Le rôle du droit dans la résistance des « inutiles au monde » : les ambiguïtés d’un outil éminemment politique
Léa Antonicelli est doctorante en cotutelle au CEVIPOF-Sciences Po (en sciences politiques) et à l'Università degli Studi di Padova (en philosophie politique). Elle enseigne la philosophie politique à Sciences Po Paris.
1Les termes d’utilité et d’inutilité sont omniprésents dans la sphère politique et se sont imposés comme des qualificatifs déterminant la valeur politique des objets concernés. Le couple d’antagonistes est appliqué à des réalités protéiformes très diverses du champ politique. On parle indistinctement et sans précision supplémentaire d’institutions politiques, de guerres, de professions, de lois, d’infrastructures utiles ou inutiles. L’omniprésence du vocabulaire de l’utilité tient d’abord à l’abondance des objets qu’il étudie, mais aussi au foisonnement d’énonciateurs et de destinataires qui font vivre ce qui semble s’imposer comme un concept fondamental de la vie politique. Surtout, les vocables inutile et utile se présentent comme des jugements catégoriques, en ce qu’ils prétendent déterminer la légitimité politique de l’objet qualifié. À en croire l’omniprésence du couple d’antonymes, il semble qu’il y ait une prolifération des inutiles à faire disparaître de la société. Qui sont-ils ? Comment saisir ceux qui composent cet ensemble si vaste et indistinct, qui semblent ne se définir qu’en creux de la norme de l’utilité ?
2Un bref passage par l’étymologie peut aider à saisir les contours de ceux qu’on nomme inutiles. Elle nous renvoie au latin utilitas, nom commun dérivé du verbe utor associé à plusieurs pôles de traduction (« se servir de », « mettre à profit » ou encore plus simplement [et plus indistinctement] « être en relation avec quelqu’un »), qui traduit aussi bien « utilité », « intérêt » ou « profit ». C’est cette imprécision fondamentale qui pourrait expliquer un flottement dans l’appréciation du terme « utile » en politique, tantôt compris comme équivalent à « l’intérêt général », tantôt rabaissé au sens de « l’utilitaire »1. Toutefois, ce qui demeure sans variation péjoratif, c’est l’inutilitas, ce qui est « sans profit », « sans secours », voire « nuisible et préjudiciable ». Le préfixe privatif donne à l’inutile un sens non seulement péjoratif, mais surtout un sens actif, producteur de nuisances. Lexicalement, l’inutilitas se confond parfois avec la vanitas, ce péché moral et même biblique qui évoque la vacuité de l’objet, la frivolité, la stérilité absolue, comme une forme radicalisée de l’inutilité, particulièrement dangereuse en politique. En effet, la recherche de l’utilité en politique a pour objectif premier d’éviter l’abîme de la dispersion de ressources publiques et l’arbitraire du prince, prince qui pourrait disposer des deniers publics selon ses intérêts propres, au détriment de l’intérêt commun.
3Il y aurait donc une connotation négative, même immorale, dans l’inutilité. En outre, la nature même du terme « inutile » montre que la valeur péjorative de l’objet qualifié dépend toujours d’un second terme, celui qui en fait ou non usage, qui lui donne ou non sa fonction. Plus précisément, il y a deux modes d’inutilité possible : l’inemployable — du fait de la nature impropre de l’objet à l’usage qui est supposé être le sien — et l’inemployé du fait de l’absence d’utilisation de celui qui doit s’en servir. L’inutilité de l’objet est donc performative, elle se pense à travers les actions : il faut cerner la conformité d’un objet politique avec sa finalité, mais surtout la manière dont il est effectivement utilisé pour déterminer son caractère inutile. Par conséquent, les inutiles semblent se définir davantage dans un rapport de convenance, et donc par extériorité.
4Or, la multiplicité des objets politiques auxquels le jugement de l’utilité s’applique suppose une diversité illimitée de finalités référentielles, ce qui obscurcit la définition que l’on pourrait donner à la catégorie politique des inutiles. Par ailleurs, le sens du terme, quand bien même il serait appliqué à un seul et même objet politique, varie dans le temps. Si le vocable demeure identique, la réalité qu’il recouvre subit des modifications inévitables qui mettent à mal l’idée d’une permanence du « concept » d’utilité publique à travers le temps. Autrement dit, on ne peut pas identifier de définition conceptuelle homogène de l’utilité et de l’inutilité publiques. Il y a d’une part une différenciation diachronique des critères de jugement, mais aussi synchronique puisque, même à l’époque contemporaine, l’utilité publique peut renvoyer tantôt à la productivité, à l’efficacité, à l’efficience, à l’intéressant, au désirable ou encore à l’indispensable. Réciproquement, le dictionnaire Larousse rend synonymes inutile et improductif, inefficace, nul, inemployable, négligeable, superflus, mauvais, voire parasite : on voit à travers les synonymes qu’il semble exister dans l’inutilité un gradient de plus ou moins grande nocivité. Finalement, alors même que le jugement d’utilité prétend pouvoir déterminer la légitimité de l’objet politique qu’il veut qualifier, on réalise qu’il est scientifiquement imprécis, si bien que même parler de « concepts » d’utilité et d’inutilité publiques apparaît en réalité comme un abus de langage2.
5Les « inutiles au monde »3, les « irrécupérables » mis au rebut4, sont donc particulièrement difficiles à identifier, et pourtant ils envahissent le débat politique. Pour les cerner de plus près, on se concentrera sur les sources juridiques5 qui se réfèrent à l’utilité publique et qui illustrent le sens officiel retenu par les pouvoirs publics. En effet, si l’utilité est une norme politique, se pose alors nécessairement la question du rôle du droit, qui peut assortir la déviance par rapport au comportement « normal » d’une sanction effective. Peut-on admettre que le droit positif soit idéologiquement neutre par rapport à l’axiologie qui sacralise l’utilité et rejette l’inutilité ? Paradoxalement, si une tendance juridique semble traduire l’influence de la quête de l’utilité, force est de constater qu’un corpus juridique permet aux inutiles de se maintenir dans cette société de l’utile. C’est donc que le droit positif, à travers la diversité de ses branches, de ses sources, de ses jurisprudences et de ses niveaux normatifs, a un rôle ambigu : il sert tantôt d’outil de normalisation de l’utilité, tantôt d’ultime rempart garantissant la survie de ceux qu’on voudrait voir disparaître. Cette ambivalence paradoxale interroge quant à l’influence que le concept éthique, politique et juridique d’utilité publique exerce sur le droit qui encadre l’existence des inutiles au monde. En quoi le droit positif est-il un outil de résistance pour les figures de l’inutilité ?
6Pour répondre à cette question, il convient d’abord d’apporter un éclairage archéologique en explorant quelques « foyers de sens »6 de l’histoire du concept d’utilité publique afin de saisir comment il s’est progressivement imposé comme une norme. Le droit positif, nourri par la théorisation de l’utilité publique, menace autant qu’il protège les inutiles. Comment comprendre alors le rapport entre le droit positif et la résistance des inutiles au monde ? Le cas particulier des inutiles invite à conclure que le droit est un outil important pour la résistance des marginaux, certes, mais qui ne saurait suffire à leur pérennité.
I. Archéologie du concept d’utilité publique : la formation progressive d’une norme
7L’utilité publique est un principe juridico-politique millénaire dont le sens a varié et s’est enrichi au fil du temps. On se concentrera ici sur quatre « foyers de sens », déjà en partie identifiés par Pierre Dardot et Christian Laval7. Pour comprendre la rationalité néolibérale, les deux auteurs fondent en effet leur démarche sur une intuition annoncée par Michel Foucault8, pour qui la gouvernementalité contemporaine subit l’influence de deux voies, la « voie juridico-déductive » issue du jus naturale du XVIIe siècle et la voie du « radicalisme anglais » issue de l’utilitarisme du XVIIIe siècle. En suivant cette même intuition, on ajoutera à ces deux foyers de sens celui de la naissance du concept d’utilitas publica à l’ère romaine et celui du New Public Management de la fin du xxe siècle. Il ne s’agit pas ici de retracer toute l’archéologie du concept — la tâche serait bien trop étendue — mais de donner un éclairage historique pour mieux comprendre l’acception contemporaine des vocables « utiles » et « inutiles » quand ils sont mobilisés comme des éléments de langage en politique.
1. La naissance du concept d’utilitas publica dans le droit romain
8Le concept d’utilitas publica, central dans la vie politique de l’Empire romain, naît d’abord dans le droit romain, avant d’être théorisée par les philosophes latins (notamment par Cicéron dans son De Officiis9) comme si le besoin politico-juridique de normer et d’orienter l’action politique avait précédé la réflexion théorique. C’est le risque de la cupiditas (l’intérêt égoïste) des dirigeants politiques que l’utilitas publica a pour rôle de réguler. En ce sens, le concept relève à son origine du champ de la morale : le dirigeant politique servant l’utilité publique est un dirigeant vertueux. Le concept, à sa naissance10, se présente comme une finalité éthique de la vie publique, puisqu’il est tout à la fois principe moral et finalité pratique poursuivie en droit et en politique.
9La notion juridique devient alors la source concrète de la légitimité de tous les actes juridiques et politiques : principe de gestion des emplois de fonctionnaires et de magistrats, elle justifie les hiérarchies, elle est l’inspiration des lois, et un principe d’action politique des empereurs (comme en témoignent les textes de Tacite11 ou de Pline12 ou encore les devises des monnaies des empereurs de la tétrarchie ou de Constantin13). Il y a toutefois une indétermination fondamentale sur le sens du qualificatif « publique »14. Si le concept d’utilitas publica est affirmé très souvent dans les textes officiels tout au long de l’ère latine, la définition précise de ce qui est utile demeure floue. Sont mentionnées selon les sources l’utilitas civium, l’utilitas omnium, l’utilitas hominum, l’utilitas comunis ou encore l’utilitas rei publicae, si bien que l’action bonne est celle qui est utile tour à tour à la société, à tous, à chacun, ou à l’appareil républicain en tant qu’entité autonome. Les distinctions entre ces termes existent bel et bien, mais elles se sont faites progressivement au cours des siècles de l’ère romaine. Les différentes « utilités » ont d’abord été employées avec une relative indifférence, avant d’être plus tard spécifiées15, ce qui abonde dans le sens d’un primat de l’utilité sur son qualificatif. C’est d’abord la finalité de l’utile qui est poursuivie, avant que l’on ne puisse précisément déterminer le public à qui il sert. Cependant, l’utilitas publica s’impose comme un principe directeur évitant la cupidité frivole des dirigeants et la dispersion dans des actions politiques coûteuses pour Rome.
10Réciproquement, en regard de la valorisation de l’utile est rendu possible le sacrifice de l’inutile. La part ne servant pas l’intérêt commun peut être négligée, voire supprimée : l’erreur en politique n’est plus seulement ce qui doit être évité, mais aussi ce qui doit être aboli. Ainsi, Cicéron autorise donc par exemple le sage à s’approprier les biens d’un « inutile » pour assurer une vie profitable à la communauté et servir l’utilité publique16. Le principe de l’utilité publique justifie donc le sacrifice de celui qui ne la sert pas ou pas assez : sur ce point, la vision contemporaine du politique a pu hériter de cette justification éthico-politique.
11L’ère romaine fait donc de l’utilité publique une norme juridique et politique. Son sens précis et concret demeure vague et difficile à déterminer, mais la légitimité d’un objet de la sphère publique repose déjà sur son utilité.
2. L’État à l’époque moderne, une réponse politique utile à une anthropologie intéressée
12Le courant humaniste de la Renaissance marque une rupture fondamentale dans la théorie politique. En effet, les théoriciens de la Renaissance (notamment Machiavel17 et Botéro18) ont provoqué, entre autres, deux avancées majeures qui ont irrigué toute la pensée politique des théoriciens du jus naturale au XVIIe siècle : la sécularisation du politique et la conception d’une anthropologie intéressée. Par suite, les penseurs contractualistes donnent au terme d’utilité publique un contenu spécifique : l’État doit être efficient et efficace, précisément parce que son existence repose sur un contrat qu’il doit honorer en rendant possible la pacification des rapports humains. Entre le XVe et le XVIIe siècle, le renouvellement général de la théorie politique fait de l’utilité publique une norme non plus morale, mais politique au sens fort, et de l’inutilité une erreur tactique.
13Nous nous focalisons ici sur Hobbes pour éclairer le deuxième foyer de sens de l’utilité publique ciblé, celui de la « voie juridico-déductive », parce que son influence sur l’histoire de la philosophie — française notamment, par l’intermédiaire de Rousseau — est déterminante. Hobbes19 part du principe que « la droite raison » guide les hommes pour survivre : celle-ci dégage les moyens garantissant notre subsistance. Le calcul intéressé pour survivre est alors posé comme un principe anthropologique. Cette nouvelle anthropologie se traduit par une règle politique où c’est l’intérêt final d’un acte politique qui le légitime : ainsi, la génération de l’État chez Hobbes n’intervient que parce que la droite raison humaine comprend qu’il est le meilleur moyen de garantir notre survie. Autrement dit, le passage du pré-politique au politique ne se justifie par rien d’autre que par son utilité, à comprendre dans le sens d’efficacité. Il y a alors une systématisation de la pensée de l’utilité publique20 : en l’ancrant dans la nature humaine, elle devient nécessaire, par-delà tout jugement moral. L’absolutisme hobbesien par exemple ne se justifie que parce qu’il est utile à chacun de renoncer à son droit de nature et de se soumettre au Léviathan, qui en garantissant la paix sert l’intérêt de tous21.
14La nouveauté du contractualisme est l’identification nette de l’utilité et de la rationalité22, car non seulement c’est la droite raison qui invite à entrer dans l’ordre politique pour satisfaire les intérêts humains, mais refuser cette utilité est systématiquement considéré comme un défaut de raison, un mauvais calcul, une erreur tactique23. Le modèle politique contractualiste donne donc un sens plus précis à l’utilité publique : celui d’efficacité, car l’État doit être efficace pour garantir la survie et même le bien-être des hommes, au-delà de toute moralité. Plus exactement, la refonte conceptuelle engagée par le contractualisme conduit à comprendre l’utilité publique depuis le principe du consentement, puisque tout pouvoir, tout État, repose sur le consentement effectif et éclairé des sujets. La recherche d’utilité publique s’apparente donc à partir du XVIIe siècle à une quête d’efficience pour l’État : dès lors qu’il cesse de garantir la paix et donc le bien-être des hommes, c’est-à-dire dès lors qu’il cesse d’être efficace, son existence cesse d’être justifiée. À ce titre, chaque acte politique doit servir une économie politique générale efficiente, fonctionnelle et rationalisée.
15Par conséquent, la sécularisation du politique confère au vocable « utilité » un sens totalement immanent détaché de tout enjeu moral, et la pensée d’un État vu comme une association contractuelle entre les hommes en vue de la satisfaction des intérêts humains charge le terme d’un sens qui se confond désormais avec celui d’efficacité pragmatique.
3. L’utilitarisme fait de l’utilité un axiome politique mathématique
16Le terme d’utilité publique, progressivement sécularisé, devenu une vertu politique et rationnelle plutôt qu’une vertu morale, devient central dans l’utilitarisme anglo-saxon du XVIIIe siècle. Bentham fait de l’utilité l’axiome fondamental de son système politique24, tout acte politique n’a qu’une possible justification : être utile au « public », c’est-à-dire au « plus grand nombre », à la majorité des sujets. Il explicite son axiome selon trois thèses :
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Au niveau individuel, chaque individu n’agit qu’en considération de la satisfaction de son intérêt propre. On retrouve le principe anthropologique dégagé par les contractualistes du XVIIIe siècle.
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L’utilité générale est le principe normatif de l’action des gouvernants et elle se déduit grâce au calcul de ce qui est utile au bonheur du plus grand nombre. C’est donc un principe numérique qui définit l’épithète du syntagme : ce qui satisfait les intérêts de la majorité des sujets doit être appliqué, les intérêts de la minorité étant sacrifiés.
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L’accroissement du plus grand bonheur de chacun ne peut être atteint que par la mise en œuvre d’une harmonisation des intérêts, une conciliation artificielle que le législateur doit prendre en charge. Reste à savoir par quels moyens le législateur peut modifier les intérêts de la partie minoritaire pour les conformer à ceux de la majorité, c’est-à-dire comment il peut conformer les « inutiles » aux intérêts des « utiles ».
17Par conséquent, la politique est désormais appréhendée de manière comptable : l’erreur politique devient une erreur de calcul qui survalorise l’inutile. C’est à partir de ce principe que peut être mise en place la science des statistiques : puisque tous les individus sont égaux, il suffit de compter pour déterminer l’action politique à mener. Dans Fragments sur le gouvernement25, la politique devient une science numérique, et non plus un art ni même une technique. L’utilitarisme ajoute aux connotations déjà comprises dans le concept d’utilité publique celle d’une approche mathématique26. On doit pouvoir mesurer ce qui nourrit le bien public — avec comme conséquence directe la difficulté qu’il peut y avoir à définir le rôle et l’intérêt de ce qui ne se mesure pas.
4. Le nouvel esprit du capitalisme contemporain transforme l’utilité publique en productivité
18Le dernier foyer de sens à analyser pour comprendre le prisme axiologique expliquant l’omniprésence de l’utile et l’inutile en politique est celui qui identifie bien public, utilité publique et productivité27. C’est ce que Ève Chiapello et Luc Boltanski28 définissent comme étant « le nouvel esprit du capitalisme », qui s’est imposé à la société entre 1960 et 1990.
19Les dernières décennies du XXe siècle marquent ce que deux auteurs définissent comme l’avènement de la « cité par projets », à partir de l’analyse d’une littérature du New management des années 1990. Il a lieu d’abord dans le secteur privé puis se diffuse dans l’ensemble de la société, y compris dans la sphère politique par le biais du New Public management, et modifie l’idéologie qui sous-tend la quête d’utilité publique. Les guides d’action pour dirigeants d’entreprise des années 1990 traduisent une modification de la gestion managériale et sont des viatiques de l’engagement capitaliste. Ils ont pour effet de garantir l’adhésion, par procédés indirects, des personnels de l’entreprise aux principes du capitalisme en faisant passer la quête de la productivité pour idéologiquement neutre. C’est là qu’il faut distinguer deux notions : le capitalisme — politiquement et idéologiquement marqué — de l’esprit du capitalisme, qui s’est répandu dans toutes les sphères de la société et en particulier dans le monde du travail, en prenant l’apparence de la neutralité, tout en étant en réalité formée par « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme »29. Autrement dit, la diffusion de l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire des idées et concepts qui le justifient, se fait paradoxalement en semblant répondre à un besoin considéré depuis longtemps comme étant du simple bon sens, celui d’utilité publique. Quand on parle de « projets », de « missions », de « productivité des travailleurs », de « rentabilité des actions », on a l’impression d’utiliser des concepts neutres, alors qu’ils sont en réalité largement engagés idéologiquement.
20Le nouvel esprit du capitalisme définit les contours d’une nouvelle manière pour les individus d’être utiles. Entre 1960 et 1990, les valeurs professionnelles qui s’imposent sont la génération de l’activité, l’insertion dans des réseaux, l’impulsion de projets, l’adaptabilité, la flexibilité, la polyvalence, l’autonomie, la compétence relationnelle. Autant de valeurs qui doivent rendre possible une productivité accrue des travailleurs, valeurs officiellement validées par les pouvoirs publics à travers les rapports d’évaluation des institutions politiques, les actions politiques menées ou encore à travers l’évaluation des agents. Il faut désormais produire pour être utile, y compris en politique, et tout ce qui existe par-delà les valeurs de la productivité tombent dans une forme de déraison30 du politique, l’au-delà de la norme systématique, le paranormal d’un ordre agencé en vue d’une finalité préétablie.
5. L’histoire du concept a déterminé la réception contemporaine de la sémantique de l’utilité publique
21Les quatre foyers de sens évoqués permettent de mieux comprendre l’idéologie que véhicule la quête contemporaine d’utilité publique. Ce principe a initialement pour but d’éviter les privilèges et une gestion politique arbitraire. Or, être utile est désormais conçu comme une vertu non plus morale, mais éminemment politique : il s’agit d’être efficace, de rationaliser les coûts et de calculer statistiquement la rentabilité des actions engagées. L’utilité publique s’apparente aujourd’hui à une quête de productivité similaire à celle des entreprises privées, si bien que telle qu’elle est aujourd’hui poursuivie par les pouvoirs publics elle semble inconsciemment orientée par l’idéologie capitaliste.
22Notons bien qu’il ne s’agit pas ici de prétendre qu’il faille à tout prix fuir la quête de l’utile, au risque de tomber dans une approche du politique d’une part tout autant idéologique et d’autre part désincarnée, mais de bien comprendre que la sémantique de l’utile telle qu’elle est employée aujourd’hui recouvre un certain sens élaboré au fil du temps, qui n’est en rien axiologiquement neutre, et que d’autres conceptions de l’utilité ont été ou bien abandonnées, ou bien jamais envisagées. Autrement dit, d’autres visions concurrentes de l’utilité publique eussent été possibles.
II. Le rejet des marginaux « inutiles » : le rôle paradoxal du droit
23La norme de l’utilité induit en creux une mise au rebut de ceux qui ne correspondent pas aux critères énoncés plus haut. Celle-ci se traduit explicitement dans le droit positif, qui peut aller jusqu’à sanctionner les inutiles, complexifiant leurs conditions d’existence. Toutefois, le droit positif fournit aussi, paradoxalement, des outils de survie et de résistance aux entités non conformes à la norme de l’utilité contemporaine.
1. De l’utilité publique au rejet systémique des « inutiles au monde »
24En creux de la théorisation de l’utilité publique et de son émergence dans le discours politique, des figures de l’inutilité se sont formées au fil du temps. Or, de la même manière que la conception de l’utilité publique contemporaine repose sur une élimination arbitraire de certains sens de l’utile, le caractère de l’inutilité, qui délégitime un objet politique, nie en réalité les autres manières dont celui-ci pourrait être utile. Il faut donc rappeler que la catégorie des inutiles est relative et repose sur la subjectivité de ceux qui énoncent le jugement, pas nécessairement conscients du prisme sous-jacent qui oriente leur jugement.
25Le sociologue Robert Castel, dans Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat31, évoque l’ordonnance de Édouard III de 1349, sorte d’acte de naissance de la figure des inutiles, dans laquelle est figée pour la première fois l’opposition entre assistance et travail. Le bénéfice de l’assistance n’y est plus envisagé qu’à la seule condition de répondre à une double exigence : justifier d’un ancrage communautaire, et faire la preuve de son inaptitude au travail32. En dehors de ces conditions, tous les « sans travail » sont considérés comme constituant la masse des « inutiles au monde », avec comme figure de proue celle de l’indigne « vagabond ». L’inutilité est officiellement reconnue comme un fléau social qu’il est dès lors légitime de chasser des villes et des espaces publics.
26Plus tard, dans les écrits politiques de Hobbes33 apparaît une figure étonnante qui vient interroger les limites du corps politique et social en ce qu’elle contrevient à la loi naturelle de complaisance dont le but est d’assurer la viabilité des échanges et la stabilité du lien social, et dont on peut faire apparaître une filiation avec les vagabonds de l’ordonnance de 1349. C’est la figure du réfractaire34. On lit chez Hobbes que le réfractaire est irrécupérable et doit être purement et simplement rejeté hors de la société, comme le vagabond auparavant. Mais ce rejet apparaît illusoire et le réfractaire est ce résidu de l’incorporation sociale avec lequel toute société doit en permanence composer, la force contraire à la force sociale que vise un État efficace et fonctionnel.
27Accompagnant les soubresauts du corps social et politique, le terme réfractaire est au XIXe siècle tantôt revendiqué par ceux qui refusent de s’accommoder d’un ordre social et économique jugé injuste et oppressif, tantôt utilisé pour disqualifier des incorrigibles, ennemis d’une société menacée de l’intérieur. Dans le contexte de paupérisation né de la seconde révolution industrielle, le réfractaire devient une catégorie de plus en plus large, et les figures de l’inutilité se multiplient. Exerçant un pouvoir de nuisance qui menace la cohésion de la société tout entière, les réfractaires rendent compte par-là de la fragilité de l’édifice social, et freine le développement d’un État toujours plus efficace, comptable, rationnel, mathématique. En somme, les multiples figures de l’inutilité contredisent la vision anthropologique des pouvoirs qui veut imposer une quête rationnelle d’utilité publique.
28Ces figures se sont multipliées, au point qu’on parle sur un même plan d’institutions politiques inutiles, de dépenses inutiles, de catégories sociales inutiles ou encore de catégories professionnelles inutiles. La récente crise liée à la Covid-19 a plus que jamais fait apparaître une catégorisation des inutiles, appelés — par retenue peut-être — « non essentiels » (par le gouvernement de la République française dès 2020) : commerces et lieux non-productifs (bars, restaurants, théâtres, cinémas…) ont pu être invisibilisés de nombreux mois sans qu’on estime que le système n’en soit réellement affecté. Le sociologue François de Singly a fait remarquer comme l’usage de ce terme pouvait s’apparenter à un principe « d’exclusion », assurant à une partie de la population la certitude d’être reconnue conforme et niant aux « non-essentiels » la reconnaissance pourtant nécessaire pour éviter de faire naître « une société du mépris »35. C’est parce que ces « inutiles au monde » sont en contradiction avec la raison qui régule et organise l’ordre public qu’ils sont unis dans l’exclusion. Tantôt cupides et égoïstes faisant primer leurs intérêts sur ceux de la République, tantôt réfractaires à l’ordre et inefficaces, tantôt minoritaires face aux intérêts dominants, tantôt improductifs, les inutiles au monde ont comme principal caractère commun de nier la raison utilitaire du politique. En somme, les inutiles au monde incarnent la déraison du politique.
2. Le droit distingue les marginaux inutiles mis au rebut
29Le droit joue un rôle central en entérinant la quête de l’utilité publique, la considérant comme un principe du bien public au-delà de toute remise en cause. Il diffuse la norme et l’assortit parfois des sanctions nécessaires pour forcer la normalisation de la société. On peut classer en trois ensembles les textes juridiques normant l’utile et rejetant l’inutile dans la sphère politique :
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les textes juridiques qui identifient l’utilité publique et le bien public, niant de fait tout débat sur le bien-fondé de cette identification. On peut par exemple penser aux « servitudes d’utilité publique » (ces zones où le droit de propriété est limité par des dispositions administratives36 au nom de « l’intérêt général »), à la « reconnaissance de l’utilité de la dépense »37, à « l’expropriation pour utilité publique »38, ou encore à « la reconnaissance d’utilité publique des associations »39.
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les textes qui tentent d’éliminer les inutiles, dont la finalité est rarement frontalement d’éradiquer les inutiles, mais qui rendent leurs conditions d’existence compliquées. Une proposition de loi pour la suppression des Conseils Économiques, Sociaux et Environnementaux Régionaux (CÉSER), soumise au Parlement français en 2018, bien qu’elle n’ait pas été adoptée, illustre assez bien la volonté de ceux qui font le droit : il s’agissait de montrer que, ne remplissant aucune fonction efficiente réelle, ils étaient donc inutiles, et même coûteux donc nuisibles. On voit bien l’influence du prisme axiologique qui s’est forgé au fil des siècles de théorisation de l’utilité publique.
« Manifestement, les CÉSER ne sont parvenus ni à se donner une crédibilité technique ni à se forger une légitimité démocratique. Leur suppression contribuerait à simplifier le mille-feuille territorial avec pour corollaire des économies non négligeables sur les frais de gestion des institutions régionales. »40
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les textes qui tentent indirectement de conformer les inutiles à la norme dominante en les incitant à se corriger pour devenir utiles. On peut par exemple penser à l’obligation de recherche d’emploi pour les chômeurs41, qui oblige ces derniers à fournir les preuves d’une recherche effective d’emploi : l’inutile doit prouver qu’il tend à être productif, qu’il n’est pas réfractaire à l’ordre de l’utilité dominant. Le droit indique alors la direction pour être conforme à la vision productiviste de l’utilité publique.
30Les textes juridiques diffusent la norme selon laquelle la valeur politique suprême est l’utilité publique au service de l’intérêt général, deux notions artificielles et abstraites auxquels le droit donne une matérialité tangible pour en faire des vérités au-delà de toute critique. En effet, le juriste Pierre Moor décrit le droit comme une « comme discipline produi[sant] ainsi des ‘ connaissances ’, qu’il répétera en les reproduisant dans tous les cas analogues »42 : c’est bien ce qui se produit quand le droit affirme l’identité de l’utilité et du bien publics et qu’il refoule les inutiles. Paradoxalement, on constate la persistance d’un nombre non négligeable de figures de l’inutilité. Le droit serait-il en réalité impuissant à imposer la norme de l’utilité publique ? Ou bien faut-il entendre que cette tendance juridique serait compensée par une force contraire garantissant la résistance des inutiles ? Or, quelle pourrait être cette force de résistance capable de s’opposer au droit, sinon un autre droit protégeant les inutiles au monde ?
3. Paradoxalement, des îlots juridiques protègent les inutiles
31Certaines figures de l’inutilité persévèrent malgré tout dans leur existence. Plus encore, leur survie est garantie légalement, quand bien même leur légitimité politique est sans cesse critiquée. Le paradoxe de cette résistance réside en ce qu’elle est garantie par l’outil même qui semble les mettre en péril, le droit.
32Si l’on reprend l’exemple des CÉSER, l’échec de la proposition de loi en 2018 est dû, certes à la volonté contraire du Parlement français, mais aussi à la complexité de l’édifice juridique assurant le statut légal de ces institutions à modifier. Les CÉSER sont des institutions dont l’existence se fonde sur le Code Général des Collectivités Territoriales. De même, le Conseil Économique, Social et Environnemental (CÉSE) est accusé depuis au moins un demi-siècle d’être inutile, mais sa suppression maintes fois proposée par les pouvoirs publics a été empêchée par la difficulté de modifier une institution garantie par la Constitution française43. En effet, l’exécutif s’est heurté à une force d’inertie tant la modification des institutions constitutionnelles est complexe : qu’il s’agisse de l’échec du référendum proposé en 1969 par Charles de Gaulle44 qui proposait, entre autres, de fusionner le CÉSE et le Sénat45 ou de l’absence de conséquence concrète du groupe de travail sur l’avenir des institutions créé en 2014 qui faisait la même proposition46, il semble que la difficulté à faire émerger une loi constitutionnelle pour supprimer cet inutile au monde l’ait protégé à travers les décennies, malgré le quasi-consensus des acteurs politiques sur son inutilité.
33Le droit oppose une résistance diachronique aux inflexions les plus récentes de l’idéologie politique : les acquis du passé légalisés opposent une résistance aux volontés du temps présent, et la mémoire juridique garantissant l’existence de ceux qu’on juge aujourd’hui inutiles vient se heurter à la volonté politique contemporaine qui fait tendre toute la sphère publique vers la performance productive. Le droit amortit et ralentit les évolutions idéologiques induites par l’axiome de l’utilité publique, toutefois, il ne garantit pas la légitimité des inutiles, mise à mal par le discours politique. Or c’est cette illégitimité symbolique des improductifs qui creusent peu à peu les failles dans leur existence et qui justifiera peut-être un jour que le droit fondant leur existence soit finalement modifié.
III. Le rôle du droit dans la résistance des inutiles au monde : force d’inertie plutôt qu’outil de lutte sociale
34Le rôle ambivalent du droit positif ne doit pas faire conclure qu’il serait idéologiquement neutre : les normes juridiques sont bien l’effet de normes sociales et politiques. Aussi, le mouvement naturel de formation du droit devrait le porter à entériner, tôt ou tard, le rejet total de ceux que l’idéologie majoritaire juge inutiles. Le rôle du droit dans la résistance des inutiles est donc surtout une force d’inertie, mais jamais une force motrice.
1. Le droit est idéologiquement engagé à cause de son processus de formation
35Le processus de production du droit en fait nécessairement le reflet des idéologies qui traversent la société : qu’il s’agisse de propositions de loi portées par les députés ou de projets de loi proposés par le gouvernement, d’ordonnances, de décrets, ou même de règlements internes aux institutions, les acteurs qui produisent le droit ne sont jamais neutres vis-à-vis des oppositions idéologiques. Selon le sociologue du droit Niklas Luhmann47, le droit se définit en effet comme un système différencié, dans le sens où il est à la fois normativement clos et cognitivement ouvert. Il est normativement clos, car la légitimité des normes ne repose sur aucun élément hétérogène, mais seulement sur la hiérarchie des normes juridiques, ce qui en fait un système auto-référencé. Pourtant, il est cognitivement ouvert dans le sens où il y a bien une influence réelle et déterminante des normes sociales sur le processus de production les normes juridiques. Les autres aspects de la société peuvent faire pression sur le système juridique quand celui-ci est modifié par le législateur. Le rôle ambigu du droit dans la résistance des inutiles illustre parfaitement cette complexité normative : on comprend comment la construction historique du couple conceptuel utile-inutile a fait foisonner les normes juridiques parfois contradictoires, et comment la « fermeture normative » du système juridique explique son décalage temporel par rapport à la progression des normes sociales.
36Le cas particulier du rapport entre le droit et la norme de l’utilité publique montre que le droit peut tenir vis-à-vis des acquis des luttes sociales. La sociologue du droit Liora Israël48 s’est intéressée à la manière dont les juristes se sont rapportés au droit pour défendre les acquis sociaux entre 1968 et 1981. Elle dénombre au moins deux manières de se rapporter au droit et au système judiciaire. Dans la première perspective, la plus radicale, le droit et surtout le système judiciaire ne sont perçus que comme un « decorum » qui pourrait être instrumentalisé pour en faire une scène de dénonciation politique. Le droit demeurerait un outil au service des intérêts des classes dominantes, mais dont les principes pourraient être détournés pour défendre également ceux qui ne servent pas les intérêts des dominants. Moins subversive, mais plus répandue, la seconde perspective implique une adhésion aux principes fondamentaux du système juridique, qui devrait protéger les groupes actuellement exclus ou victimes d’injustice. Le droit est analysé comme un « espace à l’intérieur duquel les conflits sociaux peuvent se réfracter, voire se régler »49 en respectant des exigences de justice.
37Il y a donc une ambivalence structurelle propre au droit : il peut aussi bien servir que desservir la résistance des inutiles, et la tendance majoritaire qui oriente l’édifice juridique n’est jamais fixe, même à l’échelle temporelle d’une vie humaine. Dans le cas de la résistance des inutiles au monde, c’est particulièrement la mémoire du droit qui met en scène une tension diachronique entre les approches différentes que l’utilité a pu recouvrir dans le temps et qui se trouvent encore contenues dans les textes. Il est possible d’exploiter dans le droit les traces d’un passé encore mobilisable pour lutter contre la tendance désormais dominante de la normativité productiviste, autant qu’il est possible de mobiliser les inflexions juridiques récentes pour les attaquer : le droit peut entrer en conflit avec lui-même. Alors, la résistance des inutiles est-elle autre chose qu’un sursis ?
38Le rôle du droit dans la résistance des inutiles dépend de l’intention de qui le mobilise et de ce qui est exploité très exactement. Les tribunaux sont alors les arènes entre des forces juridiques antagonistes, pouvant servir des opinions politiques contradictoires. Toutefois, les évolutions juridiques étant plus lentes que les évolutions idéologiques, les traces des acquis sociaux demeurent longtemps dans le droit, même à contretemps du « nouvel esprit du capitalisme » et du New public management, si bien que s’il fallait qualifier la nature de la force du droit dans la résistance des inutiles, il s’agirait d’une force d’inertie. Il sert à amortir la puissance parfois destructrice du productivisme, en même temps qu’il empêche les réfractaires de totalement sortir de la norme par la raison utilitaire. Mais puisque les partisans de l’efficience politique tiennent toujours plus fermement les rênes de la production du droit, il semble inéluctable que le droit finisse par ne plus pouvoir garantir la survie des inutiles au monde.
2. La résistance des inutiles se structure au-delà du champ juridique
39Le rapport de force qui détermine la résistance des inutiles ne se produit donc pas sur le terrain juridique, mais en amont du droit. La résistance des inutiles a lieu dans la sphère politique, certes, mais pas dans la sphère juridique, même si in fine les jurisprudences des tribunaux et les textes juridiques peuvent entériner par des décisions formelles ce que les conflits idéologiques ont déjà décidé. Or, puisque la force du droit n’est pas déterminante, où a lieu l’affrontement des forces réelles qui définit qui sont les inutiles et s’ils doivent survivre ou non ?
40Les conflits sociaux qui ont animé la vie politique française au cours des dernières années ont montré que la véritable arène se situe dans un rapport de force non pas théorique, mais concret : qu’il s’agisse de lutter contre la précarité des retraités ou contre l’invisibilisation des gilets jaunes, la résistance des « inutiles au monde » se manifeste souvent davantage lors des mouvements sociaux massifs que sur le terrain judiciaire, comme s’il fallait rappeler que derrière la force molle du droit qui leur accorde un sursis se trouvent des vies réelles, forces physiques produisant une résistance tangible, qui n’entendent pas se laisser détruire sans protester. Les inutiles résistent donc avant tout en amont du droit. Il semble donc que le droit ne structure pas le débat de la normativité, mais qu’il subisse un rapport de force qu’il ne fait qu’entériner. Autrement dit, les inutiles au monde, en tant que marginaux, éclairent le rôle que peut tenir le droit par rapport au phénomène de survie dans les marges : il n’est que le terrain où se poursuit par des moyens théoriques et légaux la guerre idéologique, qui peut ou a pu parfois être physiquement incarnée dans des conflits sociaux.
Conclusion
41Les termes d’utilité et d’inutilité publiques ont vu leurs significations varier et s’enrichir au fil des siècles. Celles qui se sont imposées au cours des dernières décennies sont le produit de la formation d’une idéologie nourrie par le nouvel esprit du capitalisme, entérinée et officialisée par les pouvoirs publics. Elles confèrent à l’axiome identifiant bien public et utilité publique le sens d’une quête insatiable de productivité. Le droit positif est lui-même pris dans le processus de normalisation qui tend à rendre conforme l’ensemble de la société : il est à la fois le résultat du processus et l’instrument qui sanctionne les marginaux inutiles. Toutefois, les îlots juridiques assurant la protection de l’existence de certains inutiles au monde montrent que le droit peut aussi agir en faveur des marges. En réalité, ce qui apparaît, c’est le rôle secondaire du droit positif dans la lutte pour la survie des inutiles : s’il peut un temps ralentir les volontés idéologiques productivistes et amortir les changements structurels profonds de la société, il est tôt ou tard rattrapé par le processus normatif global, et modifié en faveur de la force sociale dominante. Le droit n’est alors qu’une force d’inertie, grâce au poids de la mémoire des acquis sociaux qui ont été inscrits dans la loi, mais il est impuissant à changer la direction du vecteur idéologique qui oriente la marche de la société. Analyser le cas des inutiles permet d’illustrer le rôle maximal que peut tenir le droit dans son rapport avec la sphère politique, la société et ses idéologies : il est inhibiteur des changements trop brutaux, mais il semble incapable de garantir à lui seul les résistances de ceux qui existent dans les marges, précisément parce qu’il n’est que la cristallisation des décisions politiques.
Notes
1 Audard Catherine, « Utile », in Cassin Barbara (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, 2019, pp. 1192-1193.
2 L’usage du terme de « concept » dans la suite de cet article n’est maintenu que par commodité.
3 La formule est du sociologue Robert Castel, dans Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines », 1995, 10 p.
4 La formule est d’Axelle Brodiez-Dolino, dans Brodiez-Dolino Axelle, « L’être humain comme ‘déchet social’ ? L’irrécupérabilité dans la France des Trente Glorieuses », Tracés, 2019, no 37, pp. 55-57
5 On limitera le champ de l’analyse dans cet article au cas de la France : les sources juridiques et les exemples cités par la suite seront donc français. On peut toutefois poser l’hypothèse que certaines des conclusions valables pour le cas français pourraient sans doute être élargies, au minimum dans les États de l’Occident contemporain.
6 Formule de Frédéric Gros dans Le principe Sécurité, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2006, 14 p.
7 Dardot Pierre et Laval Christian, La Nouvelle Raison du monde, Paris, Édition La Découverte, 2009, pp. 25-26.
8 Foucault Michel, Naissance de la Biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, pp. 40-45
9 Cicéron, De officiis, I, Paris, Fayard, coll. « Mille et une nuit », 2011, 232 p. La période de « naissance » du concept étant celle de la codification du droit romain, celle-ci est particulièrement longue. Le choix est fait de se focaliser sur Cicéron qui, en tant que philosophe politique, juriste et homme d’État, fait le lien entre les trois domaines qui nous intéressent pour montrer comment l’utilité publique y devient un axiome normatif.
10 La notion de « naissance d’un concept » est en soi problématique, puisqu’un concept n’émane jamais du néant, mais on simplifie le vocabulaire ici en admettant que la naissance du syntagme latin correspond à la naissance du concept.
11 Tacite, Annales, 4, 38, Paris, Folio, « Poches », 1993, 104 p.
12 Pline le jeune, Panégyrique de Trajan, 67, 4, Paris, Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », 2019, 54 p.
13 Gaudemet Jean, « Utilitas publica », Revue d’histoire du droit, Quatrième série, Vol. 28, Paris, Dalloz, 1951, pp. 465-499
14 Sur le lexique romain et ses évolutions dans la période romaine, voir Gaudemet Jean, « Utilitas publica », Ibid.
15 Ibid.
16 Cicéron,De Officiis, III, 31, op. cit., 214 p.
17 Machiavel Nicolas, Le Prince, Paris, trad. Y. Lévy, Flammarion coll. « GF », 1980, 222 p.
18 Botéro Giovanni, Traité sur la Raison d’État, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 2014, 432 p.
19 Il serait bien sûr pertinent d’analyser dans le détail les subtilités qui unissent ou distinguent les visions de Hobbes, Spinoza, Grotius, Locke ou Pufendorf concernant le sens de l’utilité de l’État.
20 Hobbes favorise nettement le terme d’intérêt à celui d’utilité, mais le raisonnement général demeure valide.
21 Hobbes Thomas, Léviathan, II - XVII, Paris, coll. « Folios Essais », Gallimard, 2000, pp. 281-289
22 Voy. Foisneau Luc, « Thomas Hobbes : les fondements de la théorie du bonheur », in Lazzeri Christian, Caille Alain et Senellart Michel (dir.), Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Paris, Éditions La Découverte, 2001, pp. 310-318
23 Hobbes Thomas, Leviathan, op. cit., I - VIII, 68 p.
24 Bentham Jeremy, Introduction aux principes de morale et de la législation, Paris, Vrin, 2011, 368 p.
25 Bentham Jeremy, Fragment sur le gouvernement, I, note 78, Bruylant L.G.D.J, Paris, 1996, 67 p.
26 Halévy Elie, La formation du radicalisme anglais, Tome I « La jeunesse de Bentham 1776-1789 », Paris, Presses Universitaires de France, 1995, 98 p.
27 Il faut noter qu’en parallèle de la vision capitaliste de l’utilité qui s’est affirmée dans le bloc de l’Ouest au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, une définition socialiste de l’État productif se radicalisait dans les pays communistes. Le focus de cet article portant sur le cas français, nous nous concentrons sur la vision capitaliste de l’utilité qui s’y est imposée.
28 Chiapello Ève et Boltanski Luc, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Coll. « Tel », 2011, 375 p.
29 Ibid.
30 La formule fait référence à celle utilisée par Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, 688 p.
31 Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit., pp. 140-149
32 Hervet Céline, « Réfractaires et irrécupérables. Penser la résistance à l’incorporation sociale », Tracés, 2019, no 37, pp. 127-144
33 Hobbes Thomas, Léviathan, I-XV, op. cit., pp. 248-270. Alors qu’il expose les conditions d’un passage de l’état de nature à la fois présocial et prépolitique à l’état civil, Hobbes énumère dix-sept lois naturelles. Parmi ces lois qui conduisent les hommes à limiter leur droit naturel pour conclure le fameux pacte social et entrer dans l’état de droit, figure celle de la « complaisance » (compleasance), par laquelle « chacun tâche de se rendre accommodant aux autres ». Pour en donner la mesure, Hobbes s’appuie sur un cas limite, celui du réfractaire qui met à mal l’édifice en entier.
34 Hervet Céline, « Réfractaires et irrécupérables. Penser la résistance à l’incorporation sociale », op. cit.
35 De Singly François, « L’essentiel » va-t-il bouleverser les hiérarchies sociales ? », Analyses, Observatoire des inégalités, mai 2021, disponible à l’adresse suivante : https://www.inegalites.fr (consultée le 3 mai 2022).
36 Code français de l’urbanisme, art. L.126-1 et R.126-1.
37 Le juge des comptes ne peut allouer de dépenses non reconnues d’utilité publique par l’autorité budgétaire (CE, sect., 2 mars 1973, Massé ; C. comptes, 30 juin 1994, Cne de Fenouillet, Assoc. Comité de coordination du centre culturel de Fenouillet).
38 Définie par le Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique. L’expropriation est une procédure qui permet à une personne publique (État, collectivités territoriales, etc.) de contraindre un particulier ou une personne morale à céder son bien immobilier, moyennant le paiement d’une indemnité.
39 Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, articles 10 et 11. Le caractère « d’utilité publique » d’une association est reconnu entre autres si l’association « sert l’intérêt général » peut notamment donner lieu à des avantages fiscaux.
40 Proposition de loi tendant à supprimer les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux, Texte n° 619 (2017-2018) de M. Jean-Louis Masson, déposé au Sénat le 2 juillet 2018.
41 Code du travail, art. R5411-11 à R5411-12.
42 Moor Pierre, « Savoirs juridiques et savoirs sur le droit », Revue Européenne des sciences sociales, 2005, vol. XLIII-131, pp. 13-22
43 Constitution française du 4 octobre 1958, titre X (devenu après la révision de 1993 le titre XI), articles 69, 70, 71.
44 De Cazals Marie, « La saisine du Conseil Économique, Social et Environnemental par voie de pétition citoyenne : gage d’une Ve République ‘plus démocratique’ ? », Revue française de droit constitutionnel, no 82, 2010, 289-310 p.
45 Proposition déjà émise en 1946 dans son discours de Bayeux, mais sans succès.
46 Le groupe de travail sur l’avenir des institutions est un comité de réflexions sur les institutions françaises, dont les travaux se sont déroulés en 2014 et 2015. Il a été créé par le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone et coprésidé par l’historien Michel Winock.
47 Luhmann Niklas, Politique et complexité : Les contributions de la théorie générale des systèmes, Paris, Cerf, coll. « Humanités », 1999, 182 p.
48 Israël Liora, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981), Paris, EHESS, coll. « En temps et lieux », 2020, 346 p.
49 Ibid.