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- N° 5 (mai 2013)
- Dossier : Subjectivations politiques et économie d...
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Réappropriation des savoirs et subjectivations politiques : Jacques Rancière après Mai 68
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« Peut être les mésaventures de l’identification pourraient-elle induire à reposer la question du rapport entre ceux que l’on cherche toujours là, et ceux qui sont instruits de la science d’être toujours ailleurs. Et si le rapport s’inversait ? S’il avait toujours été inverse ? Si au regard de ces "masses" qu’il nous plaît ou nous déplaît, alternativement de traiter en "héros", nous avions toujours été, en tout cas, d’une naïveté ridicule?1 »
1L’interrogation que nous présentons ici a avant tout pour point de départ une série de réflexions et de pratiques collectives ; ce sont les tentatives de « séminaires autogérés » ou de « séminaires de recherche politique » qui constituent, à Paris comme ailleurs, et plus spécifiquement à l’ENS pour ce qui nous concerne, des traces laissées par les mouvements politiques de l’année dernière. Par là, il faut entendre des tentatives pour maintenir ouvertes, dans un travail de continuité, certaines brèches, certaines lignes de politisation, contre le retour au quotidien universitaire. Ce n’étaient d’abord que des réunions informelles, des « rencontres politiques », qui ont eu lieu dès novembre 2008 dans les cuisines de l’internat de l’ENS, puis dans un squat, où l’on se retrouvait (entre 15 et 30 personnes) pour évoquer diverses questions autour d’une remise en cause du militantisme classique, des solutions organisationnelles et théoriques existantes, du fonctionnement de l’Université – avec l’exigence d’une nouvelle forme de radicalité. Puis, à la fin de l’année dernière, suite au mouvement, s’est faite jour la décision d’exploiter la structure du « séminaire d’élèves » ; à la rentrée, trois séminaires autogérés distincts étaient mis en place : le « séminaire émancipation » (dans une continuité directe avec les rencontres politiques), le séminaire « propriété et résistance » qui se place davantage dans une perspective de production collective du savoir, et les « lectures de Marx » qui visent une réappropriation politique et pratique du corpus marxiste. Enfin, par le biais d’un site internet et de rencontres régulières, une plate-forme de liaison de ces différentes initiatives, à l’échelle de Paris et de la France a été créée, sous le nom d’« Interséminaire ». S’y sont croisés l’UFR autogéré de Paris 3, l’UFR zéro de Paris 8, l’université alternative « Rennes Troie », etc.2
2Dès lors, si nous tenterons d’évoquer ici la pensée de Jacques Rancière, c’est bien pour éclairer, déplacer, certains problèmes que nous nous posons au sein des séminaires. Il s’agira d’explorer chez lui la subtilité d’un rapport entre savoir et subjectivation politique, à partir d’un certain nouage qui s’élabore dans les conséquences multiformes de mai 68. Par ce biais, on pourra soulever nombre de questions concernant les pratiques de réappropriation du savoir, et le développement de formes de « recherche politique » aussi bien que les dynamiques de politisation dans et hors du cadre universitaire. On trouvera peut-être, par sa conception du « sujet politique », à s’orienter dans les divers problèmes de fond qui hantent le travail d’une recherche politique : Comment du lien peut-il se créer entre des luttes isolées, sectorisées ou particulières ? Comment peut-on être radical sans tomber dans une posture de mépris ou de dogmatisme sectaire ? Comment trouver aujourd’hui les ressources d’une lutte affirmative par-delà les combats simplement réactifs ? Comment éviter de poser la question de ce qui est politique dans les mêmes termes que le pouvoir ? Comment défaire des partages, organiser des rencontres et les mises en résonance pour dégager la puissance, la confiance, l’enthousiasme d’une compréhension collective susceptible de faire émerger de nouveaux possibles ? Telles sont les questions, volontairement très larges, qui forment le fond et l’exigence sans cesse relancée de nos réflexions…
3Une précision avant de commencer, ces quelques réflexions ne prétendent pas éclairer quiconque sur la pensée de J. Rancière en général, mais bien de proposer et de susciter aujourd’hui des expérimentations originales. Si nous nous sommes centrés sur les textes de J. Rancière écrits entre 1969 et 1983, c’est par intérêt pour la manière dont une conjoncture politique et historique précise s’inscrit dans une pensée, pensée qui se veut radicale et qui tente d’assumer en actes l’ambiguïté et les difficultés de ce qui lui est arrivé, ces quelques jours de mai.
Entrée : spirale en mai, début de l’aventure
4Un premier tour de spirale s’effectue, dans la pensée de J. Rancière, autour de l’évènement « Mai 68 » et, de manière générale, autour d’« un jour de mai », une expression souvent utilisée pour dire ce qui s’est ouvert à ce moment-là. Parler de spirale, c’est dire que l’on commence déjà à sortir du cercle domination-ignorance, d’une certaine manière de penser la subjectivation politique dans ce cercle : c’est parce qu’on ne sait pas ce qu’est la domination qu’on est dominé, mais être dominé c’est justement être mis en situation d’ignorer les mécanismes de cette domination. Sortir du cercle, c’est trouver une manière originale de lier savoir et subjectivation politique en essayant de se défaire du couple domination/ignorance. Or c’est un « jour de mai » précisément que se laisse entrevoir cet impératif d’une articulation entre deux éléments, tous deux présents en mai, dont il faut désormais étayer la liaison :
51) Une critique du savoir académique, de sa production (réservée aux spécialistes), de sa transmission (autoritaire et abrutissante), et de ses finalités (au service de l’ordre établi), critique de ce que J. Rancière appelle la fonction pédagogique.
62) Une critique du sujet révolutionnaire, et plus particulièrement de la manière dont il est pris dans une double alternative : a) L’un ou le multiple : un sujet unifié de l’histoire ou la multiplicité irréductible des luttes ; b) Le plein et le vide : la pleine positivité théorique et sociologique de la classe ouvrière ou la négativité destructrice de la subjectivité rebelle.
7L’impératif de mai est de lier ensemble rapport aux savoirs et modes de subjectivation politique. Mai c’est d’abord Mai 68, les barricades et le marxisme remis en question. « On a raison de se révolter. » La leçon d’Althusser s’ouvre ainsi : « [ce commentaire] part d’une expérience que beaucoup d’intellectuels de ma génération ont pu faire en 1968 : le marxisme que nous avions appris à l’école althussérienne, c’était une philosophie de l’ordre, dont les principes nous écartaient du mouvement de révolte qui ébranlait l’ordre bourgeois3. » Vingt ans plus tard, J. Rancière évoque Mai 68 comme une expérience, un évènement qui ébranle les certitudes, à la fois surprise et désillusion. Un évènement, ce n’est pas quelque chose qui viendrait enrichir la vie intellectuelle mais une rupture véritable, une suspension, une interruption qui ramène chacun à sa propre aventure : « Qui es-tu, toi qui parles ? Que veux-tu dire dont tu désires être le sujet ? […] L’éclat de l’évènement 68, c’est d’avoir été, pour qui l’a voulu, la chance d’une délégitimation de son discours, la possibilité d’abandonner la voie déjà tracée par ceux qui savent pour partir à la recherche de ce qu’il y avait pour son compte à dire4. » À ce moment précis, « un jour de mai » exprime la confusion entre une révolte politique qui est aussi révolte contre les tenants du savoir, et une rencontre d’un genre assez particulier, dans la solitude d’une salle d’archives. Un jour de mai donc, une bibliothécaire lui apporte un carton des archives Gauny, ce prolétaire qui fait des rimes et s’aventure dans le domaine de la spéculation métaphysique, ou, pour le dire autrement, ce philosophe qui s’emploie dans les ateliers et qui pose des parquets dans les maisons bourgeoises. Il lui trouvera un nom pour exprimer cette identification impossible : « le philosophe plébéien5 ».
8Premier tour de spirale donc, ce jour de mai, avec la conjonction entre deux décalages : dés-identification avec la figure du maître savant et du parti de la science ; rencontre avec une figure inédite de l’identification ambiguë, prolétaire revendiquant l’usage du verbe et du concept ou bien plutôt « penseur qui se livre aux occupations matérielles”, selon la belle formule du Philosophie plébéien.
Suites : du Maître savant à la poétique du savoir.
9Second tour de spirale. Il faut reprendre de plus près la question de la critique du savoir académique, pour mieux voir ce qu’elle ouvre. Deux textes permettent de poser cette question : un article intitulé « Pour mémoire : sur la théorie de l’idéologie », écrit en juillet 1969 et publié pour la première fois en 1970 en Amérique Latine dans le recueil Lectura de Althusser ; et La leçon d’Althusser, paru en 1974 aux éditions Gallimard. On resituera un parcours en deux temps. Le premier temps est le moment althussérien d’élaboration, autour d’un angle mort, d’une opposition que l’on ne veut pas voir ou que l’on ne peut pas voir : J. Rancière critique la tentative de mettre en question l’articulation entre savoir et politique tout en préservant l’opposition savant-ignorant. Cette tentative vise en somme à lier les productions internes au champ universitaire et académique aux pratiques politiques et aux luttes sociales, tout en préservant l’autonomie de la pratique théorique, avec ses enjeux propres, son langage et, par-dessus tout, sa division canonique entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Le deuxième moment est celui d’une première exploration, d’une première expérimentation autour de l’hypothèse que l’on peut se passer de maître savant et de la figure de l’ignorance qui lui est corrélative.
10Le premier moment : comment articuler le savoir aux luttes politiques, tout en préservant la fonction du maître savant6?, résume la position d’Althusser7 au début des années 60, en réaction au jdanovisme et à la soumission de toute l’activité scientifique aux visées politiques du parti : il s’agit d’affirmer l’autonomie de la pratique théorique sur la politique. La temporalité théorique est radicalement différente de la temporalité politique. Dès lors, les drapeaux étudiants proclamant « La Sorbonne est à nous » (premières contestations étudiantes en 1963) participent au même délire gauchiste que la biologie prolétarienne. Il n’est pas question de considérer les pratiques de révolte des années 60 pour elles-mêmes, il s’agit bien plutôt de trouver une rationalité politique plus profonde, dans la révolution russe par exemple, de faire ce long cheminement par les textes du marxisme-léninisme et de laisser, pour l’instant, la rationalité politique au Parti Communiste.
11Une première rupture avec cette position est l’entrée de l’althussérisme en politique. C’est le cercle d’ULM de l’UEC qui s’affronte à l’enjeu complexe de participer en tant qu’intellectuel à la transformation du monde.8 Il s’agit alors de deux choses : affirmer la nécessité d’une formation théorique des jeunes militants communistes, et lutter « contre la dispersion politique des opinions par l’unité de la science, [autrement dit] mettre fin à la bataille des idées9 ». Les étudiants ulmiens font voter une motion en ce sens au VIIème congrès de l’UEC en mars 1964. L’affaire se précise encore un peu en décembre 64 avec les Cahiers marxistes léninistes, chargés de prendre en charge la formation des militants, avec cet épigraphe fameuse et terrifiante : « La théorie de Marx est puissante parce qu’elle est vraie. » Ce que J. Rancière appelle l’entrée en politique de l’althussérisme, c’est donc la multiplication des maîtres, puisque pour cette formation théorique, personne n’est mieux désigné que les normaliens. Certes, il n’est pas question de fournir toutes prêtes et vulgarisées des connaissances aux militants mais véritablement d’étudier les textes, de former le parti des lecteurs de Marx, ce qu’esquissera le séminaire Lire le Capital. La thèse est que chacun peut lire Marx, que ce qui compte c’est simplement d’en passer par l’ascèse, la discipline de la Science, de la pratique théorique, qui consiste à se défaire systématiquement des errances de l’idéologie.
12La seconde rupture est provoquée par la Révolution Culturelle Chinoise en 1966, qui a pour conséquence l’éclatement du cercle d’ULM et la formation de l’Union des Jeunes Communistes Marxistes Léninistes. On assiste à la radicalisation des prises de position dans le champ politique et à l’affirmation d’une autonomie des masses, y compris dans le domaine du savoir. Cependant avant 1968, cette rupture reste marquée par les traits de la « politique des philosophes », notamment au niveau de la reproduction des structures hiérarchiques de l’organisation. En 1968, les mao de l’UJCML se retrouvent ainsi rejetés dans le camp des mandarins : « Les dirigeants de l’UJCML réagirent alors en professeurs agressés par leurs élèves, la petite bourgeoisie étudiante qu’ils avaient pour mission d’éduquer10. »
13Ces deux ruptures : entrée en politique de l’althussérisme et sortie de l’althussérisme pour aller aux masses, sont en réalité deux déplacements qui évitent de mettre en question la figure despotique du maître. Dans son article de 1969, J. Rancière synthétise ces problématiques à un niveau plus théorique en critiquant la distinction science/idéologie, qui sert surtout à rejeter l’idéologie du côté de l’erreur ou de l’illusion. En dernier ressort, l’idéologie, qui est la structure matérielle affective et imaginaire de notre adhésion au monde, reste inaccessible à ceux qui sont dans la pratique. La mise en question des contenus du savoir et celle des formes de sa transmission (examens, individualisation, système des disciplines) tend donc à préserver une certaine « division technique du travail » dans l’Université (par opposition à une division sociale), qui est le socle de la fonction pédagogique : « transmettre un savoir déterminé à des sujets qui ne le possède pas, repose sur la condition absolue d’une inégalité entre un savoir et un non savoir11 ». L’enjeu principal reste celui des porteurs du savoir, la question de la défense de l’autorité académique.
14Le deuxième mouvement qu’il faut esquisser est celui de l’expérimentation, qui s’ouvre dans le cœur même de la critique. Contre l’opposition entre la science qui serait révolutionnaire et l’idéologie qui serait toujours sous le joug de l’idéologie dominante, J. Rancière envisage de creuser l’écart entre deux régimes de production différenciés du savoir : un régime académique et autoritaire propre à l’institution bourgeoise et disciplinaire et un régime prolétarien, ancré dans les luttes, qui englobe l’arrêt des machines et la production littéraire, un système de division entre postes de travail annulé et la médecine aux pieds nus12. Un problème se pose cependant immédiatement : cette hétérogénéité est également posée par les tenants de l’orthodoxie qui renvoient sans cesse à la positivité des qualités ouvrières, dans leur dimension sociologique, une positivité des vertus ouvrières qui vient s’articuler à la positivité de la théorie marxiste léniniste pour constituer le propre théorico-pratique de la classe ouvrière. Le deuxième écueil à éviter est que cette hétérogénéité, ce propre de l’ouvrier, est souvent acté à cette époque dans un ensemble de pratiques muettes, de mœurs et de savoir-faire, qui laissent l’espace de la parole et de l’abstraction au bourgeois et au petit-bourgeois. C’est face à ce double danger qu’il faut aller chercher le propre de la parole ouvrière.
15L’idée de J. Rancière est de s’adresser à ce qui a trop vite été rejeté au rang des idéologies petites bourgeoises car pré-marxistes : les discours des ouvriers républicains dans les années 1830-1840, et d’y rechercher une voix ouvrière avant son recouvrement dans le marxisme. Entre l’histoire des doctrines sociales et la chronique de la vie ouvrière, il faut faire une histoire de la pensée ouvrière, de la manière dont les ouvriers nomment leur situation et leur révolte, ce qu’il appellera ensuite une « pensée organique ouvrière13 ». Il fait rapidement une découverte : dans ces discours intermédiaires, il n’y a ni révolte sauvage ni proclamation d’une hétérogénéité propre, mais un « sourd travail de réappropriation des institutions, des pratiques et des mots14 », il y a une classe qui prend la parole pour s’identifier en empruntant des mots et des raisonnements au discours d’en haut. La recherche de ce qui est le propre de l’ouvrier, d’un mode spécifique de formation du savoir ouvrier, se heurte à une première dés-identification : « nous ne sommes pas ce que les bourgeois disent de nous, (des barbares, des esclaves), nous ne sommes pas différents des bourgeois, nous sommes comme eux. » Cette déclaration s’atteste dans son mouvement même : « nous aussi nous parlons, nous raisonnons, nous critiquons, nous créons avec des mots, par des actes de langage. » La spirale de la subjectivation s’est ouverte.
16Dans le projet des Révoltes Logiques, collectif auquel participera Rancière entre 1975 et 1985, l’articulation doit se faire entre une remise en question dans l’ordre des savoirs : « Plus qu’à constituer une encyclopédie, les études menées dans les RL visaient à déplacer les termes du débat présent, à intervenir à cette jointure de l’opinion militante et de la scène universitaire, où se déterminaient les formes de la décomposition et de la recomposition de la figure ouvrière révolutionnaire » ; et une exploration des modes variés de la subjectivation politique : « il n’y a pas de voix du peuple. Il y a des voix éclatées, polémiques, divisant à chaque fois l’identité qu’elles mettent en scène15. » Le voyage dans l’expérience ouvrière des années 1830-1850 permet alors à J. Rancière de poser la question du savoir en des termes qui ne sont ni ceux de la science althussérienne, ni ceux de la systématisation maoïste. Il s’agit d’affirmer qu’il y a bien une pensée ouvrière, autonome, qui engage une parole sur le terrain de la justice et de l’universel, bien au-delà de la simple expression affective.
17C’est ce qu’il théorise sous le nom de « savoirs hérétiques16 » dans un article de Révoltes Logiques. Un tel terme désigne alors les « rapports qui s’établissent, dans les années 1830 à 1850, à la frontière des espaces savants et des espaces populaires ». On pense à l’exemple du menuisier Gauny, par ailleurs évoqué dans La Nuit des prolétaires, qui transformait les emballages de boîtes de lentilles en fragments épars d’une impossible Encyclopédie. J. Rancière décrit de la sorte une appropriation sauvage du savoir, qui passe par une traductibilité de l’expérience matérielle avec la science. Cette pensée et ce savoir d’un genre singulier, Rancière les reprend à son compte, pour décrire sa propre démarche, dans « La Méthode de l’égalité », son intervention en clôture du colloque de Cerisy qui lui était consacré. Contre l’idée (portée, à son époque, par les tenants de la science marxiste) qu’il faudrait attendre une interminable formation avant d’espérer produire un quelconque savoir politique, il s’agissait de commencer sans plus attendre : « On peut prendre des fragments de discours, des petits bouts de savoir qu’on a vérifiés, tracer son cercle initial et se mettre en route avec sa petite machine17. » Et de défaire les partages disciplinaires, de « faire que les textes qui ne se rencontraient pas se rencontrent18 », et de tracer des ponts entre des pratiques de pensée et le territoire de la connaissance. Cette entreprise se définit comme une « stratégie discursive » visant à ouvrir des espaces à la puissance de l’affirmation égalitaire.19
18Cette entreprise, on peut également la nommer « poétique du savoir », en partant d’un terme que J. Rancière élabore pour parler de l’histoire20, en insistant sur l’importance du langage commun (par opposition à un langage technique) dans les formes de constitution du savoir – et sur le refus d’une position de légitimité ou d’un destinataire spécifique21, où l’on se récuse à partir du partage disciplinaire comme tel. On pourrait adéquatement rendre compte par ce concept de ce que nous tentons de faire dans les séminaires : par exemple, prendre un texte de Heidegger sur l’habiter, le confronter aux développements historiques et critiques de Lefebvre, les faire résonner avec la pratique des squats à partir d’un tract rennais et de plusieurs enquêtes de terrain ; ou bien esquisser une problématisation du système éducatif à partir d’un livre de Charlotte Nordmann, des rapports ministériels sur l’absentéisme, et d’une indication donnée dans Le Maître ignorant.22 Mais reprendre une telle « poétique du savoir » n’irait pas sans déplacer certaines conceptions des pratiques de réappropriation et de production collective des savoirs23 :
191) Ne pas commencer par se définir comme étudiants ou intellectuels, mais plutôt travailler au bord de ce que nous ne sommes pas, en mettant tout en œuvre pour décloisonner l’université.
202) Ne pas partir d’un partage disciplinaire qui définirait a) ses destinataires, au sein d’une communauté capable de comprendre un langage technique et de disposer de certains savoirs présupposés, b) des positions de légitimité qu’on acquerrait au sein de ces disciplines, par le niveau de sa formation et la quantité de savoir accumulé.
213) Développer des pratiques de traduction propres à ouvrir au contraire le discours, développer une pratique de l’écriture qui s’intéresse aux mots, au style, à la manière dont un certain jeu littéraire peut avoir des effets sur le champ du savoir. Rechercher, par une traduction mutuelle, à effectuer le raccord des expériences militantes avec les paradigmes théoriques, et des paradigmes théoriques avec les expériences militantes.
Poursuites : subjectivation politique et identification impossible
22Il faut aussi revenir sur l’alternative proposée rapidement en introduction, à propos de la critique du sujet révolutionnaire esquissée par J. Rancière, et plus particulièrement de la manière dont il est pris dans une triple alternative :
23a) « Ni conscience d’une avant garde instruite par la science ni systématisation des idées nées de la pratique des masses. »24 Leçon de 68.
24b) Ni l’un ni le multiple : un sujet unifié de l’histoire (la classe ouvrière) ou la multiplicité irréductible des luttes.
25c) Ni le plein ni le vide : la pleine positivité théorique et sociologique de la classe ouvrière ou la négativité destructrice de la subjectivité rebelle.
26Rancière ou la machine destructrice. Pourtant il faut avancer, malgré tout, et proposer quelque chose à partir de la troisième alternative. Comment cheminer entre la pleine positivité et la pure négativité, entre le sujet politique-ouvrier armé du marxisme et le sujet politique-rebelle insaisissable ? J. Rancière tente de répondre : le sujet politique, ça peut être n’importe qui, en tant que n’importe qui peut tenter et expérimenter dans un acte de langage autonome qu’il appartient à une communauté, et entrer ainsi sur la scène spécifique de la politique. Mais on est déjà très loin quand on dit ça. Retournons à l’article de 1969 : « Pour mémoire, sur la théorie de l’idéologie ». Quand il revient sur ce texte pour sa publication française en 1973, J. Rancière ajoute une note croustillante sur le petit bourgeois (p. 274). Il explique qu’on commencera à penser un peu mieux quand on arrêtera de qualifier tout et n’importe quoi de « petit bourgeois », et surtout que ce concept porte en lui une forte capacité de masquage : « on le voit déjà chez Marx, où il sert en particulier à masquer les contradictions au sein du prolétariat pensées comme contamination du jeune prolétariat moderne par les rêveries artisanales ou les fureurs paysannes des petits propriétaires en déconfiture ». Sur ce point, ajoute J. Rancière, les appareils d’État ouvriers ont largement soutenu cette lecture académique de Marx.
27Ce qui intéresse J. Rancière, ce n’est donc pas tend le sujet qui fuit systématiquement le rapport de pouvoir d’identification qui veut le fixer25 ; la critique du sujet comme pleine positivité théorique et sociologique ne laisse pas place au néant. Le sujet rétif aux identifications chez J. Rancière n’est pas rien, mais tout autre chose, il est même en réalité toujours trop de choses. Il n’est pas non plus une multiplicité trop intense et complexe pour pouvoir être saisie, il est simplement ce qu’il se dit, cela qu’il devient lorsqu’il commence à dire, c’est-à-dire toujours autre chose que ce que l’on veut qu’il soit. Un exemple pour le dire plus clairement : les saint-simoniens entendent conquérir pour les églises tous ces travailleurs souffrants dont ils voudraient soulager les misères et promouvoir la capacité industrielle. Or, « à la place du travailleur souffrant, apparaissent deux personnages : le travailleur égoïste et le prolétaire amoureux26”. Le travailleur lorsqu’il travaille compte bien que ça lui permette de se nourrir, lui et sa famille, et ne veut pas entendre parler de communauté ; et le prolétaire lorsqu’il œuvre pour la communauté des hommes nouveaux, ne veut plus entendre parler de travail. La subjectivation politique est d’abord un écart, un trouble par rapport à la position que l’on occupe. Le travailleur est déjà autre chose qu’un travailleur lorsqu’il s’occupe de politique ou plutôt le sujet politique est toujours autre chose qu’un travailleur, non par un excès ou par un surtravail qui excèderait toute comptabilité ; mais dans la mesure où la politique n’est autre que le surgissement d’une tension au sein même de l’identification. Dès lors, la question ne peut pas être : comment représenter politiquement les travailleurs, ou comment la révolution propulsera-t-elle sans médiation les travailleurs de la chaîne dans les conseils de l’autogestion, mais « comment peuvent s’autoriser à penser, se constituer en sujets de pensée, ceux dont ce n’est pas l’affaire27 ? »
28Dans une intervention du 15 février 1982 au Centre de Recherches philosophie sur la politique à Ulm, intitulée : « La représentation de l’ouvrier ou la classe impossible », J. Rancière a proposé de considérer que pour accéder à la politique, il faut toujours partir d’autre chose que du travail servile et lié à la satisfaction des besoins. Il n’y pas de médiation directe entre la position qu’on occupe dans le mode de production et les positions ou les opinions exprimées, par lesquelles adviennent des sujets politiques. Pas de représentation politique des masses positives donc, ni d’action spontanée des négativités rebelles, mais « la pensée de la servilité active et de sa suppression, l’idée de l’émancipation comme transformation de l’idée servile en identité libre », transformation qui implique un certain nombre de flexions et de cheminement puisque la liberté du prolétaire « ne peut se gagner sur la nécessité que par la longue tension d’une spirale ». On ne retrouve pas cependant la longue antichambre théorique devant mener aux portes de la politique, mais une pluralité de pratiques et d’appropriations des discours et des actes, sur le fond d’un écart à soi fondamental, qui sont le cœur même de l’émancipation.28 On peut avoir une idée de ces pratiques des identifications impossibles ou des subjectivations politiques29, à partir des figures déjà évoquées du prolétaire amoureux, du savetier botaniste, du parqueteur philosophe, et du cordonnier poète.
29On peut aussi repenser à la « culture en désordre », dans le film de Marcel Carné, Les enfants du paradis, qui montre au milieu du 19ème siècle, ces théâtres parisiens où se mêlent les prolétaires et les bourgeois, où le théâtre est évènement, confusion des identités et des destinataires, un théâtre pour lequel ce qui importe, c’est le mélange des places dans la matérialité du partage de la salle, plus que la représentation. Contre ce désordre des appropriations et des barrières, le baron Haussmann fera numéroter toutes les places, à chacun son siège et que l’air puisse passer. J. Rancière a écrit un article sur ces théâtres dans lesquels jouaient Baptiste et Frédéric, et sur les circulations entre militantisme, appropriation culturelle et promotion sociale :
La possibilité même que la goguette produise des propagandistes comme Charles Gille ou des réseaux militants passe par ce détour, par son aspect de promotion culturelle minoritaire, introduisant des lignes de fracture dans la classe des producteurs. Car c’est sans doute à partir de ses lignes de fracture qu’une classe devient dangereuse, à partir des lignes de fuite des minorités qui ne supportent plus le travail mais aussi les mœurs et les propos de l’atelier, bref qui ne supportent plus l’être ouvrier. (…) Les classes véritablement dangereuses sont peut être moins les sauvages supposés miner les souterrains de la société que les migrants qui se déplacent à la limite des classes, les individus ou les groupes qui développent en eux des capacités inutiles à l’amélioration de leur vie matérielle, propres en revanche à le leur faire mépriser30.
30*
31Il semble qu’on puisse poser les problèmes de subjectivation politique à partir de trois questions, qui partent souvent d’expériences très concrètes : qu’est-ce qui fait qu’on se politise ? Quel rapport peut-il y avoir entre « politisés » et « non-politisés » ? Qu’est-ce qui fait la division ou au contraire l’unité de ces politisations ? On pourrait dire que la question de J. Rancière, lorsqu’il remet en cause l’unité de la classe ouvrière, est de penser la complexité et la subtilité des dynamiques subjectives à l’œuvre dans toute politisation. Cela entraîne chez lui deux gestes distincts :
32- d’abord, montrer que la politique possède une dimension esthétique tout à fait décisive, qu’elle repose toujours sur certaines constructions de l’espace-temps, sur certains mots, certaines images, sur une répartition de ce qu’on peut dire, de ce qu’on peut voir, de ce qu’on peut faire. Une politisation se fait toujours dans le brouillage de cette division, jamais seulement par une explication rationnelle. On peut affirmer du même coup que « l’ouvrier qui, sans avoir appris l’orthographe, s’essaie à faire des rimes au goût du jour est peut-être plus dangereux pour l’ordre idéologique existant que celui qui récite des chansons révolutionnaires » (« Le bon temps ou la barrière des plaisirs », dans Les Scènes du peuple).
33- ensuite, montrer que l’émancipation et son contraire (ce que J. Rancière nomme la « police ») s’échangent et s’entrelacent constamment, que la politique se fait toujours dans l’impureté, dans l’ambiguïté. Et que la délimitation de ce qui est émancipateur et de ce qui ne l’est pas est toujours à reprendre. C’est toute l’opération tentée dans les Révoltes logiques, où il montre comment le syndicalisme révolutionnaire en vient à tremper dans la collaboration (« De Pelloutier à Hitler », dans Les Scènes du peuple), comment des collectifs d’artistes voulant s’engager auprès de militants et d’ouvriers se heurtent à tant de contradictions qu’ils décident de se syndiquer à la CGT pour lutter en tant qu’ « artistes-producteurs », ce qui prépare un glissement qui les fera finalement défendre un « service public critique » tout à fait intégré à l’ordre dominant, et en contradiction avec les idéaux gauchistes présents à l’origine (« Le compromis culturel historique », dans Les Scènes du peuple). L’émancipation peut ne plus être là où on l’attendait comme elle peut se trouver là où on ne l’attendait pas. En faisant craquer toutes les formes rigidifiées de théorisation de l’émancipation, J. Rancière invite à la passer au crible de la subtilité des situations singulières, pour se donner la possibilité de la redéfinir dans un second temps, de manière ouverte, délivrée de ses dogmatismes, et beaucoup plus proche du réel politique.
34 Car le danger auquel s’expose une pure déconstruction est considérable : le risque d’une politique nihiliste ou consensuelle (« on ne sait jamais ce qui est émancipateur, contentons-nous donc de l’ordre existant ») ; ou, au contraire, le risque d’un pur détachement, hors de toute division sociale, sans prétentions à transformer la société dans son ensemble, sans unité transversale des luttes. Il faut donc réaffirmer la subjectivation politique non seulement comme une rupture avec les partages établis, mais aussi comme un processus polémique, toujours tendu, de diverses manières, vers la transformation de l’ordre en lui-même. C’est pourtant une polémique non militariste, en ce qu’elle ne cherche pas à figer des lignes de front en vue d’identifier l’ennemi.
35Ce qu’une étude des processus de politisation, issue de mai 68, nous apprend alors, c’est à remettre en cause la séparation entre le politisé et le non-politisé, le militant et le non-militant, qui implique toujours une monopolisation du sens de la politique et de l’émancipation. J. Rancière souligne au contraire le franchissement de ces frontières, lorsque le prolétaire devient autre chose que prolétaire, devient philosophe, ou savant, ou poète ; symétriquement l’étudiant, l’intellectuel peuvent devenir prolétaire, par ce que J. Rancière appelle une « identification impossible ». C’est un rapport où le militant doit devenir non militant, et l’inverse.31 Sans ce processus susceptible de nous traverser tous, on ne peut guère comprendre comment le militant, fort de sa « conscience » de la situation, ou de son ascendant moral (qui sait le distinguer de l’anarchiste petit-bourgeois), peut encore transmettre quelque chose au non-militant : les impasses du discours argumenté (qui n’a jamais politisé personne) et des actes exemplaires (qui ne se sont jamais propagés automatiquement) en attestent.
36Cela ouvre à la pratique politique une piste à la fois paradoxale et stimulante : comment militer tout en ne militant pas, ou comment militer sans se considérer comme militant… ? Geste qui est aussi toujours double : brouiller d’abord toutes les certitudes militantes, puis devoir en retracer d’autres, délestées de toute « privatisation de l’universel32 ». Peut-être faut-il appeler « communisme » le deuxième versant de cette tentative33…