Douze ans d’enseignement de l’anthropologie de l’enfance et de l’éducation
Introduction
1En 2000, après un doctorat en anthropologie sociale soutenu à l’EHESS, à Paris, sous la direction de Camille Lacoste-Dujardin, mon parcours professionnel a pris un tour nouveau. Après quinze ans d’études et de recherche à l’Observatoire régional de la santé Nord-Pas-de-Calais, j’étais recrutée dans l’enseignement supérieur à l’université de Nanterre en Sciences de l’éducation. Je devenais enseignante-chercheuse. Si les activités de chercheuse m’étaient familières, l’enseignement était une découverte… Heureusement, je fus portée par le collectif pédagogique du département de sciences de l’éducation qui allait m’épauler dans cette nouvelle activité. La première facilité a été de construire une charge de cours proche de mes objets de recherche. Ainsi, parmi mes cours, figurait un enseignement intitulé « Anthropologie et éducation ». Ce texte porte un regard sur ces douze années d’enseignement qui n’a que peu varié, malgré le changement d’université. En effet, après cinq ans à Nanterre, j’ai poursuivi durant six ans mon travail de maîtresse de conférences, dans le département de Sciences de l’éducation à l’université de Lille.
2Avant de présenter le contenu du cours, j’aimerais en reconstituer le contexte d’émergence, et tout particulièrement le public auquel il s’adressait. Initialement, enseigner ne faisait pas partie de mes projets professionnels, mais cette mission a été l’occasion d’approfondir mes connaissances et parfois de transmettre mes propres résultats de la recherche.
Le public et les modalités
3Qui étaient les personnes qui suivaient ce cours et quelles étaient leurs motivations ? Enseigner l’anthropologie de l’enfance en sciences de l’éducation, c’est d’abord initier des étudiants qui, pour la plupart, n’ont pas eu un parcours en sciences sociales et qui, d’autre part, ne se destinent pas à une carrière d’anthropologue. C’est donc ouvrir une parenthèse dans un parcours de formation. Ayant moi-même découvert l’anthropologie sociale après une formation de médecine (1975-1983) et de santé publique (1983-1986), je sais combien le cheminement personnel d’une discipline à l’autre est long. Ce processus, qui ne nécessite pas un renoncement à la première démarche, demande néanmoins d’accepter de se laisser bousculer et immerger dans d’autres manières d’appréhender les réalités sociales, de penser, d’observer, de décrypter avec d’autres références théoriques.
4Me voici donc, entre 2000 et 2014, devant des étudiants de troisième année de licence de sciences de l’éducation. Il y a parmi eux deux catégories d’étudiants. La première est celle des futur·e·s enseignant·e·s en écoles pré-élémentaires et élémentaires, soit auprès d’enfants âgés approximativement de 2 et 12 ans. Après deux ans de diverses formations disciplinaires0, ils arrivent en troisième année de licence de sciences de l’éducation et se préparent, durant cette année, à passer un concours pour entrer en formation professionnelle… Je resterai volontairement dans le flou des dénominations étant donné les nombreuses évolutions qu’ont connu ces concours et les dénominations des institutions assurant la formation après le concours durant cette période et par la suite ! Ce sont donc des étudiants qui sont pour la plupart en formation première. Au sein des questions éducatives, ils sont particulièrement curieux du développement de l’enfant, de la gestion d’une classe, du système scolaire, etc. Ma question était donc de savoir comment les intéresser à d’autres manières d’éduquer et de former.
5La seconde catégorie d’étudiants est essentiellement composée de travailleurs sociaux en cours de formation. Leurs instituts de formation ont passé une convention avec l’université pour effectuer une année de licence « allégée » qui leur permettra, en plus du titre de travailleur social, d’obtenir une licence facilitant leurs projets ultérieurs de reconversion professionnelle et assurant une passerelle entre la formation professionnelle et le système universitaire. Ils sont intéressés par les différentes formes des familles, les manières de vivre d’autres peuples, tout en étant déjà imprégnés des conditions nécessaires au développement de l’enfant telles qu’elles sont perçues et enseignées ici et maintenant. Mon souci était donc de montrer d’autres paradigmes éducatifs.
6Au total, dans cette discipline pluridisciplinaire que sont les sciences de l’éducation, ces deux publics sont les uns comme les autres dans un parcours professionnel. Dans deux ou trois ans, ils auront un métier dans l’enseignement ou le travail social. Étant donné les besoins dans ces domaines, leur insertion professionnelle à l’issue de la licence ne tardera pas. Dans les postes occupés successivement à Nanterre et à Lille, j’ai donc rencontré ces mêmes publics. En revanche, la forme de l’enseignement y était très différente.
7À Nanterre, le département de sciences de l’éducation comptait une vingtaine d’enseignant·e·s-chercheur·e·s parmi lesquels des collègues fondateurs de la discipline. Ils accordaient une grande importance à la pédagogie, et particulièrement à l’appropriation des savoirs de manière active par les étudiants. Les cours organisés en créneaux de 3 heures comportaient une séquence d’enseignement devant un groupe d’une trentaine d’étudiants, suivie d’un second temps de préparation d’un dossier en groupe de 3 ou 4 étudiants sur une thématique choisie par eux, validée par l’enseignant et nécessitant de réaliser à la fois des lectures ad hoc et une courte enquête exploratoire. L’évaluation portait sur ce dossier ainsi que sur la présence régulière en cours. Si la première séquence était assez classique dans sa forme, l’enseignant proposant des connaissances aux étudiants, la seconde nécessitait autant de savoir-faire d’animation de groupes que de compétence en anthropologie ! L’enseignant propose un regard ethnographique ou anthropologique sur une thématique initiée par les étudiants. Il met ce regard en relation avec des références bibliographiques qu’il suggère au groupe. Dans tous les cas, les échanges étaient nombreux et nourris par le contenu apporté et par la perspective d’un travail à produire.
8À Lille, la composante de sciences de l’éducation était beaucoup plus grande et l’enseignement qui portait sur le même thème se pratiquait en amphithéâtre de 100 à 200 étudiants par séquence de deux heures. Les interactions étaient donc moins directes car peu d’étudiants osaient prendre la parole en cours magistral, même lorsqu’ils y étaient invités. Pour faciliter l’expression du plus grand nombre, il fallait déployer des astuces comme des questions posées à de petits groupes constitués pour la circonstance par proximité dans l’amphi. Les groupes répondaient par un écrit bref ramassé aussitôt, suivi d’un commentaire immédiat ou reporté pour le cours suivant. Cependant, c’est souvent en fin du cours que les étudiants descendaient poser des questions pour faire part d’une expérience personnelle en lien avec le contenu du cours, ou encore lors des travaux dirigés de recherche, que certains exprimaient les liens qu’ils établissaient entre les situations rencontrées durant les stages en travail social (ou en classe) et le cours d’anthropologie de l’éducation. Contrairement au département de Nanterre, l’appropriation du cours par les étudiants de Lille était sans doute plus incertaine. Il m’était également plus difficile de l’apprécier. Elle ne concernait probablement pas l’ensemble d’entre eux, mais seulement ceux qui mettaient en lien les situations décrites en cours avec certaines rencontres réalisées durant leurs stages.
Le recoupement des modes de transmission
9À partir de 2011, ayant changé de poste, les cours d’anthropologie qui m’ont été demandés n’étaient plus centrés sur les questions d’éducation et concernaient davantage la santé. Le cours, dans la structuration initiale, a été modifié petit à petit entre 2000 et 2012. Cependant, j’ai toujours gardé un même principe : tenter d’immerger les étudiants dans une culture puis une autre, en mobilisant des ressources pédagogiques multiples : les écrits de plusieurs chercheurs sur la thématique du cours, un court métrage avec des interviews d’autochtones, un récit mythologique, etc. Ainsi, d’une ressource à l’autre, un tableau pointilliste d’une autre société se dessine, une cohérence dans les soins et l’éducation, cohérence différente de la nôtre, prend forme. Une autre manière d’envisager l’enfant, la famille, la transmission culturelle apparaît. Dans ce panorama, lorsque cela était utile, j’ai ouvert le cours à d’autres disciplines. Cette ouverture se faisait assez facilement vers l’histoire ou vers la littérature. Plus rarement, j’utilisais des travaux de la psychologie anthropologique (Stork 1999), sans gommer les points de vue différents de ces disciplines, mais au contraire en envisageant ces différences comme un moyen de mieux percevoir la spécificité du regard de l’anthropologie sociale.
10J’introduisais le cours sur l’éducation inuite par le mythe « Aumarjuaq » (Therrien 1999) que je lisais à voix haute, les étudiants ayant le texte sous les yeux. Temps suspendu, silence assuré pour ce très beau texte. Remarquable, il l’est tout d’abord par sa structure inclusive. En effet, la conclusion répond à l’introduction. Il décrit le voyage du fœtus d’espèce en espèce, ce qui permet d’aborder la question des représentations de la conception (Saladin d’Anglure 1980 ; Tillard 2004). Dans l’acmé du récit, les morses sont ceux qui se sentent en sécurité, ne craignent pas les autres espèces, accèdent sans trop de difficulté à la nourriture, se divertissent en s’embrassant… Ainsi les morses donnent-ils à connaître l’idéal de vie pour ces populations qui circulent au gré des saisons et des opportunités de chasse et de pêche. Je l’associais à un documentaire de Bernard Saladin d’Anglure qui aborde l’identité multiple de la personne inuite au fil de sa vie, de ses lieux de résidence et de la composition de son entourage (Treguer & Saladin d’Anglure B. 1977). Vers la 30e mn du film, l’anthropologue demande à l’enseignant canadien : « Pouvez-vous imaginer une école esquimaude ? Non, répond l’enseignant, pas une école, cela dépend de la définition de l’école, non, pas une école esquimaude, mais une éducation esquimaude ». La question, très pertinente, permet d’aborder les rôles de l’école et de la famille dans l’éducation des enfants. Engagés dans d’autres perspectives que celle du milieu urbain français, nous pouvions alors aborder la question de la circulation des enfants chez les Inuits à partir des textes de Bernard Saladin d’Anglure (1998). Je conseillais enfin certaines activités de loisirs proches de nos préoccupations anthropologiques, comme le roman de Jørn Riel, paru en 1998, Le jour avant le lendemain, ou encore le film inuit sorti en 2001, Atanarjuat, La légende de l’homme rapide.
11En fin de compte, je n’ai jamais cherché à exposer de manière unilatérale un savoir académique sur une autre société que je ne connaissais qu’à travers les travaux de collègues, c’est-à-dire sans y avoir fait moi-même de terrain. Mais, petit à petit, par superpositions de ressources présentées en cours, les étudiants commençaient à percevoir l’identité multiple des membres de la communauté inuite, comme intrinsèquement liée aux ressources alimentaires et aux savoir-faire d’une société, à son mode de vie, à son éducation, etc. Il en a résulté des discussions sur nos propres manières de nommer, sur nos propres normes d’éducation qui délaissent l’apprentissage des savoir-faire de subsistance au profit de savoirs théoriques, sur les difficultés plus ou moins grandes des enfants à entrer dans la forme scolaire (Vincent 2021), sur leur rapport à l’écrit et sur les objectifs éducatifs de l’école.
La structuration progressive du cours autour de deux axes
12Le cours commençait par une introduction aux définitions de l’anthropologie et une présentation de ses méthodes. Ce premier cours s’imposait au vu de l’hétérogénéité du public. Il s’agissait d’évoquer quelques noms de la discipline, leur travail de terrain et leurs apports à l’anthropologie sociale. La présentation de l’équipe des chercheuses de Minot était très appropriée (Jolas et al. 1990 ; Zonabend 2011). Elle pouvait ouvrir vers différents champs de la discipline comme la parenté, le corps, les noms, les structures d’une société. Elle permettait également de poser la question du travail coopératif entre chercheuses, de l’anonymat, des interprétations, de parler de la délicate question de la restitution des informations aux enquêtés, des retours entre l’anthropologue et son terrain, etc. Mes propres travaux pouvaient également être mobilisés pour montrer les différentes étapes d’une recherche, de l’élaboration du terrain ethnographique à un écrit de nature anthropologique (Tillard 2011).
13Cette première étape passée, les deux axes du cours étaient présentés. La structuration s’est dessinée progressivement, en interaction avec les retours des étudiants, qui manifestaient plus ou moins d’intérêt selon les cours. Si les étudiants en groupe à Nanterre ne réclamaient pas de structuration, ceux en amphithéâtre m’en ont rapidement fait la demande. Il était clair que, durant les cinq premières années, deux lignes complémentaires s’étaient consolidées. La première portait sur les soins aux nouveau-nés et aux jeunes enfants ; la seconde sur la circulation des enfants (fosterage et adoption). Avec le recul, je constate une analogie entre ces axes et la construction de ma propre thèse en anthropologie sociale qui portait sur la naissance dans un quartier populaire de la ville de Lille (Tillard 2002). En effet, celle-ci comportait une première partie sur le déroulement physiologique de la grossesse et de la naissance, s’intéressait au corps, à la perception de la grossesse, ainsi qu’aux interactions entre les familles et les professionnels de santé, tandis que la seconde partie portait sur des noms et prénoms attribués aux enfants à la naissance. La nomination de l’enfant permettait d’aborder la question de l’insertion de l’enfant dans sa famille et dans la société. Il y avait, dans ma thèse, une sorte de partition entre le corps et la socialisation qui conduisait à aborder l’intime puis le social selon une continuité qui se retrouve dans les axes du cours présentés ci-dessous
Le corps des enfants support de rites et de soins
14Les thématiques du cours offraient l’opportunité d’aborder des notions essentielles dans la discipline. L’introduction de la première partie commençait par la présentation de la notion de rite et de rite de passage (Van Gennep 1909 ; Rivière 1995 ; Fellous 2001). Son utilisation dans les travaux des anthropologues de l’enfance (Bonnet & Pourchez 2007 ; Loux 1978 et 1990) permettait d’éviter la vision purement hygiénique, voire médicale des soins, de les présenter tant dans leur dimension religieuse, collective, que fonctionnelle, de montrer le souci d’écarter la maladie mais aussi de promouvoir un développement harmonieux de l’enfant et son accueil par l’entourage au travers des gestes du quotidien. Sur cette question, il existe pléthore de documents audio-visuels accompagnés de textes des mêmes auteurs. À cet égard, le livre Du Rite au soin a été une ressource très riche, paru cependant un peu tardivement pour la période à laquelle je donnais ce cours. Mais, auparavant, les documents de Michèle Fellous et Jacques Renard (Fellous & Renard 1994), de même que les films d’Alain Epelboin (Epelboin 1991) étaient des supports très appréciés permettant d’ouvrir le débat. Les documentaires de Véronique Arnaud sur l’île de Botel Tobago, couplés à ses travaux sur les noms, intéressaient également beaucoup les étudiants (Arnaud 1992, 1997, 1999). Pour ma part, je puisais dans les documents audiovisuels réalisés à différents moments de sa carrière, ce qui était l’occasion de souligner une dimension historique de l’évolution de l’habitat et du groupe familial. Cette dimension contextuelle n’était pas présente dans les documentaires d’Hélène Stork (Stork 1982a, 1982b, 1993, 1999), mais ces derniers présentaient toutefois l’avantage de montrer la toilette de l’enfant à différents âges, avec un soutien de la mère par la sage-femme, laquelle « fait » à la place de la mère dans les premiers jours, puis « assiste » la mère dans les mois suivants.
15Enfin, la multiplicité des pratiques permettait d’interroger nos propres manières de faire et leurs propres évolutions dans le temps.
La circulation des enfants
16Aborder le thème de la circulation des enfants était un défi autrement plus complexe que celui des soins aux nouveau-nés et aux jeunes enfants. À l’heure où les pratiques de maternage tendent à promouvoir la dyade mère-enfant ou à réserver l’exclusivité des premiers jours aux mère(s) et père(s), contribuant toujours plus à minimiser l’importance du réseau social de proximité dans la prise en charge de l’enfant (Massei 2004), présenter des pratiques coutumières de fosterage ou de confiage qui dissocient les rôles parentaux (Godelier 2004) et les attribuent à différentes personnes de la parenté ou de l’entourage va à contrecourant des idées dominantes et relayées dans les médias. Que ce soit dans le domaine médical, comme en maternité, à travers la promotion de certains labels tel que l’Initiative Hôpital Ami des Bébés (IHAB) ou dans le domaine de la protection de l’enfance où les placements dans l’entourage sont peu nombreux (7 à 9 % selon les années (DREES 2004 ; Aranda 2023), les proches apparentés – ou non apparentés – sont vus avec une certaine suspicion. Les étudiants en travail social ne sont témoins, dans leur pratique professionnelle, que de cas d’échec du fosterage, d’enfants nés à l’étranger et confiés à un compatriote vivant en France. Ces étudiants sont donc tentés de remettre en cause cette pratique coutumière. Pourtant, petit à petit, l’intérêt se manifeste par des discussions nourries, à partir d’exemples français comme l’histoire des nourrices du Morvan, et des pratiques de placements d’enfants dans cette même région. Par la lecture du texte de Claudia Fonseca (2000) sur les différentes pratiques de confiage au Brésil – pour assurer la subsistance des enfants en milieu pauvre –, celle concernant les motifs de la circulation des enfants chez les Inuits (Saladin d’Anglure 1988), ou encore les exemples de situations rencontrées par Monique Kamga (Kamga & Tillard 2013), les étudiants passent progressivement de l’opposition initiale à une certaine compréhension des faits. Finalement, ils perçoivent mieux les intentions positives des parents et de l’entourage, leurs objectifs pour l’avenir de l’enfant, les relations sociales nourries par ces échanges, quels que soient les aléas de la mise en œuvre, les réussites et parfois les échecs. Il ne s’agit donc pas de présenter une pratique parfaite, mais d’en saisir les tenants et les aboutissants, les espoirs qui animent ceux qui confient comme ceux qui assurent l’éducation quotidienne d’un enfant qu’ils n’ont pas mis au monde, de prendre connaissance des contextes socio-économiques, mais également parfois politiques, qui rendent possibles ces partages éducatifs. Il devient alors possible d’interroger les atouts et les limites des systèmes de protection de l’enfance institutionalisés en comparaison avec ces pratiques coutumières.
17La même difficulté existe pour parler de l’adoption internationale que les travaux d’anthropologues décrivent comme un déplacement d’enfants des pays les plus pauvres vers des pays qui offrent le confort et l’opportunité d’une formation. À cet égard, les travaux de Françoise-Romaine Ouellette (Ouellette 1995, 1996) permettent de travailler la notion de « don » et l’importance des échanges. Les textes très intéressants de cette chercheuse paraissaient souvent difficiles à accepter au premier abord… Les étudiants ont sans doute dans leur entourage un proche ayant eu recours à l’adoption internationale, peut-être même sont-ils eux-mêmes issus de cette pratique… Puis, d’exemple en exemple, la question du coût de l’adoption internationale introduit cette dimension asymétrique entre les adoptants et les parents biologiques. Les étudiants en sciences de l’éducation étaient peu préparés à un discours de cet ordre alors que, plus tard, les mêmes propos auprès d’étudiants de sociologie, familiarisés aux travaux de sociologie économique (Zelizer 2005a, 2005b) recevaient d’emblée un accueil plus favorable. Cependant, un tournant dans l’attitude des étudiants de sciences de l’éducation est survenu durant l’année 2008 lors de la médiation de l’affaire de « l’Arche de Zoé0». L’association assurait le transfert en France d’enfants du Darfour, parfois faussement déclarés orphelins au mépris des droits des parents qui les confiaient à un centre de soins. Les responsables de l’association, qui cherchaient à promouvoir l’adoption des enfants par des familles françaises, ont été condamnés pour leurs pratiques qualifiées d’escroquerie. Ce jugement donnait une actualité aux transferts d’enfants et aux enjeux économiques sous-jacents. Elle introduisait une brèche dans la vision souvent très positive que les étudiants accordaient à tout projet présenté comme « humanitaire ». La médiatisation des déplacements d’enfants issus de l’île de la Réunion (Jablonka 2007) pouvait aussi infléchir leur regard sur les pratiques de l’État français vis-à-vis de ses territoires outremarins et des intentions cachées derrière des pratiques de protection de l’enfance.
Conclusion
18Deux étudiantes qui ont suivi ce cours, ont ensuite entrepris une thèse (Mosca 2019 ; Montoya 2020) sur des thématiques concernant les transferts d’enfants et la santé des enfants, illustrant la possibilité d’une transition entre enseignement et recherche, au cœur du métier d’enseignante-chercheuse. Cependant, là n’était pas l’objectif du cours.
19Une intention de ce cours était de montrer d’autres manières d’élever les enfants en espérant augmenter la tolérance de futurs professionnels à l’égard de manières de faire différentes. Cependant, deux écueils différents émergeaient parfois dans les questions posées par les étudiants : celui qui aurait consisté à idéaliser les pratiques exposées, ou encore celui de renvoyer la spécificité des pratiques à un culturalisme qui tient à l’écart les pratiques de l’autre pour mieux se complaire dans notre différence. Il est difficile de savoir si ces écueils ont été évités.
20Une autre intention était assurément le souci d’ouvrir des perspectives qui sortent du modèle de la famille nucléaire et rappelle le rôle des proches dans les soins et l’éducation du nourrisson et de l’enfant. Que ce soit dans les normes véhiculées par le travail social comme dans celles initiées dès la naissance de l’enfant, cela reste un vrai défi de restaurer les rôles de l’entourage : ceux des grands-parents, des beaux-parents, des amis, dans le soutien aux parents et le partage des rôles éducatifs, aussi bien dans le quotidien que dans les situations critiques. Avec le recul, ce cours intitulé « Anthropologie et Éducation » aurait pu avoir pour sous-titre « Introduction anthropologique à la pluriparentalité ».
21Est-il possible de dire ce qu’un cours d’anthropologie de l’éducation apporte spécifiquement ? Il me semble que l’anthropologie permet de déplacer le regard pré-professionnel des étudiants, d’interroger les pratiques professionnelles aujourd’hui et ici. Cette discipline apporte donc un apprentissage de l’empathie face à la différence. Si les étudiants, de prime abord, protestent face aux déplacements de l’enfant d’une famille à l’autre, ils sont également très étonnés de découvrir l’ensemble des motivations des parents. S’ils marquent leurs désapprobations face à la stigmatisation et aux manipulations d’une femme en consultation de soin de santé primaires (Suremain 2007), il se trouve toujours quelqu’un pour relater une expérience moins caricaturale, mais néanmoins observée ici et maintenant.
22Et surtout, l’anthropologie permet de restituer les sens, les intentions que des personnes donnent aux pratiques éducatives en agissant sur le corps de l’enfant, sur sa nomination, sur ses apprentissages, en relation avec le contexte politique, l’organisation économique, les relations d’échange, de dons et de contre-dons, l’habitat, la répartition sexuée des rôles autour de l’enfant, la place de l’enfant dans la société, ce qui est attendu de lui en fonction de son âge, etc. Cette ambition ethnographique d’embrasser l’ensemble des contraintes et des soutiens de l’environnement est importante à présenter dans l’enseignement de l’anthropologie de l’enfance et de l’éducation parce que, selon moi, elle constitue un rempart contre une vision simpliste du non-respect des normes en matière d’hygiène ou du rapport aux structures de soins. Elle évite également une interprétation qui serait uniquement centrée sur l’appartenance à une classe sociale et un manque de moyens financiers. Elle prévient aussi de l’illusion qu’un apport de connaissances et d’argent pourrait suffire à lever toutes les réserves à l’adoption d’autres comportements de santé et d’éducation. L’anthropologie apporte un ciment en restituant la portée des pratiques à différents niveaux (individuel, familial, local, etc.) en lien avec les structures politiques, familiales, géographiques, spirituelles, religieuses, etc. En un certain sens, l’intérêt des anthropologues pour les éléments de l’environnement (habitat, mode de vie, soins, eau, outils, etc.) n’est pas étranger aux acteurs de santé publique, mais là où la santé publique agit par l’édiction de directives, de normes, de mise en œuvre d’actions tantôt de manière verticale, tantôt en lien avec les communautés, l’anthropologie informe de l’enracinement des pratiques dans un réseau de sens et de relations sociales qui ne peuvent être modifiées sans remettre en cause la cohésion d’un groupe social.
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Zonabend F. 2011 « Retour sur archives ou comment Minot s’est écrit », L’Homme 4(200) : 113-140. [https://shs.cairn.info/revue-l-homme-2011-4-page-113?lang=fr]
Notes
0 Des parcours de 1e et 2e années de Sciences de l’éducation ont été créés vers 2012.
0 Cf. https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/01/14/les-peines-des-membres-de-l-arche-de-zoe-transposees-en-droit-francais_998969_3224.html