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- N° 4 (avril 2011)
- Dossier : Efficacité : normes et savoirs
- L’efficacité comme norme
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L’efficacité comme norme
Table des matières
1L’efficacité semble être devenue une donnée centrale du monde contemporain dans la mesure où elle occupe véritablement l’espace de la norme. Cependant, pas plus la définition canonique de l’efficacité, entendue comme la propriété de ce qui atteint son but, que celle de l’efficience, entendue comme la propriété de ce qui atteint son but au moindre coût ou avec un minimum de moyens, ne me semblent pouvoir rendre compte adéquatement de cet idéal d’une parfaite efficacité ni dès lors de la nouveauté d’une pratique du gouvernement qui se voudrait entièrement soumise à cette efficacité parfaite. C’est d’abord ce paradoxe, que je veux ici tenter de comprendre, et donc aussi la difficulté qu’il y aurait à parler directement d’efficacité, malgré l’apparente simplicité de ce mot, et l’unanimité de l’accord qu’il suscite spontanément quand il y est fait référence. Pour ce faire, il me faudra d’abord compliquer le rapport de la question de l’efficacité à celle de son inscription dans un cadre utilitariste, et montrer qu’il ne s’agit pas simplement de critiquer ce dernier, lequel serait bien plutôt annihilé qu’approfondi par la norme de l’efficacité. Ensuite, et toujours de manière à nourrir un questionnement sur l’efficacité comme norme, je pourrai tenter de penser la différence entre la langue et les normes (par exemple ISO) que nous employons pour nous comprendre, avec les types d’efficacité ou de réussite qui leur sont propres. Et dans le creux entre la langue et la norme, j’aurai situé la loi, qui pourra servir ainsi de référence pour penser l’efficacité, en ce qu’elle apparaîtra tout simplement comme son contraire : la loi, ce pourrait bien être le luxe de l’inefficacité ! Enfin, je dois révéler d’emblée le but poursuivi par cet article : dévoiler le moralisme inhérent à toute forme de gouvernement qui fait de l’efficacité sa norme.
Peut-on ne pas être utilitariste ?
2L’idée de l’efficacité semble prendre nécessairement place dans une réflexion organisée en fonction des moyens, des fins et/ou des conséquences, et supposant donc la possibilité de distinguer les uns et/ou les autres par un travail de décomposition de l’action qui nous situe globalement dans une perspective conséquentialiste, dominée par le critère du résultat, et s’opposant donc tant à une perspective inquiète de la seule cohérence de l’agent, de ses qualités propres et de son possible accomplissement (la morale de la vertu), qu’à une perspective (dite déontologique ou kantienne), qui réclamerait exclusivement la définition a priori de règles universelles, avec l’obligation absolue du respect de celles-ci. Ce n’est là que le signe d’une pensée émancipatrice, qui se noue dès Hume ou Bentham, et qui, en écartant radicalement tout questionnement sur l’autorisation, la source, ou le motif de l’action1, permit de mettre l’accent sur le rapport de celle-ci à ses conséquences, et de la sorte à l’utilité sociale ; en regardant les conséquences plutôt que les motifs, ce n’est ni plus ni moins que la catégorie du bien commun qu’on se donnait donc la possibilité de construire. Le bien commun se manifestera alors dans la tentative de définir une valeur partagée, un dénominateur commun aux différents types de conséquences mises en balance, dans le fait d’enchaîner des conséquences, de nature différentes, à une action, de devoir leur chercher une grammaire commune. La question du bien commun pourra s’ouvrir chaque fois qu’est évoqué un type de conséquences contre ceux qui seraient habituellement pris en compte.
3Certes on peut mettre fortement en question un tel cadre de pensée, en pointant combien le commun résiste, et en particulier à sa prise en considération a posteriori, même anticipée. Quelles conséquences, quelles utilités, quelles fins (le bonheur, la richesse…) sont prises en considération ? N’y a-t-il pas une incertitude fondamentale qui pèse sur tout critère réclamant une anticipation des conséquences ? Ne doit-on pas s’inquiéter, fût-ce désormais pour des motifs écologiques, du fait que ce qui est visé est toujours un maximum, du fait donc qu’une telle pensée utilitariste, quelle qu’en soit la diversité, adopte presque toujours un point de vue maximisateur, que c’est même à cette condition qu’une telle pensée est une véritable éthique, impérative, universelle, partageable, rationnelle, mathématique (permettant de calculer la légitimité d’une action, sans réclamer de consensus sur des valeurs morales), que donc ce qui rend l’utilitarisme éthique est aussi ce qui le rend nuisible pour le bien commun. Ne doit-on pas s’inquiéter du fait qu’une telle pensée, à la différence d’une approche plus déontologique, n’offre pas de garanties absolues quant au respect des plus faibles, des minoritaires ; et que dans un tel cadre, il reste impossible d’écarter définitivement par exemple la torture (et sur cette base, ne doit-on pas rétablir l’exigence de principes de justice, à la suite de John Rawls) ? Ne doit-on pas considérer qu’il s’agit d’une pensée radicalement insuffisante d’un point de vue anthropologique (cfr. le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) ? Que beaucoup de situations dans lesquelles la coopération est avantageuse lui résistent (cfr. le dilemme du prisonnier qui pousse à restaurer l’utilité risquée de la coopération et de la confiance) ? Qu’il subsiste une « tension » entre les niveaux d’intérêt (l’intérêt individuel et l’intérêt commun) qui implique d’office un flottement (la tragédie des communs qui seraient nécessairement pillés en vertu d’une logique économique qui suppose la rencontre automatique de l’intérêt privé et de l’intérêt commun, cfr. Elinor Ostrom et ses travaux sur la puissance supérieure de la gestion collective des biens communs) ?
4On n’en finirait pas, bien entendu, de relever les critiques pouvant être adressées à l’évaluation d’une action sur la base d’une pesée de son résultat, et je me suis contenté ici de reprendre de manière sommaire les plus attendues parmi celles-ci. Mais en tous cas, elles témoignent les unes et les autres du fait qu’une évaluation de l’action par l’efficacité de son résultat est tout sauf originale et neuve. Surtout, elles montrent combien cette évaluation par l’efficacité ouvre, bien plus qu’elle ne ferme, la possibilité d’un questionnement éthique, au-delà de la seule recherche égoïste de l’intérêt individuel. Et cette possibilité éthique est d’autant plus réelle qu’elle consiste dans la mise en rapport des moyens et des fins, des actions et des conséquences, une mise en rapport qui impose véritablement la prise en considération du bien commun, quand bien même elle l’imposerait sans en permettre la juste définition (comme le montre les critiques énumérées) !
5Voici donc notre paradoxe qui commence à se construire : la question de l’efficacité permet bien plus l’ouverture de la question du bien commun que son exclusion ou sa dévaluation ; et le fait qu’elle s’empêche de saisir en quoi consiste le bien commun, comme le laissent entendre une partie des critiques signalées, est la meilleure garantie de la réelle ouverture de cette question du commun qui ne cesse de se construire au gré de la mise en rapport des moyens et des fins, de leur « pesée ».
Des nouvelles normes trop peu utilitaristes ?
6Par contre, et corrélativement, rien dans la prise en considération, extrêmement classique, de l’efficacité dans un cadre utilitariste ne semble permettre de rendre compte de ce qu’on perçoit, intuitivement, comme propre au gouvernement de l’efficacité, comme propre à une forme de gouvernement dont la norme serait comme telle et exclusivement l’efficacité au point d’oublier la question du bien commun, et qu’on pourrait, en employant des mots dont le sens reste approximatif, nommer une conception managériale du politique.
7Nous devons donc franchir une étape supplémentaire pour voir si l’idée que l’efficacité est comme telle la norme, s’inscrit elle-même encore dans cette perspective conséquentialiste à laquelle nous nous sommes référés jusqu’ici (avec tous les problèmes qu’elle pose), ou si au contraire, cette idée peut être renvoyée à la sortie d’un tel cadre. Le paradoxe ne serait-il pas que la généralisation de la norme de l’efficacité signifie qu’on n’est plus dans la pensée du résultat précédemment évoquée, avec les possibilités éthiques très nettes qu’elle offrait (a fortiori si on se refuse à la traiter de manière trop simpliste, bref si on se méfie de toute saisie définitive quant à ce qu’est le bien commun), mais plutôt dans le retour de cela même qu’elle semblait exclure : un moralisme, l’idée qu’il faut nécessairement conduire les comportements individuels et collectifs, qu’il faut veiller à leur bonne conduite, c’est-à-dire une morale de la docilité, mais développée à outrance dès lors qu’elle se donne la possibilité d’agir sur l’entièreté des comportements, de prendre en considération l’entièreté du réel pour en faire une question de gouvernement. Cette morale de la docilité pourrait être développée à outrance dès lors aussi qu’agir sur l’entièreté des comportements signifie que l’efficacité normative ne se mesure plus dans un champ dont le point de repère serait dessiné par la loi (avec les limites que celle-ci dessine d’office pour évaluer notre responsabilité tout autant que sa propre efficacité) comme moyen d’action sur nos comportements, mais dans un champ dans lequel les normes elles-mêmes sont efficacement produites à partir de nos comportements.
8Ce qu’il s’agit ici de tenter d’affronter et de comprendre, et qui nous mettra face à ce moralisme, c’est en effet une sorte d’auto-finalisme de la norme : la loi de l’efficacité, ou l’efficacité devenue loi, signifierait désormais que la norme se vise elle-même. Une norme efficace ne serait alors précisément plus une norme qui atteint son résultat, comme si celui-ci lui était encore extérieur, mais une norme qui réussit dans sa normativité même, qui fait de sa réussite normative sa seule question. En d’autres mots, c’est la seule réussite du processus normatif lui-même qui serait en jeu. Ceci est précisément l’opposé de l’idée selon laquelle on peut constater qu’une réalité extérieure est atteinte de manière optimale ou qu’elle peut être reportée à un projet et au déploiement minimal d’une série de moyens. Mais c’est dès lors aussi l’ouverture d’une normativité outrancière, sans limite.
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10Comment aller au-delà de cette suite d’intuitions témoignant d’une inadéquation de l’idée de l’efficacité comme norme au cadre conséquentialiste dans lequel on la situe spontanément ? Comment abandonner ce cadre qui seul semblait pouvoir structurer la pensée de l’efficacité (au point d’en faire une notion anodine, secondaire, puisque toujours prise dans le dialogue des moyens et des fins), pour affronter véritablement l’idée d’une centralité de l’efficacité, d’une efficacité devenue norme ? Car tel serait le prix exigé pour comprendre l’idée que la norme ne vise plus que sa propre réussite, sa propre puissance2 : pour considérer l’efficacité comme la référence centrale des pratiques de gouvernement, nous devons cesser de la réfléchir dans un cadre conséquentialiste qui laissait entendre que l’action a une valeur par ses conséquences dans le réel. On pourrait aller jusqu’à poser que l’efficacité devenue norme signifie qu’on parvient à apprécier la réussite normative indépendamment de ses conséquences sur et dans le « réel » ; ou plutôt, qu’on parvient à apprécier cette réussite à travers un rapport au réel qui ne se situe plus au niveau des conséquences.
Où trouver alors des normes parfaitement efficaces ? Ethique et parole
11L’exemple que je voudrais d’abord proposer pour nous aider à envisager une forme d’efficacité extirpée du cadre conséquentialiste, m’est inspiré par un récent ouvrage de Giorgio Agamben sur le serment pris en considération à partir de sa présence dans le monde romain, en ce qu’il y serait l’acte originaire, qui, en deçà même du religieux et du juridique, sacre ou autorise véritablement le langage3.
12Avant même de faire appel aux réflexions d’Agamben sur le serment, notons déjà que cet acte normatif bien spécifique est considéré comme le type même d’acte formel que la Modernité – sans doute dans ce qu’elle a à la fois de chrétien et de libéral – a voulu et a pu effacer radicalement de son champ normatif : aucun acte formel ne doit plus s’ajouter à la volonté individuelle pour que celle-ci signifie quelque chose, pour qu’elle engage, qu’on soit considéré comme étant sous le regard de Dieu ou dans une situation de marché. Reflet de la volonté individuelle, la parole suffit, sans avoir besoin d’être appuyée par un serment ; elle est d’office sacrée. Le serment serait alors ce que notre Modernité ne cesse de présupposer (puisque la parole serait définitivement sacrée), mais comme une sorte d’évidence vers laquelle nous n’aurions plus à revenir, que nous n’aurions pas à penser4, comme si nous pouvions nous contenter de ce qui s’y est substitué (le droit).
13En quoi consiste le serment, tel qu’abordé par Agamben, et tel que permettant, comme on vient de le dire, de rendre la parole sacrée ? Le serment consiste à affirmer que ce que je dis est vrai ; c’est-à-dire que mes mots correspondent à la réalité, à ce qu’ils veulent ou à ce que je veux dire. À ce titre, le serment garantit globalement l’existence d’un rapport entre les mots et les choses. Apparaissent alors non seulement la dimension éthique de cet acte, mais aussi le caractère premier de cette dimension éthique, de l’éthique comme telle (par rapport au religieux, au juridique, etc.) : le serment assied la confiance entre les hommes, en garantissant le langage. Il assied une confiance primordiale à laquelle on ne peut renoncer sans renoncer à toute possibilité de jugement. Il désigne une assurance originaire, entre savoir et croyance, cet entre-deux que Wittgenstein exprime en se demandant s’il sait ou s’il croit qu’il s’appelle Ludwig Wittgenstein5 : non pas une certitude, ni logique, ni empirique (ou constative), mais quelque chose comme une règle du jeu, une foi, un engagement.
14En quoi ceci nous permet-il de mieux comprendre ce que serait une efficacité pure ? Dans la mesure où l’efficacité est précisément ce qui définit ce type d’acte normatif. D’abord, ce que doit garantir le serment, et qui échappe fondamentalement à toute certitude logique et empirique (qui ne se déduit ni ne se constate), c’est toujours l’efficacité du langage, sa réussite, cette réussite qui fait qu’il s’agit de langage (ce qui fait que nous nous sommes compris, non seulement que si je demande une pomme, je peux m’attendre à recevoir le fruit considéré comme correspondant à ce nom, mais aussi que si je parle de ma douleur ou de ma joie, je peux parfois croire que mon interlocuteur les comprend).
15Pour autant, le langage n’est aucunement le résultat du serment : le serment est en quelque sorte immanent à l’efficacité de ce qu’il garantit. Cette immanence est ce qui pour moi témoigne du caractère premier de l’éthique (au sens spinoziste, débarrassée de toute illusion finaliste donc) : parler, c’est toujours aussi faire un serment, sans être d’aucune manière réductible au résultat d’un serment. Et toute perte de confiance signifie simplement et immédiatement qu’on ne se comprend plus. Bref, la norme est immanente à son résultat.
16Mais on doit encore aller bien plus loin, pour considérer maintenant qu’un serment n’est un serment que s’il est dès lors doué d’une puissance véritablement intrinsèque, d’une force propre. C’est pour témoigner de ceci, me semble-t-il, qu’Agamben rapporte un texte absolument exemplaire de Cicéron dans lequel celui-ci tente de cerner la nature du serment, dont le viol consisterait à profaner la foi (ou la confiance, fides). Voici ce passage crucial, que je cite (et traduis) à mon tour :
« Sed in iure iurando non qui metus sed quae vis sit, debet intellegi »
« Mais dans un serment, il ne faut pas comprendre ce qui est à craindre, mais quelle est sa force ».6
17On le voit, le propre du serment est ici de ne renvoyer qu’à lui-même : nulle crainte n’en justifie le respect, nul arrière-monde, nulle finalité extrinsèque dont cette crainte et cet arrière-monde seraient les expressions, pourrait-on ajouter. Seule sa force propre le porte lui-même. Voilà l’efficacité : Agamben traduit d’ailleurs ici vis par efficacité ! Et s’il s’agit en effet d’efficacité, c’est dans la mesure où aucune extériorité, ni en amont, ni en aval, ne subsiste dans une tel acte normatif : il n’y a pas de sanction, ni donc de garantie extérieure, pas de crainte d’un dieu qui supporte ce type de norme, seulement cette force qui lui est propre.
18Surtout, cette force est invasive. Sa portée est en effet toujours double, et ce dédoublement, qui est propre à un tel moment normatif, est ce qui fait qu’on doit parler de force et d’efficacité : cette force permet en effet au serment de se garantir lui-même, d’être quelque chose qui se tient, et en même temps elle lui permet de garantir une parole (et l’on pourrait alors poursuivre : elle permet une action commune, elle permet une politique, etc.). Impossible dès lors aussi de savoir si je comprends ou crois comprendre ta douleur ou ton indignation parce que tu me la racontes, ou parce que tu me dis que c’est vrai. De même, s’il faut présupposer un serment – et pas du tout un contrat – ce n’est évidemment pas comme un acte identifiable en amont de chacun de nos échanges pour les garantir, mais plutôt comme ce dont je réponds toujours en parlant et dès que je parle.
19On doit même aller plus loin, en prenant au sérieux le sed qui ouvre l’affirmation de Cicéron : contrairement à ce qu’on croit, le serment repose sur un force qui lui est propre, bien plus qu’il ne bénéficie de l’appui de forces extérieures, religieuses ou juridiques. Autrement dit, il est possible que certaines choses jouissent de leur propre puissance (c’est ce que pour ma part je qualifie ici d’éthique), alors même que spontanément nous attribuons cette puissance à des forces extérieures ; alors même, aussi, que nous ne cessons d’ajouter à cette puissance propre, à cette efficacité d’une confiance partagée, des Dieux et des institutions. Le passage de Cicéron est donc crucial à ce titre : dans le fait de proclamer qu’une confiance strictement humaine est possible, et que parfois les Dieux et les institutions se contentent de doubler celle-ci ; ou de s’y substituer ! Et qu’il faut donc rechercher cette puissance humaine derrière les Dieux et les institutions.
20Nous nous trouvons donc là précisément face à l’expression d’une efficacité, d’une efficacité « pure » puisque sans garantie hors d’elle-même. La « force » ou l’efficacité de ce type de norme relèvent ainsi d'une logique de la puissance (potentia) plutôt que d’une logique du pouvoir (potestas)7. Elle désigne une dynamique d’immanence, d’identité, de simultanéité de la cause à ses effets : la force est le fait même de l’effet. Là où au contraire le pouvoir présuppose une transcendance, la force d’une garantie, éventuellement pourvue de sanction (Dieu et la colère, la loi, la prison et les forces de l’ordre), et réclame dès lors un fondement indépendant de l’action du pouvoir, et de ce sur quoi le pouvoir agit ou doit agir. Ce sont donc deux manières bien différentes de dire l’efficacité qui prendraient place dans ces deux cadres. Voyons maintenant comment l’une se substitue à l’autre.
Le fond d’inefficacité qui justifie la loi
21Nous pouvons maintenant en effet continuer à camper le champ normatif, en situant la norme juridique par rapport à cette norme exemplairement efficace qu’est le serment, avec la charge éthique qui la nourrit, et ce, à nouveau, en rebondissant sur quelques suggestions de Giorgio Agamben.
22Agamben annonçait en effet clairement la couleur : la démultiplication des institutions et des dispositifs juridiques, qu’on peut considérer comme une technicisation du serment, assortie à des garanties (sanctions, procédures, formalités juridiques…) qui étaient, comme on l’a vu, étrangères à ce dernier, découle d’une rupture du « lien éthique – et non simplement cognitif – qui unit les mots, les choses et les actions humaines » (p. 109) et qui constitue la substance même du serment. Cette rupture induit une légifération de la vie elle-même, de cette vie sur laquelle toute prise efficace serait défaite (légifération de la vie qui elle-même présuppose toutefois le caractère d’emblée sacré de la parole, comme je l’ai fait remarquer plus haut).
23On pourrait peut-être même considérer que c’est cela la souveraineté, telle qu’elle s’impose à la fin du XVIe siècle avec Bodin, et ensuite avec Hobbes. C’est cette rupture du lien éthique que la souveraineté prend en charge, compense, accentue, bref qu’elle désigne : la souveraineté, c’est-à-dire l’idée même que la puissance pourra désormais se comprendre comme le pouvoir de changer absolument et à tout moment ce qui nous lie, bref de changer la loi8, avec l’inconstance que cela donne à penser, ne doit-elle pas en effet être précisément considérée comme le signe d’une impuissance première ? Faire de la souveraineté le principe premier du politique, ce qui lui assure une unité contre par exemple la division dans laquelle Machiavel avait voulu l’inscrire9, ne serait-ce pas avant tout le signe d’un manque de puissance, à savoir d’une incapacité à s’enraciner dans l’histoire, à entrer dans les cœurs et les corps des sujets10 ?
24C’est précisément ce que semble indiquer la fameuse lettre de Descartes à Mersenne du 15 avril 1630 avec les différentes analogies qu’elle dessine entre le pouvoir de Dieu et celui du roi. L’un et l’autre sont les vraies sources des lois : le premier de celles, mathématiques, de la nature, le second de celles de son royaume ; Dieu pourrait donc parfaitement « changer » les vérités, tout « comme un roi fait ses lois ». Mais en même temps, les vérités mathématiques, elles, sont « innées en notre esprit » (et trouvent donc leur source dans la volonté de Dieu) de la même manière « qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir »11. Au-delà de l’analogie qui unit la souveraineté de Dieu et celle du prince, on voit ainsi apparaître ici le moment précis où elle s’arrête, et donc ce qui semble être véritablement spécifique à la seconde : faire la loi, avoir le pouvoir de la changer, certes, mais pas celui de l’imprimer dans les cœurs. Cette incapacité n’entache cependant en rien le pouvoir du prince. Au contraire : on pourrait même dire que la nécessité de mesurer sa puissance à son pouvoir de changer la loi est corrélative à son incapacité à en imprimer le contenu dans le cœur de ses sujets, comme, à l’opposé, Dieu peut le faire avec les vérités mathématiques. Et donc, l’obéissance inconditionnelle que nous devons aux lois (leur fondement mystique dirait Montaigne) est elle-même tout aussi corrélative à cette impossibilité de s’inscrire dans nos cœurs. En filigrane de la souveraineté politique, il y a fondamentalement cette impossibilité.
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… ou encore cette inefficacité. C’est là une évidence qu’on oublie souvent de rappeler : la loi, en ce qu’elle trouve son fondement dans le principe de souveraineté, repose sur l’aveu et la prise en charge d’une non-efficacité.12 Sa puissance (changer la loi, être obéie inconditionnellement) s’exprime dans le fait même de parer à sa faiblesse (ne pas conquérir les cœurs). C’est ce qu’annonçait aussi le passage de Cicéron (rendant manifeste qu’il ne s’agit bien sûr pas d’attribuer simplement à chaque époque la réalité d’un genre de norme mais plutôt des manières idéales de la réfléchir) : à la force propre du serment, nous croyons toujours devoir substituer les forces extérieures de l’institution ou de la religion.
L’efficacité devenue norme ou l’éthique singée : reconquérir les cœurs et les esprits
26Le champ normatif ainsi organisé, on peut tenter d’y situer ces nouvelles pratiques de gouvernement qui feraient de l’efficacité leur norme et qui dès lors viseraient exclusivement à leur propre réussite normative : il s’agirait en somme d’extraire la loi du fond d’inefficacité sur laquelle elle est bâtie. Ou d’extraire l’efficacité normative du fond éthique qu’elle suppose. Et ce pour re-conquérir les cœurs et les esprits, ou encore pour être à nouveau efficace.
27Commençons par un détour simplement indicatif pour penser ce déplacement ; indicatif par le fait qu’on va retrouver le vocabulaire cartésien, mais précisément pour restaurer ce que celui-ci considérait comme inatteignable, ce dont le deuil justifiait la souveraineté du prince : toucher les cœurs et les esprits ! Pour comprendre de manière emblématique le retournement face auquel nous nous trouverions par rapport au modèle juridique de la loi qui vient d’être esquissé, en ce qu’il est bâti sur un fond d’inefficacité, on peut en effet partir des changements produits, sur un terrain voisin, celui de la guerre : dans le cadre des réflexions sur les nouvelles formes de guerre ou d’interventions militaires (pacification, nation building, lutte contre le terrorisme, …), plus ou mieux soucieuses de leur efficacité, on peut constater un déplacement du centre de gravité ; non plus le front séparant les ennemis, comme dans la guerre clausewitzienne, mais la population. Ce changement transite par la valorisation d’un ensemble de savoir-faire, trouvant ses racines dans les pratiques de guerre coloniales et de contre insurrection, centré sur la donnée population, et dont l’enjeu majeur, incessamment répété, est la conquête « des cœurs et des esprits » (hearts and minds) des populations13, c’est-à-dire précisément ce qu’on devait considérer comme non acquis, comme impossible, et comme sans enjeu dans le cadre de la réflexion centrée sur la souveraineté, voire comme dangereux par la confusion que cela aurait instauré quant au statut des cibles de la guerre.
28Sur cette base indicative, nous pouvons donner quelques facettes de la tentative contemporaine de gouverner efficacement, c’est-à-dire d’extraire la loi de son fond d’inefficacité, ou d’extraire la norme de son fond éthique, et, au vu de cette double extraction, cerner ainsi une pratique de gouvernement qui ne se pense plus de manière transitive, comme le projet de gouverner le réel, de le modeler, mais plutôt comme le fait de gouverner à partir du réel14.
29Les normes, dont l’efficacité est devenue l’enjeu central au point d’occuper tout l’espace de la norme, sont des normes qui se présentent comme objectives - qu’elles le soient effectivement ou pas importe peu - et trouvent dans cette prétention à l’objectivité la source de leur puissance. En d’autres mots, les dispositifs normatifs sont construits, sont « montés » comme des expressions du réel.
30Donnons trois facettes majeures de cette adhérence au réel propre aux dispositifs normatifs contemporains :
31ils ont souvent la forme d’une définition des choses, d’une spécification technique ou encore d’une certification reposant sur la conformité à ce qui apparaît comme la définition type d’un élément de notre réalité (l’exemple le plus évident est celui de la norme ISO) : la norme n’est plus qu’une « spécification technique […] dont l’observation n’est pas obligatoire » mais qui est approuvée par un « organisme reconnu » pour son « activité normative »15. Idéalement, il s’agit seulement de dire ou de reconnaître les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’elles devraient être, au point de pouvoir se défaire de toute force obligatoire.
32Inscrits dans une rationalité actuarielle, ils sont souvent nourris, accompagnés, justifiés, renforcés, corrigés par des techniques statistiques, et d’autant mieux par des nouvelles techniques statistiques comme le datamining, qui permettent de les présenter comme étant en effet l’expression même de la réalité16. De ce point de vue, on peut dire qu’on est face à un renversement de la structure normative elle-même : il ne s’agit plus tant de rendre les individus et leurs comportements conformes aux normes, mais surtout de penser des normes conformes et adaptées aux individus et à leurs activités… c’est-à-dire qui apparaissent comme étant leur expression. Plutôt que de discipliner les individus, disciplinons les normes !
33Ils mettent avant tout en demeure ceux sur qui ils portent de rendre compte de leurs propres activités (individus, entreprises, centre de recherches,…). Un des principaux outils normatifs est en effet le rapport, qui permet ensuite le déploiement d’autres pratiques normatives plus spécifiques comme l’évaluation, le classement, etc. Il y a là, semble-t-il, un fond commun à la plupart des contextes normatifs contemporains, qu’il est urgent de questionner, et qui se déploie en exploitant d’une nouvelle manière le modèle de l’aveu ou de la confession17.
34Définir le réel, en faire sortir les normes, inciter chacun à faire rapport de ses activités, voilà les trois enjeux, bien sûr croisés, des nouvelles formes de normativité, qui leur permettent d’être pensées comme immanentes au réel. Qui permettent aussi aux actes de gouvernement d’apparaître comme fondamentalement habités par la retenue, par une sorte de rationalité limitée qui en réalité assure la puissance même de ces actes ainsi que leur démultiplication, qui, en d’autres mots, donne la possibilité de gouverner d’autant plus, de gouverner sans fin (dans les deux sens du termes). La trivialité apparente d’un gouvernement qui répéterait le réel, qui lui adhérerait parfaitement, est renforcée par l’idéal de son invisibilité : une norme efficace est une norme qui n’apparaît même pas (et qui à ce titre échappe au débat, bien entendu). Ceci est exemplairement relayé par la littérature de la Commission européenne : « La plupart des biens et des services dont nous disposons aujourd'hui sont soumis à des normes, ce dont on ne se rend généralement pas compte. Telles des forces invisibles, les normes veillent au bon ordre des choses »18.
35Cette discrétion des normes est justement ce qui permet de tout gouverner ; elle répond au besoin, diagnostiqué par Agamben, d’assumer la rupture du lien éthique entre les mots et les choses, entre les paroles et la vie, qui implique de régler leur rapport, mais d’une nouvelle manière. Régler le rapport des mots aux choses, non plus sous la forme massive, inefficace et limitée de la loi, en prétendant pouvoir absolument façonner le réel lui-même, mais à l’aide d’une multiplicité infinie de normes qui ne cessent d’émerger du réel, c’est-à-dire qui disent ce qui est, qui disent comment désigner adéquatement chaque aspect de ce qui est, en parodiant, en singeant incessamment ce serment constitutif du langage dont nous avons parlé.
36Car le corrélat immédiatement vérifiable de cette disciplinarisation des normes elles-mêmes dont nous avons parlé est le fait que l’espace politique équivaut ainsi à un marché de la norme, à un espace de guerre incessante des normes (entre des manières de certifier, de classer, de compter, de mesurer, etc., ou plus globalement entre des manières de dire le réel, entre des langages). Et dans ce cadre, la norme efficace, c’est alors précisément la norme qui permet de sortir de cette guerre des normes qu’on produit, c’est-à-dire une norme qui assure une convergence normative.
37Et on voit alors que si l’idéal est bel et bien de produire une norme aussi directement efficace que celle qui sous-tend le langage, une norme qui permettrait de dire ce qui est (à l’inverse de la loi qui dit seulement ce qui doit être), et même ce qui change, cette norme veut et doit toujours plus répondre à l’absence de ce lien éthique que le langage pour sa part présuppose, à une absence de ce commun dont il était pour sa part l’expression. On voit surtout la différence de réussite propre à ces deux modèles d’efficacité (qui cernent le modèle d’inefficacité dont la loi était l’expression), avec les deux types de prises en considération du rapport du langage au réel qu’ils supposent : dans un cas, nous pouvons nous comprendre, dans l’autre nous sommes sujets à des normes convergentes.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Thomas Berns
Thomas Berns (1967) est chargé de cours en philosophie politique et en éthique à l’Université Libre de Bruxelles. Après avoir été longtemps chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit (www.philodroit.be), il dirige maintenant le PHI – Centre de recherche en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles : http://phi.ulb.ac.be/index.php. Philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est l’auteur de Violence de la loi à la Renaissance (Paris, Kimé, 2000), Droit, souveraineté et gouvernementalité (Paris, Léo Scheer, 2005), Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF, 2009) et le co-auteur de Responsabilités des entreprises et corégulation, (Bruylant, Bruxelles, 2007) et de Du courage. Une histoire philosophique (Éditions des Belles Lettres, 2010). Ses travaux actuels portent, outre sur la pensée politique à la Renaissance et au seuil de la modernité, sur la question générale de la guerre, sur la notion de confiance, sur les nouvelles formes de normativité et de contrôle statistiques, ou encore sur le gouvernement par le rapport… Il est secrétaire général de l’Institut interuniversitaire Renaissance et Humanisme (Bruxelles), membre des comités de rédaction des revues Multitudes (Paris) et Dissensus (Liège), et du « Conseil de la transmission de la mémoire » (Communauté Française de Belgique).