« Le gouvernement des musées-mémoriaux par les publics »
Ygal Fijalkow est professeur des universités en sociologie de l’action publique à l'Institut National Universitaire Champollion et chercheur au Centre d'Études et de Recherches Travail Organisation Pouvoir (CERTOP-CNRS).
1Alors que les mémoriaux (les lieux de mémoire, les plaques commémoratives, les stèles, les compositions statuaires, les monuments, etc.) sont conçus pour témoigner du passé, permettre le recueillement et rendre hommage, les musées-mémoriaux ont pour fonction complémentaire de conserver et d’exposer des lieux, des bâtiments, des objets, des documents et des récits afin de cultiver les publics, les instruire, leur transmettre des valeurs (morales, civiques) et amener des réflexions. La conciliation d’un mémorial et d’un musée s’observe généralement à propos des passés violents et criminels (guerre, acte de résistance, sauvetage, lieux de détention, de torture et d’extermination, etc.). La puissance publique qui les édifie fait un usage politique du passé puisqu’elle institue un souvenir commun, participe au récit collectif d’une société1. C’est dans les décennies 1980 et 19902 que de nombreux musées-mémoriaux prennent place dans nos sociétés européennes même si certains sont plus anciens (Auschwitz-Birkenau par exemple) et que d’autres seront inaugurés d’ici quelques années3.
2Ces musées-mémoriaux ont des publics. En qualité de visiteurs ordinaires, les publics viennent pour se cultiver, s’instruire, découvrir et vivent une expérience qui n’est pas totalement comparable à celle qu’ils éprouvent dans d’autres musées. Le lieu, l’ambiance qui se dégage, les vestiges, les expositions et les récits apportent des émotions (le choc, la tristesse, la compassion, la colère, la fierté, etc.) qui les laisse rarement indifférents. Les publics scolaires constituent une partie importante de ces publics. Leur visite s’inscrit dans la continuité d’une activité pédagogique qui est supposée servir de leçon d’histoire, de morale et de civisme. Sous les traits des témoins, des survivants, des vétérans, des anciens combattants, des victimes ou encore des descendants, les publics découvrent ou héritent d’une histoire personnelle et familiale qui les attache au musée-mémorial. À ce titre, ils viennent parfois en pèlerinage ou en commémoration et entretiennent une forme de proximité avec le site qui peut leur donner l’impression de faire partie du musée-mémoriel. À ces publics concrets s’ajoutent les publics discursifs auxquels les musées-mémoriaux font référence. Le « grand public », le « jeune public » ou encore le « public scolaire » constituent des catégories parmi d’autres pour désigner ceux à qui les musées-mémoriaux pensent s’adresser et pour lesquels ils disent engager des actions. Les dispositifs de mesure et d’observation donnent une existence à certains d’entre eux. Il en va ainsi des « publics réels » ou « potentiels » mais aussi des « publics absents », des « non-publics » des « publics virtuels » ou encore de ceux qui viennent « en simple touristes » pour décrire des pratiques relevant de la visite des sites associés à la mort, aux catastrophes, aux tragédies et aux atrocités humaines4.
3Ce numéro des Cahiers Mémoire et Politique propose différentes contributions sur le pouvoir d’influence que peuvent avoir ces différents publics sur le gouvernement des musées-mémoriaux. Il interroge les rôles, les périmètres et les modalités d’action dont disposent ceux que l’on présente ordinairement comme des destinataires distants, passifs, abouliques, dociles. Reconnaître les « ressortissants » comme des acteurs d’un gouvernement est un questionnement relativement ancien pour la sociologie de l’action publique5 même s’il connaît un nouvel engouement6. La question est probablement plus originale pour la sociologie de la culture et les visitor studies même si les dispositifs inclusifs et collaboratifs qui visent à associer les publics pour les transformer en coproducteurs de l’offre muséale soulève des questionnements proches7.
4Appréhender les publics des musées-mémoriaux comme des acteurs ne consiste pas à nier l’asymétrie des rapports qui existent entre eux et les administrateurs des lieux, ni à surestimer l’inégale distribution des ressources, mais à prêter attention aux implicites et aux subtilités qui permettent de reconnaître que, dans certains cas, ils exercent une influence ou un contrôle qui induit des transformations qui n’auraient pas lieu d’être sans leur intervention ou leur présence.
5C’est à la création du musée-mémorial de Rivesaltes et à son fonctionnement concret que s’intéresse la contribution de Nita Laroque. Elle observe que les publics qui participent au gouvernement du lieu existent surtout sous la forme d’un référentiel. Ce dernier est porté par des entrepreneurs de mémoire de l’exil espagnol et par la sensibilité personnelle de la plupart des employés du site pour les républicains fuyant la dictature de Franco. Alors que le musée-mémorial est fondé sur le pluralisme des populations internées (Espagnols, Juifs, Tsiganes, Harkis, Sénégalais, etc.) c’est l’image d’un mémorial dédié à l’histoire de l’exil espagnol qui semble s’imposer. L’analyse proposée montre à quel point une représentation subjective des publics destinataires du musée-mémoriel peut orienter la définition de l’offre culturelle et l’organisation des visites. La notion de prophétie autoréalisatrice, proposée par Robert K. Merton en 1948 pourrait ici servir à interroger la force sociale de cette représentation sur le profil des visiteurs et les motifs de la fréquentation du lieu.
6La recherche de Marie-Cécile Amat menée sur le musée-mémorial d’Auschwitz Birkenau fait le constat d’une connaissance très générale des publics et l’absence d’instruments destinés à les étudier en détail. Il n’y a guère que le nombre de visiteurs décliné par pays et par grandes catégories d’âges que semble chercher à connaître les administrateurs du lieu. Les publics qui utilisent et suivent les médias sociaux (Twitter devenu X, Facebook, Pinterest, YouTube) du musée-mémorial sont essentiellement choisis pour l’audience qu’ils représentent. Ces deux publics (visiteurs des lieux et utilisateurs des médias numériques) prennent place dans le gouvernement du site comme indicateur d’attractivité et de notoriété. Ils permettent, selon les propos des administrateurs, de savoir si la mémoire du lieu demeure vivante. Le public jeune venu en visite scolaire occupe une place à part. Sa fréquentation est la seule à être identifiée et il est le seul à bénéficier d’une politique dédiée (ateliers pédagogique, présentations multimédias, conférences, séminaire sur différentes thématiques). La place donnée à ce public est telle que le musée-mémorial se présente officiellement comme un « lieu d’éducation ». Pour Marie-Cécile Amat, cette situation s’explique par l’activisme des entrepreneurs de mémoire et la position qu’ils occupent auprès des administrateurs d’Auschwitz Birkenau. Ce sont eux qui au fil des années ont accompagné le site dans sa vocation à devenir un espace d’éducation pour défendre les droits humains et prévenir des futurs crimes et tragédies.
7Les observations de terrain effectuées par Anne-Lise d’Agnola rejoignent les conclusions des travaux précédents à propos du rôle que jouent les entrepreneurs de mémoire dans la définition des publics. Elle soutient que les vétérans de la guerre du Vietnam participent à l’édification de musées-mémoriaux dans l’intention de produire un espace public qui présente un récit valorisant de leur passé. En commémorant le guerrier plutôt que la guerre, les sites étudiés se révèlent être des lieux de reconnaissance matérielle et symbolique pour les soldats et leurs familles, des lieux de pèlerinage et de commémoration mais aussi des lieux de transformation des visiteurs en individus capables de reconnaître la valeur des vétérans et de leur engagement indépendamment des guerres auxquelles ils ont participé. La préoccupation pour les publics s’observe probablement aussi dans l’approche ludique et la scénographie interactive qui est proposée dans de nombreux musées-mémoriaux étatsuniens. On y retrouve en effet certains principes des parcs ludoéducatifs avec l’intention de créer une expérience immersive. Ce choix répond-il aux attentes des publics des musées-mémoriaux ou est-il un élément figuratif de la « civilisation des loisirs » ?
8Pierre-Jérôme Biscarrat s’intéresse aux publics à partir de l’émotion réclamée, imposée, utilisée ou refusée pour transmettre l’histoire la Shoah. Il utilise son expérience personnelle comme une source de connaissance des réalités sociales qui se donnent à voir dans plusieurs musées-mémoriaux européens. En faisant varier les échelles d’observation en fonction des différents statuts qu’il a occupés dans sa carrière (guide, responsable pédagogique, expert auprès de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah) il aboutit à différentes analyses. Il observe d’abord, dans une perspective proche de celle de la sociologie des relations de service, que les guides sont tenus de se livrer à de multiples arrangements avec les publics pour répondre à la demande d’émotion des jeunes, composer avec celle des descendants des victimes et prioriser les faits plutôt que les sentiments pour conforter les principes pédagogiques des historiens et des institutions. Il met ainsi en évidence l’influence et l’importance des publics sur l’offre de médiation délivrée. Il rappelle ensuite que les adaptations aux attentes des différents publics se retrouvent dans les expositions et les aménagements des lieux qui accueillent des visiteurs. Alors que le dispositif architectural et scénographique du musée-mémorial de Bełżec doit éveiller de vives émotions, celui de Sobibór invite à la sobriété et à la réflexion. La participation des familles de descendants pour contester ou approuver ces projets montre leur capacité à s’inviter volontairement dans le gouvernement des musées-mémoriaux pour faire valoir leurs intérêts et pour définir ce que doivent venir visiter les publics.
9En somme, les contributions rassemblées dans ce numéro soutiennent l’idée que les publics sont présents dans les processus de construction, de gestion et de transformation des musées-mémoriaux mais existent surtout par le biais de médiations techniques (mesure de la fréquentation des sites, de l’audience numérique) et par le biais des groupes intermédiaires (entrepreneurs de mémoire, victimes, anciens combattants, descendants, famille, etc.). Il apparaît ainsi que tantôt les publics existent à l’initiative des administrateurs des musées mémoriaux pour gérer l’attractivité et la notoriété des sites et tantôt par l’entremise des groupes intermédiaires qui leur offre une identité sociale (visiteur de la guerre d’Espagne et de l’exil, jeunes à éduquer, visiteurs à convaincre) tout en orientant la narration des lieux, des expositions, et les aménagements architecturaux et scénographiques. En procédant de la sorte, les groupes intermédiaires construisent une image des publics à qui les musées-mémoriaux se destinent en priorité. Cette image dominante des publics pose deux questions majeures. La première interroge la capacité des musées-mémoriaux à tenir compte de la diversité des publics et de la réception qu’ils font de leur visite8. La seconde soulève un questionnement sur la façon dont ces publics se perçoivent.
Notes
1 Andrieu Claire, Lavabre Marie-Claire et Tartakowsky Danielle (dir.), Politiques du passé, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006, 266 p.
2 Lavielle Julie, « Faut-il fermer les musées-mémoriaux ? », in Gensburger Sarah et Lefranc Sandrine (dir.), La mémoire collective en question(s), Presses Universitaires de France, 2023, pp. 467-476 ; Rousso Henry, « Pourquoi faire entrer la mémoire au musée ? », in Gensburger Sarah et Lefranc Sandrine (dir.), La mémoire collective en question(s), ibid., pp. 477-484.
3 Par suite des attentats djihadistes de 2015-2016, les pouvoirs publics français et des associations de victimes portent le projet d’un Musée-mémorial du terrorisme conçu comme un lieu de mémoire et d’histoire. Il ouvrira ses portes en 2027.
4 Foley Malcolm, Lennon John, Dark Tourism : the Attraction of Death and Disaster, Londres/New York, Continuum, 2000, 184 p.
5 Levy Julien et Warin Philippe, « Ressortissants », in Boussaguet Laurie, Jacquot Sophie et Ravinet Pauline (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, 2019, pp. 555-561.
6 Revillard Anne, « Saisir les conséquences d’une politique à partir de ses ressortissants. La réception de l’action publique », Revue française de science politique, 2018 vol. 68, no 3, pp. 469-491 ; Gourgues Guillaume et Mazeaud Alice (dir.), L’action publique saisie par ses « publics ». Gouvernement et (dés)ordres politiques, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2018, 214 p.
7 Eidelman Jacqueline et Roustan Mélanie, « Les études de publics : recherche fondamentale, choix de politiques et enjeux opérationnels », in Eidelman Jacqueline, Roustan Mélanie et Goldstein Bernadette (dir.), La place des publics. De l’usage des études et recherches par les musées, La documentation Française, 2007, pp. 11-33.
8 Les visiteurs ne sont que très imparfaitement connus. Rappelons que si les musées connaissent de mieux en mieux les visiteurs, les musées-mémoriaux ne mènent pas d’enquête et de disposent pas ses outils pour les mener. Les seuls éléments disponibles sont des travaux d’universitaires. Grandjean Geoffrey, Les jeunes et le génocide des Juifs. Analyse sociopolitique, De Boeck, 2014, 288 p. ; Fijalkow Jacques et Fijalkow Ygal, « Quels effets produisent les visites scolaires d'Auschwitz-Birkenau ? » in Bande Alexandre, Biscarat Pierre-Jérôme et Lalieu Olivier (dir.), Nouvelle histoire de la Shoah, Passés Composés, 2021, pp. 247-266.