la légitimité de l’énonciateur professionnel sur Internet, qui doit rester humble par rapport à son auditoire d’amateurs. Comme l’illustre notamment la polémique concernant Durendal, cette logique d’horizontalité entre les énonciateurs, présente au sein des trois plateformes de critique en ligne analysées dans cet article40, ne va pas de soi pour les médias traditionnels, inscrits dans une communication verticale, d’une instance prescriptrice vers des récepteurs. Ces dispositifs critiques tirent parti des différentes spécificités liées au numérique pour proposer une complémentarité — voire une alternative, pour une majorité de nos enquêtés (Krywicki 2015 : 77) — à la critique cinéma traditionnelle. Senscritique revendique une diversité d’opinions filtrées par un labeur communautaire, ainsi qu’une personnalisation grâce à la mécanique des « éclaireurs » (soit les membres qu’un utilisateur choisit pour repérer les œuvres susceptibles de lui plaire41). Netflix offre des évaluations bien moins argumentées que les publications étudiées mais assure des recommandations adéquates aux goûts du récepteur. Enfin, Youtube accueille des profils variés de vidéastes critiques se disant ouverts au dialogue et à l’interactivité, dont certains adoptent un ethos bien plus célébratif que les médias traditionnels (Manilève 2018). Si certaines logiques éditoriales des Youtubeurs s’avèrent, quand on les décortique, similaires à celles de la presse, — voir le cas de Star Wars : épisode 7 (Krywicki 2016) — la forme des vidéos et leur enrobage divertissant fait mieux « passer la pilule » auprès de nos enquêtés.
21Sans qu’elles ne se soient généralisées à l’ensemble des publications, de plus en plus de synergies et de complémentarités apparaissent entre médias traditionnels et acteurs issus du web. Mediapart, pure player français d’information générale dirigé par Edwy Plenel, a ouvert fin 2016 la voie des collaborations entre vidéastes web et médias généralistes en engageant Usul et le collectif « Osons Causer »42, qui abordent la politique sur leurs chaînes Youtube respectives. La chaîne d’information LCI a récemment établi un partenariat avec le jeune Hugo Travers, auteur de la chaîne « Hugo Décrypte »43, pour qu’il exporte son concept — des vidéos explicatives de 5 minutes sur un sujet d’actualité — à l’antenne. Il y a fort à parier que, en totale adéquation avec les dynamiques de culture de convergence décrites par Henry Jenkins, une telle « collision des vieux et des nouveaux médias » (Jenkins 2006) s’opère de plus en plus, dans un souci des instances médiatiques traditionnelles de (re)conquérir les jeunes publics. En Belgique, le journal quotidien Le Soir publie régulièrement des articles à propos des nouvelles tendances sur la plateforme Netflix, de ce qu’on peut en attendre44, ce qui révèle une prise en compte par l’équipe rédactionnelle : la télévision ou le cinéma ne sont plus les seuls canaux par le biais desquels ses lecteurs consomment des œuvres multimédias. Que ce soit du point de vue de son champ d’expertise, de ses codes ou de ses collaborateurs, il devient envisageable que la critique des médias traditionnels questionne sa forme classique (« synopsis – avis – barème en étoiles »), notamment via le traitement de nouveaux sujets — comme les tendances Netflix — où le développement de partenariats inédits — par exemple avec des vidéastes.
22D’autant que d’autres institutions ne les attendent pas pour transformer leurs habitudes : plusieurs éditeurs littéraires confient déjà leurs manuscrits d’auteur à des « booktubeurs » (des vidéastes qui publient des critiques d’ouvrages) pour récolter leur avis ou les convier à des événements. Phénomène identique auprès des Youtubeurs jeux vidéo, comme AyPierre, régulièrement consulté par Ubisoft45, ou Cyprien (Manilève 2018 : 157). Ces initiatives sortent des circuits traditionnels, s’affranchissent, ne serait-ce qu’en apparence46, des logiques de communication classiques que la presse traditionnelle déploie depuis des décennies. Il ne s’agit pas de prédire la fin de la critique professionnelle telle qu’on la connaît — même si elle semble en voie de disparition : « la place du cinéma dans un quotidien comme Le Monde a baissé de 40 % en 10 ans » (De Baecque 2014 : 20). Plutôt de gager que, au sein de la critique protéiforme qui parsème les dispositifs en ligne, les médias traditionnels sauront repérer des logiques inspirantes pour renouveller leur modèle machinal dont la pertinence s’émousse aussi vite que la presse perd des lecteurs.
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Notes
1 L’enquête par questionnaire, dont l’analyse a été publiée dans un travail antérieur (Krywicki 2015 : 72-89), concernait les étudiants inscrits en premier bachelier à l’Université de Liège durant l’année scolaire 2014-2015. Ils étaient, au moment de l’enquête, âgés entre 17 et 21 ans et provenaient des facultés suivantes : Philosophie et lettres, Psychologie et sciences de l’éducation, Sciences appliquées, HEC-école de gestion, Sciences, Médecine.
2 Pour la France, voir les conclusions de Tillinac 2012. Pour la Belgique, se référer à Krywicki 2015 : 41-71.
3 Ce que nous nommerons « la critique », au cours de ce texte, renvoie aux critiques de films publiées dans les grands quotidiens belges francophones (Le Soir, La Libre Belgique, La Dernière Heure, L’Avenir), étudiées dans le cadre d’un travail préalable (Krywicki 2015). L’analyse de ce corpus (toutes les critiques cinéma publiées dans ces journaux entre le 24 septembre 2014 et le 15 octobre 2014) a été complétée par la lecture attentive des conclusions d’Héloïse Tillinac (2012) sur les critiques des quotidiens français, ainsi que par la synthèse d’articles scientifiques tentant d’objectiver les préceptes de la critique cinéma (voir notamment Bergala 1996 ; Cardinal et Larouche 1996 ; Assayas et al. 2001 et De Baecque 2014). Il va de soi que cet article n’a pas pour autant vocation à qualifier par le vocable « la critique » tout le spectre de la critique cinématographique professionnelle. Ce terme a été néanmoins conservé pour faciliter la lecture du texte.
4 « Il s’agit de trouver “[…] un rythme verbal équivalent de l’harmonie des formes et des couleurs” » (Virolle 1983 : 152 ; cité par Cardinal et Larouche 1996 : 134). Criqui parle pour sa part d’« une sorte d’excès dans la description de ce que le langage doit représenter […] » (1991 : 80).
5 12 % des étudiants interrogés par notre enquête déclarent lire des critiques cinéma dans la presse papier généraliste pour orienter leurs choix de visionnage. Pour la presse spécialisée en cinéma, le taux est encore plus faible (3 %).
6 Cette émission radiophonique de France Inter, animée depuis 1989 par le même journaliste (Jérôme Garcin), accueille des critiques professionnels pour débattre sur les dernières nouveautés dans les domaines de la littérature, du théâtre ou du cinéma.
7 Voir notamment à ce sujet Marcuse, H. (1979), La dimension esthétique, « Pour une critique de l’esthétique marxiste », Paris, Seuil, p. 30.
8 Mails de Xavier, « Gandalf » et Jérôme, lecteurs de Libération, dans Tillinac, H. (2012), Quand la politique se mêle de cinéma, Lormont, Le bord de l’eau, coll. Clair & Net (dir. Antoine Spire), p. 178.
9 André Bazin, « déjà perçu de son vivant comme le plus grand critique de son temps » (Prédal 2012 : 128) est l’un des co-fondateurs des Cahiers du Cinéma. Il était nourri d’une grande bienveillance pour les publics populaires, considérant que la culture constitue l’un des leviers pour les émanciper. « Soucieux de s’adresser au public le plus large, il [a] collabor[é] aussi à des journaux comme L’Observateur, Le Parisien Libéré ou Radio-Cinéma-Télévision » (Delavaud 2002 : 48).
10 L’ethos d’un critique désigne la représentation de lui-même qu’il donne à voir à son auditoire. Le concept peut être intimement lié à la notion de Lecteur Modèle (1979). Pour illustration, voir Krywicki 2015 : 18-20.
11 Cette rencontre a été retranscrite dans le numéro 356 des Cahiers du Cinéma (mai 1984). La texte a été réédité au sein d’un ouvrage collectif : Voir Assayas et al., 2001.
12 Modèle théorique qu’ont mis en place les critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950, notamment en opposition à la revue Positif, pour envisager les films comme inscrits dans la carrière d’un cinéaste et éviter de les considérer en tant qu’isolats.
13 Service culture du Monde, « “Star Wars 7” : pourquoi vous ne lirez la critique que mercredi sur LeMonde.fr », 15 décembre 2015, [en ligne] http://www.lemonde.fr/cinema/article/2015/12/15/pourquoi-vous-ne-lirez-la-critique-du-dernier-star-wars-que-jeudi_4832107_3476.html (consulté le 27 juin 2018).
14 Citation d’Isabelle Regnier issue de « “Star Wars : Le Réveil de la Force” : l’avis des critiques du “Monde” » (à partir de 2’30’’) [en ligne] http://www.lemonde.fr/cinema/video/2015/12/16/star-wars-le-reveil-de-la-force-le-divertissement-absolu_4833340_3476.html (consulté le 28 février 2017).
15 Il semble éclairant de noter plusieurs retours négatifs du public face aux médias traditionnels qui ont publié une critique de Star Wars : épisode 7 plutôt qu’un métadiscours sur sa promotion. Des internautes ont manifesté leur agacement vis-à-vis de l’omniprésence médiatique du film de J.J. Abrams (Krywicki 2016).
16 Le site utilise un système de vote communautaire binaire — « Avez vous apprécié cette critique ? Oui ou non ? » — pour recommander les critiques postées par les membres, à l’instar du géant de l’internet Reddit, par exemple.
17 « Le conseil des dix » en dernière page des Cahiers du cinéma, illustre, sous forme d’étoiles, l’avis de la rédaction et des confrères d’autres publications à propos des films traités dans le numéro. Il prouve à lui seul comment le jugement d’un opus peut passer de médiocre à excellent selon le journaliste, y compris au sein d’une même rédaction.
18 Murat, P. (2014), propos recueillis dans Le Masque et la plume (émission radiophonique du 2 novembre 2014), France Inter.
19 Les publications développent généralement bien moins cette rubrique depuis la stabilisation de Facebook et Twitter. Ces réseaux sociaux permettent aux lecteurs, en théorie, une adresse directe aux critiques. On constate que, dans la pratique, ce dialogue entre auteur et récepteur s’installe rarement. Au contraire, certains lecteurs utilisent ces plateformes pour manifester leur mise en doute du rôle de prescripteur du quotidien, comme ce commentaire sous une critique de Libération : « si Libé n’aime pas, j’y cours ! » : Voir Krywicki, B. [en ligne] https://bit.ly/2Kr9mnE (consulté le 27 juin 2018).
20 Cette symbolisation de la critique « en étoiles », dépourvue d’argumentaire critique, est particulièrement populaire auprès des jeunes adultes interrogés (Krywicki 2015). Ces derniers sont friands du barème d’Allociné, compilant les avis des spectateurs ou des publications professionnelles. Cette échelle est d’ailleurs fréquemment reprise sur les sites de téléchargement illégaux et les plateformes de streaming, largement fréquentés par nos enquêtés (Krywicki 2015 : 77). Netflix reprend une logique de notation et de recommandation similaire, ce qui nous amène à l’envisager comme une alternative à la critique cinéma traditionnelle, en particulier pour le jeune public, dès qu’il s’agit de décider rapidement quel film regarder. Depuis la rédaction de cet article, Netflix a troqué l’échelle étoilée sur cinq pour un pourcentage de recommandation, et les utilisateurs ne peuvent plus choisir que parmi deux opinions (pouce vers le haut ou vers le bas).
21 Centre d’aide de http://netflix.com — « Vos préférences et recommandations Netflix ».
22 Ibidem.
23 Arrêt Sur Images, « Google a de bonnes raisons de ne pas rendre son algorithme transparent », [en ligne] http://www.arretsurimages.net/emissions/2015-10-28/Google-a-de-bonnes-raisons-de-ne-pas-rendre-son-algorithme-transparent-id8162 (consulté le 21 février 2017).
24 Ce chiffre n’est valable que pour la version américaine de la plateforme, bien plus fournie que les européennes. Il est néanmoins vérifiable de manière empirique en tapant la numérotation des sous-genres dans la barre d’adresse d’un navigateur internet. Par exemple, http://netflix.com/browse/genre/44537 correspond aux « documentaires sur les requins ». Pour une liste complète de ces sous-genres, voir Finder, « Complete searchable list of Netflix Genres with links », Finder.com, [en ligne] https://www.finder.com/netflix/genre-list (consulté le 28 juin 2018).
25 Comme le décrivait déjà en 1983 Serge Toubiana, en parlant des nouveaux relais de communication (Assayas et al. 2001 : 219).
26 Tout comme la critique cinéma de la presse n’a pas vocation à offrir des recommandations personnalisées. Il s’agit ici d’une crise de la fonction critique, — l’utilité que va lui trouver le récepteur — le journaliste étant forcément incapable de personnaliser autant son jugement qu’un algorithme, quel que soit son capital journalistique (Schultz 2007 : 194).
27 Parfois complétés par des partenariats avec des marques ou un mécénat, cette fois directement assuré par les spectateurs, via les plateformes Tipeee (français) ou Patreon (américain). Pour plus d’informations, lire Krywicki 2017a.
28 Certains commentaires sur Youtube développent un texte argumentatif poussé auquel le Youtubeur rend parfois hommage en le partageant sur Facebook ou Twitter. Les critiques cinéma publiées par les quotidiens accueillent des commentaires via les réseaux sociaux mais leurs auteurs n’opèrent jamais, à notre connaissance, pareille légitimation des avis de leur lectorat. Voir pour exemple ce tweet du Fossoyeur de Films : Theurel, F. [en ligne] https://bit.ly/2twxFHe (consulté le 27 juin 2018).
29 Plus de 693 000 abonnés et près de 80 millions de vues cumulées. Chiffres constatés le 27 juin 2018.
30 Cette pratique du traitement de films « hors-actualité » est fréquente dans la critique cinématographique spécialisée (Positif, par exemple). Elle n’est par contre que très rarement présente au sein des quotidiens étudiés (lors de la nécrologie d’un réalisateur, par exemple) et n’apparait jamais dans les pages dédiées aux sorties cinéma.
31 Par exemple, « Les critiques du MaSQuE » publie une critique de The Lego Batman Movie (2017) le 9 février 2017 et, deux semaines plus tard, une critique de Escape from L.A (1996).
32 « Le monde hyper-bidimensionnel — dont l’écran d’ordinateur est le représentant le plus évident — est à deux dimensions mais tend à mettre sur un même plan ce qui dépasse ce plan […] Lorsque l’on ouvre plusieurs fenêtres sur l’écran et qu’elles se retrouvent sur un même plan, tout ce qui apparaît à l’écran est consommé de la même manière, sans distinction de niveau ou de valeur. Tout est mis sur le même plan qualitatif. (Azuma 2008 : 165).
33 Parmi les 100 Youtubeurs français qui comptaient le plus d’abonnés en juillet 2016, 19 sont dédiés à l’humour et 22 à des parties de jeu vidéo commentées, par exemple (voir Camier-Theron Marie, « L’algorithme de Youtube est-il injuste ? », Dansmesinternet.fr, [en ligne] http://www.dansmesinternets.fr/lalgorithme-de-youtube-est-il-injuste/ (consulté le 26 juin 2018).
34 Voir pour exemple Bonnefoy, V., “J’AIME PAS MARVEL ? (ET INFINITY WAR ?)”, Youtube.com, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=ARo91K5vcyE (consulté le 26 juin 2018).
35 Enthoven R. (2014), Le Gai savoir – Alexis de Tocqueville : un notre monde est-il possible ? (émission radiophonique du 21 décembre 2014), France Culture.
36 Fontaine, T., « Vlog - Adieu au langage », dans Durendal1, Youtube.com/user/durendal1, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=u1GnoJCdbtw (consulté le 27 février 2017).
37 Tweet de JiM posté sur Twitter le 24 décembre 2014.
38 Daniel, A., « L’incompréhension et le mépris de France Culture pour Internet », dans Le blog d’Antoine Daniel, mrantoinedaniel.tumblr.com, [en ligne], http://mrantoinedaniel.tumblr.com/post/105873096188/lincomprehension-et-le-mepris-de-france-culture (consulté le 28 février 2017).
39 Grasset L., « La sagesse de Youtube – DBY #19 », dans Youtube.com/user/dirtybiology, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=xtuh5zTa7mQ (consulté le 27 février 2017).
40 En ce compris Netflix : bien que le service de vidéo à la demande utilise des algorithmes pour recommander des films, c’est uniquement la moyenne des notes attribuées par les utilisateurs qui intervient dans l’évaluation qualitative des œuvres.
41 Bien sûr, il s’agit là d’une pratique qu’un lecteur peut appliquer à un critique de la presse traditionnelle. Un abonné à Libération peut très bien se sentir en adéquation avec les goûts de Didier Péron, par exemple, et privilégier la lecture de ses critiques. Senscritique offre une interface optimisée, inspirée des réseaux sociaux, pour faciliter cette pratique. Certains médias spécialisés, comme le site sur les jeux vidéo Gamekult, ont d’ailleurs créé un compte pour être représentés sur la plateforme.
42 Voir « L’air de la campagne », [en ligne] https://www.mediapart.fr/studio/videos/emissions/lair-de-la-campagne et « Dans la chambre d’Osons Causer », [en ligne] https://www.mediapart.fr/studio/videos/emissions/dans-la-chambre-dosons-causer (consultés le 28 février 2017).
43 Voir « La chronique d’Hugo Travers », [en ligne] http://www.lci.fr/sujet/hugo-decrypte/ (consulté le 28 février 2017).
44 Voir pour exemple Froment, É., « Netflix : les 10 exclusivités qu’il ne fallait pas manquer en 2016 », Lesoir.be, [en ligne] http://geeko.lesoir.be/2016/12/20/netflix-les-10-exclusivites-quil-ne-fallait-pas-manquer-en-2016/ (consulté le 28 février 2017).
45 Pierre, A., « Le métier de Youtubeur / Streamer », [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=go4CdilIj-o (consulté le 28 février 2017).
46 Obtenir des renseignements sur le déroulement de ces partenariats entre entreprises et Youtubeurs se révèle extrêmement compliqué. Néanmoins, le chercheur peut se rabattre sur l’étude du discours d’escorte de ces opérations : comment les vidéastes annoncent-ils — le cas échéant — leur partenariat avec des marques ou des entreprises à leurs fans ? Un rapide examen nous indiquera que, le plus souvent, la réponse est liée au modèle économique pour lequel a opté le Youtubeur : chez les adeptes de Tipeee, par exemple, ce type d’arrangements s’avère très rare (Krywicki 2017).