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Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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Fabio Fortes

Les déviations linguistiques comme variation linguistique dans le De constructione de Priscien (vie siècle après J.-C.)

(Volume 7 (2023) : Usages de la déviance)
Article
Open Access

Résumé

D’après la tradition grammaticale latine, la notion de « norme » ou de « correction linguistique » (Latinitas) permet de distinguer des occurrences considérées comme « correctes » de celles qui sont considérées comme des « vices de langage ». Nous avons l’intention de montrer dans ce texte que l’idée de variation linguistique en tant que phénomène de l’usage de la langue avait déjà été discutée dans le contexte de la grammaire latine, dans l’ouvrage de Priscien de Césarée, grammairien latin du vie siècle après J.-C. Contrairement à la tradition grammaticale précédente, Priscien ne considérait plus les usages déviants de la langue à travers le prisme de la « norme » ou de la « correction linguistique », mais dans la perspective de la variation (uariatio), des figures (figurae) et de l’usage (usus).


Ce travail a été réalisé avec le soutien de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior – Brésil (CAPES) – Code de financement 001.

Introduction

1L’œuvre la plus importante de Priscien est, sans aucun doute, les Institutiones grammaticae, un traité grammatical monumental composé de dix-huit volumes, dont les deux derniers décrivent et analysent la « construction » (c’est-à-dire la « syntaxe ») de la langue latine et grecque1. Produite dans la partie hellénophone de l’Empire romain à Constantinople, entre la fin du ve et le début du vie siècle, cette grammaire était certainement destinée à un public dont la plupart ne connaissait pas le latin comme langue maternelle, mais parlait le grec, qui était la « lingua franca » la plus parlée et hégémonique de la région. Les anciens Constantinopolitains étaient néanmoins intéressés par l’apprentissage du latin, une langue qui jouissait encore d’un prestige symbolique, utilisée dans le droit et dans les institutions romaines2. Les conditions d’utilisation de la langue latine dans cet environnement pourraient expliquer le caractère « bilingue » de la doctrine syntaxique présentée dans cet ouvrage et la profusion d’exemples tant en grec qu’en latin que l’on y trouve3.

2Dans la « théorie syntaxique » de Priscien, le concept de ratio, c’est-à-dire le fonctionnement rationnel ou logique du langage, était une traduction du concept de lógos d’après Apollonius Dyscole (grammairien grec du iie siècle, qui est le modèle grammatical de Priscien). La dimension « rationnelle » ou « régulière » de la langue jouait un rôle central. En effet, ce que le grammairien considérait comme un « énoncé bien construit » (oratio congrua) supposait l’existence d’une sorte de concaténation de différents éléments selon la logique du langage. L’expression de cette logique était la cohérence, ou l’accord entre ces éléments, ce que Priscien appelait la consequentia. Toute organisation de mots contraire à ces principes rationnels produisait des séquences linguistiques irrégulières, que le grammairien a appelées « constructions incongrues » (incongruitas). Parmi elles, on identifie le barbarisme (lorsque ce désordre se situe au niveau des lettres ou syllabes), et le solécisme (au niveau des mots ou des énoncés). Cependant, nous voulons montrer que le concept d’usage linguistique (usus) jouait également un rôle important dans le travail de Priscien. D’ailleurs, ratio et usus se complètent dans le cadre de la pensée de Priscien et nous permettent d’avoir une description plus complète de la langue latine à l’époque.

1. Une redéfinition de la notion d’usage linguistique (usus) chez Priscien

3Alors que chez les auteurs précédents des artes Latinae (Quintilien, Diomède, Pompée, entre autres), la notion d’usus renvoyait au bon usage de la langue (la « norme », la Latinitas), chez Priscien, cette notion permettait de comprendre d’abord les écarts de la langue latine par rapport à ses règles logiques.

4Regardons deux exemples dans les ouvrages grammaticaux précédant Priscien (ce n’est qu’un petit échantillon de la façon dont cette discussion a été présentée dans la tradition grammaticale latine). Chez Quintilien (auteur du ier siècle) par exemple, la notion d’usage linguistique était liée aux notions d’auctoritas (« autorité »), uetustas (« antiquité ») et ratio (« principes logiques, rationnels ») :

Il y a aussi une observation pour ceux qui parlent et pour ceux qui écrivent. La langue se compose d’un système logique, d’ancienneté, d’autorité et d’usage. […] L’usage, effectivement, est le maître le plus sûr de la parole, et nous devons utiliser un langage clair, comme la monnaie, pour laquelle il existe une forme publique4.

5Selon le rhétoricien, la notion d’usage linguistique (consuetudo) était présentée dans le cadre d’une préoccupation « normative » par rapport à la clarté du langage : « Il faut employer la langue d’une façon claire » (« utendum plane sermone »), comme on voit dans l’exemple.

6Dans la grammaire de Diomède (grammairien du ive siècle), on observe une préoccupation quant à l’usage de la langue « non corrompue », une utilisation qui, en tout cas, était comprise comme le signe d’une langue « romaine », ce qui nous renvoie à une considération sur l’identité ethnique des Romains5 :

Latinitas est le soin de parler de manière non corrompue, selon la langue romaine. En plus, comme l’a déclaré Varron, elle a quatre propriétés : la nature, l’analogie, l’usage et l’autorité. La nature des mots et des noms est immuable ; elle ne nous a donné ni plus ni moins que ce qui a été reçu. En fait, si quelqu’un dit scrimbo au lieu de scribo, non pas en vertu de l’analogie, mais par la nature même, il sera convaincu de ce que c’est. L’analogie du langage produite selon la nature n’est, selon les experts, rien de plus que la distinction entre un langage barbare et un langage soutenu, comme l’argent se séparant du plomb6.

7Ces brefs passages cités suffisent à nous faire comprendre que, bien qu’une expression de la langue consacrée par l’usage ait été déjà reconnue dans ces manuels de grammaire, elle n’était pas dissociée d’une sorte d’engagement vis-à-vis du concept de Latinitas : le « bon latin », qui qualifiait les vrais Romains. Cela impliquait de reconnaître que, malgré la perception de l’usage linguistique, son approche dans ces textes grammaticaux n’a pas donné lieu à une analyse plus approfondie de la langue employée, mais s’est limitée à l’attribution de ces formes à des constructions que les grammairiens considéraient comme des « figures », ou comme des « vices de langue ». En tout cas, les constructions déviantes vis-à-vis de la norme étaient toujours évaluées séparément, comme si elles étaient en dehors du langage compris comme fonctionnement analogique et rationnel.

8En revanche, comme on va le voir dans les exemples suivants, dans l’ouvrage de Priscien, les concepts de ratio (« règles ; logique de la langue ; régularité ») et d’usus (« usage ») sont également importants pour comprendre la dynamique de la langue ; il n’y a pas vraiment de contradiction entre eux en ce qui concerne la syntaxe de la langue latine. La caractérisation de l’usage n’est plus faite par rapport à des éléments extrinsèques au modèle descriptif. Selon Priscien, ratio et usus, tous les deux, sont en effet des critères de compréhension du fonctionnement de la langue. Cela signifie que les constructions régulières (en accord avec la ratio) n’étaient plus les seules occurrences linguistiques évoquées pour décrire la langue, mais qu’il convenait également de tenir compte des occurrences « déviantes », ce qu’on pourrait peut-être appeler des « variations linguistiques », ou, comme les appelle souvent Priscien, les figurae, les « figures ».

2. Les écarts chez Priscien : agrammaticalités et variations

9Il est intéressant de noter que, dans les livres XVII et XVIII des Institutiones grammaticae, le terme « solécisme » (soloecismus ; Inst. gram. XVII, 111,14 et 167,21 ; XVIII, 211,6) n’est employé qu’en trois occasions, alors que le terme « barbarisme » (barbarismus ; Inst. gram. XVII, 111,17) n’apparaît qu’une seule fois.

10En revanche, le terme « figure » (figura) et ses dérivés (figurate, figuratio), souvent associés au terme « variation » (uariatio) ainsi qu’à ses dérivés (uariare), sont présents dans l’œuvre dans près d’une cinquantaine de passages7.

11Cela met en évidence le fait que la plupart des constructions qui auraient pu être considérées comme des « déviations linguistiques » dans la tradition précédente sont en fait réinterprétées par Priscien comme des occurrences dignes d’être étudiées et analysées dans le cadre de sa théorie syntaxique. Pour lui, ces usages « figurés » étaient autorisés soit par la fréquence d’occurrence dans la langue courante, soit par l’autorité de leur emploi chez les grands auteurs de la littérature.

12Envisageons quelques exemples dans lesquels nous pouvons remarquer cette nouvelle perspective :

Si en revanche nous retirons les pronoms de la construction qui se fait avec le nominatif, en disant Priscianus scribo, Apollonius scribis [*Priscien j’écris, *Apollonius tu écris], nous faisons un solécisme, parce que, considérés en eux-mêmes, les noms et les participes, hormis au vocatif, sont à la 3e personne. De même donc que nous ne disons pas ille lego ou ille legis [*lui je lis, *lui tu lis], nous ne disons pas non plus Priscianus lego ni Apollonius legis [*Priscien je lis, *Apollonius tu lis]. En revanche, de même qu’il est correct de dire ille ego lego et tu ille legis [c’est moi qui lis, c’est toi qui lis], on dit aussi Priscianus ego lego et Tu Apollonius ou Apolloni, legis [moi, Priscien, je lis ; toi, Apollonius / Apollonius !, tu lis] (on peut en effet joindre aussi bien le nominatif que le vocatif d’un nom à des pronoms de 2e personne) : Virgile, ille ego qui quondam gracili modulatus auena / carmen [moi, celui qui jadis, modulant son chant sur un frêle pipeau, Virg. Én. 1.1a-b] ; Horace dans les Satires I : tune, Syri Damae aut Dionysi filius, audes ? [toi, fils du Syrien Dama, ou de Dionysius, tu oses ? Sat. 1.6.38]8.

13Dans le passage cité, les constructions « Apollonius scribis/legis » (avec le verbe à la deuxième personne), ainsi que « Priscianus scribo/lego » (avec le verbe à la première personne) témoignent des cas de solécismes, selon Priscien. Ces constructions illustrent des structures grammaticales qui ne seraient pas en accord avec la ratio et qui ne seraient pas non plus possibles dans la langue effectivement employée. En effet, la juxtaposition d’un nom ou d’un pronom à la troisième personne avec un verbe à la première ou à la deuxième personne montre clairement qu’il n’y a pas d’accord entre ces termes – c’est-à-dire qu’ils représentent des constructions « incongrues » (incongruens).

14Néanmoins, si on ajoute des pronoms à ces constructions : « ille ego lego / tu ille legis / tu Apollonius legis », on n’a pas non plus des constructions régulières, selon la ratio9, mais, en revanche, ce sont des constructions qui peuvent être considérées comme acceptables, car on les trouve dans l’usage de la langue (comme l’affirme Priscien : « on dit... », « licet dicere »). Effectivement, elles ont été employées par Virgile et Horace, comme l’attestent, d’ailleurs, les citations présentées à la fin du passage. Par conséquent, ces exemples montrent que les constructions « déviantes » dans la grammaire de Priscien ne devaient pas forcément être considérées comme des fautes de grammaire tout court, mais devaient être comprises soit comme des constructions vraiment non grammaticales (non attestées dans l’usage), soit comme des variations attestées dans l’usage courant ou bien dans les textes littéraires.

15Alors, ces constructions linguistiques en dehors des règles logiques qui étaient néanmoins légitimées par l’usage courant – comme « ille ego lego » – n’étaient plus considérées comme « solécismes », mais comme figures. À la rigueur, on peut conclure que selon Priscien, les « solécismes » ne sont que ces constructions impossibles, effectivement non utilisées dans la langue (« non dicimus... », « on ne dit pas »). Cependant, les constructions linguistiques en dehors des règles logiques du langage mais qui étaient néanmoins légitimées par l’usage – comme « ille ego lego » – n’étaient plus considérées comme des solécismes, mais relevaient bien des usages « figurés ».

16Un autre exemple de ces usages peut être remarqué dans le passage suivant :

À côté de cela, il y a des variations, comme on l’a dit, non seulement de cas et de nombres, mais aussi de genres, du fait de la transition ou de la réflexion, comme dans illos laedit mulier [une femme offense ceux-ci], illum laedunt mulieres [des femmes offensent celui-ci] : il est superflu sur un sujet aussi évident de citer le témoignage de l’usage des auteurs. Ce qu’il faut savoir en revanche, c’est que la figure que les Grecs appellent alloiotês, c’est-à-dire la variation, que ce soit :
- la prolêpsis ou la syllêpsis, c’est-à-dire l’anticipation ou l’englobement,
- le zeugma, c’est-à-dire l’adjonction,
- la coïncidence, que les Grecs appellent sunemptôsis, ou la mutation casuelle, c’est-à-dire l’antiptôsis, fait que des nombres différents se trouvent associés non seulement quand il y a transition ou réflexion, mais même intransitivement. Cela, nous avons pensé qu’il était nécessaire de les confirmer par différents exemples empruntés aux auteurs, aussi bien latins que grecs10.

17Les exemples présentés ci-dessus par le grammairien montrent la variation de cas, nombre et genre entre deux éléments différents dans une phrase complète. Bien que nous puissions dire que de toute façon ces exemples ne représentent pas des « fautes grammaticales », ils ne relèvent pas, selon Priscien, d’une relation entre mots caractérisée par ce qu’il a appelé la « conséquence » (consequentia). Ce manque d’homogénéité formelle entre les sujets et leurs compléments d’objets correspondants caractérise des occurrences « figurées/figurales » (figurae), du fait qu’elles n’obéissent pas au principe logique. Comme toute occurrence contraire à la ratio, sauf le solécisme, ce sont aussi des « variations » (uariatio/alloióteta).

18De cette façon, de la même manière que le solécisme était réinterprété dans l’œuvre de Priscien comme une construction contraire à la ratio – et donc agrammaticale, c’est-à-dire impossible à être énoncée dans la langue – et non pas comme un « vice » par rapport au « bien dire », on voit aussi une redéfinition de l’ancien concept de « figure ». La figure ne se réfère plus à la notion d’« ornement » de la langue en vue de la production de certains effets poétiques et/ou rhétoriques, mais elle représente vraiment des manifestations courantes de la langue, bien que souvent en désaccord avec les principes rationnels de la grammaire.

19Considérons un autre exemple :

Ainsi donc, sont construits ensemble, quoique différents : des nombres, comme :
- Virgile dans l’Énéide I, pars in frusta secant ueribusque trementia figunt [une partie découpent des pièces et les embrochent encore palpitantes, Én. 1.212] : il a fait correspondre le verbe au pluriel secant avec le sens, puisque à cet endroit, s’agissant des Troyens « une partie » se comprend comme « plusieurs11 ».

20Bien que le verbe de l’énoncé soit employé au pluriel (« secant »), son sujet est au singulier (« pars »), tout en exprimant un sens collectif. En tout cas, comme il n’y a pas d’accord entre le nom et le verbe, il n’y a pas non plus de consequentia ; cela caractérise, en effet, une construction « par sens » (ad sensum), qui est par ailleurs présente dans la tradition littéraire latine. Les exemples latins que Priscien utilise, comme « pars secant », étaient des constructions déjà utilisées par les grammairiens précédents pour illustrer le solécisme12. Comme on peut le voir, dans l’œuvre de Priscien, il ne s’agissait plus de « solécisme », phénomène qui, comme nous l’avons déjà vu, était réservé à des constructions vraiment non grammaticales ; ces exemples étaient désormais classés comme des « variations », c’est-à-dire des constructions qui, bien que ne suivant pas les principes d’accord prévus par la grammaire, étaient toujours valides, légitimées soit par l’usage courant, soit par l’usage littéraire.

21En résumé, la plupart des constructions que les arts grammaticaux avaient traitées comme des solécismes (des constructions vicieuses par rapport au « bon latin » de la Latinitas), Priscien les analyse comme des occurrences linguistiques « normales », même si contraires à la ratio. D’ailleurs, les constructions qui n’obéissaient pas aux principes rationnels du langage pouvaient être divisées en deux catégories : la première, les formes non attestées par l’usage des auteurs (le « solécisme » lui-même, qu’on voit dans un plus petit nombre d’occurrences de constructions ; en fait, les constructions vraiment non utilisées dans la langue, impossibles/agrammaticales, « nemo dicit », ou « personne ne le dit... »), et la seconde, ces formes qui, bien qu’étant employées contrairement aux principes logiques de la langue, étaient utilisées par des citoyens alphabétisés et se trouvaient, par exemple, dans la prose et le vers des bons auteurs (les « figures »), comme illustré dans le tableau récapitulatif ci-dessous :

Tableau 1

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Ratio et usus chez les grammairiens latins.

22La ratio et l’usus étaient donc des critères également valables pour la description de la syntaxe du latin chez Priscien. De plus, ils représentent une différence par rapport à la façon dont ils étaient compris dans l’œuvre d’Apollonius. En effet, dans l’œuvre de ce dernier, les solécismes et les variations ne consacraient que des « écarts de syntaxe », contraires à la logique du langage ; chez Priscien, cependant, comme nous l’avons vu, l’insertion du concept de solécisme dans le champ de l’usage linguistique, représenté par les constructions attestées, lui permet de juger ces occurrences de la langue comme aussi légitimes que celles prévues par les « règles13 ». Ce sont des « figures » :

La construction en effet, que les Grecs appellent suntaxis, doit toujours correspondre à ce que la forme fait comprendre. C’est pour cela que les auteurs emploient couramment différentes figures qui font varier les accidents dans la construction, comme je l’ai déjà indiqué plus haut : au regard des mots considérés en eux-mêmes, les accidents paraissent alors disposés de façon inappropriée, mais au regard de la logique du sens, on peut les juger très correctement construits14.

23En guise de conclusion, on peut dire que, d’après la grammaire de Priscien, l’analyse grammaticale selon les principes réguliers – la ratio, la consequentia, la congruitas, etc. – représente une explication de « premier degré », tandis que l’analyse des variations correspond quant à elle à une explication de « deuxième degré ». Les principes rationnels peuvent expliquer la présence de nombreux phénomènes linguistiques, mais pas de tous. Ces occurrences pour lesquelles les « règles logiques » échouent à donner de bonnes explications peuvent être expliquées à la lumière de la notion d’usage (usus) et de variation (uariatio).

24L’idée la plus courante à propos du discours grammatical est qu’il fournit des principes ou des normes qui régulent la langue et harmonisent les pratiques linguistiques. Dans plusieurs traditions grammaticales, incluant la tradition latine, le concept de « grammaire » se confond avec celui de « norme ». Cependant, l’usage n’est pas exactement le domaine de l’obéissance pacifique. Le changement linguistique, la variation d’usage parmi les locuteurs et même la « subversion » des règles grammaticales, pour des raisons poétiques notamment, non seulement rendent la langue plus diversifiée et dynamique, mais constituent aussi une facette du phénomène linguistique à explorer. Ces usages « déviés » de la norme ont bien sûr été repérés et théorisés par la sociolinguistique moderne. Ils n’étaient toutefois pas non plus totalement oubliés dans la tradition grammaticale latine. Comme nous l’avons montré à travers cet article, dans le De constructione de Priscien, la variabilité de l’usage linguistique attesté (usus) était déjà dans l’Antiquité tardive un concept indissociable de la notion normative de Latinitas.

Notes

1 Fortes, F., Sintaxe greco-romana, thèse de doctorat, Campinas, IEL/UNICAMP, (2012) ; Fortes, F., « Comparações e contrastes entre o grego e o latim como estratégia explicativa no De constructione, de Prisciano (Séc. VI D.C) », dans Classica. Revista Brasileira de Estudos Clássicos, vol. 27 no 2 (2014), p. 31-51. Les principaux travaux de Priscien sont les suivants : De figuris numerorum, De metris fabularum Terentii, Praeexercitamina, Institutiones grammaticae (en dix-huit livres) et deux petits traités pédagogiques : Institutio de nomine et pronomine et uerbo et Partitiones duodecim uersuum Aeneidos principalium. Voir Passalacqua, M., « Priscianus Caesariensis », dans Brown, K. (dir.), Encyclopedia of Language and Linguistics, 2e édition, Rio de Janeiro, Elsevier, (2006), p. 107.

2 Fortes, F., « Comparações e contrastes entre o grego e o latim como estratégia explicativa no De constructione, de Prisciano (Séc. VI D.C) », op. cit. ; Rochette, B., « L’enseignement du latin dans la partie hellénophone de l’Empire Romain : objectifs et méthodes », dans Sánchez-Ostiz, A., Torres Guerra, J.B., et Martínez, R. (dir.), De Grecia a Roma y de Roma a Grecia. Un camino de ida y vuelta, Esparza de Galar, Ediciones Universidad de Navarra, (2007), p. 47-64.

3 Fortes, F., Sintaxe greco-romana, op. cit. ; Garcea, A., et Giavatto, A., « Les citations d’auteurs grecs chez Priscien : un premier état de la question », dans Letras Clássicas, no 11 (2007), p. 71-89 ; Martorelli, L. (dir.), Greco antico nell’Occidente carolingio. Frammenti di testi attici nell’Ars di Prisciano, Zurich, OLMS, (2014).

4 « Est etiam sua loquentibus obseruatio, sua scribentibus. Sermo constat ratione uetustate auctoritate consuetudine […]. Consuetudo uero certissima loquendi magistra, utendumque plane sermone, ut nummo, cui publica forma est. » Quint. Inst. or. 1.6.1, cit. in Winterbottom, M. (dir.), M. Fabii Quintiliani Institutionis oratoriae libri duodecim, Oxford, Clarendon, (1989). Toutes les traductions du latin fournies dans cet article sont personnelles, à l’exception de celles de l’œuvre de Priscien. Pour les traductions des textes de Priscien, voir Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, Paris, Vrin, (2010) ; Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVIII – Syntaxe II, Paris, Vrin, (2017).

5 Chez Pompée, l’usus est également configuré comme l’un des composants du « sermo Latinus », responsable de la norme codifiée par la Latinitas. Voir Pompée, Comm. GL 5.232.4 : « Nous savons que la langue latine est formée par ces éléments : usage, art, autorité ». D’autres grammairiens, tels que Diomède, Consence, Carisius et Donatien, lient la notion d’usage à l’expression de la langue latine parlée. Bien que, souvent, cette expression soit contraire au ratio artis, ils reconnaissent la dichotomie pertinente entre ce qu’est la « logique » de la langue, d’une part, et comment elle est prouvée et/ou contredite par l’usage des locuteurs, d’autre part. Diomède (GL 1.439.25-29) : « La coutume ne correspond pas à la logique de l’analogie, mais aux hommes, car qui, pris isolément, se renforce avec l’accord de nombreux individus, de telle sorte que la logique de l’art ne s’y conforme pas, mais y est complaisante ». Consence (GL 5.376.29) : « Certaines formes verbales sont considérées comme fréquentes, mais elles sont utilisées au lieu d’être méditatives ou incoactives par l’utilisation de la parole, tout comme dormio et dormito ». Carisius (GL 1.156.1) : « agir est dit par l’usage, non par la logique ». Donatien (Don. Frag. GL 6.275.13) : « La faculté de parler était confrontée à l’usage, mais la logique l’a prouvé ». Notons que toutes les références des grammairiens dans la présente contribution sont issues de Keil, H. (dir.), Grammatici Latini, vol. 1-7, Leipzig, Teubner, (1981). Concernant celles de Quintilien, voir Winterbottom, M. (dir.), op. cit. ; à l’égard des références de Priscien, voir Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit. ; Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVIII – Syntaxe II, op. cit.

6 « Latinitas est incorrupte loquendi obseruatio secundum Romanam linguam. Constat autem, ut adserit Varro, his quattuor, natura analogia consuetudine auctoritate. Natura uerborum nominumque inmutabilis est nec quicquam aut minus aut plus tradidit nobis quam quod accepit. Nam siquis dicat scrimbo pro eo quod est scribo, non analogiae uirtute sed naturae ipsius constitutione conuincitur. Analogia sermonis a natura proditi ordinatio est secundum technicos neque aliter barbaram linguam ab erudita quam argentum a plumbo dissociat. » Diomède, GL 1.439.10, cit. in Keil, H. (dir.), op. cit.

7 Inst. gram. XVII, 162,6 ; 183,21 ; 186,13 ; 192,10 ; 192,12 ; 193,1 ; 193,5 ; 201,12. « Figures » (figura, figurate, figuratio) : Inst. gram. XVII, 117,21 ; 119,14 ; 145,4 ; 146,7 ; 146,9 ; 162,6 ; 166,16 ; 181,6 ; 182,20 ; 182,27 ; 183,20 ; 186,13 ; 186,14 ; 187,12 ; 190,3 ; 192,10 ; 193,2 ; 201,12 ; 201,16 ; 205,1 ; 205,10 ; 206,7 ; 206,8 ; XVIII, 220,11 ; 235,3 ; 235,10 ; 236,25 ; 238,11 ; 271,8 ; 309,21 ; 316,14 ; 338,5 ; 341,8 ; 352,16 ; 359,18 ; 365,21 ; 367,4 ; 344,13 et 376,18. Voir Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit. ; Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVIII – Syntaxe II, op. cit.

8 « Si uero tollamus pronomina ab hac constructione, quae nominatiuo construitur, dicendo Priscianus scribo, Apollonius scribis, soloecismum facimus. Nam nomina per se et participia absque uocatiuo casu tertiae sunt personnae. Quomodo ergo non dicimus ille lego uel ille legis, sic non dicimus Priscianus lego nec Apollonius legis ; quomodo autem ille ego lego et tu ille legis recte dicitur, sic Priscianus ego lego et tu Apollonius legis uel Apolloni. Licet enim et nominatiuum et uocatiuum nominis secundis adiungere pronominum personis. Virgilius : “ille ego, qui quondam gracili modulatus auena Carmen”. Horatius in I sermonum : “tune Syri, Damae aut Dionysi filius audes ?” » Priscien, Inst. gram. XVIII, GL 3.211.4-16, cit. in Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVIII – Syntaxe II, op. cit.

9 Selon le modèle syntaxique de Priscien, la phrase complète (sententia perfecta) serait celle dans laquelle l’articulation d’un nom et d’un verbe est vérifiée, suivie ou non par d’autres parties du discours. Les exemples ci-dessus sont des constructions formées par deux termes nominaux associés à un même verbe. À proprement parler, ce ne seraient pas des constructions « régulières », mais seulement « admissibles » (« licet ») dans la langue, parce qu’elles sont consacrées par l’usage. En tout état de cause, le terme « recte dicitur » utilisé par Priscien pourrait donner lieu à une certaine ambiguïté dans l’interprétation de termes comme « licet ».

10 « Variantur autem, ut dictum est, per transitiones et reciprocationes non solum casus et numeri, sed etiam genera, ut illos laedit mulier et illum laedunt mulieres. superuacuum est in re tam manifesta usus auctorum testimonia proferre ; illud tamen sciendum, quod per figuram, quam Graeci ἀλλοιότητα uocant, id est uariationem, et per πρόληψιν uel σύλληψιν id est praeceptionem siue conceptionem, et per ζεῦγμα id est adiunctionem et concidentiam, quam συνέμπτωσιν Graeci uocant, uel procidentiam, id est άντίπτωσιν et numeri diuersi et diuersa genera et diuersi casus et tempora et personae non solum transitiue et per reciprocationem, sed etiam intransitiue copulantur, quae diuersis auctorum exemplis tam nostrorum quam Graecorum necessarium esse duximus comprobare. » Priscien, Inst. gram. XVII, GL 3.183.18-184.5, cit. in Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit.

11 « Construuntur igitur diuersi numeri, ut Virgilius in I Aeneidos : “pars in frusta secant ueribusque trementia figunt” ; ad sensum enim, quia pars Troianorum plures in hoc loco intelleguntur. » Priscien, Inst. gram. XVII, GL 3.184.6-8, cit. in Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit.

12 Voir Sacerdos, GL 6.450.2 ; Diomède, GL 1, 454.14 ; Servius, GL 4.446,37-447,1. Le même exemple, d’ailleurs, ici considéré comme une variation chez Priscien, était catégorisé comme « solécisme » par Donat (GL 4.370). Voir Keil, H. (dir.), op. cit.

13 Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit., p. 27.

14 « Omnis enim constructio, quam Graeci σύνταξιν uocant, ad intellectum uocis est reddenda. Itaque per diuersas figuras uariare solent auctores in constructione accidentia, de quibus in supra docuimus, quae, quamuis quantum ad ipsas dictiones incongrue disposita esse uideantur, tamen ratione sensus rectissime ordinate esse iudicantur. » Priscien, Inst. gram. XVII, GL 3.187.1-5, cit. in Groupe Ars Grammatica (dir.), Priscien. Grammaire, livre XVII – Syntaxe I, op. cit.

Pour citer cet article

Fabio Fortes, «Les déviations linguistiques comme variation linguistique dans le De constructione de Priscien (vie siècle après J.-C.)», MethIS [En ligne], Volume 7 (2023) : Usages de la déviance, URL : https://popups.uliege.be/2030-1456/index.php?id=512.

A propos de : Fabio Fortes

Fabio Fortes est docteur en philosophie de l’Université Fédérale de Minas Gerais (Brésil) et en linguistique de l’Université de Campinas (Brésil), ainsi que professeur de langues classiques et de philosophie à l’Université Fédérale de Juiz de Fora (Brésil). En 2019-2020, il fut chercheur post-doctorant au département des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Liège au sein de l’unité de recherche « Mondes Anciens ». Fabio Fortes est l’auteur du livre A construção da língua greco-romana (2019) et de plusieurs articles dans le domaine des études classiques.