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- N° 6 (juillet 2016)
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Spinoza contre Spinoza : l’antihumanisme de Frédéric Lordon à la lumière de l'althussérisme
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Version PDF originaleTable des matières
1Parce qu’à travers la description de la configuration actuelle des sciences sociales, Frédéric Lordon y livre les raisons qui l’ont poussé vers Spinoza, La société des affects permet de réfléchir sur l’actualité du spinozisme, entendue comme l’ensemble des usages qui en sont faits pour comprendre une conjoncture intellectuelle et socio-politique déterminée1. En l’occurrence, si F. Lordon préconise un certain retour à Spinoza, c’est avant tout pour contrecarrer une tendance dominante dans les sciences sociales actuelles : celle qui consiste à restaurer un certain humanisme théorique afin de s’opposer aux conséquences du « structuralisme »2. Pour F. Lordon, ces sciences sociales « humanistes » reprochent au structuralisme d’avoir oublié le mouvement historique et tentent, a contrario, de penser l’action de l’homme dans l’histoire en abandonnant l’étude des structures et en restaurant la figure du sujet comme instance de liberté souveraine. Fondamentalement hostile à cette « révolte humaniste » mais conscient des difficultés engendrées par les pensées structuralistes pour traiter le problème du mouvement historique, F. Lordon propose de penser à nouveaux frais l’action politique et les transformations de l’histoire sans pour autant s’appuyer sur le postulat de la liberté de l’homme. C’est dans cette perspective qu’il se réjouit du regain d’intérêt des études sociologiques pour la question des émotions, déplorant néanmoins le « subjectivisme psychologique » qui les anime. Ainsi s’explique l’actualité de Spinoza : concevoir les émotions sans les réduire à des états d’âmes intérieurs afin de penser le mouvement historique depuis la production des affects. La conception spinoziste des affects permettrait de penser l’action politique en prenant en compte les structures.
2Mais, le « Spinoza éthique » mobilisé par F. Lordon permet-il véritablement d’éviter les apories du structuralisme sans pour autant mettre de côté certaines de ses exigences ? Afin de mieux saisir ce geste, cet article l’interrogera à partir du « détour par Spinoza3 » qu’Althusser, s’élevant contre ceux qui concevaient la philosophie marxiste comme un « humanisme théorique », fit avant lui dans les années 1960.
1. Le spinozisme de Frédéric Lordon : reproduction et crise des affects institutionnels
3Avec Spinoza, il est en effet possible d’appréhender l’action à partir du conatus, c’est-à-dire l’effort de l’individu pour persévérer dans son être. C’est, dit autrement, proposer une analyse en termes de désir et non de libre-arbitre. Le désir est à la fois le biais par lequel l’individu est déterminé par les structures et ce qui peut le pousser à s’en détacher. Penser en termes de désir permet de concevoir les forces motrices en jeu dans les structures qui, bien qu’œuvrant la plupart du temps à la reproduction de ces structures, peuvent, sans pour autant « échapper à l’ordre causal de la détermination4 », rompre leur rapport à celles-ci. Ce passage de la reproduction à la rupture se fait par le biais des affects, par lesquels le conatus peut changer d’orientation. La prise de distance avec l’ordre établi ne requiert plus de supposer l’irruption de la liberté car la sédition elle-même résulte de « la poursuite de la causalité passionnelle dans de nouvelles directions5 ». Le « structuralisme des passions » permet dès lors de penser tant les crises de l’ordre institutionnel que la reproduction de son autorité. C’est ce que F. Lordon s’emploie à démontrer à travers une analyse originale de la thématique des institutions.
4F. Lordon rappelle que la révolte humaniste a remplacé le concept de « structure » par celui d’« institution », mettant au premier plan de la théorie des organisations sociales le problème de leur légitimité. Mais il relève que les concepts d’« institution » et de « légitimité » ne sont jamais vraiment questionnés pour eux-mêmes, ni véritablement définis. C’est à leur révision en même temps qu’à leur analyse critique qu’il s’emploie en proposant de penser les institutions à partir de leur efficacité plutôt que de leur légitimité6. Pour F. Lordon, l’institution n’a pas seulement une fonction négative de répression, elle a également une fonction positive d’« information ». Ces deux faces de l’institution doivent être comprises à partir du conatus. D’une part, pour qu’une institution puisse avoir une certaine efficacité répressive sur des individus définis comme conatus, il faut qu’elle soit elle-même une composition de forces, c’est-à-dire une configuration de puissances et d’affects. D’autre part, en procurant aux individus pris sous leurs rapports des objets vers lesquels leur conatus peut s’orienter, les structures institutionnelles donnent une forme à l’énergie originellement amorphe du conatus. Que ce soit dans sa fonction positive ou dans sa fonction négative, pour être efficace, l’institution doit mobiliser des affects. Dans la mesure où les rapports institutionnels déterminent efficacement des comportements, c’est-à-dire des orientations du conatus, ajustés aux réquisits de la norme dominante, ils marchent aux affects et à la puissance. S’inspirant de la lecture que fait Alexandre Matheron du Traité politique7, F. Lordon affirme que les institutions tirent leur efficace de la puissance de la multitude, c’est-à-dire du pouvoir qu’a la multitude d’affecter tous ses membres ou de s’auto-affecter par la production d’un affect commun.
5Ne se contentant pas de penser les ordres institutionnels, F. Lordon réfléchit également sur leurs moments de crise. À cette fin, il recourt à une autre thèse du spinozisme : l’incompressibilité du droit naturel de l’individu. Chez Spinoza, il y a une continuité entre l’état de nature et l’état civil. Cela signifie que chaque individu reste d’une certaine manière doté de son droit naturel, c’est-à-dire de la puissance qui est la sienne à l’état de nature. Puisque les individus ne renoncent jamais définitivement à leur puissance, lorsque les institutions sollicitent de leurs sujets plus que ceux-ci ne sont capables de supporter, la puissance de ces sujets peut ressurgir. Le franchissement d’un certain point d’insupportable transforme l’affect commun de crainte ou d’espoir en affect commun d’indignation. Cette modification des affects collectifs fait sortir les sujets des rapports institutionnels sous lesquels ils vivaient jusque-là. Puisqu’« un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer8 », seul un affect commun d’indignation suffisamment puissant peut défaire l’affect commun qui maintenait la multitude en place. L’irréductibilité du droit naturel est un foyer permanent de rébellion. Ainsi, par exemple, des révoltes d’usine qui ont eu lieu en France dans l’« après 1968 ». F. Lordon montre que « l’insubordination ouvrière9 » est bien souvent déclenchée par le surgissement d’un affect commun d’indignation lui-même provoqué par « le geste de trop » sur lequel viennent se cristalliser toutes les vexations et les offenses accumulées jusque-là. Dans le cas du conflit de Confection-Sèvres-Vendés de 1973, le geste de trop qui poussa la multitude à l’action est l’installation de haut-parleurs dans les toilettes afin d’en chasser les salariés qui y prennent trop leur temps. Lorsqu’en se défaisant l’affect commun suspend l’ordre institutionnel, « l’état de nature » ressurgit au sein même de « l’état civil usinier ». Néanmoins, l’effondrement institutionnel ne ramène jamais complètement à « l’état de nature », mais annonce plutôt l’advenue d’un ordre alternatif.
2. Spinoza éthique et Spinoza gnoséologique. Lordon ou Althusser.
6On voit donc que prendre en compte les affects par le biais de la mise en place d’un structuralisme des passions permet de penser l’action et la lutte sans pour autant recourir à la liberté du sujet. Retourner à Spinoza contre la renaissance du « cogito cartésien » ? Cette tentative n’est pas sans rappeler le détour par l’antihumanisme de Spinoza que fit Althusser dans les années 1960 pour s’opposer aux lectures humanistes de Marx10. Pourtant, le philosophe marxiste n’est quasiment jamais cité dans l’ouvrage de F. Lordon. Son nom apparait uniquement lorsque, traitant des réactions face à l’incapacité structuraliste de penser les transformations, l’auteur fait allusion au graffiti de Mai 68 : « Althusser à rien11 ». Il est vrai que nombre de critiques n’ont pas manqué d’être adressées à l’encontre du « structuralisme althussérien » et de sa conception de l’agir politique. La plus célèbre et la plus aiguë d’entre elles fut sans doute celle de Jacques Rancière12. Rancière reprochait à la thèse de la détermination des individus par la structure matérielle de l’idéologie, construite par Althusser avec Spinoza, de poser implicitement la « Théorie » comme l’intermédiaire nécessaire entre les dominés et leur lutte. Althusser n’arriverait à sortir de l’incapacité historique engendrée par l’immuabilité des structures qu’en recourant à une théorie de l’éducation des dirigeants du Parti, considérant l’intellectuel comme celui qui rend possible l’action véritablement transformatrice. La coupure entre la science et l’idéologie, conçue sur le modèle de la différence entre la raison et l’imagination, lui permettrait de distinguer les politiques de lutte entre elles, en opposant la politique guidée par l’idéologie – c’est-à-dire par les lectures humanistes et économistes de Marx – et la politique éclairée par la Science marxiste, dont le contenu est véritablement matérialiste, communiste et révolutionnaire. De ce point de vue, l’opération althussérienne prolongerait la démarche léniniste consistant à montrer que seul le Parti porteur du savoir marxiste rend possible l’organisation d’une lutte prolétarienne qui ne soit ni un combat réformiste ni une simple révolte sporadique. F. Lordon parvient-il à conserver la détermination par les structures sans tomber dans cette conception qui ne pense l’action qu’au prix d’une dépendance des masses vis-à-vis de la théorie ? Réussit-il à utiliser Spinoza sans tomber dans les travers qui furent reprochés à Althusser ?
7Ce qui distingue l’entreprise de Lordon de la lecture althussérienne de Spinoza, c’est avant tout l’importance accordée à la théorie spinoziste du désir et des affects. Alors qu’Althusser se basait principalement sur le deuxième livre de l’Éthique et sur le Traité théologico-politique, c’est-à-dire sur l’épistémologie de Spinoza et sur l’ouvrage qui en pense les conséquences politiques, Lordon s’appuie essentiellement sur les livres III et IV de l’Éthique et sur le Traité politique, c’est-à-dire sur la théorie du conatus, et sur la conceptualisation de ses implications politiques. Althusser lisait Spinoza à partir de son épistémologie « anti-cartésienne » selon laquelle l’individu se trompe parce qu’il est, de manière immédiate, nécessairement pris dans la connaissance spontanée de l’imagination et non en raison d’un défaut de son libre arbitre. Dans Éléments d’autocritique (1974), Althusser attribue à l’influence de sa lecture de la conception spinoziste de l’imagination sa problématisation, dans les années 1960, du concept marxien d’idéologie comme rapport vécu des individus à leurs conditions d’existence. C’est Spinoza qui permet de donner au marxisme la théorie véritablement matérialiste de l’idéologie dont il manquait : l’imagination – ou le premier genre de connaissance – n’est pas une faculté de l’âme, mais le monde vécu des hommes. On peut donc dire que le « spinozisme » de Pour Marx laisse de côté la puissance des passions et des affects au profit d’une théorie de la raison pensée depuis les formes et les enjeux de sa coupure d’avec l’imagination.
8On peut se demander si, de son côté, F. Lordon ne néglige pas la puissance de la raison et des affects actifs en s’appuyant principalement sur la théorie du désir. La société des affects fait en effet peu de cas de la différence entre raison et imagination. Ce sont alors les problèmes liés à cette distinction qui semblent refoulés et, en premier lieu, celui, éminemment politique, des rapports entre savants et ignorants. N’est-ce pas ce problème qui se cache derrière la volonté de l’humanisme théorique de penser l’action contre le primat des structures ? Il est frappant que F. Lordon n’aborde jamais le problème que pose la posture critique prise par les penseurs « structuralistes » venant apporter la conscience à des individus déterminés par des structures s’imposant à eux de manière inconsciente. C’est pourtant contre une telle posture que se sont développés certains travaux sociologiques rangés par F. Lordon dans le courant humaniste, comme l’ouvrage de L. Boltanski et L. Thévenot De la justification. Si Boltanski et Thévenot reviennent aux acteurs, c’est d’abord pour mettre en avant leurs compétences critiques. Cette insistance sur les capacités de jugement mises en œuvre par les acteurs eux-mêmes a principalement pour objectif de prendre de la distance vis-à-vis de la sociologie critique qui, selon Boltanski et Thévenot, réservait le monopole des opérations critiques au sociologue conçu comme opérateur du « dévoilement radical13 ».
9Soyons juste : à ne pas poser le problème de la posture critique impliquée par le structuralisme, F. Lordon ne la reconduit pas pour autant. C’est même un dépassement du problème de l’intermédiaire du dévoilement que le « structuralisme des passions » semble vouloir opérer. Ainsi F. Lordon rapporte-t-il la prise de distance par rapport à l’institution qui rend possible l’action au surgissement, au sein même de la multitude, d’un affect commun plus fort, plutôt qu’à une prise de conscience de la domination institutionnelle amenée par des intellectuels démystificateurs. Il peut cependant être intéressant de se demander quel a été le prix de la « résolution » de ce problème. On le fera en examinant de plus près la recherche menée par Lordon d’un critère d’évaluation des institutions dans l’œuvre de Spinoza.
10Afin de montrer que toutes les institutions ne se valent pas, F. Lordon propose de prendre comme critère de différenciation la puissance du conatus : évaluer une institution, ce serait déterminer si elle fonctionne plutôt aux affects joyeux ou plutôt aux affects tristes, c’est-à-dire si elle permet ou non aux individus qui vivent sous ses rapports de maximiser leur puissance. Quand, dans le Traité politique14, Spinoza distingue la multitude libre de la multitude soumise en ce que celle-ci est conduite par l’espoir et celle-là par la crainte, c’est, écrit F. Lordon, en fonction de « la norme de puissance du conatus15 », car la crainte débouche sur des diminutions de puissance. C’est ce dont témoigne un autre extrait du Traité politique, dans lequel Spinoza distingue la cité où les sujets paralysés par la crainte ne prennent pas les armes, de la cité où les sujets menés par la force d’âme sont véritablement en paix16. F. Lordon commente :
Là encore, les mots ne sont pas lâchés au hasard. Dans l’Éthique qui précède de quelques années le Traité politique, Spinoza réserve la « force d’âme » à un très haut régime de puissance : « je ramène à la Force d’âme toutes les actions résultant des affects qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il comprend » (Eth., III, 59, scolie) – « l’esprit en tant qu’il comprend », par les forces de la raison donc, et non plus par le travail délirant de l’imagination, c’est-à-dire dans un régime déjà très affranchi de la servitude passionnelle, et par là livrant à de plus hautes puissances humaines.17
11Mais peut-on ainsi changer de niveau, c’est-à-dire passer d’une explication en termes d’augmentation et de diminution de puissance à une explication en termes de différence de genre de connaissance ? F. Lordon le fait, mais au prix de réduire la seconde à la première : la compréhension par la raison, ce n’est rien d’autre qu’une entrée dans la sphère des « plus hautes puissances humaines ».
12Derrière cette réduction de l’ordre des raisons à l’ordre affectif, c’est le problème du rapport entre raison et affects qui est impensé, et avec lui, le problème de la coupure et du passage entre l’imagination et la raison... Chez Spinoza, « les affects qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il comprend » sont des affects actifs, c’est-à-dire les affects dont l’individu affecté connait adéquatement la cause par le biais de la raison. Plus un individu connait adéquatement les causes qui le déterminent, plus il est actif. L’activité semble dès lors être réservée aux savants – ou du moins à ceux qui entreprennent le processus menant du premier au secondgenre de connaissance. Dans une « cité véritablement en paix », la raison doit en quelque sorte jouer un rôle d’intermédiaire entre la passivité et l’activité. É. Balibar a insisté sur ce point : lorsque dans le Traité théologico-politique, Spinoza pose le problème de la libération des ignorants, il aboutit à une aporie. Car, la raison intervient toujours dans le processus de libération des « non-savants », même si c’est de manière indirecte, par le biais d’une transformation rationnelle de la religion. Les masses ignorantes restent incapables de se transformer elles-mêmes, en tant qu’ignorantes, pour passer du premier au deuxième genre de connaissance, de la passivité à l’activité18. Le problème que Rancière diagnostiquait dans la philosophie althussérienne serait donc en quelque sorte déjà présent chez Spinoza – confirmation des Éléments d’autocritique attribuant le « théoricisme19 » de Pour Marx et de Lire le Capital à leur spinozisme.
3. Le problème de la durée des luttes et du « devenir-actif »
13En réduisant la différence entre raison et imagination (entre affects actifs et affects passifs) à une simple différence de quantité de puissance, F. Lordon se donne les moyens de refuser d’attribuer à la raison, l’intellectuel ou la théorie le statut de médiation par laquelle l’individu déterminé par les structures doit nécessairement passer afin que son action soit véritablement transformatrice. Autrement dit, en « négligeant » un élément essentiel de l’éthique spinoziste, F. Lordon parvient à éviter l’écueil de l’intellectuel démystificateur. Mais, par là même, il s’interdit de problématiser la question de l’activité des « ignorants » ou, plus exactement, de leur devenir actif. Comment les individus passent-ils peu à peu des affects passifs aux affects actifs ? Chez Spinoza, le passage du premier au deuxième genre, ce devenir actif, est processuel et irréversible, car il se fait en se saisissant au fur et mesure de la connaissance de ce qui nous détermine : il transforme en profondeur le rapport de l’individu au monde. Chez F. Lordon, lorsqu’un certain seuil d’insupportable est dépassé, l’affect d’indignation qui en découle rend les individus actifs en les détachant des institutions qui informaient leurs affects et leurs comportements. Mais pour combien de temps ? Le détachement vis-à-vis des institutions tel qu’il peut avoir lieu lors d’une révolte sporadique suffit-il à initier un processus qui, pour devoir toujours être recommencé, ne s’arrêtera plus ? Il est difficile d’évaluer si, pour F. Lordon, un seuil dépassé suffit à provoquer une transformation affective telle qu’elle fait passer durablement de la passivité à l’activité.
14Au contraire, l’un des enjeux majeurs de la lecture althussérienne de Spinoza, c’est celui de la consistance de l’idéologie : elle n’est ni le simple reflet de la structure économique ni une simple erreur à détruire, mais elle-même une structure matérielle. Par exemple, l’idéologie bourgeoise peut survivre après la Révolution, malgré la destruction du mode de production capitaliste et de la propriété privée et, au sein des luttes prolétariennes, malgré la prise de conscience apportée par le Parti. En faisant de la sphère de l’idéologie une structure matérielle inscrite dans les corps et les comportements des individus, Althusser met donc en avant des difficultés que les marxistes n’avaient pas assez prises en compte. Et c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’idée célèbre selon laquelle, dans la logique « structuraliste » d’Althusser (qui sur ce point rejoint celle de Bourdieu), sans la connaissance des structures qui les dominent, les individus ne parviennent, lorsqu’ils tentent de transformer ces structures, qu’à contribuer à leur reproduction, voire à leur renforcement. Pour que les individus puissent agir malgré la détermination par les structures, il faut qu’ils prennent une certaine distance avec l’idéologie.
15Il me semble dès lors que le détour par Spinoza n’a pas mené F. Lordon uniquement au « théoricisme » mais également à indiquer un problème sans y apporter de solution, ni même de développement propre : celui de la transformation du rapport vécu des individus comme condition d’une transformation sociale durablement fidèle à son orientation20.La définition althussérienne de l’idéologie conçue sur le modèle de l’imagination spinoziste conduirait à poser la question suivante : à quel point la transformation sociale peut-elle s’inscrire dans la durée et atteindre véritablement les fins qu’elle se fixe si elle n’est pas soutenue par une transformation profonde et durable du rapport des acteurs sociaux à leurs conditions d’existence – transformation advenant par l’intermédiaire, dans le meilleur des cas indirect21, de la science marxiste ? Chez Althusser, que ce soit dans la version théoriciste ou non théoriciste de Pour Marx, la référence à la différence raison/imagination s’insère dans une opération intellectuelle visant à énoncer une double exigence : celle de l’orientation de la lutte et de l’inscription de ses effets dans la durée22.
16Or, si F. Lordon pense l’irruption des luttes à partir de la théorie spinoziste du désir, il ne réfléchit pas à proprement parler sur la direction que prend un tel surgissement. Il ne se demande pas quels affects ou quelles puissances devraient être mis en œuvre pour que la lutte ne soit pas seulement une révolte de courte durée. À cet égard, il est remarquable que le type de luttes que Lordon appréhende à partir de l’« après 1968 » soit relativement sporadique : elles n’ont ni vraiment duré, ni abouti à une transformation en profondeur. L’impasse faite sur le problème politico-épistémologique de la sortie de l’idéologie et de la production d’affects actifs témoigne de l’absence de problématisation de la possibilité d’une action politique effectivement « transformatrice », c’est-à-dire de la question de l’organisation durable des révoltes engendrées par des affects d’indignation et les dépassements des seuils d’insupportable. Et on peut se demander si penser la libération de la multitude sans passer par une transcendance ou un tiers n’entraîne pas nécessairement le refoulement du problème de l’orientation des luttes et de la transformation sociale, autrement dit du problème des formes et modalités de leur réalisation et de leur développement, au-delà des conditions de leur surgissement et en-deçà de la détermination de leurs fins.
17Toutefois, ces quelques réserves ne viennent en aucun cas récuser la pertinence de la critique élaborée par F. Lordon de l’entreprise de restauration humaniste. L’un des grands mérites de La société des affects est en effet de démanteler une solution – morale, humaniste – se présentant trop souvent aujourd’hui comme une évidence. Cet impitoyable démontage, qui situe précisément Lordon dans la lignée du spinozisme althussérien, présente un apport fondamental dans la conjoncture actuelle. Néanmoins, dans la mesure où il ne parvient à poser son problème qu’en taisant certaines difficultés engendrées par le spinozisme, F. Lordon ne semble trouver dans cette philosophie qu’une demi-solution. Il ne peut effectivement penser la libération par les affects qu’en utilisant d’une certaine manière « Spinoza contre Spinoza ». Car la lecture de Spinoza nous force à formuler ce que F. Lordon met de côté, c’est-à-dire, en même temps que la question du rôle de la raison par rapport aux passions, celle des rapports entre savants et ignorants : Spinoza constitue-t-il véritablement le meilleur matériau pour l’entreprise de Lordon ? L’actualité de Spinoza, et plus précisément du Spinoza éthique, est-elle vraiment aussi évidente que notre conjoncture intellectuelle le laisse parfois penser23 ? Mais l’aporie consistant à penser la libération de la multitude par elle-même et donc à s’interdire de lui donner une direction, ou à se donner la possibilité de penser l’orientation et la durée des effets de la lutte mais en déterminant dès lors l’impossibilité pour la multitude de se libérer par ses propres moyens, ne concerne peut-être pas seulement le spinozisme de Lordon. Elle pourrait caractériser l’horizon actuel de la pensée politique et son effort de réflexion sur l’émancipation sans recours à une transcendance morale ou rationnelle qui en garantisse les conditions, les fins, mais surtout le procès de réalisation. Dans cette perspective, le « Spinoza contre Spinoza » que joue F. Lordon peut apparaître également comme un geste opéré afin de sortir d’interminables débats.
Notes
1 F. Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.
2 Dans ce cadre, il faut entendre structuralisme au sens large. En effet, le terme « structuralisme » semble avant tout servir à F. Lordon à désigner les pensées qui conçoivent le monde social à partir de ses structures. Selon ces conceptions, l’individu, étant déterminé par les structures sociales, n’est pas considéré comme un sujet doté de volonté. Ce « structuralisme » implique donc un certain « antihumanisme ».
3 L. Althusser, Solitude de Machiavel, Paris,PUF,1998, p.183.
4 F. Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, p. 12.
5 Ibid.
6 Il développe ainsi une intuition que le dernier ouvrage de Boltanski a esquissée sans en déployer toutes les implications : dans De la critique, Luc Boltanski proposait de penser l’institution comme puissance déontique. Cf. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
7 A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969.
8 Spinoza, Éthique, IV, 7, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1999.
9 F. Lordon s’appuie sur l’ouvrage de X. Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
10 Dans « Sur le jeune Marx » (1960) et « Marxisme et humanisme » (1963), Althusser s’oppose aux intellectuels du P.C.F. qui conçoivent la philosophie de Marx à partir des concepts humanistes de ses œuvres de jeunesse. Pour lui, il faut penser la philosophie marxiste depuis l’antihumanisme du Capital selon lequel ce qui détermine en dernière instance une formation sociale, ce ne sont pas les hommes, mais les rapports de production.
11 F. Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, p. 12.
12 Voir J. Rancière, La leçon d’Althusser (1974), Paris, La Fabrique, 2011.
13 Voir notamment L. Boltanski, « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix. vol. 3, n° 10-11, 1990, p. 124-134. Sur ce point, L. Boltanski est proche de la critique de Bourdieu élaborée par Rancière dans Le philosophe et ses pauvres (Paris, Fayard, 1983) où le sociologue critique est accusé de tenter éternellement de prouver la nécessité de la science du sociologue démystificateur.
14 « Une multitude libre est en effet conduite par l’espoir plus que par la crainte ; une multitude soumise, par la crainte plus que par l’espoir. L’une s’applique à cultiver la vie, l’autre seulement à éviter la mort », Spinoza, Traité politique, V, 6, cité dans F. Lordon, La société des affects, p. 155.
15 F. Lordon, La société des affects, p.156.
16 « Une cité où les sujets, paralysés par la crainte, ne prennent pas les armes, doit être dite plutôt sans guerre qu’en paix. La paix en effet n’est pas l’absence de guerre : c’est une vertu qui naît de la force d’âme. » Spinoza, Traité politique, V, 4, cité dans F. Lordon, La société des affects,p. 156.
17 Ibid.
18 Voir É. Balibar, La crainte des masses, Paris, Galilée, 1997.
19 La déviation théoriciste présente, selon Éléments d’autocritique, dans Pour Marx et Lire le Capital est la tendance à accorder trop d’importance à la Théorie, par le biais de l’insistance sur la distinction entre la science et l’idéologie en général, et à « oublier » la politique, c’est-à-dire pour Althusser, la lutte des classes.
20 L’intérêt d’Althusser pour la question de la transformation du « vécu » semble être confirmée par sa tentative longtemps réitérée de nouer les problématiques théoriques du marxisme avec celles de la psychanalyse que résume assez bien la phrase de son ami Jacques Martin – citée par Althusser à plusieurs reprises – qui, détournant Lénine, affirmait : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité (Lénine) plus la psychanalyse de masse ». Althusser paraissant penser cette transformation davantage avec Freud et Lacan qu’à partir du devenir actif spinoziste, le processus de transformation décrit dans l’Éthique serait donc aussi peu présent chez lui que chez F. Lordon.
21 Il me semble, en effet, qu’à côté de la tendance « théoriciste » considérant la prise de distance avec l’idéologie uniquement comme le résultat de la coupure de la science marxiste avec l’idéologie bourgeoise, existe une autre tendance suivant laquelle le rapport critique à l’idéologie peut advenir autrement, et notamment être provoqué par la représentation d’une pièce de théâtre « matérialiste », c’est-à-dire mise en scène selon des principes dérivant du savoir marxiste. Dans ce cas, la théorie marxiste ne joue qu’un rôle indirect dans le devenir actif des « non- savants ».
22 Le rôle de la distinction Raison/imagination au sein de cette opération devient visible lorsque l’on appréhende le spinozisme d’Althusser à partir des enjeux politiques qui traversent ses réflexions sur la question de la durée – de « Contradiction et surdétermination » (1962) à « Machiavel et nous » (1972) – ainsi que ses pensées sur l’orientation et l’organisation de la lutte – de Lire le Capital (1965) à « Histoire terminée, histoire interminable » (1976).
23 Voir C. Spector, « Le spinozisme politique aujourd’hui », Esprit, mai 2007, p. 27-45. L’auteur y montre l’évidence qu’est devenu dans la pensée politique contemporaine le recours à Spinoza, et plus encore au spinozisme du désir et des affects.