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- N° 4 (avril 2011)
- Dossier : Efficacité : normes et savoirs
- L’efficacité de l’exemple (2)
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L’efficacité de l’exemple (2)
Tabla de contenidos
Introduction
Le modèle logico-déductif (Aristote et Polybe)
Exemple et conception de l’histoire dans le modèle logico-déductif
L’efficacité de l’exemple dans le modèle logico-déductif
Le modèle épidictique de l’exemple (Cicéron et Plutarque)
Voir de près
Forcer les traits
Une histoire politique : Augustin et Machiavel
La crise moderne – L’exemple sans l’exemplarité et sans la morale
1À l’aube de la Modernité, on assiste à une crise de l’exemplarité. Il n’est plus ni de bon exemple, ni d’exemple du bon, ni par conséquent de politique de l’exemplarité, ni enfin de collection d’exemples similaires. D’un côté, les effets de l’exemplarité ne semblent plus prévisibles, de sorte que l’exemplarité des héros entre en crise. On trouve notamment évoqué par La Rochefoucauld le problème de la mauvaise copie :
« Quelques différences qu’il y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque également produit de méchants effets. Je ne sais même si les crimes de Tibère et de Néron ne nous éloignent pas plus du vice que les exemples estimables des plus grands hommes ne nous approchent de la vertu. Combien la valeur d’Alexandre a-t-elle fait de fanfarons ! Combien la gloire de César a-t-elle autorisé d’entreprise contre la patrie ! Combien Rome et Sparte ont-elles loué de vertus farouches ! Combien Diogène a-t-il fait de philosophes importuns, Cicéron de babillards, Pomponius Atticus de gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs, Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de débauchés, Caton d’opiniâtres ! Tous ces grands originaux ont produit un nombre infini de mauvaises copies. Les vertus sont frontières des vices ; les exemples sont des guides qui nous égarent souvent, et nous sommes si remplis de fausseté que nous ne nous en servons pas moins pour nous éloigner du chemin de la vertu que pour la suivre » (Réflexions diverses (éd. J. Truchet), VII, « Des exemples »).
2Ce problème de la mauvaise copie signifie que l’histoire ne peut plus être un genre pédagogique et moral ; La Rochefoucauld critique les phénomènes d’identification : ces quelques jours où l’on se sent plus grand et meilleur dont parlait Platon dans le Ménéxène et qui sont consécutifs aux vies héroïques dont on a pu entendre le récit pourraient tout aussi bien être quelques journées où l’on est plus sot et plus vaniteux, plus intrépide aussi.
3Kant, pour sa part, opère un retour à une conception probatoire de l’exemple. Il considère que l’exemple est utile à exercer son jugement moral. De sorte que les exemples néfastes sont par excellence les actions héroïques, « nobles » qui mettent en scène une perfection inaccessible et surtout emportent les sentiments par leur grandeur magnifique :
« Je souhaite en revanche qu’on leur épargne les exemples d’actions dites nobles (plus que méritoires), dont nos écrits sentimentaux font étalage, et qu’on rapporte tout au devoir, et à la valeur qu’un homme peut et doit se donner à ses propres yeux par la conscience de ne l’avoir point transgressé, car ce qui n’aboutit qu’à de vains désirs et à de vaines aspirations vers une perfection inaccessible ne produit que des héros de roman, qui, en se prévalant de leur sentiment (Gefühl) pour la grandeur excessive, s’affranchissent en échange de l’observation des devoirs communs et courants, lesquels leur paraissent alors petits jusqu’à l’insignifiance » (Critique de la raison pratique, AK V 155).
4Kant oppose le transport affectif au jugement de principe comme mauvais et bon moteur de l’action morale.
5 D’un point de vue épistémologique cette fois, et non plus pratique, Kant estime que l’exemple doit servir à exercer la « roulette du jugement », qu’il distingue de l’étude, de l’instruction ou de l’érudition qui peuvent exister et s’accumuler sans que la faculté de juger soit jamais affûtée33. C’est exercice de l’entendement correspond au mouvement du schématisme transcendantal par lequel un concept ou une règle s’illustre dans une image ou un cas concret : il faut discerner dans le particulier la règle ou le concept qui s’applique. Mais pour que l’exemple exerce effectivement le jugement, il faut précisément ne pas abîmer son entendement dans le singulier du cas concret qui n’expose jamais la règle dans sa plénitude : il faut extraire le schème de l’image34.
6Cependant, ce schématisme repose sur le lien du particulier au général qui, à d’autres – et particulièrement à Montaigne –, ne semble plus pouvoir s’établir, de la même façon que la similitude ne paraît plus visible sous l’infinie diversité des choses, à moins qu’elle ne soit simplement dangereuse.
7Dans Penser par cas, Passeron et Revel analysent le fonctionnement épistémologique d’une pensée de la singularité, du cas unique, qu’ils opposent à l’exemple qui vient toujours illustrer un discours normé préalable. Le cas ainsi compris en opposition à l’exemple force selon eux « l’attention en contraignant à suspendre le déroulement du raisonnement disponible ou préparé pour lui imposer un changement de régime »35. Dans l’histoire des sciences, cette pensée par cas tend à faire émerger « une forme d’argumentation irréductible au modèle hypothético-déductif <ou inductif> de description des opérations d’inférence et de preuve qui réduisait, par définition le cas singulier (…) à un exemplaire substituable par n’importe quel autre »36. L’idée d’une « pensée par cas » débouche en somme sur l’idée que des éléments descriptifs purement singuliers peuvent néanmoins produire des connaissances en rendant observable un nouveau phénomène. La pensée du cas opèrerait donc une sorte de décrochage entre la connaissance et la définition de ses objets comme universels, abstraits, généraux, paradigmatiques et ainsi substituables. Certains auteurs ont considéré la crise moderne de l’exemplarité comme naissance d’une telle pensée par cas : « Pour la plupart des auteurs modernes, dit ainsi Lyons, la rhétorique de l’exemple devient moins une manière d’illustrer une règle générale, technique par laquelle un jugement général pouvait avoir une impression forte sur une audience, qu’une méthode de découverte, par laquelle la tension entre cas particulier et règle générale emportait des modifications dans le jugement »37.
8Montaigne peut être épinglé comme le premier auteur de la pensée par cas. Dans ses Essais, les exemples, y compris ceux qui sont tirés de sa propre vie, ont paradoxalement pour fonction d’être des exemples du particulier, non du général. C’est que la première réalité dont partent les Essais est celle du mouvement incessant, de la constante altération de la vie physique et psychique qui empêche toute représentation définitive, uniforme, fixe ou globale. L’essai intitulé « De l’expérience » (III, 13) donne une confirmation et une illustration de ce sens nouveau de l’exemple38. L’exemple est ici le cas qui ne peut être subsumé sous une règle et dont on ne peut rendre compte. L’exemple est problématisé, rendu à son équivocité naturelle qu’on ne tente plus de contrer par une analyse critique de l’analogie ou le régime de l’évidence :
« Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’expérience, est toujours défaillante et imparfaite : on joint toutefois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les lois : et s’assortissent ainsi, à chacune de nos affaires, par quelque interprétation détournée, contrainte et biaise. (…) Considérez la forme de cette justice qui nous régit. C’est un vrai témoignage de l’humaine imbécillité » (Essais, III, chap. XIII).
9Cette crise de l’analogie implique aussi celle du paradigme, de l’exemple-type, modèle ou règle générale. On est renvoyé à la pure singularité du réel, qui ne permet d’établir, ni des règles causales valides, ni des catégories générales ni des lois ou règles morales. Dans les Essais, cette crise de l’analogie et du paradigme touche en effet particulièrement la politique et les modes de gouvernement : la loi repose toujours sur un raisonnement fondé sur la substituabilité des objets et l’analogie des situations. L’analogie possible de toutes les situations « par quelque coin » ouvre le droit à une infinité d’interprétations qui ne permet plus à la loi d’être appliquée de façon juste : « Qu’il est force de faire tort en détail, qui veut faire droit en gros : et injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice ès grandes »39.
10Cette crise de l’analogie touche également l’histoire dans d’autres corpus que les Essais de Montaigne. Une phrase de Tocqueville tranche ainsi de façon particulièrement nette avec celle de la Rhétorique d’Aristote40 :
« Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée : je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 4e partie, chap. 8).
11L’exemple n’étant plus qu’une sorte d’hapax détermine un retour de l’histoire à la simple collecte du particulier et met en crise sa capacité à expliquer la causalité. Ce qui se donne à l’expérience actuelle ne se prête plus à la considération des similitudes.
12Chez Montaigne, c’est précisément autour de cette notion d’expérience que se déconstruit l’exemplarité de l’exemple. La notion est d’ailleurs si capitale à cette tâche qu’elle porte le nom du chapitre qu’il consacre à déconstruire l’exemplarité du paradigme. L’expérience donne à vivre le temps comme ce qui subvertit la substance, empêche l’identité fixe et contribue à toujours souligner la différence, le changement et la labilité. Ainsi les Essais ne peuvent-ils fixer une fois pour toute l’identité du sujet décrit parce celui qui peint n’a pas d’identité fixe, pas plus d’ailleurs que celui qui est peint :
« Et combien y ai-je répandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement, en produire infinis Essais. Ni elles, ni mes allégations ne servent d’exemple, d’autorité et d’ornement. Je ne les regarde pas seulement par l’usage que j’en tire. Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d’une matière plus riche et plus hardie, et sonnent à gauche un ton plus délicat, et pour moi qui n’en veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air » (Essais, Livre I, chap. 40, 251).
13Dans la mesure où l’exemplarité même de l’exemple entre en crise, la valeur de garantie de l’exemple, traditionnellement fondée sur des préceptes moraux reconnus par tous, devient problématique. « La vie de César n’a point plus d’exemple que la nôtre pour nous » dit Montaigne (III, 13), nous recommandant d’abandonner les « exemples étrangers et scolastiques » (III, 13). Les meilleurs exemples sont maintenant les plus immédiats, ceux qui sont empruntés à l’expérience personnelle et garantis par elle. Le moi prend la place de l’histoire comme source d’exemplarité. Et, comme le souligne Stierle, « si l’historia n’est plus chez Montaigne magistra vitae, le moi non plus ne peut devenir à lui-même son propre magister vitae. En s’objectivant lui-même dans sa nature infiniment contradictoire et inconstante, il devient le point de départ, non d’un apprentissage, car celui-ci suppose la responsabilité, mais d’une infinie réflexion »41.
14Cette notion d’expérience, qui ne se prête pas à la transmission, est destinée à remplacer la « leçon » qu’on ne peut plus tirer de l’histoire. Une lettre que Goethe écrit au comte Reinhard au moment où la Révolution française déplace son mouvement contestataire vers l’Espagne ouvre une réflexion sur les leçons de l’histoire qui recoupe largement le constat de Tocqueville selon lequel le passé n’éclaire plus l’avenir et la notion d’expérience chez Montaigne qui empêche toute leçon :
« Vous avez certes raison, cher ami, en ce que vous dites à propos de l’expérience. Pour les individus, elle arrive toujours trop tard, pour les gouvernements et les peuples, elle n’est jamais présente. Ceci vient du fait que l’expérience vécue se présente concentrée en un point et que celle qui est à vivre s’étale sur des minutes, des heures, des années, voire des siècles et que, par conséquent, le semblable ne nous apparaît jamais semblable, parce que dans un cas on ne voit que l’ensemble et dans l’autre que les parties isolées »42.
15Comme le commente Koselleck, « le passé et l’avenir ne se recouvrent jamais » Même lorsque les événements historiques se répètent, comme ce fut le cas en 1820 lors du réveil en Espagne du mouvement révolutionnaire français, l’histoire vient vers nous sous la forme d’une expérience neuve à vivre. Et c’est précisément cette notion d’expérience qui soustrait le passé à la causalité froide de la leçon d’histoire qui seule permet d’apprendre et de tirer des leçons : « Une expérience une fois faite est aussi complète que passée, tandis que celle qui est devant nous se décompose en une infinité de durées temporelles distinctes. Ce n’est pas le passé, mais le futur des temps historiques, qui rend ce qui est semblable dissemblable »43.
16Du point de vue de l’historiographie, un changement de technique accompagne cette crise du modèle cicéronien d’apprentissage par l’histoire (comme aristotélicien et polybéen d’ailleurs puisque le principe de causalité perd de sa valeur prédictive). Sans doute la naissance de l’archive a-t-elle signé un basculement complet vers les ténèbres de l’humanité incapable de s’éclairer à la lumière de son passé ? L’exemple était le produit d’un système antique et médiéval de collecte et de commentaires faits par des juristes qui devaient recueillir minutieusement la jurisprudence dans un classement en rendant l’usage possible44. À la Renaissance, les humanistes qui reprochent à la philosophie médiévale de s’être dé-spiritualisée dans des techniques de commentaires de textes, multiplient, à côté des recueils de citations, les recueils d’exemples moraux de l’Antiquité parce qu’ils représentent les vertus incarnées et vivantes plutôt que des théories diaphanes de la philosophie théorique45. Jusqu’au XVIIe siècle, tous les faits mémorables, les faits d’histoire étaient ainsi intégrés dans un classement paradigmatique qui n’a cessé de grandir pendant le Moyen Âge et la Renaissance, jusqu’au moment où la matérialité brute et la diversité infinie des faits a semblé déborder les capacités de les subsumer sous des catégories morales définies.
17La naissance de l’archive représente un tournant dans l’historiographie, traçant le moment où l’histoire a dû rapporter le quotidien, l’infâme et le minuscule. L’archive peut alors être définie comme l’élément clé de ce débordement des faits par rapport aux catégories. Au XVIIe siècle, la police commence à recueillir le murmure parfois douteux qui s’élève autour de chacun. Les aveux, mais aussi les délations, les rapports de police, se multiplient et donnent naissance à un tout nouveau langage de l’histoire qui porte sur le quotidien et sur ceux que Foucault appelle les « hommes infâmes » (ceux qui ne jouissant pas d’une bonne réputation n’étaient antérieurement pas dignes d’entrer dans l’histoire, comme Machiavel le soulignait avec sa notion de notabile, digne de mémoire). Et de ces infâmes, on apprend à relater la vie par le menu. Ce qui est écrit, rapporté, ce ne sont donc plus tant les grandes histoires des héros, des modèles, mais les petites histoires de tous :
« Longtemps n’avaient mérité d’être dits sans moquerie que les gestes des grands ; le sang, la naissance et l’exploit, seuls donnaient droit à l’histoire. Et s’il arrivait que parfois les humbles accèdent à une sorte de gloire, c’était par quelque fait extraordinaire – l’éclat d’une sainteté ou l’énormité d’un fait » (Foucault, « La vie des hommes infâmes », D.E, t. III, p. 248).
18L’histoire se penche sur l’ordinaire, elle n’a plus besoin du fait d’exception.
« Depuis le XVIIe siècle, l’Occident a vu naître toute une fable de la vie obscure d’où le fabuleux s’est trouvé proscrit. L’impossible ou le dérisoire ont cessé d’être la condition sous laquelle on pourrait raconter l’ordinaire. Naît un art du langage dont la tâche n’est plus de chanter l’improbable, mais de faire apparaître ce qui n’apparaît pas – ne peut pas ou ne doit pas apparaître : dire les derniers degrés, les plus ténus, du réel. Au moment où on met en place un dispositif pour forcer à dire l’ « infime », ce qui ne se dit pas, ce qui ne mérite aucune gloire, l’ « infâme » donc, un nouvel impératif se forme qui va constituer ce qu’on pourrait appeler l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident : ses fonctions cérémonielles vont s’effacer peu à peu ; il n’aura plus pour tâche de manifester de façon sensible l’éclat trop visible de la force, de la grâce, de l’héroïsme, de la puissance ; mais d’aller chercher ce qui est le plus difficile à apercevoir, le plus caché, le plus malaisé à dire et à montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux » (Ibid., p. 252).
19On assiste ainsi à une sorte de basculement de l’histoire dans l’opposition frontale entre la fable et l’archive : il n’y a plus de dignité à avoir pour entrer dans l’histoire ; elle se fait récit du minuscule et du commun contre le merveilleux, récit du quotidien contre l’extraordinaire, et récit de l’obscurité mise au jour contre le lustre inaugural du merveilleux46. Comme le souligne M. Macé, « De l’exemplum on serait passé, dans la littérature moderne, à l’anecdote, au ‘minuscule’, à l’ ‘obscur’ ou à l’’infâme’, aux vies inexemplaires qui ne sont plus orientées vers une fonction d’enseignement ou de régulation des conduites, mais vers une éternelle perplexité herméneutique »47.
« Dire les derniers degrés, les plus ténus, du réel » : cela renvoie à une nouvelle prétention portant sur la réalité. Le réel, par opposition à la fable, serait nécessairement tissé d’une infinité de détails et l’histoire du détail aurait alors la prétention de rencontrer enfin la réalité. On peut en effet établir un lien entre cette histoire par l’archive et un constat de R. Barthes, qui relève qu’au XVIIe siècle s’est fait jour une prétention nouvelle du discours historique à recueillir la réalité « telle quelle ».
20Cette prétention nouvelle de l’histoire à l’égard du réel et de sa collecte est à la source du développement de la critique historique48, d’une histoire positive et scientifique49. L’historien Luden demande ainsi en 1811 :
« Que ce soit l’histoire elle-même qui parle (…), libre à chacun de faire usage de ses enseignements ou de les négliger ».
21Symptomatiquement, la formule cicéronienne revêt, chez von Mevissen de façon très visible, un autre sens : « La vraie éducatrice, c’est l’histoire elle-même et non l’histoire écrite »50. Ce n’est plus l’histoire ou la narration qui enseignent mais l’expérience elle-même, les « affaires mêmes », les choses. C’est, comme le souligne Lichtenberg, à même le réel que se trouvent les leçons de vie :
« Que l’histoire nous enseigne la vie est une phrase que certainement bien des gens répètent sans en analyser le sens. Que l’on observe une fois d’où les hommes, qui se sont distingués par leur entendement, ont cet entendement. Ils vont le chercher dans les affaires mêmes, là où sont les choses et non là où on les raconte »51.
22On revient à la notion d’expérience et au contact direct qu’elle implique avec les choses. Perdant les catégories morales qui faisaient de l’histoire un genre pédagogique, la Modernité aurait gagné une prise directe sur la réalité même. S’effaçant ainsi en tant que discours, l’histoire se réduit pour ainsi dire aux faits eux-mêmes et ouvre ainsi sur une efficacité brute, l’efficacité du réel même, qui n’a pour ainsi dire plus besoin de la médiation de la langue pour éduquer52.
L’efficacité du cas singulier
23La naissance de l’archive, la crise de l’exemplarité, et plus largement de toute règle : autant d’éléments qui bouleversent les conceptions classiques de l’efficacité. Les limites des modèles logico-déductif et épidictique de l’exemple ont ouvert les voies de cette nouvelle pensée de l’efficacité. On ne croit plus que le bon exemple produise mécaniquement une bonne copie, pas davantage qu’on ne croit que le passé ressemble suffisamment à l’avenir pour que s’établissent des typologies ou des paradigmes permettant de juger le présent et de prédire l’avenir. Dans la modernité, s’esquisse une efficacité immanente, à même le réel, et une efficacité mécanique comme les processus de moralisation dont nous parlions en introduction.
24Ce qui est rejeté dans ces deux modèles, c’est à chaque fois ce que François Jullien considère pourtant comme étant le présupposé implicite et indépassable de l’Occident concernant l’efficacité, à savoir quand on veut agir, nous définissons d’abord théoriquement la finalité de notre action et envisageons ensuite les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre : « Nous dressons une forme idéale (eidos), que nous posons comme but (telos), et nous agissons ensuite pour la faire passer dans les faits »53. Nous pouvons alors généraliser ou modéliser les liens de moyens à fin dans des chaînes causales. Selon Jullien, nous aurions tendance à appliquer de façon inconsciente un schéma de pensée qui nous a formidablement bien réussi du point de vue de la technique en nous rendant maîtres de la nature, à la gestion des situations et des rapports humains. Autrement dit, pour reprendre les catégories aristotéliciennes, nous appliquerions cette efficacité du modèle dont nous constatons les bienfaits au niveau de la poiesis également au domaine de la praxis, de façon à proposer non seulement des modèles mathématiques pour comprendre la nature et agir sur elle, mais aussi des règles et des stratégies d’action, des modèles de comportement.
25Cette application du schéma moyens-fin à l’action implique la catégorie de la responsabilité, qui se glisserait entre la représentation mentale et l’acte. On se jugerait responsable de faire passer dans la réalité la situation idéale envisagée mentalement. Ayant vu ce qu’il y avait à faire, nous avons la responsabilité de le faire lorsque cela est en notre pouvoir. Le pas de côté fait par Jullien vers la pensée chinoise de l’efficacité aide précisément à penser l’acte et l’efficacité en dehors du schéma moyens-fin et du même coup en dehors de la responsabilité. Selon cette pensée, l’acte et son efficacité dépendent non d’une vertu personnelle de l’individu, et donc de sa responsabilité, mais de la situation dans laquelle il se trouve :
« C’est moins notre investissement personnel qui compte désormais, en s’imposant au monde grâce à notre effort, que le conditionnement objectif résultant de la situation : c’est lui que je dois exploiter, sur lui que je dois compter, lui seul suffit à déterminer le succès. Je n’ai qu’à le laisser jouer » (Ibid., p. 18).
26L’efficacité ne serait donc plus une affaire de correspondance entre moyen et fin qui demanderait une délibération et entraînerait une responsabilité, mais la capacité de voir le potentiel d’une situation et de lui permettre de se déployer. Dans cette conception, courage et lâcheté sont le produit de la situation au lieu de relever de notre responsabilité. Comme le dit le traité sur l’Art de la guerre, si les troupes obtiennent le potentiel stratégique, « alors les lâches sont braves » et si elles le perdent, « alors les braves sont lâches ». Le bon général « ne demande donc pas à ses hommes d’être naturellement courageux, comme s’il s’agissait là d’une vertu intrinsèque, mais, par la situation de péril où il les jette, il les contraint de l’être. Ils y seront forcés malgré eux. Et la réciproque aussi est vraie : quand il voit l’ennemi acculé, et donc n’ayant d’autre issue que de se battre à mort, il lui ménage lui-même une échappatoire pour que l’adversaire ne soit pas conduit à déployer toute sa combativité »54. On voit bien sûr les ressources de cette pensée pour le management contemporain, qui pense toujours dans les termes aristotéliciens. Mais on ne peut pour autant évacuer du même coup de l’Occident une telle pensée de l’efficacité immanente. Ainsi, notamment, il faut souligner comme le fait Stierle, que les Essais de Montaigne ont été un moment de réévaluation de la notion classique de responsabilité :
« À la mise en question de l’exemple (…) correspond le fait que, dans l’essai de Montaigne, les exemples n’illustrent plus des actions, mais des réactions à des actions. La spontanéité et l’imprévisible de la réaction correspondent au caractère énigmatique et insondable de l’homme. (…) En tant que réactions, les actions exemplaires de cet essai sont soustraites à la responsabilité du sujet. Si les exemples sous leur forme traditionnelle supposent la possibilité d’une décision, ce qui implique la catégorie morale de la responsabilité, les réactions dans les exemples de Montaigne sont conditionnées par l’indissoluble complexité de la personne et de l’instant » (Stierle, art.cit., p. 195).
27Si c’est le réel lui-même qui est efficace, et plus le discours que l’on tient sur lui ou le sujet capable d’agir en fonction d’un plan, peut-on encore parler de responsabilité ? L’essai d’archéologie politique de la statistique de T. Berns permet de trouver des pistes pour penser les enjeux de cette nouvelle forme d’efficacité du réel, et la dissolution de l’ancienne figure de la responsabilité55. T. Berns ne s’intéresse pas à la naissance de l’archive, mais à celle de la statistique qui implique la même minutie dans le recueil du réel. Et il analyse à la fois la statistique comme l’outil premier d’une nouvelle forme de gouvernement et la portée morale de ce gouvernement par les chiffres qui apparaît à l’aube de la Modernité. Ce qui en ferait la spécificité, c’est qu’il permet de contrôler tout en ne faisant rien, c’est-à-dire rien d’autre que montrer les choses telles qu’elles sont – on retrouverait en politique les préoccupations des historiens à la même époque : donner le réel lui-même plutôt que sa représentation caricaturée, pour en tirer leçon –. Ce mode de gouvernement par la statistique et le rapport permet de « gouverner sans gouverner », c’est-à-dire en ne faisant qu’agréer ou valider un pouvoir qui se contente, pour gouverner, de recueillir le réel le plus objectivement et le plus complètement possible comme si le réel se gouvernait lui-même à partir de ses propres lois, simplement transcrites. On retrouve ainsi le régime d’évidence propre à l’image, qui s’est renforcé symboliquement en s’assurant de sa netteté et de sa précision : l’image de la société n’étant plus caricaturale mais détaillée et chiffrée imposerait plus légitimement les valeurs dont elle est porteuse. L’archéologie de ce mode de gouvernement fondé sur le mot d’ordre de l’innocente transparence vise alors à redonner à ce terme une charge polémique en montrant toute la normativité qu’il recèle. Il faut en effet quitter le raisonnement trop simple de la politique d’expertise considérant que toute information permet de diriger de façon plus avertie et plus fine et dénoncer dans le regard statistique du pouvoir sur la gestion quotidienne des familles tout un appareil moral fondé lui aussi sur l’évidence. Autrement dit, l’évidence n’est pas que celle des catégories qui ont présidé à l’écriture de l’histoire et de la jurisprudence pendant des siècles, elle siège aussi dans l’appréhension microscopique du réel. L’information recueillie dans ses plus petits détails permettrait en effet que s’opère le partage du bien et du mal à même le réel et donc une nouvelle fois sans critères qui aient à être discutés. La figure du censeur à cheval entre une fonction de moralisation de la société par le regard (il voit dans le détail) et une fonction de comptage des ressources de la population permet d’opérer ce recoupement entre le chiffre, la transparence et la morale.
28Pour notre propos, l’intérêt de cette réflexion tient à la disparition de la catégorie politique classique de la décision : gouvernant comme si on ne gouvernait pas, il ne s’agit pas de quitter le champ politique, mais d’imposer encore une politique sans débat et, par là, des valeurs morales qui semblent perler du réel et n’ont plus (ou toujours pas) à être définies, limitées et choisies dans le jeu démocratique. Quittant, à l’aube de la Modernité, le paradigme pour le cas singulier, renonçant ainsi à l’exemplarité, on n’aurait donc pas pour autant quitté la morale. On serait entré dans un processus de moralisation par le regard : celui qui se sait regardé dans ce qui est d’ordinaire dissimulé et appartient au registre privé se corrige automatiquement56. C’est dans cette automaticité que se cache l’efficacité morale sans débat de ce mode de gouvernement. Ce qui se donne à penser ici, c’est en effet l’efficacité éthique d’un mode de gouvernement, c’est-à-dire sa façon de transmettre des valeurs et de modifier des comportements sous le simple prétexte du recueil de l’information et de la transparence. Comme le pressent F. Jullien, nous sommes là devant l’une des formes d’efficacité les plus puissantes pour diriger le domaine de la praxis : l’efficacité éthique du réel.
Conclusion – sur le rôle de l’exemple dans la presse contemporaine
29Pour poursuivre l’histoire de l’exemple et de l’exemplarité, il faut, à ce stade où l’histoire est en passe de devenir une science accompagnée de la critique des sources plutôt qu’un récit à finalité pédagogique, s’intéresser à un autre discours, appuyé lui aussi sur la rhétorique efficace et pragmatique de l’image, sur l’amplification, sur l’émotion propres au modèle épidictique. Ce nouveau discours, c’est celui des canards et des quotidiens qui prend en charge à partir XIXe siècle le récit de vies exemplaires. Je me propose de donner, en guise de conclusion, quelques pistes pour comprendre le devenir contemporain de l’exemplarité et de ses fonctions sociales, morales et éventuellement politiques, à travers sa prise en charge par le journalisme.
30La plus grande particularité de ce nouveau discours, c’est qu’il a pour fonction d’informer et de divertir et qu’il s’ouvre alors à un public nouveau de petite condition et habitant les villes : les ouvriers. L’apparition d’une nouvelle figure héroïque, celle du sauveteur57, montre alors de la façon la plus crue les processus d’instrumentalisation sociale de l’exemplarité et de politisation de la mémoire. Pour en donner une claire notion, on peut se reporter au texte du lieutenant-colonel comte A. Krosnowski sur le lancement en 1856 de sa revue intitulée L’exemple. Revue universelle des traits de courage, de dévouement, de bienfaisance et de probité :
« C’est une ère nouvelle qui s’ouvre devant nous. En ce moment, tous les esprits sérieux se recueillent et cherchent un aliment à leur activité, un but à leurs efforts. Pour les hommes de bonne volonté, il en est un qu’il est toujours honorable de poursuivre, c’est l’amélioration de l’humanité. (…) La publication d’une Revue populaire, où le lecteur sera tenu au courant de tous les actes de charité, de dévouement et de courage est le moyen que nous croyons devoir adopter pour atteindre le but que nous nous sommes proposé. L’honneur est, en principe, le mobile des actions humaines, et c’est la plus belle récompense du courage ; mais si cette récompense est assurée au soldat sous les drapeaux, elle manque souvent à l’homme qui se dévoue dans l’obscurité de la vie civile, pour arracher son semblable à la misère ou à la mort »58.
31Cette revue a pour objectif de toucher et de moraliser par les récits exemplaires un nouveau public social que son fondateur lui-même en tant que noble et soldat ne représente aucunement. Ce renouveau de l’histoire de l’exemplarité grâce au genre naissant du journalisme promouvant la figure du sauveteur, héros populaire du quotidien, permet de souligner une nouvelle fois après Machiavel à quel point il est insatisfaisant de penser l’exemplarité en dehors de ses liens avec l’exercice du pouvoir. L’étude de l’exemplarité est donc un relais puissant pour celle des formes de normativités distinctes de la loi, comme Plutarque le laissait déjà entendre. La définition qu’E. Goffman propose de la norme fait place à ces formes larges et floues de normativité que recèle la notion d’exemple :
« Une norme est une sorte de guide pour l’action soutenue par des sanctions sociales ; les sanctions négatives pénalisent l’infraction, les sanctions positives récompensent la conformité exemplaire » (La mise en scène de la vie quotidienne, t. II, Paris, Minuit, 1973, p. 101).
32Sous cette compréhension de la norme, se dessine une politique de la récompense qui va largement se développer et dans le journalisme et dans les façons libérales de gouverner. À la fin du XVIIIe siècle, on doit au maître à penser du capitalisme et de l’industrialisation, Jeremy Bentham, une réflexion qui pourrait être le bréviaire d’une forme de gouvernement qu’il qualifie de « perfectionnée », à savoir le gouvernement méritocratique. De manière presque prémonitoire, en s’inspirant de pratiques alors tout juste émergentes – prix de vertu, association londonienne de prévention des noyades établie en 1774 –, Bentham offre un traité de gouvernement de la masse par le jeu de l’exemplarité récompensée59. Le problème de la récompense, cependant c’est que sa valeur est liée de façon directe à sa rareté. Or, comme le souligne Bentham, « les vertus civiles les plus importantes au bien-être de la société, à la conservation du genre humain, ne consistent pas dans des actes éclatants qui portent leur preuve en eux-mêmes ; mais dans une suite d’actes journaliers, dans une conduite uniforme et soutenue qui tient aux dispositions habituelles de l’âme »60. Il existe donc une tension quasiment irréconciliable entre l’efficacité du gouvernement méritocratique et la nature même des vertus dont la nation a besoin pour perdurer, à savoir la vertu trop délicate et fine pour être éclatante :
« Il y a (…) une analogie entre le système pénal et le système rémunératoire : leur imperfection commune est de n’appliquer leurs sanctions qu’à des actes distincts et saillants : de n’exercer qu’une influence éloignée et indirecte sur les habitudes, sur les dispositions internes qui teignent leur couleur tout le cours d’une vie » (Ibid., p. 159).
33La vertu qu’il faut donc pouvoir éclairer artificiellement parce qu’elle ne porte pas en elle un éclairage naturel. Bentham estime que c’est au monarque d’éclairer ainsi les vertus obscures :
« Il ne faut à un souverain vertueux qu’un peu d’art pour appliquer cette haute paie d’estime au genre de service qu’il a besoin de créer (…) Le même service, sans la récompense, n’aurait pas eu la même notoriété. Il se fût perdu dans le vague des bruits publics, et confondu avec des prétentions plus ou moins fondées entre lesquelles l’opinion s’égare. Muni de cette patente du souverain, il est authentique, il est visible : ceux qui ignoraient sont instruits ; ceux qui doutaient sont décidés » (ibid., p. 169-170).
34L’intérêt de poursuivre l’histoire de l’exemplarité par l’analyse du discours journalistique réside alors précisément dans la manière dont le quotidien, prenant le relais d’une histoire désormais appuyée sur l’archive, peut jouer pour atténuer cette tension entre l’éclat et l’anodin et exercer sur le comportement moral de tous une influence qui soit cette fois permanente, continue et directe. La naissance du journalisme mêle donc l’histoire de l’exemplarité à celle des modalités du gouvernement méritocratique et permet de comprendre les conditions de mise en œuvre d’une équité citoyenne des identités et des dignités sociales.
35Les Lumières, loin de promouvoir le règne exclusif de la raison comme les précautions kantiennes sur l’usage de l’exemple pourraient le laisser supposer, ont aussi produit un répertoire d’images destinées à représenter les grands hommes de la nation, comme le note J.-C. Bonnet dans son ouvrage sur la Naissance du Panthéon61. C’est qu’ils étaient convaincus, comme Rousseau qu’il y a une efficacité supérieur à la « langue des signes qui parlent à l’imagination » 62 et aux yeux sur la langue des signes qui parlent à la raison et aux oreilles :
« Une des erreurs de notre âge (l’âge des Lumières), dit Rousseau, est d’employer la raison trop nue, comme si les hommes n’étaient que d’esprit. En négligeant la langue des signes qui parlent à l’imagination l’on a perdu le plus énergique des langages. L’impression de la parole est toujours faible et l’on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonnement nous avons réduit en mots nos préceptes, nous n’avons rien mis dans les actions. La seule raison n’est point active ; elle retient quelquefois, rarement elle excite, et jamais elle n’a rien fait de grand. Toujours raisonner est la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un autre langage ; c’est par ce langage qu’on persuade et qu’on fait agir » (ibid., p. 645).
36Et plus loin, une phrase résonne avec la différence établie par les Anciens entre les formes d’efficacité de l’image qui montre et du raisonnement qui démontre : « On démontre ce qu’il faut penser et non ce qu’il faut faire » (ibid., p. 648). Et dans la mesure où existe désormais un fossé entre ce qu’on pense et ce qu’on fait63, pour agir de façon belle et grande, le recours par le langage des images est nécessaire. Dans l’esprit des Lumières, les révolutionnaires ont d’ailleurs aussi sacrifié à cette mode : Condorcet a fait l’éloge de Michel de L’Hôpital, Robespierre celui de Gresset, Marat celui de Montesquieu, Carnot celui de Vauban, Mme de Staël celui de Guibert... C’est aux mouvements postrévolutionnaires qu’il revient d’avoir abandonné le culte des grands hommes pour façonner une exemplarité quotidienne, médiocre, qui n’en constitue pas moins l’une des formes de gouvernement les plus « efficaces » parce qu’elle porte sur le détail des vertus, sur leurs manifestations les plus quotidiennes, et telles que tous et non seulement une caste d’élite et de soldats, peuvent les pratiquer. Le discours de l’équité, sous-jacent dans le texte du lieutenant-colonel comte A. Krosnowski, est le masque de ce pouvoir quotidien sur tous, de cette entrée du pouvoir dans le détail de toutes les existences.
37Le transfert de l’exercice de ce pouvoir, depuis l’État qui monopolise le marché des prix et récompenses64 jusqu’à la presse quotidienne et l’internet qui ouvrent ce marché, a sans doute signifié la dissolution partielle du lien entre exemplarité et nation comme il a signifié la promotion d’une morale individualiste de préférence à une morale civique. La mort du héros ne prendrait aujourd’hui plus sens comme sacrifice pour une collectivité, ainsi que le Ménexène le mettait remarquablement en lumière, et on verrait apparaître, peu après cette figure héroïque nouvelle du sauveteur, une autre figure typiquement contemporaine de héros exemplaires, objet d’une reconnaissance massive : l’Aventurier. Ce qui fait de l’aventurier (ou du sportif) une figure héroïque, ce n’est plus la teneur de l’idéal poursuivi – on quitte résolument le schéma aristotélicien – mais la fidélité à soi, la ténacité, la capacité d’endurance et la fermeté de l’effort consenti. Certes, les héros de tous temps ont certainement fait preuve de telles vertus d’endurance, mais la particularité de ces nouveaux héros tient à la disparition pour eux de la nécessité de donner un contenu, un objet à cet effort. Il n’est ainsi plus nécessaire de relayer la morale commune et de défendre les valeurs de la patrie reconnues par tous. L’effort n’est plus le moyen d’une fin, il est une fin en soi ; et il est de la sorte en lui-même vertueux et louable. La méritocratie représente alors, par le biais de la presse quotidienne et de ses héros quotidiens, une forme de gouvernement dont l’attache aux vertus est purement formelle. Le mérite devient la seule valeur partagée d’une société individualiste. C’est la coquille vide dans laquelle peuvent se glisser, s’engouffrer même, tour à tour le libre choix des valeurs de l’action héroïque et l’instrumentalisation la plus efficace de la force de vie nue.
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Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Gaëlle Jeanmart
Gaëlle Jeanmart est docteur en philosophie et maître de conférences à l’Université de Liège. Spécialisée en histoire de la philosophie antique et médiévale, en éthique et en philosophie de l’éducation, elle est l’auteur de Herméneutique et Subjectivité dans les Confessions d’Augustin, (Turnhout, Brepols, 2006) ; Généalogie de la docilité dans l’Antiquité et le Haut Moyen Âge (Paris, Vrin, 2007) et de Du mensonge. Une histoire philosophique, à paraître en janvier 2012 aux Belles Lettres. Elle est membre fondateur de PhiloCité, Université populaire de Liège, et membre des comités de rédaction des revues Philosophiques (Bensançon) et Dissensus (Liège).