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Introduction
Inhoudstafel
1Des quelques thématiques autour desquelles notre équipe pluridisciplinaire1 manifestait le désir de travailler ensemble, a émergé, comme un hyperonyme, la notion de « déviance ». Ce constat rudimentaire dirait déjà deux choses. Très simplement, il souligne d’abord que les pratiques de la déviance intéressent incontestablement la philologie, la philosophie et les sciences humaines et sociales. Ensuite, il montre que le mot, tout en étant une notion englobante, vaste, et donc glissante, constitue aussi un prisme désignatif qui affleure à nos schèmes de perception. Plutôt que d’essayer de se défaire de ces paramètres, les chercheuses et chercheurs sont, il nous semble, amené·es à s’y confronter, en interrogeant l’opérationnalité du concept pour leur propre champ2 et ce que celui-là implique quant à la perspective avec laquelle elle ou il va vers ses objets d’étude et communique à leur endroit.
2Les contributions de ce dossier se saisissent donc de pratiques, de discours, de perceptions que l’on pressent se déployer dans un rapport avec des formes de la normalité ou de la normativité. Les articles visent ici à complexifier cette étiquette de déviance, sans forcément la rejeter, mais en la chargeant d’interprétations, tirant ainsi ces phénomènes de transgressions vers une compréhension des relations conflictuelles, de négociation, d’écart, de vulnérabilité, de complémentarité ou encore d’innovation qui se forgent entre les instances en présence et leur environnement.
3À travers ces interprétations, ce numéro ambitionne indirectement que soient questionnées les modalités de saisissement d’un objet d’étude et les pratiques de recherche que ceci entraîne, tout comme il cherche à rendre sensible à la thématisation du rapport entre norme et déviance (co-implication, relativité de l’opposition, définition de l’une et de l’autre à l’aune d’un cadre axiologique, discursif et/ou historique donné, dépassements potentiellement illusoires du paradigme binaire norme vs déviance). Il invite aussi à réfléchir au rapport au langage forgé dans et au sujet de ces pratiques, aux possibilités de voir la déviance comme un dire3, donc comme un processus énonciatif, qui fait jouer un procédé de désignation et est travaillé par des pratiques et des situations communicationnelles.
Se saisir du mot
4Qu’est-ce que la déviance ? Nous prendrions probablement déjà un risque à poser le problème ainsi. « La déviance est… », c’est encore dire un nom, flanqué d’un article défini : on attend une essence. Par réflexe incorporé, puisqu’on a appris que les mots charrient leurs présupposés, on se fait la remarque qu’il n’existe peut-être pas d’entité ou de valeur telle que la déviance : pas d’objet fixe, déjà-là, disponible à notre usage pour évaluer des interactions ou des événements. Y croire, ce serait tomber dans les filets de la grammaire, autrement dit imaginer trouver dans la réalité en elle-même une entité qui résulte pourtant d’une construction langagière4.
5On pourra se demander pourquoi ne pas avoir choisi un adjectif (déviant – mais ne retombe-t-on pas dans le problème de l’attribution d’une qualité ou d’une essence à un sujet ?), un verbe (dévier – pour parler d’un processus), une locution adverbiale (de façon déviante). Toutes ces remarques sur le langage ont leur place – elles restent pour nous ouvertes – de sorte que « la déviance » n’entend ici apparaître que comme un prétexte. On ne fait qu’ouvrir un intérêt pour une nominalisation qui nous précède.
6Certains articles de ce numéro pensent précisément le matériau discursif en tant qu’il peut se faire le vecteur d’apparitions de formes de la déviance : par exemple, dans la façon dont l’expression d’un désir se conçoit comme contre-nature, malade ou anormal, dans la manière dont une communauté religieuse œuvre à s’institutionnaliser par l’assignation d’un discours autre que le sien à l’hérésie, ou dans une pratique qui cherche à s’accorder avec ce discours produit par l’autre sur la limite entre l’innovation et le comportement transgressif. Ce matériau discursif nous pousse à une prudence généalogique, la même que Foucault réclamait avec Nietzsche au moment où il s’intéressait à l’ordre du discours. Il ne s’agit pas pour nous de dresser le tableau des correspondances biunivoques entre une théorie, un discours ou une culture x et le type de déviance y qui serait censé lui correspondre (et ne correspondre qu’à lui). De même, il ne s’agit pas ici de retrouver dans de grands ensembles ou paradigmes d’énoncés – liés à une période historique – la formulation d’un type de norme ou de déviance.
7Ce n’est pas que ces typologies sont inutiles. On entend bien qu’une propédeutique à l’étude des déviances pourrait s’attarder à examiner et classer différentes façons de créer des normes selon différentes époques (ces normes traçant en négatif ce qui serait leur contraire : les déviances). Mais ce qui nous inspire dans une généalogie, dans la tentative d’une histoire qui traque les discours ou les jugements lors desquels interviennent des éléments qui nous font penser à de la déviance, c’est précisément de ne pas s’en tenir à des essences que nous aurions présupposées (« à la norme a de l’époque b correspond la déviance c »). Il y aurait là le risque d’une hypocrisie tautologique qui retrouve ce qu’elle cherche en faisant semblant d’ignorer qu’elle l’avait déjà posé ailleurs. En ce sens, il s’agit d’éviter d’en rester dans nos analyses au « déploiement métahistorique des significations idéales5 » (ces essences qui permettraient de comprendre la réalité alors qu’elles ne figent que des objets idéaux – placés d’avance derrière les choses pour les expliquer) :
[S]i le généalogiste prend soin d’écouter l’histoire plutôt que d’ajouter foi à la métaphysique, qu’apprend-il ? Que derrière les choses il y a « tout autre chose » : non point leur secret essentiel et sans date, mais le secret qu’elles sont sans essence, ou que leur essence fut construite pièce à pièce à partir de figures qui lui étaient étrangères6.
8Plutôt que de tenter de déterminer des essences de la déviance, il s’agit d’analyser des cas de déviances situées en proposant des interprétations de ce qui y ferait déviance. C’est bien par des prises étrangères à une supposée pure idéalité – des accidents, des événements, des péripéties – que la plupart des articles de ce numéro tentent de penser les déviances. Ainsi on part de la façon dont quelqu’un a pu être qualifié de martyr du diable, de notes prises sur les innovations et les transgressions des modes de participation dans un établissement en pédagogie Freinet, ou encore de ce paradoxe par lequel la Belgique serait nommée deuxième gouvernement d’Europe en matière de promotion des droits des personnes LGBTQIA+ alors même que l’actualité montre la présence et la fréquence de meurtres homophobes ou lesbophobes.
Les apories d’un dualisme d’essences
9Dans les limites de cette introduction, nous nous bornons à souligner un possible déséquilibre. À aborder les déviances d’abord selon le point de vue de la norme (posée a priori, connue clairement et distinctement, et de surcroît considérée comme fixe ou essentielle), les déviances risquent de se caractériser surtout par leur négativité. Un manque d’être, un manque de savoir, un manque de morale. Comment, dans un tel cadre, ne pas voir dans les déviances quelque chose d’uniquement contingent et accidentel – et donc d’irrationnalisable dans ce cadre-ci (puisque la raison, ce serait ici les normes) ? Comment dès lors expliquer la raison d’être des déviances, ou au moins leur donner du crédit pour les comprendre, puisqu’il y en a ?
10Ce problème, Fabio Fortes le trouve pour sa part dans les ouvrages de grammairiens latins : comment prendre en compte la variation linguistique et les usages sans les exclure comme un « à côté » de la norme ? Quintilien et Diomède tendaient en effet à rapporter la correction de l’usage au concept de Latinitas (le « bon latin » des vrais Romains). Ainsi, Fabio Fortes peut affirmer que, pour eux, « les constructions déviantes vis-à-vis de la norme étaient toujours évaluées séparément, comme si elles étaient en dehors du langage compris comme fonctionnement analogique et rationnel7 ».
11Priscien, nous dit Fabio Fortes, donnait de la valeur aux variations et à l’usage8, sans niveler leur compréhension sous des normes qui seraient externes à eux. Cette attention aux détails de la variation et des usages est peut-être ce qui relie la démarche des propositions de ce numéro. En pastichant certaines propositions de Deleuze et Guattari concernant la linguistique9, il s’agirait, plutôt que de partir d’invariants universels dans les structures que l’on entend expliquer, de montrer comment les usages mettent nécessairement en variation l’étalon majoritaire des valeurs (qui tend à se rêver dans la fixité pure de sa norme). À cet égard, certains articles s’attacheront en tout cas à suivre ce que des pratiques langagières et leurs variations font à la normalité et à ses définitions, quitte parfois à brouiller la frontière entre la norme et ses marges. Ainsi, Marie Viérin montre que certains ouvrages de littérature néerlandaise de l’entre-deux-guerres écrivent les relations inter-féminines dans un espace queer où il n’est pas tant question d’opposer une essence de l’hétéronormativité et des déviances (en négatif). Les personnages jouent ou se débattent avec les codes, selon leurs pratiques et leur auto-perception, au travers de régimes morcelés de conservation et d’affranchissement de ces codes :
Ceci résulte en une remise en question de la notion même d’hétéronormativité, ainsi qu’en l’apparition d’un espace indéfini (comme le montre l’absence de terme précis dans le discours et/ou la réflexion des personnages), où l’altérité sexuelle est réalisable sans pour autant être assimilée automatiquement à une déviance, sinon par une instance extérieure. […] Cet espace de transaction(s) entre deux positions a priori irréconciliables peut parfaitement être lu comme un espace queer, dans le sens où il permet aux personnages de penser leur sexualité en dehors de catégories préexistantes et hermétiques10.
12Insister sur l’usage, la variation ce n’est pas tomber dans une posture romantique. Plus haut, nous écrivions : si l’on conçoit les déviances en fonction de normes trop figées, il devient compliqué de comprendre ces déviances que l’on constate pourtant. Ceci ne veut pas dire que l’on souhaiterait, dans le geste inverse, supposer l’existence de déviances pures comme unique base explicative. Si nous mettons tout le poids de l’explication du côté de la déviance, si nous affirmons que ce qui existe fondamentalement, ce sont des déviances, et que l’univers ou la société n’est que variation, flux, déviation, il devient compliqué d’expliquer l’existence des normes – qui pourtant sont là. Par ce geste nous répéterions l’hypocrisie tautologique que nous craignions déjà plus haut.
13Une antinomie posée en des termes essentialistes entre norme et déviance ne tient pas. Un dualisme strict nous plonge dans des apories. On n’arrive pas à parler de normes sans déviances et inversement. Albert Ogien prévenait déjà que l’étude des déviances se heurte à un cercle apparent11. À la fois, il faudrait reconnaître avec Mary Douglas que l’on ne peut définir les déviances sans se référer à une certaine délimitation de la conformité, tout en assumant avec Georges Canguilhem que définir la conformité, le normal, ne peut se faire qu’en partant de phénomènes pathologiques12.
Vers une interaction des interprétations
14Peut-être que l’un des premiers défis imposés par les « déviances » à la pensée est justement de les assumer comme des phénomènes inévitables. Nous nous demandons si, dans la pratique, il n’est pas impossible pour la pensée d’esquiver le cadre imposé par l’appréhension d’une déviance et la manière dont il nous affecte. L’esquive, se reportant à un endroit où elle croit pouvoir éviter la trajectoire du phénomène déviant et le contempler de surplomb, n’est-elle pas au fond qu’un pari ? Sans jeu de mot : comment anticiper une trajectoire déviante si la pensée ne pense qu’en répétant ses propres normes ? Et si, après avoir fait le pari de l’éviter, une déviance nous touche, comment ne pas limiter notre pensée à l’expression d’une indignation qui ré-instaure avec force et entêtement le cadre de nos propres normes ?
15Comment pouvons-nous, avec nos approches respectives, traiter de ce qui est qualifié de déviance sans le (dé)valoriser d’emblée, sans préjugés dus à nos propres adhésions à des normes, à des valeurs, à des systèmes politiques ou moraux ? Peut-on réussir à mettre entre parenthèses ces adhésions pour ce genre d’étude (et le faut-il seulement : avoir des valeurs n’implique pas nécessairement de faire la morale) ? Mais surtout, suffit-il d’avoir tiré au clair ce que sont les normes pour parler de déviance ?
16Il nous semble que les propositions recueillies ici ne se bornent pas à considérer un acte en fonction d’une norme, ce qui serait une autre façon de les poser isolément, dans l’abstrait, et de répéter malgré nous des dualismes. Peut-être évitons-nous cela car nous pressentons que la déviance ne peut se résumer, lorsque l’on part de cas empiriques un peu élaborés, à une réflexion sur l’adéquation des actions des individus à tel contenu légal ou moral défini dans une sphère autonome, close sur elle-même. Il nous semble que c’est au niveau pragmatique de nos interactions avec les autres qu’émerge la déviance – dans les interprétations que différents acteurs (présents ou virtuellement proches) font de leurs actions respectives et de celles d’autrui. À ce titre, la déviance et la norme, en tant que phénomènes sociaux, ne sont pas tant une affaire de définition en soi que d’interprétations en interactions. C’est notamment le parti pris de Vincent La Paglia, qui suit comment se définissent les transgressions et les innovations au sein des relations dans une pédagogie participative de type Freinet. Selon une telle hypothèse, il faudrait assumer, dans les interactions, un travail patient d’attention, de réflexion sur les interprétations qui se mettent en place. Un travail qui tenterait également de ne pas replacer les déviances sous ses propres normes lorsqu’il les interprète. Il faudrait se trouver un lieu, impossible si on en restait à nos dichotomies, où se poser pour ne pas moraliser dans l’urgence, mais penser à la croisée des interprétations.
Usages de la déviance : parcours analytiques
17Nous agençons les textes de ce numéro autour de trois dimensions saillantes dégagées des objets étudiés par les cinq contributions qui font le corps de ce dossier13 ; une perspective historique, attentive aux usages de la langue, une démarche soutenue par les études de genre et enfin une approche tournée vers des environnements éducatifs.
18Les deux premiers articles sont ceux qui envisagent notre question à partir du plus grand éloignement temporel. Fabio Fortes mène en effet une réflexion linguistique sur la description des irrégularités dans la tradition grammaticale latine. Il entend ainsi montrer que l’œuvre de Priscien de Césarée (Constantinople, vie siècle après J.-C.) se distingue par sa prise en compte de l’usus – la variabilité de l’utilisation attestée de la langue – aux côtés de la ratio – la régularité logique et normée, indissociable de la Latinitas (le « bon latin » des vrais Romains). Il montre ainsi qu’en changeant de cadre de travail – des règles de la Latinitas à la compréhension de la constructio, qui, d’après Priscien, « doit toujours correspondre à ce que la forme fait comprendre » –, apparaissent les prémisses de la nécessaire considération d’une autre logique que celle de la norme, une « logique du sens », dont la compréhension du fonctionnement de la langue ne peut faire l’économie.
19Ce n’est plus l’étude d’un point de vue sur la langue qui caractérise l’article d’Aurélien Bourgaux, mais bien la façon dont des caractéristiques discursives alimentent une polémique, tirant par là le couple norme/déviance vers celui d’orthodoxie/hérésie. Dans le cadre des brûlantes tensions qui morcellent la chrétienté européenne au xvie siècle, cette dualité est envisagée au travers de la figure du martyr, un nœud argumentatif de la bataille des textes faisant suite à l’exécution de Michel Servet (Genève, 1553). Focalisée sur le De haereticis du théologien réformé Théodore de Bèze (texte qui en quelque sorte surenchérit sur les positions calviniennes), l’analyse contextualisée proposée par cet article nous rappelle qu’un groupe déviant peut être à l’origine de ses propres normes, à l’aune desquelles il rejette à son tour d’autres minorités (ici, la Réforme radicale). L’enjeu identitaire que constitue la mémoire des martyrs sert de levier pour observer « la façon dont la dénonciation de l’altérité rejaillit en qualification positive [...] sur l’orthodoxie en voie d’institutionnalisation » et permet à l’auteur, sur le plan pragmatique, de mettre en lumière l’efficacité des procédés rhétoriques qui disent la déviance14.
20Les enjeux identitaires aux prises avec les configurations sociales existantes sont au cœur des deux contributions suivantes, lesquelles complexifient toutes deux ces enjeux en avançant la notion de queer comme outil de déconstruction des normalités et d’analyse des rapports de forces que ces normalités naturalisent. Marie Viérin propose de suivre, à travers quatre ouvrages de la littérature néerlandophone de l’entre-deux-guerres, les trajectoires diverses de personnages féminins questionnant le rapport à la norme hétérosexuelle. L’analyse progresse en relevant et en problématisant les différents processus de négociation des valeurs traditionnelles, processus dont usent, ou auxquels sont contraintes, ces figures féminines. Cette problématisation est accomplie par une contextualisation des lignes narratives au sein de leurs ancrages socio-historique, culturel et intergénérationnel ; par là, l’auteure parvient à mettre en évidence un « espace de transaction(s) » au sein duquel se travaille une sexualité personnelle et son auto-perception. Dans cet espace, la désignation précise des relations homosexuelles peut faire défaut à la construction identitaire mais ouvrir par ailleurs à une description plus perspicace des relations inter-féminines. Il s’agit donc d’un espace de transactions où la catégorisation du désir – comme impur, transitoire, ou encore salutaire face à l’injonction hétéronormative – s’exprime par un flottement subtil entre les termes et les définitions tout comme elle témoigne d’une auto-identification qui peine à échapper réellement à ce cadre hétéronormé, bien qu’elle s’y confronte.
21Si Marie Viérin ne s’éloigne pas d’une attention portée aux textes, le propos de Bastien Bomans adopte davantage un ton essayistique à partir d’un certain discours, au sens large, tenu sur les identités non-hétéronormées et non cis-genres. Il ramène ainsi les questions des pratiques et identités sexuelles et de genre aux conceptions dont elles peuvent aujourd’hui faire l’objet. L’auteur invite ainsi à remettre en question le statut de « normalité » prétendument acquis par les personnes LGBTQIA+ et à saisir les angles morts de ce que l’on perçoit habituellement comme les signes d’une émancipation globalement atteinte, à savoir le mariage pour tous·tes, la procréation médicalement assistée ou l’adoption homoparentale. Le parcours proposé passe en revue une série d’arguments sociologiques, historiques, philosophiques ou issus de la culture populaire pour aborder des questions telles que l’importance de l’auto-détermination identitaire et sexuelle, la convergence des luttes ou encore le (néo)colonialisme. En ce sens, l’auteur évoque comment des luttes précédemment marginalisées peuvent devenir dominantes et charrier avec elles leur lot de violences symboliques. L’article pointe par exemple comment « l’homosexualité, autrefois légalement, institutionnellement et socialement jugée abjecte, incarne à cette heure cette valeur “civilisationnelle” », laquelle hiérarchise les pays en fonction de leur degré de « tolérance », jusqu’à servir indirectement d’appui à l’islamophobie15.
22Vincent La Paglia aborde, selon une approche sociologique, un volet plus éducatif de ce numéro. À partir d’un terrain réalisé pour son mémoire dans un établissement de l’enseignement secondaire en pédagogie Freinet, l’auteur se penche sur la question générale du rapport entre l’innovation et la déviance en pédagogie participative. Deux questions se posent à cet égard. Tout d’abord, celle des critères d’après lesquels une action sera considérée comme innovante ou déviante par un groupe : Vincent La Paglia examine, avec Berger et Charles, le « seuil de participation » au-delà duquel l’individu se marginalise (notamment en rompant, pour des fins individuelles, avec les modes de participation décidés collectivement). Mais cette question se double d’une autre, par le souci qu’a l’article d’aller chercher plus loin, dans les interactions des acteurs, comment émergent les normes dans la pédagogie Freinet. Ce point de vue s’intéresse aux conditions de possibilité et d’apparition des normes et des jugements qui en découlent dans l’école. La déviance affleure dans les cas présentés, qui mettent au jour les rapports de lutte et de hiérarchie dans l’instauration de la norme. Force serait alors de constater, dans certains établissements au moins, que les normes semblent « prioritairement amorcées et encadrées » par les professionnels de l’éducation16. Cette priorité ne représenterait cependant pas l’oubli malheureux de la participation des élèves, leurs décisions étant toujours capables, si elles suscitent l’intérêt du personnel de l’établissement, de transformer le cadre et les normes des activités17.
Voetnoten
1 Ce volume est le fruit des travaux du groupe « Intersections », qui rassemble de jeunes chercheuses et chercheurs rattaché·es aux Facultés de Philosophie et Lettres et des Sciences Sociales de l’Université de Liège.
2 La déviance a reçu son traitement le plus récent et le plus étendu en sociologie. En français, l’ouvrage d’Albert Ogien, Sociologie de la déviance, en retrace les développements historiques, depuis les questionnements sur les normes que l’on trouve déjà chez Durkheim. En plus d’approches ayant choisi d’expliquer la déviance à partir des causes qu’on lui supposait (inadaptation de l’individu, émulation du groupe de pairs, dilution de l’autorité des institutions, etc.), l’ouvrage expose l’importance historique de la sociologie développée avec les écoles de Chicago et son évolution (de Thomas et Sutherland, à Merton et Becker). Dans le cas d’une approche interactionniste (Becker), il s’agit de rendre compte de l’ordre des relations sociales qui s’institue dans l’acte délictueux, ou encore d’appréhender les définitions de la déviance à partir de l’usage qui en est fait dans un contexte d’action particulier. Ogien, A., Sociologie de la déviance, Paris, Presses universitaires de France, (2012).
3 Ducrot, O., Le Dire et le Dit, Paris, Éditions de Minuit, (1984).
4 Nietzsche, F., « La “Raison” en Philosophie » [1889], dans Crépuscule des Idoles, trad. par Wotling, P., Paris, Garnier-Flammarion, (2005), § 5.
5 Foucault, M., « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Bachelard, S., et al. (dir.), Hommage à Jean Hyppolite, Paris, Presses universitaires de France, (1971), p. 146.
6 Ibid., p. 148.
7 Voir l’article de F. Fortes dans ce numéro.
8 On notera bien sûr la relativité de cette prise en compte de « l’occurrence déviante », puisque ne restent autorisées que les formes légitimées par leur fréquence dans la langue courante et celles dont l’autorité découle de leur emploi par les grands auteurs littéraires.
9 Deleuze, G., et Guattari, F., Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, (1980), p. 116 sq.
10 Voir l’article de M. Viérin dans ce numéro.
11 Ogien, A., op. cit., p. 9.
12 Douglas, M., Comment pensent les institutions, trad. par Abeille, A., Paris, La Découverte, (2004) ; Canguilhem, G., Le Normal et le Pathologique, Paris, Presses universitaires de France, (1966).
13 Ce dossier fait l’objet d’une attentive relecture par Philippe Hambye, dans un texte-commentaire, qui à la fois souligne le lien tacite que la notion entretient, sur le plan social, avec les rapports de pouvoir, qui déplie avec précision comment agit la force du présupposé et qui revient avec une grande clarté sur les perspectives et les positionnements adoptés par les chercheuses et chercheurs dans leur traitement d’un objet tel que « la déviance ». En dehors de ce dossier, on trouvera également dans ce numéro un article de Claire Ghyselen qui analyse l’engagement des apprenant·es et les modalités de l’éventuelle construction d’une communauté apprenante à partir du dispositif numérique qu’est le MOOC (« massive online open course »).
14 Voir l’article d’A. Bourgaux dans ce numéro.
15 Voir l’article de B. Bomans dans ce numéro.
16 Voir l’article de V. La Paglia dans ce numéro.
17 Nous ne pouvons terminer cette introduction sans remercier les auteur·es pour l’intérêt qu’ils·elle ont manifesté à la suite de la journée d’étude organisée par le groupe « Intersections » en 2020 sur le thème des « Déviance(s) ». Nous adressons également nos remerciements chaleureux à Siân Lucca, qui a accompagné la mise en place de cette dernière et dont le travail nous a grandement aidé·es. Merci à Matthieu Balthazard, Pauline Heyvaert, Grégory Ioannidopoulos, Céline Letawe, François Provenzano et Julien Regibeau pour leur collaboration avec la direction de ce numéro dans l’évaluation des contributions et pour l’aide qu’ils·elles ont pu apporter aux auteur·es dans ce processus.