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La genèse des lieux de mémoire et leur retraduction dans les politiques du passé en France (années 1970-1980)
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1La publication en 1984 du premier tome des Lieux de mémoire initié et dirigé par Pierre Nora est très rapidement suivie de réappropriations du terme lieux de mémoire par le ministère des Anciens combattants et victimes de guerre dans le cadre de ses politiques du passé1. À partir d’un corpus d’archives provenant de ce ministère2 et d’entretiens, notre texte analyse les conditions sociohistoriques de ce remploi et le rôle des acteurs en présence, en premier lieu l’historien Pierre Nora et Serge Barcellini qui travaille au ministère des Anciens combattants à partir de 1981. Malgré leurs différences d’âge – le premier naît en 1931, le second vingt ans plus tard en 1951 –, de statuts et de pratiques, cette recherche conduit à identifier chez ces deux acteurs une même intention de construire et transmettre dans l’espace public une narration de l’histoire de France inscrite dans des enjeux du présent. Le projet des Lieux de mémoire est élaboré par Pierre Nora dans le contexte historiographique et social des années 1970 que nous présenterons dans un premier temps. La mobilisation du terme lieu de mémoire dans les politiques du passé menées au cours des années 1980 nous amènera ensuite à retracer la généalogie de ce processus de retraduction dans lequel le passé national fait l’objet d’un nouvel instrument d’action publique à l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981. Ce transfert de la notion de « lieu de mémoire » témoigne d’une circulation entre monde académique et monde politique et de retraductions que l’on pourrait désigner par le terme de remploi au sens archéologique. Création langagière forgée par Pierre Nora formalisant une construction conceptuelle et savante qui a renouvelé la mise en récit de la nation dans le discours historique, lieu de mémoire est repris tel quel pour être imbriqué dans les fondements d’une autre construction narrative mise en œuvre par l’État français pour transmettre le passé national auprès de la population française.
La genèse du projet des Lieux de mémoire
2Si le premier tome des Lieux de mémoire paraît en 1984, la genèse du projet s’ancre historiographiquement et socialement dans les années 1970. Pierre Nora s’intéresse à la question de la mémoire depuis les années 1960. Il suit le séminaire de René Rémond à Science Po en 1964-1965 intitulé « Durée, mémoire et politique » qui lui inspire un article sur la présence du passé dans la société États-Unienne et dans lequel il utilise déjà la notion de « mémoire collective »3. La mémoire est introduite comme objet d’étude par l’historien dans le cadre du renouvellement historiographique des années 1970 dont il est un acteur de premier plan, comme historien et comme éditeur chez Gallimard4, avec le courant de la « nouvelle histoire » qui s’affirme en rupture avec l’histoire quantitative et la longue durée braudélienne5. Engagé dans la déconstruction de cette historiographie jusque-là dominante qui a déconsidéré les dimensions politique, événementielle et contemporaine de l’histoire, Nora introduit de manière très significative l’événement et le temps présent dans son champ d’investigation6. Compte tenu du rôle désormais considérable pris par les médias dans la mise en récit de l’histoire7, il apparaît impératif pour Nora de produire une nouvelle écriture de l’histoire contemporaine. Cette intention se formalise institutionnellement par son passage en 1975 de l’Institut d’études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales8. Son collègue Jacques Le Goff, président de l’Ehess, lui propose de candidater à une nouvelle chaire consacrée à l’« Histoire du temps présent ». Nora écrit pour cela un projet de recherche intitulé « Histoire du présent » qui renouvelle la pratique historienne en considérant l’histoire non comme une science du passé mais en élargissant « son horizon au temps présent »9. C’est dans cette nouvelle approche historiographique de l’histoire contemporaine que l’objet mémoire apparaît sans qu’il soit au départ nommé ainsi. Nora propose en effet d’« étudier le poids du passé sur le présent par l’inventaire relatif des différents héritages historiques, selon les types de société contemporaines »10. Après son élection, son projet de recherche s’affine à la faveur du séminaire qu’il dirige à l’Ehess à partir de 1976 et auquel participent des futurs contributeurs des Lieux de mémoire comme Mona Ozouf et Pascal Ory. Le « poids du passé » est retraduit en « mémoire collective » et « l’inventaire des différents héritages » en « lieux » dans le séminaire de 1977-1978 que l’historien intitule « Les lieux de la mémoire collective »11. Il s’agit pour lui d’inventorier les « lieux matériels et topographiques, lieux monumentaux et architecturaux, lieux commémoratifs et symboliques, lieux conservatoires et transmissifs, lieux enfin généraux ou officiels et lieux particuliers à telle famille politique ou religieuse de la communauté nationale »12 . Nora trouve alors véritablement son objet en conjuguant trois domaines au centre de ses réflexions et de ses préoccupations : une écriture de l’histoire du temps présent qu’il appelle de ses vœux depuis plusieurs années, la mémoire collective – employé dès 1966 pour le cas des États-Unis – qu’il entend scruter par des lieux, et enfin la nation française. L’historien explicite son projet à l’occasion de plusieurs entretiens durant cette période. Interrogé en février 1978 dans le magazine Les Nouvelles littéraires sur l’intitulé de son séminaire « Les lieux de la mémoire », Nora précise qu’il s’est inspiré du livre de Francis Yates, L’Art de la mémoire, que l’éditeur a lui-même publié chez Gallimard trois ans plus tôt13, qui « met en évidence que toute la tradition rhétorique latine […] conseillait, pour se souvenir d’idées même abstraites, de lier ces idées à des objets qui seraient préalablement disposés dans l’atrium d’une maison »14. Dans ce même entretien, il nomme pour la première fois à notre connaissance son objet qui en sera la formulation définitive : « lieu de mémoire »15. Cette formalisation participe à l’éclosion d’un vocabulaire de la mémoire entendu comme la multiplication d’usages du mot mémoire qui s’accompagne de créations langagières avec l’invention de figures de style autour du mot mémoire comme lieu de mémoire ou devoir de mémoire à la même période16. Nora définit alors son néologisme comme un « lieu de frontière. Entre le mort et le vif, entre le vécu comme un présent sans mémoire et l’histoire qui ne serait plus qu’une archéologie, la langue morte de la tradition. Un lieu de mémoire n’est jamais tout à fait la vie, pas encore tout à fait la mort : un entre-deux »17. Cette notion lui permet de proposer une écriture au second degré d’une « histoire de la France » comme il le précise en 1977 dans un entretien avec le psychanalyste Jean-Baptiste Pontalis18. L’objet historique « histoire de France », exercice traditionnel de la pratique historienne au xixe siècle19, est intégré dans une écriture du temps présent sur la mémoire collective ce qui constitue la grande originalité de la démarche de Nora qui lui permet de traverser les différentes périodes historiques à partir d’objets qu’il fait glisser du présent au passé et réciproquement.
3Il s’agit pour Nora d’adresser une réponse scientifique autant que sociale à la situation qui le préoccupe alors d’une société dans laquelle l’« histoire a perdu son apparente unité » tandis qu’« on voit chaque groupe social et chaque communauté partir à la recherche de sa propre mémoire, de sa propre histoire comme partie intégrante de son identité »20. Nora répond à ces affirmations multiples d’identités singulières sur la scène sociale en se saisissant de l’objet « histoire de France » et en définissant le lieu des lieux de mémoire comme celui « où une société consigne ses souvenirs volontairement, partie intégrante de son identité »21. L’historien investigue l’écriture d’une identité « Nous-je » face à la production d’identités « je-nous » qui signale pour le sociologue Claude Dubar le « passage d’un monde protégé, contraint, fermé, hérité, à un monde incertain, libre, ouvert et revendiqué […]. Donc d’identifications ‘culturelles’ et ‘statutaires’ à des identifications ‘réflexives’ et ‘narratives’22 » qui caractérise la période des années 1960-1970. Une intention éminemment narrative, entremêlant scientifique et politique, s’esquisse ainsi chez l’historien : endosser la responsabilité de l’écriture historienne de la mémoire nationale forgée au xixe siècle par les historiens comme Michelet et Lavisse et tresser à nouveau une identité narrative de la nation française dans une démarche réflexive23. La notion de « mémoire collective » est retraduite par Nora à cette aune dans un article publiée en 197824. Dans ce texte, il opère une opposition entre la « mémoire historique », définie comme « elle-même la mémoire collective du groupe des historiens »25, et la « mémoire collective » qui serait celle construite par des groupes pour assurer leur identité particulière. L’auteur énumère ainsi les caractéristiques de chacune des deux notions pour démontrer en conclusion que « la mémoire historique unit, et la mémoire collective divise »26. L’intention de cette catégorisation est d’opérer et d’instaurer, non simplement une distinction, mais en fait une hiérarchisation des narrations sur le passé, entre le discours historique et le discours des mémoires collectives qui, selon lui, domine désormais les mises en récit publiques du passé : « L’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives »27 affirme-t-il. L’enjeu n’est pas tant d’appeler les historiens à analyser dans une perspective historique les différentes mémoires collectives mais d’élaborer une mémoire historique unifiante mettant en récit la nation française par l’inventaire de lieux de mémoire qui sont venus la figurer au cours de son histoire. Cette opération à la fois réflexive mais aussi performative tranche résolument avec d’autres travaux scientifiques réalisés au même moment qui se donnent également pour objet la mémoire. Différents chercheurs engagés dans l’ethnographie de la France contemporaine mettent l’accent sur le local, le singulier et le droit à l’histoire de tout groupe social. Des historiens, mais aussi des anthropologues, des sociologues s’engagent dans la collecte et l’analyse de la mémoire ouvrière28, villageoise29, locale30, ou populaire31. Pour la discipline historique, cette tentation ethnographique d’historiens qui se donnent comme ambition de « reconstituer l’évolution de la vie quotidienne »32, introduit de nouvelles sources, et principalement l’histoire orale. Dans ce contexte des années 1970 dans lequel la critique du pouvoir centralisateur et des institutions imposées par le haut détermine nombre de pratiques culturelles et où l’Histoire officielle nationale est récusée par la possibilité d’écrire une histoire à soi, c’est-à-dire « instituer une identité locale par la figuration du passé »33, le terme mémoire formule alors un objet social scientifiquement valorisé, le nom d’un décentrement à la fois épistémologique et militant. La notion de mémoire désigne aussi pour ces acteurs scientifiques, qui ne sont pas dominants dans le champ académique, les voix oubliées de l’Histoire, ces « voix d’en bas »34, qu’il faut désormais prendre en compte et instituer dans l’espace public. Intitulé « Sous l’histoire, la mémoire », un dossier publié par la revue Dialectiques en 198035 illustre ce courant qui s’inspire de la tradition anglo-saxonne de l’histoire orale36. Dans la même perspective, une enquête nommée « Archives orales de la France que nous venons de quitter » est menée par André Burguière, Joseph Goy et Jacques Ozouf à l’Ehess entre 1976 et 1980 pour recueillir les souvenirs de personnes nées avant 1914.
4La position décalée de Nora vis-à-vis de ce courant de recherche apparaît très clairement dans le dossier déjà mentionné des Nouvelles Littéraires de février 1978 où il est surtout question de la « mémoire populaire », celle des anonymes (Martin Nadaud par Jean-Pierre Rioux), des régions (Bretagne) ou de groupes sociaux marginalisés (mémoire ouvrière par Madeleine Rebérioux) que les chercheurs en sciences sociales souhaitent collecter et faire reconnaître dans l’espace public. Nora évoque quant à lui son projet : « étudier la mémoire nationale » par le biais du « lieu de mémoire », ce qui le conduit à « savoir où se situe le lieu des lieux de la mémoire, le lien entre tous ces lieux. Il me semble que c’est au point précis où une mémoire collective vécue dans l’inconscient social devient une mémoire collective vécue dans le conscient historique »37.
5Le projet de Nora s’élabore dans la prise de conscience d’un changement du rapport au temps de la société dans laquelle il vit. Quelques mois avant la parution du premier tome des Lieux, il accorde un entretien à la revue Le français dans le monde qui lui permet de renouveler sa lecture d’une France contemporaine hantée par son passé. Intitulé « Le présent et la mémoire »38, l’historien relie dans cet entretien le phénomène de la mémoire à un « désir d’enracinement mental dans le passé, lié à une expérience du déracinement que connaît la France industrielle contemporaine coupée de ses sources en cherchant à retrouver ses propres racines ». Relevant également un « ébranlement des valeurs et des certitudes au sujet de l’avenir », l’auteur présente les multiples formes que prend, dans le pays, cette « folie conservatrice » : passion pour l’histoire locale, quête d’identité des groupes sociaux à travers la recherche de leur propre histoire, développement de l’histoire orale, politiques d’archivage dans les entreprises et les administrations. Le projet des Lieux de mémoire de la nation française s’échafaude en réaction à une histoire qui est en train de « changer de lieu » (Daniel Fabre) et de narrateurs publics. Ainsi précise-t-il dans un entretien conduit en 2009 :
« Troisième fil conducteur qui se nouait pour moi dans tout ça, c’était que, et là on arrive au devoir de mémoire, c’était que cet obscurcissement de l’avenir et cette perte conjuguée rapide du passé se commandait l’une l’autre pour nous faire un devoir de mémoire »39.
6Revenant sur son projet des Lieux de mémoire, l’historien ajoutait : « Le devoir de mémoire, je me le suis appliqué à moi-même, je l’ai vécu comme un devoir ; j’ai eu l’impression de me réunir avec les Lieux et de faire un travail que je devais faire […] Il y a eu l’intériorisation personnelle d’un devoir ». Ce devoir de mémoire chez Nora est moins lié au sentiment de dette qu’à la hantise de la perte40. En opposant « mémoire collective » et « mémoire historique » tout en proposant de rechercher et d’établir au même moment la mémoire historique de la nation française et non les mémoires collectives des groupes vécues comme sources d’identités, l’historien investigue une narration qui a pour fonction la refiguration d’un Nous national et la restauration d’une unité assurée par le discours historique.
7Cette réappropriation de la notion de mémoire collective pour élaborer une construction narrative refigurant l’identité de la nation s’effectue également dans le champ du politique au début des années 1980.
L’arrivée de Mitterrand au pouvoir (mai 1981) : une rupture politique et sémantique à l’égard du passé national
8Le vocabulaire des acteurs au sein de l’État français concernant les politiques du passé reste traditionnel jusqu’à la fin des années 1970 avec l’emploi du terme souvenir qui structure le discours officiel depuis la Première Guerre mondiale41. Il se modifie au début des années 1980 avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir accompagnée d’une génération de militants socialistes qui portent un nouveau répertoire lexical hérité des usages du mot mémoire dans la décennie précédente. En formalisant la mémoire comme un projet collectif national, ces nouveaux acteurs marquent une rupture sémantique tout autant que politique. Ce tournant est déjà présent dans le « Projet socialiste pour la France des années 1980 », conçu en 1980 dans la perspective des élections présidentielles, qui accorde une place importante à l’histoire nationale. Il est question de « ressusciter la mémoire et redonner un sens à l’histoire de France »42. En livrant le pays au capitalisme qui coupe l’homme de ses racines et impose une amnésie historique, Valéry Giscard D’Estaing y est accusé de « façonner un peuple sans mémoire pour une France sans histoire »43. Un tel message est adressé visuellement lors de la campagne électorale avec, comme choix d’affiche, un portrait de François Mitterrand devant un petit village et son clocher symbolisant la mémoire d’une France ancestrale. Élu Président de la République le 10 mai 1981, Mitterrand emploie très rapidement le vocabulaire de la mémoire. Il est reçu par le maire de Paris, Jacques Chirac, le jour de son investiture le 21 mai à l’Hôtel de ville de Paris où il déclare : « Paris est une ville d’imagination, parce que c’est une ville de mémoire »44. Quelques heures auparavant, au palais de l’Elysée, il rend hommage au peuple des anonymes qui ont fait l’histoire de France depuis la Révolution française :
« Je pense à ces millions et ces millions de femmes et d'hommes, ferment de notre peuple, qui, deux siècles durant, dans la paix et dans la guerre, par le travail et par le sang, ont façonné l’histoire de France sans y avoir accès que par de brèves et glorieuses fractures de notre société »45.
9Il entre en fin de journée au Panthéon dans une scénographie télévisée très travaillée. Dans un geste de filiation à la mémoire de la gauche construite autour des luttes sociales émancipatrices et des résistances, Mitterrand rend hommage à trois héros nationaux : Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher.
10Le nouveau vocabulaire de la mémoire est également porté par l’entourage politique du président de la République. La cérémonie du Panthéon du 21 mai est présentée quelques mois plus tard, à l’Assemblée nationale, par le ministre de la Culture, Jack Lang, comme la manifestation d’« un pouvoir renouant avec la mémoire du pays, pouvait inventer à son peuple un avenir46 ». Le mot est investi d’un pouvoir assurant pour la collectivité un « espace d’expérience » du passé et un « horizon d’attente » pour reprendre les catégories de Reinhart Koselleck, au moment même où certains diagnostiquent une crise de l’avenir47. Alors qu’il est saisi par les historiens et en premier lieu par Pierre Nora à la fin des années 1970 et au début des années 198048, le terme mémoire collective fait son apparition dans le vocabulaire politique à la même période. Le Premier ministre Pierre Mauroy résume, à l’Assemblée nationale, le geste mitterrandien du 21 mai 1981 par ces mots : « Trois roses sur trois tombes, rappel bouleversant de notre mémoire collective »49. Préoccupé par ce qui lui apparaît comme l’effacement de la mémoire collective parmi la jeunesse50, Mitterrand manifeste dès le début de son mandat la volonté de rétablir le lien de la France à son Histoire. L’instauration de cette nouvelle politique à l’égard du passé, traduite de façon éclatante lors de la cérémonie au Panthéon du 21 mai 1981, s’effectue du point de vue sémantique non par le terme d’histoire, mais par celui de mémoire. Ces acteurs politiques reprennent les multiples usages du terme qui circulent depuis les années 1970, recouvrant une façon innovante de retrouver son passé et son identité en dehors du cadre de l’État-nation51. Ils s’inscrivent d’autant dans la continuité de ce vocabulaire de la mémoire car celui-ci apparaît en adéquation avec ce que Mitterrand souhaite incarner : un mouvement populaire de démocratisation sociale dans un cadre décentralisé52. Cependant, le mot mémoire employé dans les années 1970 dans le sens de l’affirmation de mémoires de groupes s’émancipant de l’histoire officielle de l’État-nation, est réinvesti par le pouvoir pour établir et transmettre une mémoire partagée aux membres de la communauté nationale. Le transfert du vocabulaire de la mémoire au pouvoir politique s’effectue donc par une inversion du sens qu’il recouvrait. En l’inscrivant dans le vocabulaire de leurs politiques relatives au passé, les acteurs des pouvoirs publics vont faire du mot mémoire un outil normatif au cours des années 1980, évolution que l’on pourrait comparer à la question de l’environnement, devenu vecteur de normalisation sociale après avoir remis en cause un modèle social53. La prétention de l’État à être le producteur et le dépositaire de la mémoire collective, entendu ici comme un ensemble d’événements historiques communs à faire partager aux individus composant la communauté nationale pour forger un sentiment national, est affirmée par ces acteurs politiques à leur arrivée au pouvoir. Le terme est articulé dans un premier temps à l’élaboration d’une politique censée (re)construire une « mémoire nationale » afin de donner aux concitoyens une image de la nation qui soit unifiante, cohérente et gratifiante. La question de la « mémoire nationale » ou de la « mémoire collective » est en effet analysée comme relevant d’un problème que la puissance publique doit traiter54. Il s’agit de mettre en œuvre une politique permettant de « sauvegarder » ou de « renouer » avec la « mémoire du pays », considérée comme une composante essentielle de son identité. Après « les années Giscard » et la domination du capitalisme à cause duquel les Français se seraient trouvés coupés de la mémoire de la nation, l’arrivée de la gauche au pouvoir correspond ainsi à la mise en place d’une politique publique, soit une « action menée par une autorité publique (seule ou en partenariat) afin de traiter une situation perçue comme posant un problème »55 actuel par la mobilisation des ressources offertes par le passé. La mise en place d’une politique publique pour répondre à l’objectif de « sauvegarde de la mémoire » s’effectue par la création d’instruments d’actions publiques auprès de la population comme celui symbolique de la journée commémorative du 8 mai déclaré jour férié dès 198156. L’un des principaux instruments concerne le ministère des Anciens combattants et des victimes de guerre. L’arrivée d’une nouvelle génération crée cet instrument d’action publique en y introduisant le vocabulaire de la mémoire.
Un instrument d’action publique au service du passé : la création de la CNIHP par Serge Barcellini
11Mitterrand nomme Jean Laurain ministre des Anciens combattants et victimes de guerre en mai 1981. Celui-ci engage immédiatement une réflexion pour donner à son ministère une nouvelle orientation. Jean Laurain souhaite en effet lui apporter une nouvelle fonction qui dépasse les fonctions traditionnelles de prise en charge matérielle des anciens combattants des différents conflits du XXe siècle (pensions, allocations, soins, insertion sociale) qui furent à l’origine de sa création en 1917 pendant la Première Guerre mondiale. Ancien résistant et philosophe de formation, Jean Laurain s’est engagé après la Seconde Guerre mondiale dans les mouvements d’éducation populaire en créant notamment en 1957 les Maisons de la Jeunesse et de la Culture de Moselle. Pour lui, le ministère des Anciens combattants doit devenir un vecteur majeur de la transmission historique des conflits du XXe siècle promouvant la paix, notamment auprès de la jeunesse française. Il a à sa disposition les réflexions de Serge Barcellini57 qu’il nomme dans un premier temps comme attaché parlementaire. Celui-ci indique à Jean Laurain dès la fin du mois de mai 1981 qu’il est « persuadé qu’il y a quelque chose à faire dans la commémoration, en histoire, etc »58. Il constate que les politiques à l’égard du passé dans ce ministère sont éclatées dans plusieurs services qui n’ont aucun lien entre eux : service pour les cérémonies, service pour les expositions, bureau des nécropoles, bureau de l’état civil. Barcellini estime indispensable de les réunir dans un seul et même service qui deviendrait dès lors un « outil de la politique du souvenir »59. Jean Laurain souhaite conduire cette nouvelle politique dans le cadre d’une 5e direction au sein du ministère des Anciens combattants. Jusque-là, celui-ci était composé de trois Directions (Direction de l’administration générale, Direction des pensions, Direction des Statuts et des services médicaux) et d’un établissement public, l’Office National des Anciens Combattants (ONAC).
12Barcellini adresse un projet de 5e Direction à son Ministre le 11 juillet 198160 qui formalise un renversement de perspective des missions du ministère. Cette nouvelle Direction se donnerait en effet pour tâche de « substituer progressivement aux réparations des conséquences des guerres, la prévention des guerres »61. L’attaché parlementaire de Jean Laurain place au cœur de ce projet la transmission de l’histoire des guerres du XXe siècle en considérant que « l’histoire est redevenue progressivement une des composantes des passions françaises –patrimoine, généalogie, régionalisme sont autant de mots à la mode ». Les associations d’anciens combattants qui regroupent alors environ deux millions de personnes sont présentées comme des médiatrices de cette histoire. La création de ce service modifie également profondément la vocation du ministère quant au public auquel il s’adresse. Le public concerné par cette action n’est plus seulement les anciens combattants mais la population française dans son ensemble. Pour Barcellini, le but de la future Commission est la « vulgarisation » de l’histoire des guerres contemporaines auprès de la population française. Cette vulgarisation doit être prise en charge par six bureaux dont un bureau « Cérémonies et manifestations », un bureau « Expositions », un bureau « Musées, sites et nécropoles », et un bureau « Relations avec les scolaires »62. Le document de travail de Barcellini énumère les publics visés par les activités de la Commission qui devra « toucher l’ensemble du peuple français en tous lieux » : le public demandeur de données brutes (individus ou collectivités), le public des historiens, le public scolaire, et le « grand public », c’est-à-dire, précise le document, « l’ensemble des français qui ne rencontrent l’histoire qu’au travers d’une vulgarisation ‘sophistiquée’ (cérémonies, expositions, sites touristiques, musées) ».
13Ce document de juillet 1981 propose de transformer la vocation traditionnelle du ministère des Anciens combattants en agent d’une politique publique ambitieuse centrée sur un nouvel horizon d’attente — la prévention des guerres —, de nouveaux objectifs — la transmission historique des deux guerres mondiales —, de nouveaux médiateurs — anciens combattants, lieux — et un nouveau public — la communauté nationale. Dans ce dispositif qui constitue la genèse d’une politique de mémoire, terme qui apparaît sous la plume de Barcellini en 1986, les lieux historiques vont prendre une importance de plus en plus centrale.
14En juin 1982, un texte de présentation de la CIHP préparé par Barcellini est envoyé aux associations du monde Combattant, ainsi qu’aux associations de jeunesse et d’éducation populaire. Ce texte introduit la notion de « mémoire collective » en présentant l’action de la Commission comme la « conservation de la mémoire collective de la France combattante »63. Le document détaille ce qui doit être conservé de cette mémoire collective : les traces iconographiques (photos, dessins, peintures), les objets, les témoignages individuels (oraux ou écrits), les archives. Il est précisé que le « contenu historique de cette mémoire » concerne tous les conflits du XXème siècle (Grande Guerre, 39-45, Indochine, Algérie). La conservation de cette mémoire collective passe également par la « valorisation des lieux de la France Combattante » que Serge Barcellini définit comme la mise en place d’« un tourisme de la vigilance ». La dénomination de « vigilance » implique une actualisation du passé des conflits du XXe siècle en les dotant d’enjeux du présent : lutter contre les « résurgences du racisme, de l’antisémitisme » et contre les « totalitarismes ». Il détaille auprès des associations ce programme en constatant qu’« aucune véritable politique touristique » n’a été définie pour valoriser « la terre des combats » qui est une « terre de souvenirs ». Il affirme aux présidents d’associations que « faire connaître nos nécropoles, nos musées combattants, nos sites, nos monuments en les replaçant dans leur contexte historique est un moyen de valoriser votre, notre mémoire collective »64. La politique de « valorisation des lieux de la France combattante » par la Commission engage en cela un processus de mémorialisation des lieux, entendue ici comme la mise en récit publique d’un passé convoqué pour le présent et l’avenir d’une collectivité. La CIHP organise en 1983 la valorisation pédagogique du Fort de Queuleu, et un effort de conservation du camp de Thil.
15En septembre 1983, alors qu’un décret vient d’officialiser la CIHP sous le nom de « Délégation à l’Information Historique pour la Paix », Barcellini envoie une note de service aux membres du cabinet du ministère des Anciens combattants pour faire le point sur cette nouvelle structure qui vient de recevoir un jugement nuancé de l’inspection des finances. Pour défendre son service et justifier ainsi son existence, il joint un rapport de synthèse sur la politique menée par le Ministère depuis sa création qu’il intitule : « Pour une nouvelle politique de valorisation de la Mémoire collective du Monde Combattant »65. Il s’agit alors du texte le plus abouti de Serge Barcellini sur sa conception de la nouvelle politique que le ministère se doit de mener. Le mot mémoire est écrit en majuscule dans le titre et dans certains chapitres. Les termes de mémoire ou de mémoire collective apparaissent sans cesse tout au long de ce rapport. Le thème des lieux prend également une place de plus en plus prépondérante. En introduction, l’auteur commence par donner une définition de la mémoire collective du monde combattant : « c’est l’ensemble des souvenirs des anciens combattants contenus dans leur propre mémoire ou dans des lieux particuliers (musées, monuments, nécropoles, archives) »66. Serge Barcellini présente ensuite les moyens de valoriser cette mémoire collective : « en permettant à ceux qui détiennent cette mémoire de s’exprimer, en faisant connaître les lieux qui recèlent cette parcelle de mémoire ». La fonction de la « mémoire collective » du monde combattant est présentée en ces termes : « cette mémoire est porteuse d’unité nationale et de patriotisme (1914-1918, 1939-1945), elle est également porteuse de vigilance face aux idéologies de guerre (Résistance, Déportation) ». À partir de 1983, cette attention de plus en plus accrue portée aux lieux se traduit par le lancement d’un inventaire des lieux de la Seconde Guerre mondiale en France, réalisé par la Commission à l’Information Historique pour la Paix sur plusieurs années. Cet inventaire s’accompagne de la production d’un dépliant pour chaque lieu intitulé « Les chemins du souvenir »67, où l’on retrouve ainsi la persistance du mot « souvenir » dans le changement de vocabulaire opéré au sein du ministère. C’est dans le cadre de ces réflexions et actions que le premier tome des Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora est publié en 1984.
L’introduction des lieux de mémoire dans les politiques du passé
16La formule lieu de mémoire est très rapidement reprise et utilisée par le nouveau service du ministère des Anciens combattants. Barcellini réalise une fiche de lecture de l’ouvrage l’année de sa publication68. Il y retient l’importance des lieux topographiques dans l’édification d’une mémoire nationale et dans la construction du sentiment national chez les citoyens qui ne fait que confirmer de fait sa réflexion menée depuis 1981 au sein de la Commission. Dès janvier 1985, Jean Laurain évoque, devant le Conseil national des associations, un Arc de triomphe « devenu provisoirement le lieu de mémoire de la bataille de la Marne »69, à l’occasion de la journée de commémoration du 11 novembre 1984, et sous lequel sont installés un taxi et un avion de 1914, entourés de cinquante soldats revêtus de l’uniforme du début de la guerre.
17En octobre 1985, c’est à l’occasion de la diffusion à la presse d’un film coproduit par le SEAC sur les combats de 1915 que le communiqué du SEAC indique que « ce film de 28 minutes est une œuvre de sensibilisation destinée plus particulièrement à la jeunesse, afin de faire savoir, qu’il y a en France une richesse des ‘Lieux de Mémoire’ de la première guerre mondiale »70.
18Lors de l’inauguration le 22 mars 1985 par Jean Laurain et le directeur de la Volksbundes Kriegsgäberfürsorge71, Eduard Hasskamp, de la nécropole de Saint-Privat (Moselle) rassemblant les restes des soldats français et allemands morts pendant la bataille de Saint-Privat, lors de la guerre de 187072, un dossier est réalisé par le service de Serge Barcellini sur les cimetières français. Ces cimetières sont présentés comme des « lieux de mémoire », c’est-à-dire « pas seulement des lieux de mort exigeant un travail d’entretien », mais des lieux « témoins de l’histoire », « des lieux entre des événements du passé et le présent », « des symboles et un enseignement qui nourrissent la mémoire collective »73.
19Dans le programme des activités de la DSIH pour l’année 1985 (document interne), les nécropoles et les monuments sont nommés des « lieux de mémoire74 ». Pour le projet de loi de finances de 1986, la commission des affaires sociales du Sénat et la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale demandent en 1985 un bilan des activités de la Commission de l’Information Historique pour la Paix75. Dans sa réponse, le secrétariat d’État consacre un chapitre « aux activités relatives aux diverses formes de commémoration de valorisation de la mémoire collective ». Expliquant que la DSIH a mis en place une « politique d’entretien et de mise en valeur du patrimoine patriotique », le document précise qu’une série d’expériences concernant les nécropoles a été conduite « dans le but de transformer ces ‘champs du souvenir’ en lieux de la mémoire patriotique ». Il s’agit de l’installation de panneaux explicatifs à l’entrée des nécropoles (Montauville en 1985, 17 nécropoles liées à la bataille de Verdun prévues en 1986), lancement d’une information sur les nécropoles à partir de dépliants touristiques, développement des cérémonies nationales ayant pour assise des nécropoles (13 cérémonies ont été organisées dans des nécropoles en 1984-1985 dont celle de la rencontre entre Mitterrand et Kohl à Verdun).
20À l’occasion du changement de majorité lors des élections législatives de mars 198676, Serge BARCELLINI réfléchit à une nouvelle structure administrative plus étoffée pour mener à bien une politique qu’il nomme dans une note manuscrite « politique de mémoire »77 dont il présente les enjeux en ces termes :
« Une civilisation, c’est une mémoire collective de tout un peuple qui se reconnaît à travers des valeurs communes. La mémoire patriotique en est un élément important : celle des moments décisifs de son histoire récente où l’Europe s’est déchirée, où la France a failli se perdre, où la démocratie a été menacée. […] La mémoire patriotique a aussi une dimension concrète. Elle se traduit dans des lieux, des hommes, des commémorations ».
21Il importe donc pour lui de « fixer la mémoire patriotique », un objectif à atteindre par différentes médiations dont les lieux de mémoire: « créer des lieux de mémoire » (nécropoles, champs de bataille, monuments), « créer des héros », « animer les lieux de mémoire » (cérémonies), « trouver des acteurs de la mémoire » (les « acteurs témoins », les « acteurs héritiers ».
22La structure sollicitée par Serge Barcellini auprès du SEAC est créée par un arrêté ministériel le 5 février 1987. Ce nouveau service appelé « Mission Permanente aux Commémorations et à l’Information Historique » (MPCIH) se trouve directement rattaché auprès du secrétaire d’État aux Anciens combattants. Le lendemain, 6 février 1987, Barcellini est nommé « chef de la mission permanente aux commémorations et à l’information historique » par arrêté ministériel. Une circulaire du 9 février 1989 vient préciser les attributions de la MPCIH qui met en avant l’importance des lieux de mémoire :
« sauvegarde du patrimoine historique (nécropoles, musées, monuments, champs de bataille, et tous autres lieux de mémoire) ; actions d’information historique (commémorations, expositions, publications), gestion des cimetières militaires en France et à l’étranger et des carrés militaires, transferts des corps, gestion des crédits, marchés relatifs aux nécropoles nationales, mentions ‘Mort pour la France’ et ‘Mort en déportation’, état-civil, successions, pèlerinages des familles sur les tombes, restitution des corps aux familles ».
23En 1987, la MPCIH publie un dossier sur l’année 1942 adressé aux associations et médias78. Le dossier comprend douze fiches dont trois fiches sont intitulées « lieux de mémoire ». On y présente les « lieux de mémoire des premières ripostes alliées » (nécropole de Tobrouk), les « lieux de mémoire de la Résistance » (plaques commémoratives) ; les « lieux de mémoire du ‘temps de la honte’ » (Vel’ d’hiv’, Drancy, Compiègne, Pithiviers, Beaune-la-Rolande)79.
24La formule « lieu de mémoire » devient de plus en plus centrale dans les actions du ministère. En 1988, Serge Barcellini rédige une note interne intitulée « Actions de sauvegarde des lieux de mémoire »80. Le document fait état du « recensement des lieux de Mémoire des guerres contemporaines » (musées, nécropoles, monuments, stèles, plaques), de la « signalisation des lieux de mémoire » (création d’un logo pour les nécropoles nationales, signalisation des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, édition d’un atlas des nécropoles nationales), de « la sauvegarde de l’intégrité des lieux de mémoire » (recensement des actes de vandalisme, aide financière pour la remise en état), de « la valorisation des lieux de mémoire » (publication d’une collection de dépliants ‘Sur les chemins du souvenir’, dépliants départementaux sur les monuments et stèles du second conflit mondial, dépliants sur les nécropoles, dépliants sur « les lieux de mémoire d’un homme » (Guynemer, Clémenceau). Les actions précédentes de la CIHP sont rebaptisées pour l’occasion en « lieux de mémoire de Pierre Brossolette » et « lieux de mémoire des combats des Glières » pour 1984, « lieux de mémoire de la déportation à Paris, de la captivité, du STO , de la libération des dernières poches, de l’Indochine, des combats de 1940, des champs de bataille de 1915 » pour 1985, des « lieux de mémoire du champ de bataille pour Verdun et de l’année 1941 » pour 1986.
25En 1988, un document est envoyé aux associations pour présenter en quatre points le nouveau service : « une structure, une action de sauvegarde des lieux de mémoire, des actions commémoratives, des actions d’information historique »81. Le document reprend les différents thèmes de la note de service pour la partie sur l’action de « sauvegarde des lieux de mémoire » : nécropoles, champs de bataille, monuments.
26La formule lieux de mémoire est également intégrée dans les courriers que Barcellini adresse à différentes administrations. Le dirigeant de la MPCIH écrit par exemple en juin 1989 à Jean Kahn, chargé de mission à l’Elysée, sur la question des pèlerinages en URSS82. Il propose une solution globale dans le cadre d’une « négociation bilatérale sur Mémoire française en URSS et Mémoire soviétique en France » par le « recensement des lieux de mémoire » en URSS (stèles napoléoniennes, tombes de Crimée, tombes de 14-18, tombes de 39-45) et celui des « lieux de mémoire soviétiques en France » (tombes de 14-18, tombes de 39-45)83. Serge Barcellini invite à la « définition d’une politique d’entretien et d’accès à ces lieux de Mémoire ».
27En mai 1991, Louis Mexandeau est nommé secrétaire d’État aux Anciens combattants et victimes de guerre dans le gouvernement d’Édith Cresson. Il affirme très vite les priorités de son département ministériel parmi lesquelles la « Mémoire » figure en bonne place. Le discours d’orientation que Louis Mexandeau prononce devant les députés pour le vote du budget, en septembre 1991 lui donne l’occasion de présenter « la mémoire » comme l’une des trois « valeurs fondamentales » qui fondent la légitimité de son ministère, à côté de la « reconnaissance » et de la « solidarité », et qui constitue une « orientation majeure »84 Lors de ce discours, le nouveau secrétariat d’État aux anciens Combattants annonce la création d’une « Délégation à la Mémoire des conflits contemporains », remplaçant la MPCIH. Ce nouveau service du SEAC est créé officiellement par décret le 12 mars 1992 et prend finalement le nom de « Délégation à la Mémoire et à l’Information Historique » (DMIH)85. Le contenu du décret créant ce service précise que la DMIH « participe à la définition et à la mise en œuvre de la politique de l’État dans le domaine de la mémoire des guerres et des conflits contemporains par la mise en valeur des lieux de mémoire, l’élaboration du programme commémoratif, l’organisation d’actions pédagogiques, le soutien à la recherche historique et à la défense de la mémoire ». Si Barcellini, promoteur des lieux de mémoire dans les politiques du passé, ne fait plus partie du service, on constate ainsi une continuité du vocabulaire mettant en avant les lieux de mémoire dans les actions de transmission d’une mémoire nationale.
Les sens d’un remploi
28Le projet des Lieux de mémoire de Pierre Nora apparaît bien plus large conceptuellement et prend pour objet un champ chronologique beaucoup plus vaste que le remploi opéré dans les réflexions et les actions du ministère des Anciens combattants et victimes de guerre centrées sur les conflits du XXe siècle. Cependant, ce que traduit l’observation de Pierre Nora sur le « moment-mémoire » qui caractériserait la fin des années 1970 et le début des années 1980 relève d’une dimension langagière qui touche à la fois un fait générationnel, des représentations sociales sur le temps et des actions politiques dont témoigne le remploi de lieux de mémoire effectué par Barcellini pour mener ses actions au ministère des Anciens combattants.
29La fin des années 1970 voit une extension du partage du vocabulaire de la mémoire par des acteurs de différents champs sociaux mais appartenant à une même génération. La dimension de conflits de générations et de stratégies que sous-tendent ces nouveaux usages existe chez Pierre Nora qui construit son objet en rupture avec l’historiographie dominante, affirmant notamment en 1978 que « la mémoire est un problème historique récent, notre problème […] l’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine »86. Barcellini incarne également ces nouveaux acteurs qui façonnent des constructions discursives en rupture avec celles de la précédente génération pour formuler des réflexions ou mettre en œuvre de nouvelles pratiques dans l’espace social. Le vocabulaire de la mémoire s’est ainsi imposé par cette « génération charnière » évoquée par Hervé Glevarec et Guy Saez pour les associations du patrimoine87. Une génération née entre 1930 et 1950 qui, vivant le sentiment d’une rupture temporelle, s’engage dans la mise en œuvre d’une continuité passé-présent. Cette génération a joué un rôle d’opérateur en inventant un vocabulaire de la mémoire instituant dans le langage un « présent du passé »88. La mobilisation concomitante de mémoire employé dans une nouvelle sémantique discursive avec l’invention de lieux de mémoire par Nora puis son remploi par Barcellini revêt une dimension générationnelle. Ces deux acteurs n’ont cessé de multiplier les créations langagières autour du mot mémoire au détour des années 1970-1980. Le paradoxe apparent réside dans le fait que cette discontinuité discursive sert dans le même temps, pour cette génération charnière, à formaliser un investissement personnel sur des objets du passé dans les domaines scientifique, social et politique.
30Le mot mémoire devient alors un cadre social, notamment dans la production du savoir scientifique, permettant de formuler et de partager avec les autres une redéfinition du rapport à soi, aux autres, au monde, mais aussi au temps. A l’instar du mot patrimoine, institutionnalisé au même moment avec « L’Année du patrimoine », le terme mémoire a pour fonction la prise en charge, par le langage, d’une continuité revendiquée d’avec le passé, continuité entendue comme « le maintien d’une relation sensée au passé »89. La présence de plus en plus marquée de ce vocabulaire de la mémoire au tournant des années 1970-1980 constituerait ainsi un indicateur, parmi d’autres, d’un changement de régime d’historicité, notion qui apparaît justement au même moment90, entendue ici comme « l’ensemble des rapports qu’un acteur social ou une pratique sociale entretient avec le temps, et éventuellement, avec une histoire, ainsi que de la manière dont ces rapports sont engagés dans un présent »91. Acteur de ce vocabulaire, Pierre Nora analyse en 1984, dès les premières lignes de son introduction des Lieux de mémoire, les raisons de cette évolution en ces termes : « […] on ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus »92. L’historien relie ainsi la prévalence du mot dans le discours à ce « moment charnière » d’une « conscience de la rupture avec le passé »93, les lieux de mémoire marquant là aussi la formulation d’un désir d’une continuité propre à l’auteur que celui-ci adresse à ses contemporains et qui concerne la mémoire de la nation.
31Dans le domaine politique, la réappropriation des lieux de mémoire par Serge Barcellini vient attester une évolution similaire mais dans un cadre cette fois d’action publique. On assiste à des usages stratégiques du vocabulaire de la mémoire car le mot est perçu comme un vecteur de mobilisation susceptible d’imposer aux individus des références communes sur le passé et un horizon d’attente partagé. C’est en raison de sa dimension performative, où l’on accorde au mot « des effets de pouvoir propre au jeu énonciatif »94, et de sa désignation au rang des valeurs communes que l’institutionnalisation de mémoire s’opère au tournant des années 1980-1990. Investi de la croyance en son pouvoir de mobilisation et en sa valeur intrinsèque, le mot mémoire est dès lors la dénomination que l’on donne à de nombreuses actions publiques que l’on peut qualifier de « régimes d’action », au sens où ces actions sont justifiées par un modèle de justice orienté vers le bien commun et prétendant à une valeur universelle95. Mémoire entre dans le langage officiel de l’État au début des années 1980, et devient explicitement, au sein du SEAC, le nom d’une catégorie d’action politique qui cherche à organiser et unifier les représentations du passé des concitoyens. Les acteurs de cette politique, notamment Serge Barcellini, investissent ce vocabulaire pour le retraduire dans le cadre d’une politique publique au sein du ministère des Anciens combattants et victimes de guerre. En se plaçant dans la problématique plus générale du rôle de l’État dans les politiques publiques et de la remise en cause de celui-ci au cours des années 197096, le terme mémoire a en fait porté, dans le discours, la tentative d’une reprise en main par les pouvoirs publics des politiques du passé de l’État à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981. Un usage équivalent en définitive à celui de Pierre Nora, au même moment, dans le domaine scientifique, qui souhaite établir une mémoire historique de la nation face à l’irruption des mémoires collectives sur la scène sociale. Cette action s’est accomplie par le biais d’une mise en visibilité d’enjeux, – déracinement, oubli, unité, identité, nation, avenir – identifiés comme problème public à l’échelle nationale par différents acteurs et qui devait trouver une réponse au nom de l’intérêt général. Au début des années 1980, le problème identifié est formulé en termes de mémoire puisqu’il s’agit de la perte de la « mémoire nationale », mettant en cause, selon ces acteurs, l’identité même de la nation. Pour y répondre, c’est logiquement l’histoire des deux guerres mondiales qui est fortement mobilisée au sein du ministère des Anciens combattants. La mise en place d’une politique publique de la mémoire s’élabore à travers de nouveaux outils institutionnels (CNIHP, puis MPCIH, puis DMIH), des pratiques renouvelées (commémorations, expositions, lieux) et un nouveau vocabulaire dans lequel lieux de mémoire prend une importance grandissante pour occuper une place centrale au début des années 1990. L’administration se charge de la « conservation », de la « sauvegarde » ou de la « valorisation » de la « mémoire collective de la Nation » par des lieux ayant trait aux deux guerres mondiales. C’est dans ce registre d’action publique où « le passé devient lui-même un champ d’action pour le présent »97 que les lieux de mémoire de Pierre Nora s’imposent dans les années 1980 comme formule au sens de référent social98. Ces lieux deviennent un instrument des politiques publiques censé lui-même produire des effets sur ses administrés99. Fort de ce pouvoir qu’on lui prête, le terme prend ainsi progressivement le nom d’une catégorie d’action publique prescrivant un double mouvement avec « d’un côté la ‘mise au présent’ du passé, de l’autre, la ‘mise en histoire’ du présent »100.
32À la fin des années 1980, cette mise en récit topographique de l’histoire nationale par ses lieux de mémoire connaît des critiques pour Nora et une inflexion pour Barcellini. Elle est accusée de ne pas intégrer des événements traumatiques du passé national comme la Seconde Guerre mondiale101. L’État français intègre progressivement dans les décennies 1990-2000 de nouveaux lieux de mémoire mettant en récit public des « événements fondateurs en négatif »102 de l’histoire nationale.
Notes
1 Les politiques du passé sont entendues ici au sens strict comme des actions relatives au passé menées par l’État. Provenant de l’allemand « Vergangenheitspolitik », l’expression « politiques du passé » a été employée à l’occasion du débat sur le passé nazi (Voir Frei Norbert, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996). Pour le cas français, nous renvoyons à. Andrieu Claire, Lavabre Marie-Claire et Tartakowsky Danielle (dir.), Politiques du passé, Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006, 262 p.
2 « Fonds Barcellini » déposé au Service historique de la Défense (Vincennes) qui rassemble une grande partie des archives du ministère des Anciens combattants pour les années 1980-1990.
3 Nora Pierre, « Le ‘fardeau de l’histoire’ aux États-Unis », in Mélanges Pierre Renouvin. Etudes d’histoire des relations internationales, Paris, PUF, 1966, pp. 51-74.
4 Sur son parcours d’éditeur, voir son entretien avec Anne Simonin et Pascal Fouché, « Pierre Nora, éditeur », Entreprises et histoire, n°24, 2000/1, pp. 10-20.
5 Pierre Nora dirige en collaboration avec Jacques Le Goff trois volumes sur les nouvelles manières de faire de l’histoire qui marque l’affirmation de la « nouvelle histoire » : Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets, 3 vol., Paris, Gallimard, 1974.
6 Voir son article publié en 1972 sur l’événement : « L’événement monstre », Communication, n°18, 1972, pp. 162-172 et « Présent » in Le Goff Jacques, Chartier Roger et Revel Jacques (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz-CEPL, 1978, pp. 467-472.
7 Nora postule dès le début de son article : « Les mass-media ont désormais le monopole de l’histoire. Dans nos société contemporaines, c’est par eux et par eux seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter », « L’événement monstre », ibid., p. 162.
8 Sur cet aspect, voir Dosse François, Pierre Nora. Homo historicus, Paris, Perrin, 2011, 660 p.
9 Nora Pierre, « Projet pour une direction d’études sur Histoire du temps présent », archives Ehess, cité par François Dosse, ibid., p. 283. Sur la dimension historiographique de l’écriture de l’histoire du temps présent, voir Rousso Henry, La dernière catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012, 352 p.
10 Dosse François, Pierre Nora. Homo historicus, op.cit., p. 283.
11 Ibid., p. 288.
12 Nora Pierre, rapports de séminaire, 1977-1978, archives Ehess, cité dans Dosse François, ibid.
13 Yates Francis, L’Art de la mémoire, Paris, « Bibliothèque des histoires », Gallimard, 1975, 448 p.
14 Nora Pierre, « Topologie d’une mémoire fantôme », entretien, in Rioux Jean-Pierre (dir.) « Notre mémoire populaire », Les Nouvelles littéraires, n° 2620, 26 janvier-2 février 1978, pp. 17-18.
15 Ibid.
16 Voir notre étude : Ledoux Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016, 368 p.
17 Nora Pierre, « Topologie d’une mémoire fantôme », op.cit., p. 18.
18 Nora Pierre, « Mémoire de l’historien, mémoire de l’histoire », entretien avec Jean-Baptiste Pontalis, Nouvelle revue de la psychanalyse, n° 15, printemps 1977, p. 225.
19 Pour la construction de l’histoire de France dans le discours historique au xixe siècle, voir Venayre Sylvain, Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Seuil, 2013, 448 p.
20 Nora Pierre, « Topologie d’une mémoire fantôme », op.cit., p. 18.
21 Nora Pierre, notes préparatoires au séminaire de 1978-1979, cité dans Dosse François, op.cit., pp. 290-291.
22 Dubar Claude, La Crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2000, p. xi.
23 En 1972, Pierre Nora estime que « les vrais héritiers de Michelet, ce sont les historiens du présent », « L’événement monstre », op.cit., p. 171. Quant à Lavisse, il lui consacre un article dès 1962 dans la Revue Historique, « Ernest Lavisse, son rôle dans la formation du sentiment national », repris dans le premier tome des Lieux de mémoire en 1984 : « Lavisse, instituteur national. Le ‘petit Lavisse’, évangile de la République », Paris, Gallimard, pp. 247-289.
24 Nora Pierre, « Mémoire collective » in Le Goff Jacques, Chartier Roger et Revel Jacques (dir.), La nouvelle histoire, op.cit., pp. 398-401
25 Ibid., p. 399.
26 Ibid., p. 399.
27 Ibid., p. 400.
28 Lequin Yves et Métral Jean, « À la recherche d’une mémoire collective : les métallurgistes retraités de Givors », Annales Economies Sociétés Civilisations, n° 1, janvier 1980, pp. 149-166.
29 Zonabend Françoise, La Mémoire longue, Paris, PUF, 1980, 314 p.
30 Bouvier Jean-Claude, « La mémoire partagée. Lus-la-Croix-Haute (Drôme) », Le monde alpin et rhodanien, n°3-4, 1980.
31 Bozon Michel et Thiesse Anne-Marie, La Plaine et la route. Mémoire populaire du Vexin Français et du Pays de France, Paris, Fondation Royaumont, 1982, 96 p.
32 Ibid., p. 7.
33 Fabre Daniel, « L’histoire a changé de lieux », in Bensa Alban et Fabre Daniel (dir.), Une histoire à soi, Paris, MSH, 2001, p. 23.
34 Rancière Jacques, « Les mirages de l’histoire immobile », entretien, in Rioux Jean-Pierre (dir.) « Notre mémoire populaire », op.cit, p. 21.
35 Dialectiques, Dossier « Sous l’histoire, la mémoire », n°30, automne 1980, pp. 4-76.
36 Voir les ouvrages fondateurs de Paul Thompson, The Voice of the Past : Oral History, Oxford University Press, 1978, 257 p. et pour la France de Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, 268 p.
37 Nora Pierre, « Topologie d’une mémoire fantôme », op.cit., p 17.
38 Nora Pierre, « Le présent et la mémoire », Le français dans le monde, n° 181, novembre-décembre 1983, pp. 10-18 (entretien réalisé le 4 mars 1983).
39 Entretien de Pierre Nora avec l’auteur, 22 septembre 2009.
40 Voir la même analyse de l’historien François Hartog dans Vidal-Naquet, historien en personne. L’homme-mémoire et le moment-mémoire, Paris, La Découverte, 2007, p. 112.
41 Voir Ledoux Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, op.cit..
42 Parti socialiste, Projet socialiste pour la France des années 80, Paris, Club socialiste du livre, 1980, p. 159, cité dans Martigny Vincent, Dire la France. Culture(s) et identités nationales (1981-1995), Paris, Presses de Sciences Po, 2016, p 51.
43 Ibid.
44 Cité par Joutard Philippe Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, 2015, p. 28.
45 Cité par Le Monde, « En 1981, de l’Etoile au Panthéon, le sacre laïc du chef de la gauche », 15 mai 2012.
46 Voici l’extrait concerné : « Même élan, même appel, même enthousiasme le 21 mai lorsque, porté par le peuple de Paris, escorté par les écrivains, les créateurs, les savants de plusieurs nations, le nouveau président gravissait les marches du panthéon à la rencontre de Jean Jaurès, de Jean Moulin et de Victor Schœlcher. Qui peut oublier, comment pourrions-nous aujourd’hui oublier les visages et les voix du quartier latin, et cette ferveur à l’unisson de l’hymne à la joie ? Voici qu’enfin, un pouvoir, le pouvoir n’avait plus peur ni de la jeunesse, ni de l’intelligence et que pour la première fois, les forces de la création se reconnaissait en lui. Voici qu’enfin le pouvoir, un pouvoir, renouant avec la mémoire du pays, pouvait inventer à son peuple un avenir », discours de Jack Lang à l’Assemblée nationale à l’occasion du vote du budget du Ministère de la culture, 14 novembre 1981, archives INA.
47 Voir Pomian Krzysztof, « La crise de l’avenir », Le Débat, n° 7, 1980, pp. 5-17.
48 Outre l’article de Pierre Nora de 1978 précédemment cité, la notion de mémoire collective est mobilisée et travaillée par des historiens comme François Bédarida et Henry Rousso au sein de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) créé en 1979. L’un des premiers numéros de la revue lui est consacré, Bulletin de l’IHTP, « Sur la mémoire collective », n° 6, décembre 1981.
49 Cité dans Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance, op.cit., p. 28.
50 Le président de la République se montre scandalisé lors d’un conseil des ministres tenu en août 1983 par le déficit de culture historique des élèves et demande au ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, de réformer les programmes. Le porte-parole du gouvernement, Max Gallo, retraduit l’état d’esprit de Mitterrand auprès des médias en évoquant : « les carences de l’enseignement de l’histoire qui conduisent à la perte de la mémoire collective des nouvelles générations », propos cités dans « Cette histoire qui scandalise François Mitterrand », Le Nouvel Observateur, 9 septembre 1983.
51 Voir Ledoux Sébastien, « La mémoire, mauvais objet de l’historien ? », Vingtième siècle, n°133, janvier-mars 2017, pp. 113-128.
52 Voir à cet égard la remarque de l’historien Philippe Ariès qui observe en 1980 qu’après « la religion du progrès […] le rebroussement qui commence dans les années soixante [et qui] part de la gauche, alors qu’en bonne logique historienne il aurait dû venir de la droite nostalgique et passéiste », Ariès Philippe, Un historien du dimanche, Paris, Seuil, 1980, p. 206.
53 Voir Aspe Chantal et Jacqué Marie, Environnement et société. Une analyse sociologique de la question environnementale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012, 280 p.
54 Pour Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, « un problème devient public à partir du moment où des acteurs sociaux estiment que quelque chose doit être fait pour changer une situation. Il devient politique à partir du moment où la solution qui est envisagée concerne la puissance publique », Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2010, p. 70.
55 Ibid., p. 5.
56 Patrick Le Galès et Pierre Lascoumes définissent un instrument d’action publique comme « un dispositif à la fois technique et social qui organisent des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur », Gouverner par des instruments, Paris, Presses de Science Po, 2004, p. 13.
57 Né en 1951 à Oyonnax, professeur d’histoire-géographie en Moselle à partir de 1974, Serge Barcellini devient le secrétaire général de la fédération du Parti Socialiste de la Moselle en 1977 où il rencontre alors Jean Laurain. Il fait sa carrière au ministère des Anciens combattants à partir de 1981 : directeur de la « Commission nationale de l’information historique pour la paix » (1982-1986), chef de la Commission permanente aux commémorations et à l’information historique 1987-1991, délégué à la « Mémoire et à l’Information historique ». Il est nommé Inspecteur Général entre 1992 et 1997, avant de devenir le directeur de cabinet du secrétaire d’État aux Anciens combattants sous le gouvernement Jospin (1997-2000). Serge Barcellini est nommé directeur général de l’Office national des Anciens combattants (ONAC) en 2000, poste qu’il exerce jusqu’en 2003. Conseiller temporaire sur les questions de mémoire auprès du secrétariat des anciens combattants entre 2008 et 2012 pour différentes commémorations, il est en 2012, conseiller auprès du ministre délégué auprès du ministre de la Défense, chargé des Anciens combattants avant de devenir président général du Souvenir français en 2015.
58 Entretien de Serge Barcellini avec l’auteur, 5 juin 2009.
59 Ibid.
60 Barcellini Serge, « Réflexions au sujet de la 5e Direction », juillet 1981, fonds BARCELLINI (désigné par FB pour les mentions suivantes), 1k841-17.
61 Ibid.
62 Barcellini Serge, « La naissance d’une direction commémorative », FB, 1k841-21.
63 Dossier « Création de la CNIHP juin 1982 », sous-dossier « Texte envoyé aux associations nationales juin 1982 », texte « Ministère des Anciens Combattants. Commission de l’Information Historique pour la Paix », p. 4, FB, 1K841-1.
64 Ibid., p. 5.
65 « Rapports SB. 8 septembre 1983 », FB, 1K841-10.
66 Ibid., p. 2.
67 En octobre 1987, 38 dépliants « Les chemins du souvenir » avaient été réalisés et diffusés par l’intermédiaire des Commissions Départementales de l’Information Historique pour la Paix ; « courrier de Serge Barcellini aux préfets », 8 octobre 1987, FB, 1K841-75.
68 « Fiche de lecture Les Lieux de mémoire », FB, 1K841-98.
69 « Allocution de Monsieur Jean Laurain, secrétaire d’État auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants, devant le conseil national des associations, 15 janvier 1985 », FB, 1K 841-40, p. 5
70 « Communiqué de presse sur la projection du film Les Champs du souvenir le 23 octobre 1985 », FB, 1K 841-72. Le film est diffusé sur FR3 le 10 novembre 1985.
71 Association d’utilité publique, la « Volksbundes Kriegsgräberfürsorge » est fondée le 16 novembre 1919 pour l’entretien des tombes des soldats allemands.
72 En 1982, le SEAC décide de rassembler les ossuaires dans la nécropole de St Privat-la-Montagne.
73 « Inauguration franco-allemande de la nécropole militaire de St Privat-la-Montagne, 1985 », FB, 1K841-73.
74 « Programme des activités de la Direction des Statuts et de l’Information Historique, 1985 », FB, 1K841-6, p. 2.
75 « Questionnaire de la commission des affaires sociales du Sénat pour le secrétariat d’État auprès du ministre de la défense chargé des anciens combattants et victimes de guerre » et « Questionnaire de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale », juillet 1985, FB, 1k841-34.
76 La droite (RPR-UDF) remporte les élections législatives et détient la majorité à l’Assemblée nationale ce qui entraine la nomination comme Premier ministre de Jacques Chirac par François Mitterrand le 20 mars 1986. Une période de cohabitation, inédite sous la Ve République, s’ouvre ainsi avec la présence d’un président de gauche et d’un gouvernement de droite.
77 « La politique de mémoire » note manuscrite de Serge Barcellini, 1986, FB, 1k841-13.
78 « Courrier de Serge Barcellini, chef de la Mission Permanente aux Commémorations et à l’Information Historique, 26 octobre 1987 », FB, 1K841-75.
79 « 45e anniversaire de l’année 1942. Dossier documentaire du secrétariat d’État aux anciens combattants », FB, 1K841-75.
80 « Actions de sauvegarde des lieux de mémoire. Note interne de la MPCIH », 1988, FB, 1K 841-24.
81 « Document de présentation de la Mission Permanente aux commémorations et à l’information historique », 1988, FB, 1K 841-24.
82 A la suite de l’accord donné par l’URSS en 1981-1982 à la « Volksbund Kriegsgräberfürsorge » pour recenser les tombes des soldats allemands en territoire soviétique, différents pèlerinages ont été effectués par les familles et anciens combattants. La fédération française des Anciens de Tambow a alors participé à ces pèlerinages organisés par les Allemands, ce qui a provoqué une vive contestation de la plupart des associations des « Malgré-nous » refusant de se rendre en URSS avec les Allemands et demandant au SEAC la possibilité d’organiser des pèlerinages français.
83 « Courrier de Serge Barcellini, chef de la Mission Permanente aux Commémorations et à l’Information Historique, à Jean Kahn, chargé de mission auprès de l’Elysée, 12 juin 1989 », FB, 1K 841-57.
84 Louis Mexandeau, « Discours d’orientation », FB, 1K 841-54.
85 Décret n° 92-231 du 12 mars 1992 relatif à l'organisation de l'administration centrale du secrétariat d'État aux anciens combattants et victimes de guerre.
86 Nora Pierre, « Mémoire collective », op.cit., pp. 400-401.
87 Glevarec Hervé et Saez Guy (dir.), Le Patrimoine saisi par les associations, Paris, La Documentation française, 2002, 416 p.
88 Définition que Saint Augustin donne de la mémoire dans Les Confessions, trad. par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 269.
89 Glevarec Hervé, « Le nouveau régime d’historicité porté par les associations du patrimoine », in Crivello Maryline, Garcia Patrick et Offenstadt Nicolas (dir.), Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2006, p. 35.
90 Voir Delacroix Christian, « Généalogie d’une notion », in Delacroix Christian, Dosse François et Garcia Patrick, Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 29.
91 Revel Jacques, « Pratiques du contemporain et régimes d’historicité » in Le Genre humain, Actualités du contemporain, février 2000, p. 16.
92 Nora Pierre, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », op.cit., p. 23.
93 Ibid.
94 Foucault Michel, Dits et écrits, vol. 2, rééd., Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 144.
95 Pour cette notion de « régimes d’action », voir Boltanski Luc et Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 483 p.
96 Voir Lascoumes Pierre et Le Galès Patrick, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2010, p. 20.
97 Rousso Henry, « Introduction » in Offerlé Michel et Rousso Henry, La Fabrique interdisciplinaire, Rennes, PUR, 2008, p. 21.
98 Pour la linguiste Alice Krieg-Planque, la notion de formule peut être définie « par un caractère figé, s’inscrit dans une dimension discursive, fonctionne comme un référent social, comporte un aspect polémique », La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 63.
99 Voir Lascoumes Pierre et Le Galès Patrick, Gouverner par les instruments, op.cit.
100 Rousso Henry, « Histoire du temps présent », in Mesure Sylvie et Savidan Patrick (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 557.
101 Henry Rousso signale ainsi l’absence de toute référence à la Seconde Guerre mondiale, qu’il qualifie d’« événement traumatique » dans les premiers tomes des Lieux de mémoire : Rousso Henry, « Un jeu de l’oie de l’identité française », revue Vingtième siècle, n° 15, 1987, p. 153. Nora propose en 1987 à Rousso d’écrire un article sur Vichy dans le prochain tome des Lieux mais celui-ci refuse. Philippe Burin prendra finalement en charge un article sur Vichy publié dans le dernier tome des Lieux en 1992, voir Dosse François, Pierre Nora, op.cit., p. 323.
102 Ricœur Paul, « Evénement et sens », Raisons pratiques, n° 2, 1991, p. 52.
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About: Sébastien Ledoux
Docteur en Histoire contemporaine. Chercheur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.