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- Volume 6 (2019) : Crises
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Les expériences de mort imminente
Résumé
Les expériences de mort imminente (EMI) désignent un ensemble d’événements mentaux émotionnellement variés associant des éléments mystiques et spirituels, et survenant généralement suite à une situation de danger réel ou perçu. Ces phénomènes, caractérisés par une phénoménologie riche et une intensité réaliste, peuvent être considérés comme synonymes de crises, en ce sens qu’ils correspondent à des événements charnières et déterminants dans la vie des expérienceurs (personnes ayant vécu une EMI). En effet, après leur EMI, ces personnes présentent généralement une moindre crainte de la mort, sont davantage spirituelles et sont moins matérialistes. Cet impact sur le long terme exige une meilleure caractérisation ainsi qu’une description rigoureuse de ces phénomènes. Des théories psychologiques aux théories sociologiques, en passant par les analyses des récits de ces expériences, cet article s’intéresse à la répercussion de ces phénomènes sur la vie des expérienceurs.
Table of content
1. Expériences de mort imminente : historique et définitions
J’ai vu toute ma vie défiler sous mes yeux. Par la suite, j’ai intégré un tunnel qui me semblait interminable, j’avais le sentiment que je n’en verrais jamais la fin. Finalement, j’ai aperçu une lumière très intense. À cet instant, je n’étais plus dans mon corps. Cela peut sembler étrange, mais j’avais quitté mon enveloppe corporelle. J’ai rencontré des membres décédés de ma famille et je suis ensuite passé à travers la lumière. J’étais transfiguré. Je ressentais un bien-être intense. De l’autre côté de la lumière, j’ai vu des choses absolument magnifiques, à tel point que je ne dispose pas de suffisamment de mots pour les décrire. Tout cela était très différent du monde que l’on connaît. Toutefois, je ne devais pas être prêt à cela, j’ai repensé à ma vie, à ma famille, et c’est à ce moment-là que j’ai fait demi-tour pour rentrer.
1L’expression « expérience de mort imminente » (EMI) désigne un ensemble de perceptions survenant généralement lorsqu’un individu, appelé expérienceur, est proche de la mort et dans un état de conscience modifiée. Le psychiatre américain Bruce Greyson (2000 : 315-352), l’un des pionniers de l’étude scientifique des EMI, définit ces expériences comme « des événements psychologiques profonds incluant des éléments transcendantaux et mystiques, survenant typiquement chez des individus proches de la mort ou dans des situations de dangers physiques ou émotionnels intenses » (traduction personnelle). D’autres définitions du phénomène, plus générales, ont également été proposées. Ainsi par exemple, Nelson et ses collaborateurs (2006 : 1003-1009) ont-ils récemment décrit ces expériences comme étant des « réponses à des situations critiques représentant un danger pour la vie de la personne et étant caractérisées par la combinaison d’une dissociation du corps physique, d’un sentiment d’euphorie, et d’éléments transcendantaux et mystiques ».
2D’un point de vue phénoménologique, une EMI comprend un ensemble d’éléments distinguables. En étudiant les caractéristiques rapportées par 140 expérienceurs, Charland-Verville et collaborateurs (2014 : 203) ont récemment mis en évidence que les éléments généralement décrits sont, par ordre de fréquence, un sentiment de paix et de bien-être intenses (91 %), la sensation d’être hors de son corps physique et d’exister en dehors de lui (également appelée dé-corporation ; 79 %), la vision d’une lumière brillante (décrite par certains comme ayant une origine mystique et provoquant une attirance inexorable ; 76 %), une perception altérée du temps ainsi que l’entrée dans un monde non terrestre (respectivement 75 % et 72 %). Dans une moindre mesure, les expérienceurs évoquent d’autres caractéristiques telles que des rencontres avec des êtres mystiques (51 %) ou encore la vision de personnes décédées (39 % ; Charland-Verville et al. 2014 : 203). Bien que généralement vécues positivement, certaines EMIs ont été décrites comme particulièrement négatives voire parfois « infernales ». À ce jour, peu d’études ont exploré ces expériences douloureuses (e.g., Greyson et al. 1992 : 95-110) et nous ne connaissons pas précisément leurs causes ni leurs conséquences potentielles. De surcroît, leur prévalence semble varier considérablement. Par exemple, les études pionnières dans le domaine des EMI ne décrivaient que des émotions positives (e.g., Ring 1984). Lindley et collaborateurs (1981 : 104-124) ont cependant publié une étude dans laquelle ils ont identifié onze expérienceurs ayant vécu une EMI négative (dont une « infernale »). Globalement, il convient de noter que certains de ces chiffres peuvent sous-estimer les faits réels. En effet, la récupération mnésique de ces expériences bouleversantes peut s’avérer douloureuse. De plus, étant en minorité, les expérienceurs pourraient se sentir stigmatisés (Greyson et al. 1992 : 95-110). En outre, comme indiqué par Greyson et Bush (1992 : 95-110), les questionnaires couramment utilisés afin d’identifier une EMI se concentrent uniquement sur les émotions positives et pourraient dès lors échouer dans l’identification de ces expériences pénibles (e.g., Greyson 1983 : 369-375).
3Le souvenir de cette expérience, décrit comme étant particulièrement vif et riche en détails, comporterait davantage de caractéristiques phénoménologiques (détails visuels, détails sensoriels, vivacité du souvenir, émotions associées, …) que les souvenirs d’autres événements réels et imaginés (Thonnard et al. 2013 : 1-5). En outre, de nombreux expérienceurs restituent une impression d’hyper-réalité et décrivent cette expérience comme étant « plus réelle que réelle » (Thonnard et al. 2013 : 1-5). Par ailleurs, il semblerait que la quantité de détails mnésiques rapportés par les expérienceurs est positivement associée à l’intensité1 de l’expérience vécue. En d’autres termes, les détails sensoriels (c’est-à-dire les sons, les odeurs et les goûts), l’importance personnelle accordée à l’expérience et la fréquence de réactivation de l’évènement en mémoire semblent varier avec l’intensité de l’EMI (Martial et al. 2017 : 120-127). En procédant à l’analyse de 154 écrits, Martial et ses collaborateurs (Martial et al. 2017 :1-9) ont récemment mis en exergue que la séquence de caractéristiques la plus fréquemment rencontrée au sein d’un même récit est la dé-corporation, suivie du passage dans un tunnel, de la vision d’une lumière brillante et, en dernier lieu, de la sensation de paix.
4Étant donné les circonstances d’apparition particulières d’une EMI et sa richesse phénoménologique et émotionnelle, de nombreux auteurs ont stipulé qu’elle pourrait être considérée comme un élément clé dans la construction de l’identité2 de l’expérienceur (Thonnard et al. 2013 : 1-5). En effet, la consolidation de notre identité repose sur un certain nombre d’événements émotionnels phares considérés comme des points de rupture dans la vie de tout un chacun (Berntsen et al. 2006 : 219-231). Ces points de rupture, ou crises, peuvent être définis comme des agents causaux permettant d’expliquer les choix et changements de valeurs consécutifs à un événement clé (Berntsen et al. 2006 : 219-231).
5Si l’étude scientifique des EMI a connu un essor dans les années 1970, des représentations de ce phénomène existaient déjà dans des peintures et écrits bien plus anciens. Ainsi, au ve siècle, Proclus, philosophe néo-platonicien, décrivait une expérience de dé-corporation vécue par Cléonyme d’Athènes (Proclus 1970 : 58-59) :
Cléonyme d’Athènes,… navré de douleur à la mort d’un de ses amis, perdit cœur, s’évanouit. Ayant été cru mort, il fut, le troisième jour, exposé selon la coutume. Or, comme sa mère l’embrassait…, elle perçut un léger souffle. Cléonyme reprend peu à peu ses sens, se réveille et raconte tout ce qu’il avait vu et entendu après qu’il avait été hors du corps. Il lui avait paru que son âme, au moment de la mort, s’était dégagée, comme de certains liens, du corps gisant à côté d’elle, s’était élevée vers les hauteurs et, ainsi élevée au-dessus du sol, avait vu sur la terre des lieux infiniment variés quant à l’aspect et aux couleurs, et des courants fluviaux invisibles aux humains…
6Plus près de notre époque, au xvie siècle, Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch ou Hieronymus Bosch, peint l’œuvre Visions de l’Au-delà sur quatre panneaux, dont L’Ascension vers l’Empyrée3, représentant un tunnel et une lumière blanche, souvent associés aux EMI (Fig. 1).
Figure 1.
Ascension des élus ou Ascension vers l’Empyrée (xvie siècle) de Jérôme Bosch. Exposé au Palais de Doges à Venise.
7À la même période, dans ses Essais, Michel de Montaigne décrit une expérience d’une infinie douceur à la suite d’hémorragies digestives. Dans l’extrait qui suit, il associe la mort à un sentiment agréable de paix ainsi qu’à une absence de douleur :
J’avoy mon estomach pressé de sans caillé… Cependant mon assiette estoit à la vérité très-douce et paisible : je n’avoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c’estoit une langueur et une extrême foiblesse, sans aucune douleur Quand on m’eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos… On me présenta force remèdes, dequoy je n’en receuz aucun, tenant pour certain que j’estoy blessé à mort par la teste. C’eust esté sans mentir une mort bien heureuse : car la foiblesse de mon discours me gardoit d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir. Je me laissoy couler si doucement, et d’une façon si molle et si aisée, que je ne sens guere autre action moins poisante que celle-là estoit. Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces, qui fut deux ou trois heures après, je me suis senty tout d’un train rengager aux douleurs… (1582 : 151-155)
8Nonobstant ces nombreuses représentations picturales et écrites, ce n’est qu’au xixe siècle que l’expression « mort imminente » est formulée pour la première fois par le professeur de géologie et alpiniste suisse Albert von St. Gallen Heim. Cette appellation, encore officieuse à l’époque, est énoncée afin de désigner les expériences rapportées par le géologue et une trentaine de ses coéquipiers alpinistes à la suite d’un accident dans les Alpes. C’est en 1892 qu’Albert von St. Gallen Heim décrit, dans les Annales du club alpin suisse, ces expériences à la phénoménologie et aux caractéristiques similaires. Elles incluent notamment une absence de douleur, une sensation de paix et de calme infinis, une altération de la perception du temps, des perceptions auditives telles que de la musique et autres sons variés, ou encore la vision de paysages idylliques (Heim 1891 : 327-337). Cette publication initie de nombreux débats entre psychologues et philosophes à la fin du xixe, et conduit finalement Victor Egger, philosophe et épistémologue français, à formuler l’expression que l’on connaît : « expérience de mort imminente ». À ce sujet, il écrit :
Nous ferions au moment de la mort un bien étrange rêve. Alors que les discours des mourants sont des paroles avec la lenteur méthodique de la pensée humaine, dans le cas des accidentés, une suite d’images exprime beaucoup plus d’événements en beaucoup moins de temps. De là vient qu’en un petit nombre de secondes on revoit beaucoup de jalons de la vie passée. (Egger 1896 : 26-38)
9Quelques décennies plus tard, sous l’impulsion du médecin et docteur en philosophie américain Raymond Moody et de son livre Life after Life (Moody 1975), l’expression et le phénomène des EMI atteignent une popularité sans précédent. Dans son ouvrage, Moody (1975 : 109) répertorie un certain nombre de changements d’attitude rencontrés à la suite d’une EMI, tels qu’une moindre peur de la mort. Comme susmentionné, pour de nombreux expérienceurs, l’EMI est considérée comme un point de rupture et un puissant catalyseur de changement. Ce changement, généralement perçu comme bénéfique, fait ensuite l’objet d’études empiriques dans le monde de la recherche (Noyes 1980 : 234-242 ; Ring 1984). Outre une moindre crainte de la mort, différentes modifications ont été dégagées, notamment une perception d’invulnérabilité amplifiée, le sentiment d’être spécial et important, une spiritualité plus développée, une perte d’intérêt envers les biens matériels, ou encore une compassion accrue vis-à-vis d’autrui (Noyes 1980 : 234-242 ; Ring 1984).
10Dans cet article, nous envisagerons donc les EMI comme synonymes de crises ou de points de rupture, en ce sens qu’elles constituent souvent des périodes charnières à l’origine de modifications identitaires significatives chez les expérienceurs.
11Plus généralement, la crise surviendrait à la suite d’événements le plus souvent imprédictibles. D’un point de vue sociologique, Anthony Giddens (1987) la décrit comme un événement imprévisible radicalement bouleversant et de nature qui menace ou détruit des habitudes institutionnalisées. Les sciences psychologiques décrivent quant à elles la crise comme un phénomène de réaction aux changements existentiels. Ces deux définitions ont ceci en commun qu’elles conçoivent le changement comme un élément perturbateur. Il est en effet établi que chaque être humain présente un besoin implicite de stabilité perpétuelle. Ce processus par lequel tout individu va tenter de maintenir un équilibre quotidien est appelé homéostasie (Dent et al. 1999 : 25-41). En partant de ces descriptions du phénomène de crise, nous pouvons facilement établir un lien avec les EMI qui sont inattendues et qui peuvent par la suite modifier, de façon plus ou moins importante, le système de valeurs préexistant.
12Nous le verrons dans la suite de ce chapitre, les changements consécutifs aux EMI ont fait l’objet de nombreuses études et essais menés, pour la plupart, par des chercheurs en psychologie et en sociologie. Les premiers ont pour objets d’analyse l’individu (i.e., les processus psychiques et mentaux caractérisant les expérienceurs) ainsi que les caractéristiques de l’expérience. Les seconds se sont quant à eux intéressés aux conséquences et à la perception des EMI aux seins des structures familiales et, plus généralement, sociales dans lesquelles ils évoluent, nous le verrons notamment au travers des essais relatifs aux transitions statutaires.
13Avant de poursuivre, et ce afin de parer à toute confusion, il apparaît essentiel de définir avec précision ce qu’est la mort, ou plus précisément la mort cérébrale. La mort cérébrale correspond à un état irréversible d’absence totale de fonctionnement du cerveau (The Quality Standards Subcommittee of the American Academy of Neurology 1995 : 1012-1014). Aucun individu en état de mort cérébrale n’a donc jamais récupéré la conscience (Laureys 2005 : 556-559). Il est fondamental d’établir une distinction avec la mort clinique. En effet, la mort clinique désigne un état temporaire défini par la présence simultanée des trois critères suivants : l’absence d’activité musculaire spontanée, de respiration et de réflexes. Dès lors, les récits d’EMI ne relatent pas une expérience ayant eu lieu alors que l’individu se trouvait en état de mort cérébrale, mais bien en état de mort clinique. Il est d’ailleurs intéressant de noter que des expériences similaires (i.e., aux caractéristiques phénoménologiques identiques) ont été décrites à la suite de situations ne présentant pas de réelle proximité avec la mort, par exemple une crise d’épilepsie ou une syncope (e.g., Hoepner et al. 2013 : 742-749 ; Lempert et al. 1994 :829-830).
2. Expérience de mort imminente : un synonyme de crise et de changement
2.1. Un changement progressif
14L’EMI semble constituer un pivot dans la vie de l’expérienceur, ce qui a conduit certains auteurs à réfléchir à l’intégration de cet événement au sein de l’identité des personnes concernées. Les modèles développés jusqu’alors suggèrent que les effets secondaires à l’expérience ne se développent pas simultanément, et que la transformation identitaire qui peut survenir après une EMI n’est pas immédiatement perceptible. Au vu de la nature de l’événement, certains expérienceurs pourraient préalablement avoir la sensation que quelque chose de profond a eu lieu tout en restant à la fois perplexes et stupéfiés (Noyes et al. 2009 : 41-62). De surcroît, comme le décrit l’écrivaine Phyllis Marie Atwater (1988), ayant elle-même vécu une EMI, des aspects de l’expérience peuvent perdurer dans le temps. Certaines personnes continuent par exemple à ressentir une altération du temps — telle qu’une atemporalité4 — et de l’espace.
15La sociologue Cherie Sutherland (1992) propose un schéma de changement progressif qu’elle intitule la trajectoire d’intégration. Concrètement, l’intégration de l’événement au sein de l’identité de l’individu débuterait immédiatement à la suite de l’EMI, et se poursuivrait ensuite jusqu’à ce que l’événement fasse partie intégrante de la vie de l’expérienceur. Selon l’auteure il existerait quatre types de trajectoires :
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Bloquée – propre aux expérienceurs considérant l’EMI comme dépourvue de sens ;
-
Interrompue – elle reflète la trajectoire des expérienceurs ambivalents qui éprouvent des difficultés à partager l’EMI avec leur entourage ;
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Stable – elle illustre une intégration progressive et continue de l’expérience ;
-
Accélérée – elle désigne une intégration rapide de l’expérience.
16Sutherland (1992) suggère que ces trajectoires sont influencées par des facteurs divers, notamment le regard que l’expérienceur porte sur ce qu’il a vécu, le contrôle perçu sur son « retour à la vie »5, le fait de partager son expérience avec l’entourage, la réaction des proches, etc. Le cheminement qui mène à l’intégration de l’événement implique donc un ensemble de processus au sein desquels l’acceptation sociale occupe une place centrale.
17En se basant sur des entrevues, Regina Hoffman (1995 : 137-266) identifie cinq étapes successives dans le processus d’intégration : (1) un choc et un effet de surprise initiaux, (2) un besoin de validation de l’expérience, (3) les implications interpersonnelles, (4) une exploration active de l’expérience vécue et (5) l’intégration de l’expérience au vécu personnel. Selon Hoffman (1995 : 137-266), la communication de l’expérience à chacune de ces étapes serait la clé de voûte d’un processus d’intégration abouti et salutaire pour l’expérienceur.
18Enfin, Morris et Knafl (2003 : 139-167) ont également tenté de modéliser le processus d’intégration des EMI ainsi que la signification que les expérienceurs leur attribuent. Ces auteurs décrivent une première étape comprenant une quête de sens secondaire à une sensation de frustration, de confusion voire de dépression (i.e., l’expérienceur remet en question sa santé mentale). Il s’ensuit une prise de conscience que les auteurs qualifient « d’éveil » et qui constitue un point de départ vers de nouvelles façons de comprendre le monde qui les entoure. Cette quête de sens s’articulerait autour de deux axes principaux : 1) le domaine spirituel (i.e., les experienceurs rapportent une sensation de proximité avec une entité supérieure, une croyance accrue en une vie après la mort, une moindre crainte de la mort et une intuition développée) et 2) le parcours de vie (i.e., les expérienceurs perçoivent le fait d’être toujours en vie comme une seconde chance et revoient leurs priorités en accordant d’avantage d’importance aux relations interpersonnelles).
2.2. Facteurs d’influence
19Noyes, Fenwick, Holden et Christian (2009 : 41-62) suggèrent que plusieurs facteurs sont susceptibles d’influencer l’impact des EMI en tant que crises dans la vie d’un expérienceur :
-
les facteurs antérieurs au phénomène et généralement inhérents à l’individu, tels que le genre, les croyances religieuses, ou encore les traits de personnalité (Ring et al. 1993 : 223-229) ;
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les circonstances et les caractéristiques de l’expérience, notamment son intensité et ses caractéristiques phénoménologiques ;
-
les facteurs ultérieurs : en effet, les capacités d’adaptation de l’expérienceur et la réaction de son entourage pourraient avoir une incidence sur la bonne intégration de l’événement.
2.2.1. Facteurs antérieurs
20De façon générale, les personnes ayant vécu une EMI rapportent des changements de valeurs similaires (Noyes 1980 : 234-242). Cependant, des dissemblances ont été mises en évidence dans la façon de réagir face à cette expérience. Cela ne remet pas en question le fait qu’il existe des conséquences communes sur la vie des individus, mais peut nous amener à réfléchir quant à la présence et à l’impact d’une variabilité interindividuelle parmi les expérienceurs. Afin de baliser le vaste espace des recherches disponibles, nous nous limiterons ici aux principales différences interindividuelles ayant été explorées dans le domaine des EMI : l’âge, le genre, la personnalité, ou encore la confession religieuse et l’origine culturelle des expérienceurs.
21Les EMI ont été relatées par des individus de tous âges (Holden et al. 2009 : 109-133). De même, elles sont aussi bien rapportées par des hommes que par des femmes, et ce dans des proportions équivalentes (par exemple, Greyson 2003 : 269-276 ; Van Lommel et al. 2001 : 2039-2045). Dans son exploration des variabilités interindividuelles, Pim van Lommel (2001 : 2039-2045) met en exergue des EMI plus intenses dans une population de femmes en comparaison avec celles décrites par des hommes. Jusqu’à présent, la littérature sur les EMI n’a que très peu détaillé l’impact de l’âge et du genre sur la crise identitaire6 qui peut être occasionnée par une telle expérience. Cependant, comme le relèvent très justement Holden, Long et MacLurg (2009 : 109-133) dans leur analyse des EMI chez les Occidentaux7, les enfants constituent une population vulnérable en ce sens qu’ils ne possèdent pas toujours les capacités métacognitives nécessaires et comparables à celles d’un adulte pour assimiler l’expérience vécue. Dès lors, ils pourraient requérir une aide particulière pour comprendre et intégrer l’expérience et ses conséquences.
22Comme nous venons de le voir, de nombreux expérienceurs rapportent des changements dans la façon de sentir, de voir, et d’aborder la vie et ses obstacles à la suite d’une EMI. Néanmoins, faire la part des choses entre les attitudes et comportements qui étaient antérieurs à l’expérience et ceux qui en résultent demeure une entreprise complexe, et ce particulièrement lorsqu’il s’agit de la personnalité d’un individu.
23Il a été envisagé que les traits de personnalité pourraient influencer l’occurrence ainsi que l’intensité d’une EMI (Noyes et al. 2009 : 41-62). Ce lien pourrait ensuite, par un effet de ricochet, influencer l’ampleur du changement et du phénomène de crise consécutifs à cet événement. Plusieurs auteurs ont postulé l’existence d’un lien entre l’occurrence d’une EMI et la tendance à la dissociation ou à l’absorption. La dissociation peut être définie comme la perturbation de fonctions normalement intégrées telles que les pensées, les sentiments, ou autres expériences en lien avec la conscience et la mémoire d’un individu (Bernstein et al. 1986 : 727-735). La plupart des psychologues des xxe et xixe siècles considèrent la dissociation comme une réponse adaptative à un traumatisme physique ou émotionnel intolérable, réponse commune chez les personnes saines et n’entraînant pas nécessairement des niveaux de détresse émotionnelle élevés (Ray 1996 : 51-66). Greyson (2000 : 460-463) a d’ailleurs réalisé une étude phare à ce sujet, et a mis en évidence que les expérienceurs montrent des symptômes dissociatifs plus importants par comparaison avec une population de personnes ayant frôlé la mort, mais n’ayant pas vécu une EMI. Notons néanmoins que les scores des expérienceurs étaient significativement moins importants que ceux présentés par une population de patients souffrant d’un trouble dissociatif (Greyson 2000 : 460-463).
24Comme l’illustrent la majeure partie des analyses relatives aux facteurs religieux et culturels, la confession religieuse et la culture d’appartenance des expérienceurs semblent influer sur le contenu de l’EMI, ainsi que sur les conséquences et la transition qui sont ensuite observées dans leurs vies. Carol Zaleski (1987 : 125-135), spécialiste des religions, a comparé les EMI des médiévaux chrétiens aux EMI contemporaines (i.e., de la fin du xviiie siècle à aujourd’hui), et Kenneth Ring (1993 : 223-229) a quant à lui étudié les expériences des das log8 figurant dans le Livre tibétain de la vie et de la mort. Ces deux analyses semblent indiquer que le contenu des EMI est teinté par les croyances des peuples et par les époques dont elles sont issues. Par exemple, les récits de médiévaux chrétiens décrivent la vision d’un au-delà peuplé de foules soumises au dictat d’entités divines et d’êtres de lumières. Les récits contemporains dépeignent quant à eux davantage de rencontres avec des esprits familiers dans un environnement hospitalier, notamment des amis ou membres de la famille. En conclusion de ses réflexions sur les EMI occidentales et tibétaines, Ring (1993 : 223-229) se montre plus nuancé. Il formule, d’une part, que la tradition religieuse colore l’expérience vécue et l’interprétation qu’en font les expérienceurs et, d’autre part, que sa structure (i.e., il propose les cinq étapes suivantes : 1) sensation de bien-être et disparition de la douleur, 2) dé-corporation, 3) entrée dans l’obscurité/tunnel, 4) vision d’une lumière et 5) entrée dans la lumière) demeure similaire quelle que soit la culture d’origine de l’expérienceur.
25Revenons-en maintenant au propos qui nous occupe, la crise et le changement engendrés par l’expérience ainsi que l’impact de la confession religieuse sur la vie postérieure à l’EMI. Il se pourrait en effet que l’interprétation que font les expérienceurs du phénomène soit tributaire de leurs croyances. Dans la littérature scientifique, peu de données permettent d’étayer cette question. Plus problématiques encore, sur ce point, sont les différentes façons qu’ont les scientifiques de définir une EMI. En effet, les critères de sélection manquent parfois de clarté et de rigueur scientifique, rendant les études difficilement comparables. Soulignons néanmoins les travaux de Zaleski (1987 : 125-135) qui mettent en lumière, chez des expérienceurs au Moyen-âge, des effets transformateurs compatibles avec la foi chrétienne médiévale. Plus précisément, ces personnes rapportaient de profonds changements spirituels ; ils prétendaient être davantage compatissants et compréhensifs, ne plus avoir peur de la mort et décrivaient, en outre, l’acquisition de capacités paranormales. Knoblauch, Schmied et Schnettler (2001 : 15-29) ont quant à eux analysé les changements induits chez nos contemporains allemands afin de les comparer à ceux antérieurement rapportés par des expérienceurs américains, et ont notamment mis en évidence que la diminution de la crainte de la mort était moins fréquente chez les premiers. De même, le développement de la spiritualité semblait moins marqué.
26Toutes ces analyses suggèrent que les facteurs antérieurs à l’EMI, tels que les traits de personnalité, l’âge ou encore les croyances des expérienceurs, peuvent influencer le contenu de l’expérience et la façon dont ces individus sont susceptibles de l’assimiler. Par exemple, les partisans de l’hypothèse d’une conscience délocalisée seront davantage enclins à percevoir l’EMI comme un passage vers un au-delà (van Lommel 2013 :1-2).
2.2.2. Circonstances et caractéristiques de l’expérience
27Parmi les réflexions théoriques sur la question de l’impact de l’expérience elle-même, il est intéressant de se pencher sur l’essai relatif à la société idéale écrit par le sociologue britannique Allan Kellehear. Dans cet ouvrage, consacré à l’analyse des caractéristiques transcendantales des EMI, Kellehear (1991 : 79-95) assimile le phénomène à une crise sociale et psychologique. Le point d’ancrage de son analyse réside dans la description que font certains expérienceurs des paysages explorés lors de leur EMI. Si nos représentations occidentales de la mort font habituellement état d’un environnement sombre et lugubre, nombreux expérienceurs rapportent la vision de paysages inconnus semblables, dans bien des cas, à de vastes prairies. Ces paysages sont dépeints comme ineffables ou étonnants, et sont généralement associés à des émotions positives vives telles que des sentiments de bien-être et de paix intenses. Cette vision d’un paysage parfois difficilement descriptible est illustrée dans l’extrait de témoignage qui suit. Ce récit a été rapporté par un homme d’une quarantaine d’années à la suite d’un arrêt cardiaque :
D’un instant à l’autre je me suis retrouvé en haut d’une colline, dominant un lieu immense, composé de forêts de sapins et de fleurs. Je sentais un vent indescriptible, rempli de bonheur. Le ciel était plein de couleurs magnifiques, que je n’avais jamais vues avant. Les nuages défilaient très vite. Je ressentais un bien-être extrême. Il n’y avait aucune souffrance. J’avais la sensation d’être le roi du monde. Je suis incapable de dire combien de temps j’y suis resté. En tout cas, désormais, je n’ai plus peur de la mort.
28Il a été suggéré que les changements consécutifs à une EMI dérivent de la sensation de proximité avec la mort. Néanmoins, Kellehear (1991 : 79-95) insiste sur le fait que certaines de ces modifications trouveraient plutôt leur inspiration, et pourraient d’ailleurs être provoquées, par la vision d’une société idéale. Cette immersion temporaire dans un autre monde inciterait les expérienceurs à modifier leurs valeurs sociales ainsi que leur mode de vie. Cette société transcendantale et utopique présenterait des caractéristiques attrayantes qui induiraient chez les expérienceurs un discours moins sibyllin au sujet de la mort.
29L’aspect mystique et transcendantal des EMI a retenu l’attention d’autres chercheurs, tels que Morse et Perry (1992) qui ont supputé que la rencontre avec une force cosmique ou divine pourrait être un puissant générateur de la transformation spirituelle observée chez de nombreux expérienceurs. En explorant rétrospectivement la phénoménologie de 78 récits d’expérienceurs, Greyson et Stevenson (1980 : 1193-1196) mettent en évidence que les changements d’attitude subséquents à l’EMI sont davantage présents chez les expérienceurs ayant eu conscience du fait qu’ils étaient en train de mourir durant leur EMI ainsi que chez ceux ayant rapporté une revue de vie (i.e., vision généralement imposée d’événements passés personnellement vécus).
30Finalement, nous pourrions également émettre l’hypothèse selon laquelle la valence émotionnelle de l’EMI pourrait avoir un impact sur la vie ultérieure des expérienceurs. En effet, si la majorité d’entre eux rapporte un sentiment de bien-être, approximativement 10 % d’entre eux ne décrivent pas d’émotions positives, et 1 à 2 % des récits collectés rétrospectivement dépeignent des expériences empreintes de sentiments très négatifs tels que la peur ou la tristesse (Charland et al. 2014 : 203 ; Greyson et al. 1992 : 95-110). Par exemple, Charland-Verville et ses collaborateurs (2015 : 28-32) ont récemment montré que les personnes atteintes d’un locked-in syndrome9, et ayant vécu une EMI durant la période d’inconscience consécutive à l’accident vasculaire ayant provoqué ce syndrome, décrivent un « voyage » autrement moins serein par comparaison avec des individus ayant subi un coma à la suite de lésions supratentorielles (i.e., se situant au-dessus du tronc cérébral et du cervelet). Ces EMI plus négatives pourraient être génératrices de stress et de tensions émotionnelles, et pourraient donc initier un phénomène de crise plus difficilement surmontable pour l’individu. En effet, nous l’avons abordé, certains épisodes clés personnellement vécus ont une incidence sur la façon dont les personnes perçoivent et interprètent les événements futurs. Or, si un événement hautement négatif, tel qu’une EMI infernale, n’est pas intégré de façon adaptée au sein de l’identité d’un individu (i.e., il n’a pas été en mesure de tirer une leçon et/ou de prendre du recul vis-à-vis de l’événement vécu), il pourrait avoir une influence défavorable sur les attentes relatives aux expériences futures et, par conséquent, pourrait nuire à sa santé mentale (Berntsen et al. 2003 : 675-693).
31La section qui suit porte sur les interactions entre l’EMI et les réseaux sociaux et familiaux des expérienceurs. Nous nous intéresserons donc exclusivement aux dimensions sociologiques et socio-psychologiques de ce phénomène.
2.2.3. Facteurs ultérieurs
32Afin d’étudier l’interaction réciproque entre les EMI et les relations interindividuelles, Mori Insinger (1991 : 141-181) a recueilli les récits de onze expérienceurs. Au travers des ajustements de l’entourage et de leur impact sur l’expérienceur, il constate que les relations au sein de la famille sont fortement susceptibles de changer.
33Les onze analyses de cas développées illustrent différents types de réactions. Si certaines familles ont accepté les changements de valeurs de leur proche et l’ont soutenu dans sa démarche, d’autres ont eu besoin d’un ajustement initial afin de comprendre l’EMI et ses implications, en demeurant toutefois à son écoute. Parallèlement, une partie des expérienceurs ont connu des situations moins approbatrices. Certains ont par exemple constaté que, malgré le climat d’acceptation général, leurs proches semblaient encore frustrés par divers aspects de leur nouvelle personnalité, se montraient parfois réticents à l’idée d’aborder l’événement, ou critiquaient occasionnellement leurs nouvelles préoccupations et valeurs — notamment la perte d’intérêt envers les biens matériels.
34Comme le souligne Mori Insinger (1991 : 141-181), il est compréhensible qu’un système social, tel que la famille ou les proches, endure des ajustements difficiles tandis que ses normes et rôles antérieurs subissent des modifications plus ou moins significatives. Les adaptations les plus éprouvantes sont celles où la famille montre une attitude de rejet vis-à-vis du nouveau système de valeurs de l’expérienceur.
35Similairement, Sutherland (1992) et Christian (2005 : 1-270) décrivent un nombre important de divorces suite aux EMI ayant pour cause principale une inadéquation entre les nouvelles valeurs de l’expérienceur et celles de son partenaire.
2.3. Expérience de mort imminente : une forme de transition statutaire
36Glaser et Strauss (1971) décrivent la transition statutaire comme un ensemble de processus sociaux transitoires marquant le passage d’un statut à un autre. Cette transition implique généralement un changement d’identité et de comportement. Le passage d’une classe sociale, religieuse ou salariale à une autre, de l’enfance à l’adolescence ou du statut de célibataire à celui de marié, sont autant de transitions génératrices de mouvements au sein de la structure sociale d’un individu. Tous ces passages impliquent les phases successives suivantes : (1) une séparation de l’ancien statut, (2) une période de réorientation transitoire, (3) ainsi qu’une intégration et une reconnaissance du nouveau statut. Par l’intermédiaire de ces simples processus sociaux, la communauté d’appartenance d’un individu lui confère un statut et un rôle qui sont propres à sa personne.
37Toujours selon ces deux auteurs (Glaser et al. 1965 ; Glaser et al. 1968), la mort, ainsi que le fait d’être mourant, peut être envisagée comme une transition statutaire avec des caractéristiques particulières10 :
-
la mort est habituellement imprévue ;
-
lorsqu’elle survient, elle est généralement définie comme un événement indésirable et involontaire ;
-
les signes annonçant la mort d’un individu ne sont pas toujours clairs, et ce aussi bien pour le personnel soignant que pour la personne mourante elle-même ;
-
le contrôle dont disposent la personne mourante et son entourage sur cette transition est incertain et problématique ;
-
le parcours du mourant peut comporter des phases de récupération et des rechutes qui marqueront son état d’esprit tout au long du processus.
38Kellehear (1990 : 933-939) étend cette réflexion aux EMI. Comme le soulève l’auteur, ces deux événements présentent des caractéristiques communes. À l’instar de la mort et du passage qui mène à celle-ci, une EMI comporte habituellement les attributs suivants :
-
l’imprévisibilité ;
-
son contexte de survenue est souvent perçu comme involontaire et indésirable ;
-
les signes du décès ne sont pas toujours clairs pour l’individu. Citons par exemple le cas d’une personne subissant un arrêt cardiaque mais qui présente néanmoins une EMI, et donc un contenu de conscience — des perceptions et des pensées ;
-
la difficulté de jauger le contrôle exercé sur une EMI. Comme le souligne Kellehear (1990 : 933-939), ce contrôle dépend d’une variété de facteurs idiosyncratiques : des facteurs internes (chimiques, physiologiques,…) ou externes à l’individu (le personnel médical qui le réanime,…). Par ailleurs, il a été suggéré que les expérienceurs eux-mêmes pourraient exercer un contrôle sur cette expérience. En effet, nombreux d’entre eux ont relaté leur volonté de « revenir » lors de l’expérience, notamment car ils avaient le sentiment que « leur temps n’était pas venu ». La problématique du contrôle propre à l’expérienceur est néanmoins épineuse et demeure actuellement sujette à caution.
39Du point de vue théorique, l’objectif des sociologues est, en principe, de décrire et d’étudier les phénomènes dans leur ensemble (les transitions statutaires et les phénomènes de crises relatifs aux EMI, dans le cas qui nous occupe), c’est-à-dire comme des totalités de la somme de leurs parties. Les caractéristiques évoquées plus haut décrivent les comportements d’un ensemble et non des unités constitutives. De facto, il existe des contextes de survenue des EMI qui ne présentent pas ces attributs, notamment les tentatives de suicide, mais nous considérons ces événements comme des exceptions (Kellehear 1990 : 933-939).
40Si de nombreuses similitudes ont pu être mises en évidence entre la mort, les EMI et la modèle classique de transition statutaire de Glaser et Strauss (1971), il existe néanmoins un point de divergence qui mérite d’être mis en exergue. Habituellement, l’impact occasionné par un changement de statut — tel qu’un mariage ou le passage à l’âge adulte — sur la personne elle-même fait régulièrement l’objet de discussions au sein de l’entourage. Or, la mort et les EMI sont rarement envisagées comme un changement de statut. Ceci est particulièrement vrai pour les EMI qui sont considérées par certains comme des aberrations psychologiques ou médicales, à tel point qu’elles peuvent être abordées avec réticence par les proches des individus concernés (Kellehear 1990 : 933-939). De plus, le contexte de survenue de tels événements est parfois soudain, ce qui permet rarement une discussion préalable. Notons que lorsque l’entourage est préparé au décès d’un proche, la mort peut toutefois être au cœur des conversations (Glaser et al. 1971).
41Dans son analyse, Kellehear (1990 : 933-939) confère également un statut particulier aux EMI. Plus spécifiquement, il les distingue des autres transitions statutaires qui reflètent des passages bien établis au sein de nos structures sociales. Les EMI sont quant à elles des phénomènes qui échappent au contrôle et au système de régulation habituel de notre société, et peuvent donc être considérées comme singulières pour deux raisons importantes : avant tout, elles ne correspondent pas aux processus de mobilité11 courants et engendrent dès lors des changements de valeurs et d’identité sans précédent. Ensuite, en raison de leur caractère inédit et parce qu’elles sont une entorse à la structure classique des transitions statutaires, les EMI incarnent un élément à part du système social.
42Si les EMI représentent une exception à la règle des modèles de transitions statutaires, il n’en demeure pas moins que nous faisons face à des phénomènes répandus et reproductibles qui méritent d’être étudiés pour les changements qu’ils provoquent.
Conclusion
43Les EMI ont connu une hausse de popularité suite à la parution de livre La Vie après la vie (Moody, 1975). Toutefois, des traces écrites de ces expériences existent depuis plusieurs siècles. De tous temps, elles ont fasciné de par leur aspect mystique mais également en raison de la transformation qu’elles peuvent engendrer chez les expérienceurs. En effet, il ressort de notre analyse que ces phénomènes peuvent provoquer des changements intra-personnels notables qui, à leur tour, auront des répercussions sur les relations interpersonnelles que les expérienceurs entretiennent avec leur entourage. Parmi les changements marquants faisant suite à une EMI, nous pouvons citer le développement d’une personnalité davantage spirituelle et une moindre crainte de la mort. Les changements de valeurs consécutifs, et parfois radicaux, nous ont amenés à considérer cet événement comme un synonyme de « crise », en ce sens qu’il marque à la fois la fin d’une époque et la genèse d’une identité nouvelle. De façon plus générale, les sciences psychologiques définissent la crise comme un phénomène de réaction aux changements existentiels. Ce processus — appelé homéostasie — par lequel tout individu va tenter de conserver un équilibre, provient notamment du fait que chaque être humain présente un besoin implicite de stabilité (Dent et al. 1999 : 25-41). De façon intéressante, et contrairement à de nombreux autres changements existentiels, il semblerait que les expérienceurs abordent leur EMI de façon plus sereine. Cette sérénité plus prononcée pourrait notamment être expliquée par le fait que nous faisons face à un changement progressif qui s’opère au fil des années (Van Lommel et al. 2001 : 2039-2045). Si certains expérienceurs s’adaptent progressivement à leur expérience, d’autres présentent néanmoins des difficultés à l’intégrer. En effet, la peur d’être incompris ou rejeté va les dissuader de partager ce vécu avec l’entourage. Par ailleurs, les réactions négatives des professionnels de la santé à l’égard des EMI peuvent renforcer l’aliénation des expérienceurs et les décourager de chercher l’aide qui pourrait leur permettre de comprendre ce qu’ils ont traversé (Greyson 1987 : 41-52). Pour cette raison, il apparaît d’une utilité ultime que les aidants parviennent à canaliser les idées et les valeurs acquises à la suite d’une EMI afin d’en faciliter l’intégration au sein de l’identité des expérienceurs.
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Notes
1 Dans ce chapitre, l’intensité correspond, d’une part, au nombre de caractéristiques rapportées (sensation de bien-être et de paix, vision d’une lumière brillante, dé-corporation,…), et d’autre part, à la façon dont chacune de ces caractéristiques a été perçue.
2 Dans ce chapitre, l’identité est considérée comme le sentiment subjectif d’une unité personnelle et d’une continuité temporelle (Erickson 1972 : 17).
3 Selon les notions de l’Antiquité, l’Empyrée représente la plus élevée des quatre sphères célestes qui contenait les feux éternels, c’est-à-dire les astres.
4 Qualité de l’existence se trouvant en marge du temps.
5 Nous faisons ici référence au retour au niveau de conscience « habituel » que connait l’individu.
6 La crise identitaire telle que nous la concevons dans ce cas particulier s’apparente à l’incapacité pour l’ego de se construire une identité qui lui est propre (Erikson 1972 : 17). Cette incapacité temporaire est dans ce cas précis provoquée par l’EMI qui va induire un changement d’attitudes et de valeurs.
7 Dans cet article, l’adjectif « occidental » est employé afin de désigner les régions du monde principalement détentrices d’un héritage judéo-chrétien.
8 Les das log sont les « revenants de l’au-delà » dans le monde tibétain.
9 Le locked-in syndrome désigne les patients dits « verrouillés de l’intérieur ». Ce syndrome est généralement secondaire à une atteinte vasculaire du tronc cérébral (i.e., lésion sous-tentorielle) entraînant une immobilité complète à l’exception des mouvements palpébraux et des mouvements verticaux du regard (Bauer et al. 1979 : 77-91 ; Bruno et al. 2008 : 445-451).
10 Ces caractéristiques sont représentatives de la mort dans notre société occidentale contemporaine.
11 Déplacements vers des positions différentes dans la structure sociale.