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- N° 4 (avril 2011)
- Dossier : Efficacité : normes et savoirs
- Un détour par les stratèges de Jullien pour relire les analyses stratégiques de Foucault
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Un détour par les stratèges de Jullien pour relire les analyses stratégiques de Foucault
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I. Nécessité d’une hétérotopie
1François Jullien1 procède à une interrogation des soubassements et impensés de la rationalité occidentale. En effectuant un détour par la Chine, par un ailleurs, notre pensée se détourne d’elle-même pour se voir autrement. La Chine vient inquiéter la métaphysique occidentale (et inversement). Or, dégager nos présupposés, inquiéter nos évidences et l’espace d’ordre à partir duquel ils se déploient, mettre en lumière les catégories de la pensée occidentale pour, le cas échéant, s’en déprendre et « « penser autrement » », tel est le leitmotiv qui traverse l’œuvre foucaldienne. Ici ce n’est pas tout à fait « la Chine » qui bouscule – jusqu’à les miner éventuellement – nos repères logiques, nos concepts, nos classements et tableaux, mais « une certaine encyclopédie chinoise »2. Une hétérotopie vient nous inquiéter, elle fait trembler notre sol, notre « espace commun », comme elle tourmente la question de l’universalité.
2Il n’y a rien d’étonnant donc à ce que Jullien, pour définir son propre cheminement, se réfère explicitement à Foucault et à sa notion d’hétérotopie. Et probablement serait-il fort instructif de confronter, à partir de ce néologisme, l’angle d’attaque choisi par les deux auteurs dans leur entreprise de décentrement. Mais il est également possible, nous semble-t-il, de les faire interagir à partir d’un autre versant ou plutôt à partir d’un motif plus restreint, celui de la « stratégie » et, par conséquent, celui de l’efficacité. Dans un mouvement de lecture qui n’irait pas d’abord de Foucault vers Jullien mais de Jullien vers Foucault, ce n’est pas la filiation foucaldienne de Jullien que nous interrogerons mais comment les stratégies dégagées par Jullien peuvent nous permettre de relire ou de lire autrement les rationalités dégagées par Foucault, dans ses analyses du pouvoir en particulier. Ce qui, en quelque sorte, revient à donner corps à une notion sans cesse convoquée par Foucault et pourtant relativement indéterminée, celle de « stratégie ».
3Jullien distingue deux types de stratégie en fonction notamment du rapport (ou de l’absence de rapport) qu’elle entretient à la causalité et, par ricochet, à l’efficacité – pour le dire vite, logique du « modèle » et logique du « processus », logique « européenne » et logique « chinoise » (modélisation versus exploitation/manipulation). Une telle distinction n’est évidemment pas faite par Foucault qui invoque la « stratégie », l’« analyse stratégique », pour d’abord, et de manière très générale, l’opposer aux concepts, méthodes, référents et présupposés des analyses philosophiques que nous nommerons par commodité ‘traditionnelles’. Par contraste avec celles-ci, mal outillées pour nous faire saisir l’histoire qui se joue, « (…) ce qui rend déchiffrable les événements historiques de l’humanité ou les actions humaines, c’est un point de vue stratégique, comme principe de conflit et de lutte (…) ». Ce point de vue convoque des concepts fondamentaux (stratégie, conflit, antagonisme, lutte, incident) qui permettront d’éclairer « l’antagonisme qu’il y a lorsque se présente une situation où les adversaires se font face, une situation où l’un gagne et l’autre perd ». Cependant, remarque Foucault, ni les concepts ni les méthodes d’analyse issus de la « stratégie » n’ont été suffisamment élaborés. Telle est bien la tâche dès lors à laquelle la philosophie doit s’atteler si elle veut offrir une « nouvelle chance de déchiffrement intellectuel »3.
4Cette pensée du conflit, de l’affrontement, place ainsi le débat avec Marx au cœur de l’entreprise foucaldienne. Par-delà les polémiques plus ou moins conjoncturelles et les prises de position anti-marxiste, Foucault affirmera bien que la pensée, l’histoire en particulier, s’inscrit aujourd’hui encore « dans un horizon qui a été décrit et défini par Marx »4, horizon dans lequel le philosophe s’inscrit totalement. Il précisera toutefois les termes du débat : ce qu’il convient de discuter avec Marx, ce n’est pas d’abord de la lutte des « classes » mais de la « lutte », motif étrangement minorisé. Cesser de sociologiser, donc de stériliser, la lutte des classes (en se demandant indéfiniment qui est dans quelle classe) pour mettre son énergie à penser la lutte5, voilà l’entreprise philosophique. Si Foucault ne donnera jamais une définition substantielle de la lutte ou de la guerre, il tentera de décrire le ‘comment’ de la lutte à tel moment précis. Mettre au jour « la logique des stratégies qui s’opposent les unes aux autres » ; « montrer comment, à travers une série d’offensives et de contre-offensives, d’effets et de contre-effets, on a pu arriver à l’état actuel très complexe des forces et au profil contemporain de la bataille »6 ; fournir du présent « une perception épaisse, longue, qui permette de repérer où sont les lignes de fragilité, où sont les points forts, à quoi se sont rattachés les pouvoirs (…), où ils se sont implantés »7 ; « faire un relevé topographique et géologique de la bataille » : l’analyse stratégique, dans un rapport serré, voire d’identification, à la généalogie, dresse un portrait de la guerre en cours. Mais elle dépasse la pure description : elle a, à vrai dire, un rôle actif dans la bataille. Elle est à la fois ce qui établit les forces en présence et ce qui indique les directions possibles de la lutte. La généalogie ou l’analyse stratégique n’est pas neutre ; elle est même une arme8 dans la lutte. Foucault a ainsi pu dire de son histoire de la prison, Surveiller et punir, qu’elle avait trouvé sa vérité lors des révoltes de prisonniers (brandissant le livre, selon la légende).
5A ce stade, il paraît bien incertain de pouvoir confronter les stratégies pointées par Jullien et la stratégie invoquée par Foucault pour définir le projet philosophique. Certes, ils travaillent tous deux à interroger le fond de la métaphysique (et, dès lors, ses effets dans la bataille) mais l’usage qu’ils font du terme « stratégie » ne se situe pas au même niveau d’analyse. La stratégie chez Jullien, confondue avec l’efficacité (« employée indifféremment »9), désigne l’art de réussir, l’art d’agir pour réussir, l’art de conduire les individus pour réussir. C’est ainsi que les stratèges sont consultés ; parce que précisément leurs réflexions consistent à cerner, parmi les arts d’agir, celui qui semble le plus opérant, c’est-à-dire le plus enclin à la réussite. Quant à Foucault, parler de stratégie ne signifie aucunement qu’il utilise les penseurs de la stratégie – il ne leur a fondamentalement jamais prêté attention. De Clausewitz, il n’évoque pas la pensée stratégique proprement dite ; des Chinois, il semble ignorer jusqu’à l’art de la guerre (le Sun Tzu, traité emblématique, est absent du corpus). Il emploie d’abord ce terme pour se distinguer de toute philosophie non matérialiste et non nominaliste. Si donc Foucault en appelle à la « guerre » (mais surtout à la « stratégie, à la « tactique », à la « bataille », etc.) comme analyseur des rapports de pouvoir, ce n’est jamais, étrangement, en tant que celle-ci fait signe vers un art d’agir et de conduire les individus.
6Néanmoins, bien qu’il ne puise pas aux ressources des stratèges et à ce que l’art de la guerre aurait pu lui apprendre, Foucault s’emploie pourtant à mettre en évidence des arts d’agir, des logiques d’action. Et l’action visée est bien celle qui consiste à conduire les conduites ; c’est l’action du pouvoir, des rapports de pouvoir, qui est appréhendée. C’est alors sur le terrain plus circonscrit des rapports de pouvoir, des logiques d’action, des modes de conduite des conduites, que Foucault et Jullien peuvent se rencontrer. La distinction entre les stratégies chinoise et européenne (Jullien) et la distinction foucaldienne entre des logiques de pouvoir (souverain – disciplinaire – de sécurité) peuvent entrer en dialogue. Selon nous, Jullien invite à relire les logiques dégagées par Foucault en termes d’efficacité. Il suggère de détecter différents types d’efficacité dans les analyses foucaldiennes du pouvoir. Dans le pouvoir souverain, le pouvoir disciplinaire et le pouvoir de sécurité, quelle « efficacité » est engagée ? Qu’est-ce que cela donne de considérer ces modalités de pouvoir à la lumière de la distinction entre logique du « modèle » et logique du « processus » ?
7En retour, Foucault pourrait bien fournir quelques propositions pour nuancer les blocs rationnels, quelque peu monolithiques, analysés par Jullien. Interrogeant la rationalité des pratiques chinoises et européennes, le philosophe-sinologue fige d’autant plus l’identité de ses objets qu’il les confronte. Foucault, au contraire, tente sans cesse de briser l’idée d’une rationalité européenne. Notre histoire est mue par des logiques multiples. Au sein même de l’« Europe », Foucault pointe des rationalités. C’est ce que Les mots et les choses, à travers la notion d’épistémè, a fait voir sur l’axe du savoir ; c’est aussi ce que les recherches des années 1970 pointent sans cesse sur l’axe du pouvoir et de la conduite (des autres puis, plus tard, de soi). Ainsi, si les deux auteurs usent d’un ailleurs pour mieux pouvoir se penser, l’un semble l’utiliser pour mieux s’identifier, tandis que l’autre l’utilise pour mieux se détotaliser. Enfin, si Foucault dégage des rationalités au cœur même de l’« Europe », il complique encore la donne en obligeant à penser les relations et combinaisons qu’elles tissent. Sur le terrain des rapports de pouvoir, il est en effet impératif de penser les logiques non pas comme se succédant, l’une chassant l’autre, mais comme se combinant. Ainsi, si les rationalités sont analysables dans leur spécificité, elles ne sont jamais pures, c’est-à-dire indépendantes les unes des autres - des types distincts de rapports de pouvoir ne cessent de se mêler et de se contaminer (souveraineté et disciplines, disciplines et dispositif de sécurité, etc.). Enfin, parce qu’il met en lumière, comme nous le verrons, des plans d’immanence aux modes de fonctionnement distincts, Foucault invite à nuancer « le » plan d’immanence convoqué par Jullien pour définir la pensée chinoise.
II. Contre le modèle du droit, le modèle stratégique
« Il s’agit en somme de s’orienter vers une conception du pouvoir qui, au privilège de la loi, substitue le point de vue de l’objectif, au privilège de l’interdit le point de vue de l’efficacité tactique, au privilège de la souveraineté, l’analyse d’un champ multiple et mobile de rapports de force où se produisent des effets globaux, mais jamais totalement stables, de domination. Le modèle stratégique, plutôt que le modèle du droit. »10
8Si, pour Foucault, le « point de vue stratégique » doit animer la philosophie, il doit aussi permettre une nouvelle grille de déchiffrement du pouvoir, grille qui doit être désarticulée des instances et opérateurs institutionnels et juridiques traditionnels (« l’État », « la loi », etc.). Le point de vue stratégique ou la « perspective de la tactique politique » ou encore le « point de vue de l’efficacité tactique »11 doit permettre de complexifier les lectures traditionnelles du pouvoir qui, toutes, activent un même modèle de lecture : le « modèle du droit » (ou le « schéma contrat-oppression »12 ou encore la « lecture juridico-discursive »13). Ces analyses ne peuvent pas nous permettre de saisir ce que peut être, à la fois dans sa singularité et sa complexité, le type de pouvoir qui émerge à la fin de l’Ancien Régime. Si ce pouvoir nouveau entretient des liens serrés avec les opérateurs institutionnels et juridiques, il n’y est toutefois pas réductible.
9De manière exemplaire, le champ contemporain de la pénalité et de « l’art de punir » offre une histoire dont l’intelligibilité ne peut être établie ni à partir du droit, ni à partir du « modèle du droit ». Les notions et principes qui sont inclus dans ce modèle (« légitimité », « contrat », « souveraineté », « humanisation », etc.) ne peuvent rendre compte de la naissance de la prison. Les motifs qui ont guidé les Réformateurs (juristes et philosophes) de la pénalité au XVIIIe siècle et les solutions qu’ils ont proposées sont en rupture quasi totale avec la prison naissante. Celle-ci était proscrite par ceux-là dans la mesure, d’abord, où une même peine ne pouvait être valable pour tous les crimes. La peine devait être singularisée en fonction des crimes. Or, le Code pénal finalement établi prescrira, pour tous, une simple privation de liberté dont la seule modulation est la durée. Entre ces discours et pratiques – réformateurs, Code, prison –, les rapports ne peuvent pas être des rapports de continuité et de causalité. On a là des pratiques et des discours quasi indépendants les uns des autres. Si le nouveau code ne correspond pas aux pensées et souhaits des réformateurs, la prison ne correspond pas, à son tour, au code pénal. Elle se constitue de manière autonome vis-à-vis de la privation juridique de liberté : elle se définit comme « réformatoire intégral » de l’individu, définition étrangère à la loi. Par ailleurs, et cela complique encore la tâche d’intelligibilité, si la prison élabore son propre projet (être un « réformatoire »), elle échoue à le réaliser. Alors qu’elle dit vouloir transformer les délinquants en non-délinquants, elle produit sans cesse de la délinquance. Et à ce constat (formulé clairement dès les années 1825), la réponse invariablement donnée a été la réitération de la prison et de son projet. De cela aussi, il faut pouvoir rendre compte.
10En somme, et sans pouvoir entrer ici dans le détail, on ne peut déduire la nouvelle loi pénale des principes et propositions des réformateurs chargés de la penser ; on ne peut déduire les pratiques carcérales de la loi pénale ; et, enfin, on ne peut pas non plus déduire de la pratique carcérale la répétition infatigable de son exercice. Le schéma classique de l’histoire (continu, progressif, linéaire, causal) fait des hoquets. Les hiatus mis en lumière empêchent d’établir une causalité – articulée notamment autour de la « loi » et du principe de l’humanisation des peines – qui permettrait de fixer la naissance de la prison. Pour rendre intelligible cet enfant bâtard, il faut employer une méthode – la généalogie – ou adopter un point de vue – le point de vue stratégique – qui réinsère la prison dans une épaisseur historique, dans des combinaisons relationnelles complexes où des enjeux, des objectifs, des intentions, des calculs, des discours, des techniques (parfois anciennes, souvent peu glorieuses), des problèmes de conjoncture plus ou moins autonomes les uns des autres ne cessent de se percuter, de s’emboîter, de se miner. Pour éclairer des choses aussi étranges qu’une pratique généralisée d’enfermement (pourtant explicitement et absolument condamnée par les penseurs) ou que la production d’un corps délinquant qu’on prétend pourtant réformer, pour rendre intelligible l’émergence de la prison et sa survie, il faut « retrouver les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de force, les stratégies, etc., qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence, universalité, nécessité »14.
11Cette tâche implique notamment de repérer comment une même pratique ou un même discours – un même « élément tactique » – peut servir des besoins, des objectifs et stratégies divers. Il s’agit également de dégager comment ces éléments tactiques, captés dans des stratégies multiples, viennent soutenir et même déterminer ladite stratégie. Les « moyens » employés dans une stratégie dotée d’une fin travaillent en effet à produire et définir cette fin. Les « moyens » ne sont jamais neutres au sens où ils participent à la production des objectifs plus globaux. Inversement, la stratégie générale va déterminer le niveau tactique. Entre le niveau tactique et le niveau stratégique, il y a donc un mouvement de détermination réciproque (et indéfini). Cette tâche consiste en outre à décrypter si les effets attendus se produisent, si en quelque sorte (mais seulement en quelque sorte, on y reviendra) les moyens employés atteignent bien l’objectif fixé. Par ailleurs, il s’agit de voir comment une multitude de stratégies (donc d’objectifs) issues de champs divers cohabitent, sont en lutte, s’opposent, font alliance et configurent des « situations stratégiques complexes ». Enfin, il faut rappeler l’insistance de Foucault à faire démarrer son analyse des rapports de pouvoir au niveau des techniques, des micro-pratiques (« le pouvoir vient d’en bas »15) afin de les saisir, dans un premier temps, indépendamment du régime politique ou économique général dans lequel ils fonctionnent. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’on peut percevoir le fait que des techniques semblables peuvent parfaitement être captées dans des systèmes stratégiques opposés ; c’est ainsi que l’on peut envisager le fait, quasi paroxystique, que des techniques de pouvoir identiques peuvent être à l’œuvre dans des régimes politico-économiques opposés (socialisme et capitalisme).
12Dans une telle perspective, il est impossible de rapporter une stratégie à un auteur, à une volonté, à un stratège, à un état-major, bref à une instance originaire. La situation est non assignable. Une « stratégie sans général », comme le résume un des détracteurs de Foucault16, voilà ce qu’il faut penser. Le défi consiste alors à faire voir que les rapports de pouvoir, inscrits désormais sur un plan d’immanence radicale (i.e. sans instance initiatrice transcendante), ne sont pas pour autant inintelligibles. Au contraire, ils relèvent bien d’un calcul parfaitement décodable :
« (…) les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives. Si, de fait, elles sont intelligibles, ce n’est pas parce qu’elles seraient l’effet, en terme de causalité, d’une instance autre, qui les ‘expliquerait’, mais, c’est qu’elles sont, de part en part, traversées par un calcul : pas de pouvoir qui s’exerce sans une série de visée et d’objectifs. Mais cela ne veut pas dire qu’il résulte du choix ou de la décision d’un sujet individuel ; ne cherchons pas l’état-major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l’État, ni ceux qui prennent les décisions économiques les plus importantes ne gèrent l’ensemble du réseau de pouvoir qui fonctionne dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité du pouvoir, c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent – cynisme local du pouvoir – qui, s’enchaînant les unes aux autres, s’appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d’ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu’il n’y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les « inventeurs » ou les responsables sont souvent sans hypocrisie (…). »17
13Ainsi le travail d’intelligibilité ne consiste pas à donner cohérence à l’histoire en mettant au jour un projet (le projet d’un auteur) en progression mais en faisant voir « la logique des stratégies qui s’opposent les unes aux autres »18 ou encore « l’intégration stratégique » des éléments tactiques, c’est-à-dire la conjoncture et le calcul qui les rendent nécessaires. C’est alors qu’on pourra comprendre comment la prison est née et comment elle a pu être réitérée malgré son « échec » (cf. infra, point V) ; c’est alors également que l’on pourra comprendre pourquoi la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination peuvent être envisagées comme « des formes terminales »19 et non des données initiales.
14« Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales. La condition du pouvoir, en tout cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu’en ses effets les plus ‘périphériques’, et qui permet aussi d’utiliser ses mécanismes comme grille d’intelligibilité du champ social, il ne faut pas le chercher dans l’existence première d’un point central, dans un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables (…). »20
Foucault propose ainsi de procéder « à une sorte de démultiplication causale. (…) La démultiplication causale consiste à analyser l’événement selon les processus multiples qui le constituent ». Il va de soi qu’une telle analyse n’épuise jamais son objet. Ainsi, « l’allègement de la pesanteur causale consistera (…) à bâtir, autour de l’événement singulier analysé comme processus, un ‘polygone’ ou plutôt ‘polyèdre d’intelligibilité’ dont le nombre de faces n’est pas défini à l’avance et ne peut jamais être considéré comme fini de plein droit. Il faut procéder par saturation progressive et forcément inachevée »21. Le schéma « sujet/volonté – moyens – fins », schéma que Jullien dégage dans la pensée occidentale et, de manière exemplaire, chez un Clausewitz, est ici miné.
15Le retournement effectué par Foucault de la fameuse proposition de Clausewitz peut prendre alors une signification particulière : il en irait de la déconstruction du rapport entre moyens et fins – rapport qui engage bien entendu la question de la légitimité du pouvoir. Lorsque Clausewitz pense la guerre à partir de la politique, des objectifs de la politique, et la définit comme « moyen » au service des fins (supérieures) de la politique, il présuppose un mouvement linéaire et causal dans le déroulement de l’action. Lorsque Foucault, quant à lui, envisage la guerre comme première par rapport à la politique, il affirme certes la nécessité de penser le pouvoir et la politique en termes de rapports de force et non en termes de légitimité, de contrat, de pensée réfléchie, concertée, etc. Mais il suggère également la nécessité de procéder à une « démultiplication causale » : l’action n’est pas dirigée et contenue par des objectifs (politiques) nets. La guerre peut parfaitement produire ses propres calculs et fins, de telle sorte que ses calculs ne correspondent plus aucunement aux fins assignées par l’entité « politique ». Des objectifs et, surtout, des effets peuvent être produits sans être aucunement subordonnés à une entité déterminée, entité supposée être la tête pensante et dirigeante ; bref, quelque chose peut être produit sans être le résultat d’un « X » transcendant qui, du dehors, aurait dirigé l’action et l’aurait guidée à son terme22. Soupçonner la théorie juridico-discursive revient ainsi à mettre en cause le rapport causal traditionnellement posé entre moyens et fins, rapport qui suppose bien entendu un sujet doté d’une volonté et dont l’intention constitue le référent ou le curseur adéquat.
16Par conséquent, Foucault esquisse une pensée de la stratégie qui, sur bien des points (refus d’une entité transcendante/originaire comme moteur de l’action, effacement corrélatif d’un sujet fondateur, complexification notoire de la causalité, mise au jour d’un plan d’immanence, etc.), rencontre le cheminement de Jullien. Les grandes lignes du « point de vue stratégique », résumées à l’instant, croisent indiscutablement les questionnements auxquels Jullien procède par le biais de « la Chine ». Néanmoins, si l’on quitte les principes généraux de la méthode ou du point de vue pour entrer dans le détail des logiques de pouvoir mises au jour grâce à une telle méthode, les choses se compliquent. Des écarts, des contrastes, des réalités mixtes ou impures se détachent. C’est que la rationalité du « point de vue stratégique » ne se confond pas avec ses divers objets (des types de pouvoir dotés d’une logique propre et d’une conception spécifique de l’efficacité). Dit encore autrement, la logique générale qui permet d’appréhender une modalité de pouvoir n’est pas identifiable à la logique dudit pouvoir. La rationalité du pouvoir disciplinaire, celui-là même que Foucault cherche à distinguer du pouvoir juridico-discursif, n’est donc pas celle que nous venons de résumer. Avec une même méthode ou un même point de vue, le généalogiste dégage des logiques d’action irréductibles (la différence entre la logique disciplinaire et celle du dispositif de sécurité est nette). Par conséquent, l’identification qu’on serait trop vite tenté de faire entre l’analyse stratégique du pouvoir (Foucault), par contraste avec la rationalité des lectures classiques du pouvoir (« modèle du droit »), et la rationalité chinoise de Jullien, par contraste avec la rationalité européenne (selon Jullien toujours), est contrariée. Ce sont des combinaisons hybrides qui doivent être envisagées.
III. La logique disciplinaire ou l’art de faire table rase du réel pour mieux le (re)créer. Retour sur la matrice militaire
17L’analyse stratégique du pouvoir mise en œuvre dans un livre comme Surveiller et Punir s’emploie à bâtir autour de la prison « un ‘polygone’ ou plutôt ‘polyèdre d’intelligibilité’ ». La recherche dégage les techniques, les pratiques, les petites ruses, les « procédés mineurs » qui donnent corps à la prison. « Humbles modalités » dont on trouve trace ailleurs et bien avant la prison. Parmi d’autres secteurs, l’armée, les écoles, les couvents ou les sociétés religieuses vont offrir des techniques de contrôle et de gestion qui vont être absorbées, condensées et combinées pour répondre à des inventions et des besoins locaux. Les tactiques, « fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent », telles que la répartition et la hiérarchisation des enfants dans l’école lassallienne ou l’organisation du temps, de l’espace et des mouvements des ouvriers dans l’atelier, laissent entrevoir un type de pouvoir, un type d’action sur les individus, absolument spécifique et distinct du pouvoir souverain.
18On le sait, le pouvoir que Foucault baptisera « pouvoir disciplinaire » ne fonctionne pas d’abord à la loi mais à la norme : ce n’est pas le code pénal (et encore moins ses auteurs) qui régit la prison. Celle-ci, de manière autonome, déploie un type de pouvoir qui ne correspond aucunement à la forme de pouvoir mise en œuvre par le droit (autour des notions d’interdit, de contrat, de sujet juridique, etc.). Ce pouvoir met en branle une forme de « contre-droit » :
« la discipline crée entre les individus un lien ‘privé’, qui est un rapport de contraintes entièrement différent de l’obligation contractuelle (…). On sait par exemple combien de procédés réels infléchissent la fiction juridique du contrat de travail : la discipline d’atelier n’est pas le moins important. De plus alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit, selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, classifient, spécialisent ; elles distribuent le long d’une échelle, répartissent autour d’une norme, hiérarchisent les individus les uns par rapport aux autres, et à la limite disqualifient et invalident. De toute façon, dans l’espace et pendant le temps où elles exercent leur contrôle et font jouer les dissymétries de leur pouvoir, elles effectuent une mise en suspens, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit »23.
19Bien plus, ce contre-droit qui prend place dans les marges ou les creux des « rituels majestueux de la souveraineté » et des « grands appareils de l’État », va « peu à peu envahir ces formes majeures, modifier leurs mécanismes et imposer leurs procédures »24.
20Les techniques disciplinaires configurent un art inédit de gestion des individus et, à travers eux, des multiplicités ; un art qui active une norme absolument distincte de la norme juridique. Marx l’avait perçu dans la fabrique25 ; Foucault le voit dans des institutions non directement productives (école, hôpital, prison, armée, etc.). La logique mise en œuvre par cet art de conduire les individus, tous deux la renvoient à une matrice militaire26, celle du champ militaire tel qu’il se constitue au XVIIe siècle autour, notamment, de l’invention du fusil27. Ce nouveau champ militaire, c’est-à-dire « l’institution militaire, le personnage du militaire, la science militaire, si différents de ce qui caractérisait autrefois l’‘homme de guerre’ »28, consiste essentiellement à diviser la multiplicité des individus jusqu’à segmenter l’individu lui-même, à classer et hiérarchiser les éléments ainsi découpés et à combiner et remonter les éléments afin d’en faire des machines parfaites29. Le soldat n’est alors plus un « homme de guerre » ou un guerrier ; il n’est plus non plus cet être qui porte des signes (de sa vaillance, de sa fierté, etc.), il n’est plus cet être qui relève d’une « rhétorique corporelle de l’honneur »30. Le soldat devient « quelque chose qui se fabrique ; d’une pâte informe, d’un corps inapte, on a fait la machine dont on a besoin ; on a redressé peu à peu les postures ; lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie du corps, s’en rend maître, plie l’ensemble, le rend perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence, dans l’automatisme des habitudes (…) »31. On voit disparaître « une technique des masses » au profit d’« une machinerie dont le principe n’est plus la masse mobile ou immobile, mais une géométrie de segments divisibles dont l’unité de base est le soldat mobile avec son fusil32 ; et sans doute, au-dessous du soldat lui-même, les gestes minimaux, les temps d’actions élémentaires, les fragments d’espaces occupés ou parcourus »33.
21Un art du détail se constitue qui travaille les corps et les forces (bien plus que les signes) ; qui les décompose, les distribue, les recompose. Le soldat nouveau renvoie à la fabrication d’un corps à la fois analysable/décomposable et manipulable/recomposable, fabrication qui est le propre de la technique disciplinaire. Techniques de découpe, de segmentation, d’isolement, de tri, de classement des éléments en fonction d’objectifs déterminés, mais aussi de recomposition des éléments : répartitions méticuleuses des individus dans l’espace (emplacements individuels et collectifs, déplacements de troupes/groupes ou d’éléments isolés, etc.), contrôle de l’activité par l’emploi du temps, élaboration temporelle de l’acte, composition des forces, etc. On divise les masses en corps et les corps en éléments et on les redéfinit par une distribution dans un tableau, de manière telle que chacun ait sa place dans le rang ou la série, de manière telle aussi que la surveillance soit totale et permanente, etc.
22Le référent clé ou le modèle idéal d’un tel art : « Rome », sa légion, son camp. Le camp romain déploie un quadrillage qui impose au « vieux et traditionnel plan carré »34 des dissymétries calculées ; le damier symétrique est alors considérablement affiné. Une telle distribution doit permettre une surveillance optimale – c’est-à-dire totale : sans interruption et sans exception – et, simultanément, une production de corps découpés et articulés les uns aux autres – par leur distribution même dans l’espace, les corps doivent être divisés, classés, gradués et regroupés et organisés selon un ordre nouveau (et parfait). Jeu de distributions et de regards qui consiste à répartir les individus de telle sorte qu’ils soient hiérarchisés et que cette hiérarchisation rende possible un jeu de surveillance hyper détaillée mais globale : « dans le camp parfait, tout le pouvoir s’exercerait par le seul jeu d’une surveillance exacte ; et chaque regard serait une pièce dans le fonctionnement global du pouvoir ». La « surveillance hiérarchique » ou les « observatoires » mis en œuvre par la discipline ont ainsi pour « modèle presque idéal (…) le camp militaire »35. Le camp est « le diagramme d’un pouvoir qui agit par l’effet d’une visibilité générale » ; il est ainsi « à l’art peu avouable des surveillances ce que la chambre noire fut à la grande science de l’optique »36.
23Le principe du camp est évidemment le principe du Panoptique ou même, nous dit Foucault, celui de la ménagerie construite par Le Vau à Versailles37. Il est encore à l’œuvre, on le sait, dans l’espace carcéral, l’hôpital38, l’atelier, l’école et les maisons d’éducation, les cités ouvrières, etc. Là aussi, est à l’œuvre le « modèle du camp ou du moins le principe qui le sous-tend : l’emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées »39. Lorsque, en 1978, au Collège de France, Foucault récapitulera le fonctionnement disciplinaire, ce sera Richelieu, petite ville bâtie au XVIIe par l’architecte J. Lemercier pour le cardinal, qu’il prendra pour exemple. Richelieu est, elle aussi, construite à partir de « cette fameuse forme du camp romain qui, à l’époque, venait d’être réutilisée à l’intérieur de l’institution militaire comme instrument fondamental de la discipline »40. Sans entrer dans le détail de sa géométrie qui, en gros, articule autour de l’axe symétrique des dissymétries calculées de telle sorte qu’elles deviennent fonctionnelles, il convient d’en souligner les objectifs. On produit là, dit Foucault, « un espace vide et fermé à l’intérieur duquel on va construire des multiplicités artificielles qui sont organisées selon le triple principe de la hiérarchisation, de la communication exacte des relations de pouvoir et des effets fonctionnels spécifiques à cette distribution, par exemple assurer le commerce, assurer l’habitation, etc. »41. A l’instar de la troupe, la multitude est ainsi décomposée et recomposée, subdivisée et réassemblée, sur la base d’un schéma conçu pour répondre à des objectifs idéaux – distinction des habitants selon leur statut et leur fortune ; distinction des fonctions (habitation, commerce, religion, etc.) ; mise en communication (ou en non communication) des habitants, des habitants et des fonctions ; etc. Richelieu, insiste Foucault, est bâtie « à partir de rien », là où on a fait table rase du passé, du réel, d’un ensemble bâti jugé chaotique, c’est-à-dire là où on a démoli les vieilles masures. On a balayé, comme Descartes l’appelait de ses vœux, la construction qui s’était faite peu à peu42 durant le Moyen-Âge afin de re-construire une ville adoptant un plan régulier. Dès lors, la ville et, à travers elle, les individus ou le réel doivent être (re)produits de manière « parfaite ».
IV. Une stratégie sans général, certes, mais pas sans modèle
24Que ce soit dans le champ militaire ou dans l’urbanisme, se profile dès le XVIIe siècle un art d’agir, un art de conduire les conduites, un art de produire des sujets (des espaces, des corps), qui procède en construisant un « tout » idéal après avoir fait préalablement le vide. Si les techniques militaires ou disciplinaires ne peuvent effectivement pas faire table rase de ce qui existe – on ne détruit pas les individus (à gérer) comme on détruit du bâti –, elles procèdent néanmoins à une décomposition des corps (gestes, forces, temps, espace, etc.) afin de produire une série d’éléments premiers/simples pouvant être recomposés. On fabrique ainsi les corps de telle sorte que leurs forces soient majorées, « en termes économiques d’utilité », et qu’elles soient en même temps diminuées, « en termes politiques d’obéissance ». Les corps doivent être dociles – non dangereux politiquement – et utiles – économiquement (i.e. qui ne dilapident pas leurs forces dans la résistance politique ou dans l’oisiveté) ; mieux, le corps doit obéir à un mécanisme qui « le rend d’autant plus obéissant qu’il est utile, et inversement »43. Le rapport au réel impliqué dans un tel art est avant tout un rapport de force, de forçage même. Le réel n’est pas ce avec quoi il faut faire ; il n’est pas ce qui offre des règles/régularités à suivre ou même des possibilités. Il est ce qu’il faut re-créer en l’ayant préalablement déconstruit ou même détruit ; devenu matière première, il pourra adopter la forme idéale.
25La conduite disciplinaire des multiplicités est donc un art de fabriquer des corps idéaux (pourvu d’une « docilité automatique », etc.). Gouverner les individus consiste moins à interdire ou même à orienter qu’à confectionner des corps-machines parfaits et, dès lors, capables de fonctionner « tout seul ». Il s’agit bien, à la différence du pouvoir souverain, de produire des corps. Il y a bien une dimension positive. Les corps seraient d’ailleurs tellement bien conçus et fabriqués qu’ils seraient capables de se décomposer pour se recomposer idéalement. Or, la « perfection », l’« idéalité », l’« automaticité » des corps et des agencements de corps font nécessairement signe vers un modèle. Les disciplines fonctionnent à l’utopie. Les corps sont les rouages ou éléments parfaits d’une machine parfaite dont le plan constitue l’origine et la fin, l’archè, de l’acte de gouverner. Réussir une telle action, bien gouverner, revient à décomposer les corps de telle sorte que les éléments ainsi distingués, classés, hiérarchisés, soient réarticulés en fonction d’« objectifs déterminés »44. La logique disciplinaire consisterait donc à mettre le réel aux normes (« normalisation ») en tant que celles-ci activent un modèle idéal. Les « objectifs déterminés » d’un tel modèle sont sans secret : on les trouve évidemment chez Bentham lorsqu’il formule les objectifs du panoptique, on les découvre dans les considérations d’instances comme l’Académie des sciences sur ce que doit être un hôpital, à la fin du XVIIIe, on les lit dans les directives de Jean-Baptiste de La Salle sur l’école, dans les réflexions urbanistiques des sociétés philanthropiques, etc. Comme le précise Foucault, les tactiques sont « souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent ». Les archives du XVIIIe ou du XIXe ne pratiquent pas la langue de bois : tout est dit.
26La distinction entre les différentes normes mises au jour par Foucault (norme juridique – norme disciplinaire – norme du dispositif de sécurité) peut être établie à partir de leur référent. Si la loi se réfère à l’interdit, la norme disciplinaire se réfère à un modèle idéal, tandis que la norme du dispositif de sécurité, nous y reviendrons, se réfère à un taux, à une moyenne45. Or, chaque type de référent implique un rapport singulier au réel. L’interdit, le modèle, le taux induisent des positionnements spécifiques par rapport au monde. Lorsqu’il dégagera un troisième type de pouvoir, le dispositif de sécurité, Foucault synthétisera ainsi la spécificité disciplinaire : « (…) la normalisation disciplinaire consiste à poser d’abord un modèle, un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain résultat, et l’opération de la normalisation disciplinaire consiste à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à ce modèle, le normal étant ce qui précisément est capable de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable. En d’autres termes, ce qui est fondamental et premier dans la normalisation disciplinaire, ce n’est pas le normal et l’anormal, c’est la norme. »46 Le réel est ce qu’il faut conformer au modèle ; le réel est normal s’il se conforme, anormal s’il ne se conforme pas. Quoi qu’il en soit le réel n’est pas premier (il n’est pas ce qui dicte la norme, la mesure ; il n’est pas ce qui offre des potentialités ; etc.) mais second : il existera (comme normal ou anormal) en fonction de ce que dit la norme.
27En insistant sur le rapport particulier que la rationalité européenne, en tant que pensée de la modélisation, entretient avec le réel, Jullien nous invite à détecter, dans le pouvoir disciplinaire même, une logique qui ne lui est pas totalement étrangère. Désigner, à partir d’une norme, le réel (comme normal ou non) et dicter, d’un même geste, à ce réel de se conformer (à l’étalon, à cela même qui a permis de le désigner), relève bien d’un art d’agir semblable à ce que Jullien identifie comme la pensée « classique » de l’efficacité. Il s’agit également de « poser d’abord un modèle, un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain résultat », de désigner les individus à partir de lui et d’« essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à ce modèle ». Sera déclaré efficace le moyen qui aura permis d’atteindre le résultat escompté, c’est-à-dire la réalisation du modèle. Dans une telle perspective, on ne s’étonnera pas que l’efficacité soit rarement au rendez-vous. Jamais aucun individu ne pourra incarner une telle idéalité. Probablement est-ce cela l’exercice minimal de la liberté : un bougé qui empêche d’être absolument conforme.
28Il nous paraît ainsi possible de rapprocher les techniques disciplinaires d’une pensée de la modélisation. Il semble même que le modèle idéal activé par la norme disciplinaire gagnerait en lisibilité à être rapproché de la forme idéale (eidos) telle qu’elle est activée par la rationalité européenne. On sait, bien entendu, que le modèle idéal des disciplines n’est pas produit par une instance circonscrite, douée d’entendement, de volonté et surtout de légitimité (un Sujet/Souverain/Général). On sait que ce modèle relève d’une production bien plus complexe et trouble que la simple conception, par une entité identifiable, d’un objectif prédéfini, d’un but (télos). Les objectifs de la prison (redresser/normaliser/réformer totalement l’individu) constituent des fins immanentes au dispositif carcéral bien plus que des buts initialement posés par une entité transcendante (douée d’entendement et de volonté) et à partir desquels le moyen « prison » aurait été déployé. C’est bien d’ailleurs ce qui distinguerait la prison de la privation pénale de liberté : le droit programme la privation de liberté (l’entité souveraine impose une peine), la prison propose une réforme de l’individu (les techniques disciplinaires, non assignables, élaborent la production d’un corps non délinquant).
29On sait aussi que la norme disciplinaire serait illisible pour une lecture juridico-discursive du pouvoir. En effet, en tant que celle-ci active un schéma causal qui pose une continuité logique entre une fin (légitime) et des moyens, l’objectif disciplinaire ne pourrait pas être, de la sorte, mis au jour. Non reconductible à une instance transcendante, c’est-à-dire à une intention originaire et souveraine, le modèle idéal n’est l’œuvre de personne et fait bien signe vers « une stratégie sans général », vers l’action d’instances multiples, non légitimes et non habilitées à exercer le pouvoir, et qui, de proche en proche, se diffusent. En cela aussi les disciplines ne peuvent être purement et simplement confondues avec la logique européenne de Jullien, c’est-à-dire aussi la stratégie clausewitzienne. Cela étant rappelé, il nous paraît néanmoins essentiel d’insister sur la référence, dans la logique disciplinaire, à un plan/modèle idéal et premier. Sans cela, nous ne pourrions pas distinguer cet art de gouverner d’un autre art, celui du dispositif de sécurité, qui lui supprime bel et bien toute référence à un modèle et se trouve, pour cette raison, beaucoup plus proche de « la Chine » de Jullien (nous y viendrons au point VI).
30Un tel rapprochement entre l’action disciplinaire et l’« Europe » de Jullien inviterait à formuler une hypothèse massive que nous ne pourrons, ici, explorer. Lorsqu’il met au jour le rapport nécessaire que nous établissons entre moyens et fin, entre transformation du réel et modèle idéal, Jullien révèle un schème de pensée étroitement lié, selon lui, à l’instance subjective. Mais les techniques disciplinaires ne nous indiquent-elles pas la possibilité d’une structure de pensée semblable à celle de la modélisation européenne désolidarisée du « sujet » ? Autrement dit, des actions/pratiques anonymes, non reconductibles à un Sujet/Général/Souverain, ne pourraient-elles pas partager une logique semblable à celle que Jullien noue, lui, étroitement au Sujet ? Ne peut-on pas agir ou penser une action selon la rationalité qui consiste à poser un modèle idéal et à y faire entrer le réel sans toutefois reconduire l’action à une instance première ?
31De même faudrait-il envisager un « pouvoir souverain » (dégagé par Foucault) qui ne s’identifie pas purement et simplement aux traits de la rationalité occidentale telle que Jullien la synthétise. On différencie spontanément la norme juridique de la norme disciplinaire par le fait que la première relève d’une entité transcendante tandis que l’autre doit être rapportée à un plan d’immanence. Pour autant, on ne peut leur attribuer le rapport au réel que Jullien associe à ces ‘positions’. En effet, pour Jullien, l’art d’agir articulé autour d’une position transcendante est un art qui vise à révolutionner le réel ; tandis que l’art d’agir associé à un plan d’immanence est un art qui au contraire se plie au réel. Or, la norme du pouvoir souverain active un interdit qui ne prétend aucunement dompter le réel. A contrario, on l’a vu, la norme disciplinaire engage un rapport au réel qui relève du geste ou de la posture démiurgique. Il s’agit bien, pour cette dernière, de travailler les individus de manière régulière (constante) et dans le moindre détail afin de les produire totalement. Contre l’irrégularité du souverain dont l’action est discontinue (ponctuelle, aléatoire) et axée sur la masse (et non le détail), les disciplines tendront à fabriquer des corps automatisés, ayant parfaitement incorporés le modèle. Par contraste, la loi souveraine ne prétend pas du tout (re)produire le réel (selon un archétype) dans la mesure où elle se contente d’interdire, d’empêcher ou de prélever (la vie, les biens, etc.). Elle se contente, in fine, de réaffirmer inlassablement le pouvoir, toujours menacé, d’un roi. Aucune commune mesure donc avec l’objectif de production de sujets conformes. La logique souveraine est sur ce point étrangère à une pensée de la modélisation. Si elle s’en approche par le fait d’une instance transcendante posant ses objectifs, elle s’en éloigne en ne prétendant aucunement « gouverner le réel ». Aussi faudrait-il penser au moins deux combinaisons à partir des rationalités dégagées par Jullien et Foucault : l’une capable d’articuler quelque chose comme un interdit (et non un modèle) à un Général (un Sujet, un Souverain) et l’autre capable de raccorder un modèle à une absence de Général, d’Auteur.
V. Grippage, ratage, friction : la logique disciplinaire à l’épreuve de l’analyse stratégique
32On l’a vu au point II, rendre intelligibles les rapports de pouvoir ne consiste pas selon Foucault à leur donner cohérence en mettant au jour le projet, l’intention, qui les justifierait. Il s’agit bien plus de dégager, dans l’après coup et à travers l’épaisseur historique, c’est-à-dire à travers la multiplicité non homogène des rapports de pouvoir, des logiques, des calculs, des éléments tactiques et leur intégration stratégique. Fondamentalement mobiles et instables, les relations de pouvoir doivent sans cesse être relues par un travail de « démultiplication causale ». Parce que toujours susceptibles d’être repris dans des stratégies autres, on ne peut prêter aux éléments tactiques ni une visée ni un rôle définitif. Par ailleurs, les stratégies à l’œuvre sont toujours poreuses les unes aux autres, modifiées les unes par les autres.
33Dès lors, le travail de l’analyste ne peut pas seulement consister à dire : voici une nouvelle logique, la logique disciplinaire, c’est elle qui nous permettra désormais de saisir l’histoire. S’il y a bien une logique nouvelle, étrangère au pouvoir souverain, ce n’est pas pour autant que cette logique progresse, s’impose ou réussit. Un événement comme la prison ne peut pas être compris à travers les catégories du pouvoir juridico-souverain, mais il ne peut pas l’être non plus à travers la seule logique disciplinaire. Celle-ci est indispensable mais non suffisante. En effet, une énigme comme celle de la persistance de la prison, malgré l’« échec » qui lui était attribué dès son plus jeune âge47, doit faire l’objet d’une réflexion qui ne peut se faire sur le plan disciplinaire. Le plan juridique ne peut expliquer la naissance de la prison ; l’historien est alors obligé d’envisager une histoire faite de hoquets, de ruptures, de non linéarité. Le droit ne dit rien du programme carcéral, il faut envisager un autre ordre, un autre niveau de norme pour le saisir. Cela étant, cet autre ordre – le disciplinaire – ne constitue pas, à son tour, le fin mot de l’histoire. Un écart vis-à-vis de lui s’impose ; écart qui distingue Foucault de Jérémy Bentham ou de Jean-Baptiste de La salle et définit l’analyse stratégique proprement dite. Car, au fond, pour décrire la logique disciplinaire, Bentham suffisait ; mais pour décrire l’épaisseur historique dans laquelle la logique disciplinaire s’inscrit, il nous faut l’analyse stratégique. Le Panoptique de Bentham, c’est une utopie, une machine parfaite dégagée de toute histoire. Le Panoptique de Foucault, c’est une utopie construite dans la boue (des batailles, des bas-fonds, etc.) et qui s’y enlise.
34On l’a dit, les techniques disciplinaires, qui viennent non pas remplacer mais s’immiscer dans le fonctionnement du droit et le travailler de l’intérieur (un jour viendra où la loi ne se contentera plus d’interdire et aspirera à être norme), fonctionnent en posant un modèle optimal auquel il s’agit de conformer les corps. Pour autant, cela ne signifie pas que les corps se conforment effectivement. De même qu’une machine architecturale fonctionne rarement comme prévu, de même que le plan de la guerre ne cesse, comme l’affirme Clausewitz lui-même, de subir des frictions, la machine panoptique grippe sans cesse ; à telle enseigne qu’elle produit ce qu’elle prétend supprimer : la prison ne cesse de fabriquer des corps délinquants. Dans Surveiller et Punir, comme dans les débats qui suivront sa publication, Foucault affirme bien que les fins posées et affirmées par la prison n’ont jamais été atteintes. Le programme carcéral, que Foucault s’est employé à disséquer, en le différenciant notamment du programme pénal, n’a jamais généré les effets escomptés. Faire voir des règlements, des programmes, des décisions, des techniques, « un ensemble d’efforts rationnels et coordonnés, des objectifs définis et poursuivis, des instruments pour l’atteindre »48, ce n’est pas dire que cela a fonctionné !
35A l’historien J. Léonard qui lui objecte que la prison n’a jamais été efficace, Foucault rétorque : « Comme si jamais autre chose avait jamais (sic) été dit ; comme s’il n’était pas souligné chaque fois qu’il s’agit de tentatives, d’instruments, de dispositifs, de techniques pour… Comme si l’histoire de la prison, centrale dans cette étude, n’était pas justement l’histoire de quelque chose qui n’a ‘jamais’ marché, du moins si on considère ses fins affirmées ». C’est la réalité même de la « société disciplinaire » qui est alors minée : « Quand je parle de société ‘disciplinaire’, il ne faut pas entendre ‘société disciplinée’. Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que ‘les Français sont obéissants’! Dans l’analyse des procédés mis en place pour normaliser, il n’y a pas ‘la thèse d’une normalisation massive’. Comme si, justement, tous ces développements n’étaient pas à la mesure d’un insuccès perpétuel. Je connais un psychanalyste qui comprend qu’on affirme la toute-puissance du pouvoir, si on parle de la présence des relations de pouvoir, car il ne voit pas que leur multiplicité, leur entrecroisement, leur fragilité et leur réversibilité sont liés à l’inexistence d’un pouvoir tout-puissant et omniscient ! »49
36A la lumière de ses « fins affirmées » et des moyens qu’elle déploie, la prison ne peut qu’être déclarée en échec. Non seulement elle n’atteint pas ses objectifs, mais elle relève de ce que Foucault nomme un principe d’« efficacité inversée »50 : les techniques de pouvoir produisent l’effet inverse de celui pour lequel elles sont déployées. Pourtant, malgré son échec, elle a été inlassablement répétée. L’insuccès ou l’inefficacité qu’elle connaît depuis ses débuts a eu pour seule issue la réitération de son modèle (principe du « dédoublement utopique »). La prison a donc constitué l’unique et étrange réponse, étrange aussi parce qu’unique, au problème qu’elle pose : être non pas seulement inefficace mais inversement efficace. Autrement dit, au plan qui rate, à l’utopie qui déraille, on a répondu par une pure et simple réitération du schéma initial. Le réel ne se conforme pas au plan, ça dévie : on redouble le plan. Il y va de « la répétition d’une ‘réforme’ qui est isomorphe, malgré son ‘idéalité’, au fonctionnement disciplinaire de la prison »51. L’utopie est ainsi redoublée (le programme de correction des délinquants) et les effets sociaux réels prolongés (des mécanismes qui solidifient et même produisent la délinquance).
37On peut comprendre cette réitération au moins de deux manières. Une première qui s’en tiendrait à la rationalité même des techniques disciplinaires ; une seconde qui consiste à mettre en lumière d’autres plans (tactiques, stratégiques) et qui procède dès lors à une « démultiplication causale ». A s’en tenir à la logique disciplinaire, on pourrait peut-être saisir la répétition du schéma idéal à partir de ce que Jullien dégage dans la pensée de la modélisation, et chez Clausewitz en particulier. La réitération du modèle constitue la réponse fournie à l’échec de l’application dudit modèle. Le stratège prend bien acte des frottements que subit un plan – c’est d’ailleurs pour cela qu’il distingue guerre réelle et guerre absolue. Il va jusqu’à affirmer que les circonstances réelles vont faire de la guerre « quelque chose de tout différent de ce qu’elle devrait être d’après son concept – une affaire mitigée, une essence sans cohésion interne ». Dans ce réel, où les circonstances font des détours infinis, « la conclusion logique ne peut être tirée comme elle le serait d’après la simple trame d’une ou deux inférences »52. Toutefois, l’idée de la guerre, la forme de la guerre absolue, doit demeurer un « point de référence », elle ne doit jamais être perdue de vue. Au fond, le plan idéal, la guerre absolue, constitue un horizon régulateur – la guerre absolue étant elle-même toute tendue vers les fins politiques. Contre vents et marées donc, c’est-à-dire malgré les frottements qui viennent nécessairement altérer la mécanique, on maintient, on répète le schéma pur. L’essence de la guerre pourrait bien être finalement, chez Clausewitz, cet écart entre le modèle et son application, entre la guerre absolue/philosophique et la guerre réelle.
38De même, le pouvoir disciplinaire ne cesse de (se) gripper et de répéter son propre plan. Alors que le modèle le met en échec (on ne réalise jamais un modèle, on ne conforme ni ne normalise jamais un individu53), le pouvoir ne remet pas en cause le modèle. Il se contente en quelque sorte de le réajuster ; réajustement qui consiste essentiellement et minimalement à réitérer, à répéter la forme du plan initial. La prison ne cesse de reproduire la prison. Savoir qu’elle va s’enrayer n’induit donc aucunement qu’elle abandonne sa mécanique.
39La deuxième façon de rendre intelligible la réitération, malgré son échec, de l’utopie pénitentiaire consiste à produire une « démultiplication causale ». Les rapports de pouvoir, affirme Foucault, sont multiples, mobiles, instables, fragiles, etc. La tâche consiste ainsi à tracer inlassablement l’écheveau qu’ils font, défont, refont. Les mécanismes disciplinaires, comme les mécanismes juridiques, ne sont pas seuls et n’appliquent pas leur programme comme s’ils se déployaient dans un milieu éthéré. Le milieu est au contraire saturé (par des « circonstances », par des machines aussi) et la mécanique disciplinaire ne cesse de s’y enrayer. Il s’agit alors de se décaler par rapport à la logique disciplinaire elle-même pour mettre au jour ce milieu dans lequel elle s’épanouit et avec lequel elle compose des réalités imprévues. Il s’agit de la réinscrire dans une épaisseur historique, là où les enjeux, les calculs, les causes et les effets prolifèrent, là où le rapport causal implose, là où, comme le résume Clausewitz, « la conclusion logique ne peut être tirée comme elle le serait d’après la simple trame d’une ou deux inférences ».
40Il est alors possible, nous dit Foucault, d’appréhender l’échec de la prison comme une « réussite ». La prison peut enfin être lue comme une réussite parce qu’elle est connectée à des objectifs qui ne sont pas les siens propres. Une réussite peut être déclarée lorsque des moyens et des fins étrangers les uns aux autres se rencontrent. Une stratégie originale est ainsi dégagée – stratégie sans général mais aussi, cette fois, sans modèle – qui fait de l’échec de la prison un atout et même, dit Foucault, une réussite. Cette stratégie ne vise aucunement la suppression des illégalismes et des délinquants mais la gestion et l’utilisation de ceux-ci. Il s’agit alors de « dessiner des limites de tolérance, de donner du champ à certains, de faire pression sur d’autres, d’en exclure une partie, d’en rendre utile une autre, de neutraliser ceux-ci, de tirer profit de ceux-là »54. En mettant en lumière une forme d’infraction plutôt qu’une autre, en divisant la classe laborieuse en bons et mauvais sujets (le travailleur et le délinquant), en produisant une main d’œuvre nécessaire à la police (indicateurs, mouchards, briseurs de grève, etc.), etc.55, la prison ne supprime pas les illégalismes, elle les produit et les distingue ; elle participe largement à leur économie générale. Dès lors, déclare Foucault, « si on peut parler d’une justice de classe ce n’est pas seulement parce que la loi elle-même ou la manière de l’appliquer servent les intérêts d’une classe, c’est que toute la gestion différentielle des illégalismes par l’intermédiaire de la pénalité fait partie de ces mécanismes de domination. Les châtiments légaux sont à replacer dans une stratégie globale des illégalismes. L’‘échec’de la prison peut sans doute se comprendre à partir de là »56.
41La prison, on l’aura compris, n’est évidemment pas inventée pour répondre à de tels calculs. Pour le dire vite, il n’y a pas planification du moyen « prison » en vue de répondre à de telles fins. Elle est captée après coup dans de tels calculs. Pas de projet unique donc mais des logiques, des calculs, des objectifs, des nécessités toujours multiples (même si il y a bien cristallisation d’une stratégie plutôt qu’une autre). Les effets des disciplines carcérales sont captés dans d’autres logiques et doivent dès lors être évalués à la lueur de celles-ci et non plus de celle-là. Si la production de délinquance par la prison ne débouche pas sur la suppression de la prison mais, au contraire, sur sa répétition, c’est qu’elle est devenue nécessaire dans des desseins autres. Calculs non lisibles à la seule lumière de la logique disciplinaire proprement dite et que l’analyse stratégique se doit de dégager. Dès lors, et contrairement à ce qu’une lecture rapide de Foucault laisse entendre, le point de vue stratégique ne s’épuise aucunement dans la description d’une logique de pouvoir (disciplinaire ou autre) pour la bonne raison qu’un mode de pouvoir n’épuise jamais la complexité des rapports de force qui anime le réel. Mettre au jour une logique de pouvoir constitue un préalable à un travail bien plus fastidieux : la mise en lumière des effets réels de ce pouvoir, leur captage, reprise, recodage dans d’autres stratégies, les collisions entre des objectifs et des stratégies hétérogènes, etc.
42A ce niveau, l’« efficacité » n’est plus la qualité de ce qui aurait atteint un objectif plus ou moins préétabli, plus ou moins isolable, puisque précisément il n’y a plus aucun plan auquel se rapporter pour juger de ce qui est atteint. L’efficacité se tort ; ça réussit malgré l’échec : il y a bien atteinte d’objectifs mais ce ne sont pas ceux affirmés et ils ne sont pas atteints par des moyens intentionnellement mis en œuvre ! Des moyens X atteignent des fins Y sans qu’aucun lien causal préalablement pensé ne les unisse. Les effets, les effets d’effets ne peuvent aucunement être évalués à partir d’objectifs planifiés, à partir d’un modèle, d’un idéal, d’un plan. Il y va non pas d’une série unique de moyens-fins, mais d’une multiplicité (d’une infinité possible) de séries dans lesquelles le rapport entre moyen et fin est désarticulé. Les moyens employés par une série deviennent ainsi ceux d’une autre, les fins atteintes dans l’une sont celles visées et ratées dans l’autre, etc. On se retrouve ainsi face à un champ complexe de relations (de séries relationnelles) codées et recodées dont l’analyse n’a pas de terme. Et si un calcul peut en effet être dégagé il ne peut l’être qu’a posteriori ; ce calcul ne peut être convoqué pour assigner une cause au déroulement de l’histoire. Autrement dit, la fonction carcérale de production de délinquants et de gestion des illégalismes (plutôt que de suppression) ne trouve pas son origine dans la méchante volonté d’un sujet déterminé.
VI. Le dispositif de sécurité : gouverner non pas le réel mais « à partir du réel »57. Vers l’« efficience » chinoise
43Le pouvoir disciplinaire a été, dans un premier temps, essentiellement distingué de la rationalité du pouvoir juridico-souverain. Dans la seconde moitié des années 1970, la logique des disciplines se spécifie à partir d’une troisième logique, plus contemporaine, désignée provisoirement par le terme de « dispositif de sécurité » et nommée ensuite gouvernementalité libérale. Ces logiques, insistons encore, ne doivent pas être conçues comme se succédant dans le temps (l’une chassant l’autre) mais comme pouvant coexister et produire, par leur coexistence même, des combinatoires. En 1978, au Collège de France, Foucault reprend donc la troisième logique de pouvoir aperçue deux ans plus tôt. Pour en dégager la spécificité, il convoque des secteurs et des événements ayant tous élaboré les trois mêmes modes de gouvernement (le « juridico-discursif » (ou souverain), le « disciplinaire » et le « libéral »). L’histoire de l’épidémie, de la disette, de la criminalité, de l’urbanisme, etc. offre en effet à voir des différences semblables en matière de gestion (ou de non gestion puisque, au fond, le souverain ne gouverne pas, il règne).
44On a vu, au point III, en quoi consistait la gestion disciplinaire d’une ville à travers le cas de Richelieu. Foucault expose, par contraste, le plan d’aménagement de Nantes proposé (et réalisé) par Vigné de Vigny au XVIIIe, qui serait typique du dispositif de sécurité. Nous ne prétendons pas ici faire une synthèse exhaustive de ce dispositif, du gouvernement qui lui est associé et de son opérateur principal, la « population »58. Il s’agit seulement de noter quelques traits qui permettent de distinguer des arts de gouverner mais qui, surtout, puisque tel est l’objet de notre propos, nous guident vers une différenciation des conceptions de l’« efficacité » au sein même de l’analyse stratégique foucaldienne. Pour Vigné de Vigny donc, il convient concrètement de percer des axes polyfonctionnels puisqu’ils assurent quatre fonctions : l’hygiène, le commerce intérieur de la ville, l’articulation de ce commerce à l’extérieur, la surveillance d’une ville désormais ouverte à tous les vents. Il faut gérer d’un même coup la bonne et la mauvaise circulation. Si ces considérations sur la circulation peuvent paraître peu spécifiques – on pourrait vraisemblablement les retrouver dans des villes définies par d’autres types de gestion –, elles reçoivent pourtant une réponse qui n’est pas anodine. Nantes ne se pense et ne se déploie pas comme devant organiser une parfaite circulation, c’est-à-dire une circulation répondant à un plan idéal dont la mise en œuvre aurait nécessité de partir de « rien ». La solution mise en œuvre ne vise aucunement à supprimer la mauvaise circulation (vol, maladie, etc.) parce qu’on sait parfaitement qu’on ne la supprimera jamais. Il s’agit bien plus de faire jouer les tendances de telle sorte qu’on « maximalise la bonne circulation en diminuant la mauvaise »59.
45Tout se passe comme si l’on se méfiait d’une planification/règlementation qui pourrait bien produire ce que précisément elle veut prévenir, qui pourrait, autrement dit, relever du principe d’« efficacité inversée ». Intervenir directement et frontalement sur le réel (dans ce cas, pour supprimer toute mauvaise circulation) pourrait avoir l’effet inverse à celui escompté. De même, à la différence des mercantilistes, les physiocrates refusaient de contrer la disette (de s’acharner frontalement sur un phénomène) et préconisaient « de prendre appui sur le processus même de la disette, sur l’espèce d’oscillation quantitative qui produisait tantôt l’abondance, tantôt la disette : prendre appui sur la réalité de ce phénomène, ne pas essayer de l’empêcher, mais au contraire de faire jouer par rapport à lui d’autres éléments du réel, de manière que le phénomène en quelque sorte s’annule lui-même »60. On prend appui sur le phénomène à gérer et on joue sur divers éléments du réel pour que ce processus s’annule lui-même ou, du moins, se développe de manière acceptable. Foucault compare ce rapport au réel, qui est aussi un art de gérer le réel, avec le processus de variolisation. Par contraste avec la gestion disciplinaire de la peste (quadrillage et réglementation totale de la ville touchée), la variolisation consiste bien à inoculer la maladie, mais à l’inoculer dans des conditions/proportions telles que, en jouant avec elle-même, la variole ne pourra pas se développer totalement. Le mécanisme de sécurité « se branche sur des processus que les physiocrates disaient physiques, que l’on pourrait dire naturels, que l’on peut dire également éléments de réalité. Ils tendent aussi, ces mécanismes, à une annulation des phénomènes, non pas du tout dans la forme de l’interdit (…), mais à une annulation progressive des phénomènes par les phénomènes eux-mêmes »61.
46Dès lors, on n’attaque pas de front un phénomène en vue de le supprimer ; on s’en tient à ce qui est donné, on prend appui sur des « éléments de réalité » qu’on fait jouer « les uns par rapport aux autres »62. Un mode de gouvernement, radicalement distinct du pouvoir souverain comme du pouvoir disciplinaire, se profile : il ne s’agit ni d’interdire quelque chose (qui porterait atteinte au roi) ni de construire, « à l’intérieur d’un espace vide ou vidé », une réalité qui « atteindrait un point de perfection »63. Il s’agit de travailler sur « un donné » qui ne doit aucunement être reconstruit et qui est considéré à la fois comme un support pour l’action et comme une ressource à exploiter – un ensemble de facteurs porteurs ou de circonstances favorables, dirait Jullien.
47Ce « donné » comporte des virtualités. Dans la réflexion urbanistique pour l’aménagement de Nantes, de Vigny pose une question inédite : « comment intégrer à un plan actuel les possibilités de développement de la ville ? (…) La ville se perçoit elle-même comme étant en développement. Un certain nombre de choses, d’événements, d’éléments vont arriver ou se produire. Qu’est-ce qu’il faut faire pour faire face à l’avance à ce qu’on ne connaît pas exactement ? »64. La question émerge concrètement à propos du « commerce des quais », futurs « docks », alors en pleine expansion. La progression des quais va probablement avoir lieu ; comment agir pour la laisser faire sans qu’elle ne se déséquilibre et n’allonge indéfiniment la ville – ce qui rendrait l’administration et la circulation difficiles ? V. de Vigny ne propose ni d’interdire (le développement) ni de planifier selon un schéma figé (qui risquerait d’être inefficace, ou même inversement efficace, au moment de l’actualisation des faits anticipés). Il propose « de construire des quais le long d’un des bords de Loire, de laisser se développer un quartier, puis de construire, en s’appuyant sur des îles, des ponts sur la Loire, et à partir de ces ponts, de laisser se développer, de faire se développer un quartier en face du premier, de sorte que cet équilibre des deux bords de la Loire aurait évité l’allongement indéfini d’un des côtés de la Loire ».
48En quelque sorte, on (a)ménage le réel de telle sorte qu’il advienne. Ce qui signifie : la probabilité qu’une expansion des quais advienne est forte, on ne sait ni comment ni quand elle va advenir, aménageons le réel pour qu’elle advienne (de manière régulée/acceptable). Ainsi, la ville « ne va pas être conçue ni aménagée en fonction d’une perception statique qui assurerait dans l’instant la perfection de la fonction, mais elle va s’ouvrir sur un avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement mesuré ni mesurable, et le bon aménagement de la ville, ça va être précisément : tenir compte de ce qui peut se passer. » Le problème sera donc celui de la gestion de séries ouvertes et indéfinies (d’événements, de quantités, de fonctions, etc.) – gestion qui peut se faire par une forme d’anticipation (la probabilité) et qui affirme non possible et non souhaitable le contrôle absolu de ce qui est anticipé. Non pas empêcher, non pas planifier pour empêcher ce qui est probable mais soutenir ce probable ; être en mesure d’accueillir ce qui va advenir et aménager le cadre qui permettra à ce qui va advenir d’advenir (de manière régulée, acceptable). Le plan de Vigné de Vigny fait signe vers une absence de planification entendue comme réglementation. On ne planifie aucunement ce que l’on souhaite voir advenir – on ne vise pas à transformer le réel frontalement – mais on (a)ménage les conditions qui favoriseront l’éclosion du possible. En même temps que le dispositif de sécurité gère les individus conformément à ce que le réel lui souffle, il travaille sur l’avenir. Que le réel dicte l’action ne signifie pas en effet que l’on se trouve dans un pur présent – le modèle, lui, fige le cours des choses et est dans un pur présent/instant. Au contraire, la temporalité privilégiée de cette gouvernementalité libérale, c’est l’avenir. Avenir incertain, indéterminé, mais qu’il faut pouvoir accueillir et laisser s’épanouir.
49Le bon gouvernement est ainsi celui qui suit au plus près l’ordre des choses et l’accompagne dans l’avenir. On ne change pas le réel mais on se plie à sa vérité – ce qui suppose d’avoir admis que le réel dit le vrai65. Le réel dit le vrai et dicte l’action en ce sens premier qu’il énonce la norme. Dans le dispositif de sécurité, la norme ne se réfère ni à un modèle ni à un interdit mais à une moyenne. Et cette norme, contrairement à la norme disciplinaire, n’est pas première (vis-à-vis du réel) mais seconde. Elle n’est pas du tout ce qui va désigner et qualifier le réel (comme normal ou anormal) mais ce qui découle du réel. La norme est un taux, un équilibre, une statistique, énoncé par le réel. Gouverner celui-ci, c’est dès lors écouter ce qu’il raconte (le cours des choses, la naturalité des phénomènes, le taux normal de ceux-ci, etc.) et se laisser guider par lui – « laisser-faire ». Le réel dicte le réel. Cependant, gouverner, c’est aussi capter les éléments de ce réel pour les faire jouer ; c’est travailler l’environnement qui influera sur les éléments positifs et négatifs. Autrement dit, le « contexte », ce que la pensée de la modélisation considère comme les « circonstances » – « ce qui se tient autour » (du sujet/volonté ou du plan), ce que Clausewitz nomme « friction » en tant qu’elle fait signe vers ce contre quoi ça résiste ou grippe –, constitue la ressource même du dispositif de sécurité. Le réel n’est alors pas une entrave à la réalisation d’un objectif (qui lui est extérieur), c’est à la fois la ressource (le moyen) et la direction même de l’action. Le réel, c’est ce dont il faut « tirer parti » pour agir et non plus ce qu’il faut révolutionner en fonction d’une finalité étrangère.
50Dans une telle logique, l’efficacité ne tient plus à l’ajustement des moyens et des fins ; elle n’est plus le mouvement direct de la flèche entre l’archer et la cible. On approche bien plutôt de l’efficacité telle que Jullien la pense dans L’art de la guerre chinois, le Sun Tzu ou Sunzi, et qu’il nomme « efficience ». L’efficience, c’est « cette façon discrète (indirecte) d’opérer en prenant appui sur les transformations silencieuses, sans faire saillir d’événement, de façon à faire croître progressivement l’effet au travers d’un déroulement. Il s’agira moins de conduire – pompeusement, héroïquement – que d’induire l’effet »66. Laisser faire (le réel) sans le délaisser (l’action consiste bien à l’accompagner, à l’accompagner dans son être) ; capter le réel, en saisir le cours, pour en tirer parti : c’est à une logique de la propension bien plus que de la finalité que nous avons affaire. Dans une telle perspective, il n’y a plus de frottement possible, plus de frein, plus de résistance et, certainement, plus d’échec. Soit la situation est favorable, les facteurs porteurs ; soit on attend et on ne bouge pas ; quoi qu’il en soit, ça ne rate pas.
VII. Conclusion
51Alors même qu’il s’emploie à différencier des types de pouvoir (entendu minimalement comme conduite des conduites) en utilisant une méthode « stratégique », Foucault se prive des stratèges. Jullien, quant à lui, s’en empare pour distinguer deux types de stratégies qui sont aussi, selon lui, révélatrices de deux rationalités hétérogènes. A confronter les résultats des deux penseurs, on aboutit à une série de propositions qui nous paraissent porteuses à la fois sur le plan de l’étude interne des deux philosophes mais aussi, et surtout, sur le plan de la pensée politique. Du côté foucaldien, les dispositifs de pouvoir sont, à la lumière des pensées de la modélisation et de la propension (ou du processus), amenés à souligner leur référent : un modèle idéal pour le pouvoir disciplinaire, un taux ou une moyenne pour le dispositif de sécurité. Par conséquent, c’est un rapport spécifique au réel qui apparaît : pour le dire trop vite, un rapport de force d’une part, un rapport de soumission d’autre part. Quant au pouvoir souverain ou juridico-discursif, il est amené, et de manière quelque peu contre-intuitive, à se spécifier comme n’étant pas dans un rapport de force vis-à-vis du réel, c’est-à-dire dans un rapport de re-construction. Interdire ne relève aucunement d’un geste démiurgique. Les prétentions du pouvoir souverain seraient en quelque sorte bien plus humbles que celles du pouvoir disciplinaire mais aussi bien plus claires que celles du pouvoir de sécurité puisque, au fond, le souverain ne cherche rien sinon à maintenir sa place, son règne etc. Les différences entre les logiques de pouvoir étant ainsi rappelées, c’est alors la méthode qui se distingue de ses « objets ». Les présupposés et la rationalité du « point de vue stratégique » ne peuvent plus se confondre avec ce qui est regardé d’un tel point de vue.
52En retour, les différents modes de pouvoir pensés par Foucault fournissent quelques propositions pour nuancer les blocs rationnels dégagés par Jullien. D’une part, Foucault brise bel et bien l’idée d’une rationalité européenne. Au sein même de l’« Europe », Foucault pointe des modes de pensée. Qui plus est – mais nous n’avons pas pu ici le développer – ces modes de pensée doivent être appréhendés moins comme se succédant (l’un chassant l’autre) que comme se contaminant et formant des combinaisons (impures par définition). D’autre part, le dispositif disciplinaire pose la question de savoir si une pensée de la modélisation est envisageable sans se référer à un « Sujet ». L’entité subjective est-elle indissociable, comme l’affirme Jullien, de la logique européenne ? Enfin, nous ne pouvons que réitérer, sans nuance cette fois, l’interrogation ultime de Jullien à l’issue de son travail sur l’efficacité. Que peut signifier une démocratie prise dans une logique « chinoise » ou libérale pour laquelle le réel n’est pas ce qui fait débat mais ce qu’il faut accueillir ?
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Géraldine Brausch
Géraldine Brausch est assistante au Service de Philosophie morale et politique de l'ULg. Elle mène actuellement une thèse de doctorat sur les modes de politisation de l'espace urbain et architectural (autour de H. Lefebvre et M. Foucault principalement).