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Elishéva Gottfarstein

Les « lois mémorielles » : manifestation d'un communautarisme ou outil d'inclusion au récit national ?

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1Depuis un peu plus d'une décennie, la notion de « loi mémorielle » est régulièrement invoquée dans l'espace public français, que ce soit par des acteurs politiques, des journalistes, des intellectuels, des militants ou de simples citoyens. Pourtant, il règne une grande confusion sur ce que recouvre précisément cette notion qui n'est pas, précisons-le d'emblée, d'ordre juridique. La plupart du temps, celle-ci est convoquée dans le but de discréditer ce qui est présenté comme une qualification juridique de l'histoire voire une censure de la liberté d'expression.

2Ce texte se propose de revenir dans un premier temps sur la naissance de cette notion – le contexte social et politique de son émergence, les acteurs qui en sont à l'origine – puis, dans un second temps, de retracer l'histoire de l'élaboration de chacun des textes législatifs désignés par ce syntagme en nous fondant essentiellement sur l'étude des débats et rapports parlementaires. De cette manière, nous tenterons de dégager successivement les ambitions et les enjeux propres de chacune de ces lois et réinterrogerons, pour finir, la pertinence de leur commune appellation.

Retour sur une large polémique : naissance d'une labellisation

3L'appellation « loi mémorielle » est née en France à la suite d'une importante polémique qui a agité l'espace public au cours de l'année 2005. Cette polémique a surgi à la suite de l'adoption d'une loi, en février 2005, visant essentiellement à mettre un terme définitif à la politique d'indemnisation des rapatriés d'Algérie initiée en 19611. Un des articles de cette loi (l'article 4, alinéa 2) enjoignait aux programmes scolaires d'insister sur « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord »2. Six historiens spécialistes de la colonisation et de l'immigration ont réagi très rapidement en publiant une première pétition qui dénonçait l'imposition d'une histoire officielle3. Cette première pétition a été le point de départ d'une vaste mobilisation citoyenne dans laquelle se sont engagées diverses associations antiracistes (La Ligue de Droits de l'Homme, le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), la LICRA (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme)) et des associations liées à l'enseignement de l'histoire telle que l'APHG (Association des Professeurs d'Histoire Géographie). Cette mobilisation a essentiellement pris la forme de publication, dans la grande presse écrite, de pétitions ouvertes à signature réclamant l'abrogation de l'article incriminé ainsi que diverses interventions dans les médias audiovisuels.

4La polémique a enflé au fil des mois et un collectif d'historiens s'est formé en juin 2005. Prenant le nom de Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire (CVUH)4, ce comité réunit majoritairement des spécialistes de la colonisation, de la décolonisation et de l'immigration. Leur intention était (et est toujours) d'élargir le débat relatif à cet article de loi en mettant en place une structure pérenne capable de lutter collectivement contre les instrumentalisations politiques de l'histoire. Le CVUH s'est donc insurgé contre les sommations faites de « dresser des bilans sur les aspects ‘positifs’ ou ‘négatifs’ de l'histoire » qui empêchent de comprendre la complexité des processus historiques5.

5D'autres événements relatifs à la mémoire de la colonisation et de la décolonisation surviennent au cours de cette année 2005 et contribuent à alimenter considérablement la polémique tout au long de l'année. Citons rapidement l'appel des Indigènes de la République, rendu public en janvier 2005, qui dénonce le maintien d'une politique coloniale vis-à-vis des populations issues de l'immigration et enjoint à un rassemblement le 8 mai suivant6, l'érection, en juillet 2005, d'une stèle en hommage aux combattants de l'OAS (Organisation armée secrète) dans le cimetière de Marignane7, puis, en novembre de la même année, le déclenchement des émeutes des banlieues suite au décès de deux jeunes adolescents tentant d'échapper à un contrôle de police. L'ensemble de ces événements, fortement médiatisés, ont contribué à faire de la question (dé)coloniale un objet central du débat public de l'année 2005.

6En réaction à la forte mobilisation contre l'article de loi, deux voies opposées se sont dessinées à l'automne 2005 : d'un côté, le gouvernement de M. de Villepin proposait de réécrire l'article 4, de l'autre, le parti socialiste, surfant sur la vague médiatique de la protestation, exigeait son abrogation immédiate et définitive.

7C'est dans ce contexte de tension politique entre un projet de réécriture et la réclamation de son abrogation qu'a été lancée dans les pages de Libération, le 12 décembre 2005, une pétition devenue célèbre par la suite, intitulée « Liberté pour l'histoire »8, celle-ci donnant naissance peu après à une association éponyme. Cette pétition a été signée par dix-neuf intellectuels de renom9, l'historien et académicien Pierre Nora en chef de file. Il s'agit d'un texte court et incisif appelant à l'abrogation non pas de l'article 4 en question, mais de quatre lois distinctes, soigneusement choisies, précisément désignées et réunies pour la première fois en en faisant l'objet d'une même incrimination : les quatre sont uniformément jugées « indignes d'un régime démocratique » et de nature à restreindre la liberté des historiens. Pour rappel, il s'agit de la loi dite Gayssot pénalisant le discours négationniste de la Shoah et sa diffusion10 (1990), la loi de reconnaissance du génocide des Arméniens11 (2001), la loi dite Taubira qualifiant l'esclavage et la traite négrière occidentale de crime contre l'humanité12 (2001) et enfin, la loi dite Mékachéra visant à réparer les inégalités d'indemnisation au sein des différentes catégories de rapatriés d'Afrique du Nord et leur accordant une reconnaissance nationale13 (2005). Cet appel se distinguait ainsi fondamentalement du mouvement de protestation en cours depuis près d'un an, en ce qu'il reliait ces quatre lois pour la première fois et les constituait en un corpus identifiable. Quelques jours plus tard, une des signataires de l'appel, l'écrivaine Françoise Chandernagor publiait une tribune dans Le Monde dans laquelle elle incriminait de nouveau ce corpus de lois et les labellisait uniformément « lois mémorielles »14. L'expression a plu médiatiquement et s'est imposée dans le langage courant.

8Pourtant ce qui a motivé la publication de la pétition « Liberté pour l'histoire » et sa constitution en association n'a pas tant été l'article 4 de la loi Mékachéra que la plainte déposée quelques mois auparavant par un collectif luttant contre les discriminations touchant les Français originaires des Outre-mers (le collectif DOM), à l'encontre d'un historien spécialiste des traites négrières, récemment lauréat du prix d'histoire du Sénat, Olivier Pétré-Grenouilleau. Dans un entretien, il avait posé une distinction entre les traites négrières et les génocides montrant que ceux-ci ne relevaient pas des mêmes politiques, et avait exprimé des réticences vis-à-vis de la loi Taubira du fait de la comparaison que celle-ci induisait avec la Shoah en réinvestissant la notion de crime contre l'humanité15. Ces propos avaient provoqué l'ire du collectif qui décida d'engager une action pénale pour « contestation de crime contre l'humanité ». Le dépôt de cette plainte – retirée par la suite16 – a précipité la réaction des dix-neuf intellectuels les conduisant à réclamer la liberté pour l'histoire, celle-ci se trouvant menacée, selon eux, par quatre lois spécifiques qu'ils ont alors rassemblées, fustigées et labellisées.

9Par conséquent, le débat public, activé en 2005 autour de la question de la mémoire coloniale17, s'est déplacé, à l'orée de l'année suivante, inscrivant sa problématisation dans un nouveau cadrage. En effet, les dix-neuf pétitionnaires – constituant une élite intellectuelle appartenant à une gauche de tendance conservatrice – ont proposé une autre mise en récit de ce qui se jouait dans l'espace public : il s'agissait désormais non plus d'interroger la mémoire coloniale mais de dénoncer, à travers la nouvelle catégorie de « loi mémorielle », une hégémonie des mémoires particulières venant briser la cohésion nationale. Ces quatre lois ainsi labellisées ont été érigées en marqueur symptomatique d'un règne mémoriel perçu comme fragmenté. Ayant accaparé l'espace de protestation contre l'article 4, ce nouveau cadrage du débat a contribué à invisibiliser les mobilisations antérieures et a inscrit durablement sa marque sur la catégorie « loi mémorielle ». Celle-ci porte en effet en elle, intrinsèquement, une dénonciation forte des lois qu'elle désigne : la dénonciation d'un communautarisme mémoriel mettant à mal l'unité nationale républicaine.

10Mais qu'en est-il réellement ? Y a-t-il effectivement une ambition communautariste à l’œuvre dans ces lois ? Visent-elles à faire valoir un particularisme mémoriel au détriment du socle républicain ? Pour y répondre, nous allons examiner les processus d'élaboration de chacun de ces textes législatifs : comment ont-ils été pensés ? Dans quels buts ont-ils été adoptés ? Quels discours justificatifs ont accompagné leur conception ? Nous procéderons à cet examen pour chacune des quatre lois (par ordre chronologique) et nous en dégagerons successivement les enjeux les caractérisant spécifiquement.

Généalogie des « lois mémorielles » : enjeux et singularités de chacun des quatre textes législatifs

11La loi Gayssot, adoptée en juillet 1990, est surtout perçue aujourd'hui comme étant le texte juridique réprimant la diffusion des propos négationnistes de la Shoah. Pourtant, au moment de son élaboration, la pénalisation de ce qui est alors encore appelé le « révisionnisme » a une place tout à fait mineure dans les débats parlementaires. L'objectif du texte est tout autre ; il est triple. En premier lieu, il s'agit pour le gouvernement socialiste de Michel Rocard de faire adopter une grande loi de lutte contre le racisme qui marquerait le second septennat de François Mitterrand. Le texte prévoit en effet de renforcer la répression de l'expression du racisme en améliorant l'exemplarité des peines (interdiction d'exercer certains droits civiques et publication dans la presse du jugement), ceci pour accroître la médiatisation du problème public que constitue le racisme et permettre la conscientisation progressive de la dangerosité intrinsèque à la propagation des discours racistes. En outre, un droit de réponse systématique est créé pour les associations qui luttent contre le racisme et leurs possibilités de se constituer partie civile sont élargies. L'objectif premier de cette proposition de loi est donc bien de renforcer la lutte contre le racisme, d'améliorer son efficacité tout en assumant de conférer une dimension pédagogique à cette nouvelle norme légale. Ensuite, en renonçant à élaborer un projet de loi (d'origine gouvernementale) et en allant récupérer une ancienne proposition de loi communiste, déposée deux ans auparavant par le député et ancien résistant communiste Guy Ducoloné18 (texte qui est resté lettre morte), le Gouvernement fait d'une pierre deux coups : d'une part, il ménage un allié précieux19 et d'autre part, il peut prétendre agir pour le renforcement du rôle du Parlement et donc de la démocratie. Figure montante du PCF, Jean-Claude Gayssot est désigné comme premier signataire de la proposition de loi, ce qui témoigne de l'importance accordée à cette opportunité politique du point de vue du parti communiste20.

12Dans les discours gouvernementaux, la référence à la loi Pleven de 1972 – loi matricielle de l'arsenal législatif antiraciste français – est constante, ce qui permet de revendiquer une filiation directe entre la future loi Gayssot et cette dernière. Pierre Arpaillange, garde des sceaux et représentant du gouvernement lors des débats parlementaires s'exprimait ainsi lors de la séance du 11 juin 1990 au Sénat :

« Nous devons, au contraire, assurer à ce pays que toutes les forces politiques, démocratiques sont absolument déterminées à combattre le racisme et sont unies, par-delà les clivages politiques et les divergences traditionnelles. Ce qui a été fait en 1972, pourquoi ne le referait-on pas aujourd'hui ? Est-ce parce que le danger est plus grand ? »21

13Ce lien volontairement établi entre les deux textes témoigne de l'importance que revêt cette proposition de loi en matière de lutte contre le racisme.

14Le texte est d'emblée âprement combattu d'une part par l'opposition, d'autre part par la députée du Front National, Marie-France Stirbois. Cette dernière dénonce un texte visant à frustrer la parole de Jean-Marie Le Pen en rendant illégaux ses discours sur l'immigration et se sert de ce débat parlementaire pour combattre in fine la loi Pleven, c'est-à-dire la structure normative antiraciste originelle. L'opposition classique républicaine refuse, quant à elle, qu'une loi luttant contre le racisme puisse être d'origine communiste et en appelle à remplacer ces délibérations par un grand débat sur la régulation de l'immigration22.

15La proposition de loi finit par être adoptée – non sans difficultés – par l'Assemblée nationale (le 2 mai 1990) mais le Sénat bloque sa mise en discussion à deux reprises lors de la navette parlementaire. Une commission mixte paritaire est constituée sans que celle-ci ne parvienne à trouver un accord. Le texte est à nouveau adopté par l'Assemblée nationale, à nouveau rejeté par le Sénat. La chambre des députés ayant le dernier mot, la proposition de loi communiste est finalement adoptée, au grand dam de l'opposition, le 30 juin 1990 (et promulguée officiellement le 13 juillet suivant).

16Durant la période de circulation du texte d'une chambre à l'autre, un élément extérieur et imprévu va avoir un grand impact sur la poursuite des débats parlementaires et la façon d'appréhender cette proposition de loi. Il s'agit de la profanation du cimetière juif de Carpentras qui est découverte le 10 mai 1990. Cette affaire bouleverse l'opinion. Son aspect particulièrement macabre23 et l'incapacité de la police à retrouver rapidement les coupables confèrent des proportions de plus en plus importantes à cet acte antisémite24, tant et si bien qu'en quelques jours l'affaire prend une dimension nationale, et 200 000 personnes défilent à Paris pour témoigner de leur indignation – le président Mitterrand en tête de cortège.

17Les députés de la majorité voient dans l'affaire de Carpentras une confirmation de la résurgence de l'antisémitisme en France et insistent donc sur la nécessité de faire adopter cette loi au plus vite. Nombre d'entre eux établissent un parallèle entre la dégradation physique du cimetière juif et l'atteinte à la mémoire des victimes de la Shoah. C'est à ce moment-là que l'article 9 de la proposition de loi, relatif à la répression des discours négationnistes, est reconsidéré et prend une place toute autre dans l'ensemble du dispositif législatif. Pensé initialement comme un texte renforçant la lutte contre le racisme (et contre l'antisémitisme, comme catégorie particulière de racisme, mais dans une moindre mesure) visant à protéger essentiellement les populations d'origine maghrébine face à la montée des discours racistes et xénophobes, ce texte voit sa signification et sa justification (dans l'esprit du législateur) modifiées par l'impact d'un événement surgissant de l'actualité. Protéger la mémoire des victimes sans sépulture de la Shoah paraît subitement impératif dès lors que des pierres tombales juives sont dégradées physiquement. La disposition législative visant à réprimer les discours négationnistes fait dorénavant partie intégrante de l'ensemble des justifications apportées à l'établissement de ce nouvel arsenal législatif ; la profanation d'une sépulture juive agissant comme un biais de confirmation auprès des parlementaires des gauches socialiste et communiste.

18Ainsi, initialement pensée comme une loi visant à lutter contre les discours racistes, la teneur de la loi Gayssot va s'élargir au cours de son processus d'élaboration. Le discours antisémite – déclinaison particulière du discours raciste – prend subitement une place importante dans l'appareil législatif en cours de conception à travers l'insertion d'une disposition visant à criminaliser son nouvel avatar, le discours niant la Shoah. Toutefois, l'offensive négationniste se déployant avec force dans les premières années de la décennie 1990, la loi Gayssot va rapidement être assimilée, par ses adversaires, à cette disposition législative uniquement, tandis que toutes les autres vont s'en trouver invisibilisées. Pour autant, si l'insertion de cette disposition ne constituait pas l'objectif premier du législateur, il n'en reste pas moins que celle-ci initie l'entrée dans l'arène législative d'un nouveau langage politique se fondant sur un discours à teneur mémoriel.

19Examinons la loi suivante. Le 29 janvier 2001, sous la présidence de Jacques Chirac, en période de cohabitation avec son Premier ministre Lionel Jospin, est promulguée la loi de reconnaissance du génocide des Arméniens. Ce texte constitue, à première vue, une « bizarrerie » juridique puisque celui-ci est composé d'un article unique déclarant « reconnaître publiquement le génocide arménien de 1915 »25. Cette extrême brièveté du texte contraste avec le temps long qui aura été nécessaire à son élaboration depuis le dépôt de la proposition de loi jusqu'à sa promulgation définitive en loi de la République. En effet, cette proposition, issue du groupe socialiste, est adoptée à l'unanimité le 29 mai 1998, mais restera bloquée aux portes du Sénat durant plus de deux années. Pourquoi cette entrave au bon déroulement du processus législatif ? Car le pouvoir exécutif, tant le président Chirac que le gouvernement socialiste, refuse catégoriquement d'inscrire la proposition de loi à l'ordre du jour. Il n'est pas question pour eux de mettre en péril les relations économiques et diplomatiques qui les lient à la Turquie, et ce d'autant plus que le vote à l'Assemblée nationale a déjà provoqué nombre de réactions hostiles. Le mot d'ordre est donné : il faut s'arrêter là. Durant deux années, la population d'origine arménienne de France, à travers de nombreux réseaux associatifs récemment fédérés dans le but de faire front commun26, va se mobiliser de plus en plus activement, avec une efficacité et une détermination accrues pour franchir la barrière du Sénat27.

20Après plusieurs tentatives infructueuses, ce sont six sénateurs28 appartenant à tous les groupes politiques représentés à la Chambre haute qui vont débloquer la situation en innovant radicalement : au lieu d'attendre indéfiniment l'aval du gouvernement pour inscrire le texte à l'ordre du jour, ces derniers choisissent de déposer à leur tour un texte rigoureusement identique à celui voté par l'Assemblée nationale. Sans unanimité, la proposition de loi est tout de même adoptée assez facilement par les sénateurs. Le Parlement se trouve donc face à une situation inédite : un même texte a été voté par chacune des deux chambres en des termes strictement identiques mais sans avoir suivi le processus législatif régulier. La loi ne peut être promulguée en l'état. Il est donc décidé que les députés réinscrivent le texte du Sénat à leur ordre du jour afin de finaliser la procédure selon les règles habituelles. La proposition de loi est réadoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale et la loi de reconnaissance du génocide des Arméniens, promulguée le 29 janvier 2001, inaugure la législation du nouveau siècle.

21Ce texte de loi singulier a mis en jeu de manière inédite un bras de fer entre les pouvoirs exécutif et législatif et ceci pendant une période de cohabitation. Le gouvernement socialiste a, en effet, persisté, plus de deux ans, dans sa volonté de bloquer le texte alors même que celui-ci provenait de sa propre majorité. Au terme de ce rapport de force, les parlementaires en s'associant ponctuellement de manière unanime, l'ont remporté, initiant ainsi une inédite diplomatie parlementaire.

22Comment et dans quelles circonstances les élus socialistes en sont arrivés à déposer le texte de cette proposition de loi ? Il s'agit en fait de l'aboutissement d'un long processus de formation d'un problème public29 mené par une partie de la population française d'origine arménienne, à un rythme inégal depuis 1965 jusqu'à la promulgation de la loi30. Retracer les différentes étapes de ce long processus n'entre pas dans le cadre étroit de ce texte31. Précisons simplement que l'année 1965 correspond au cinquantenaire du génocide et au point de départ de cet activisme franco-arménien à travers la création d'une structure dédiée à cette lutte, le CDCA (Comité de Défense de la Cause Arménienne)32. Cet organisme a pour tâche de militer pour la « cause arménienne »33 c'est-à-dire de faire advenir la reconnaissance internationale du génocide de 1915. Au début des années 1980, une affaire politico-diplomatique va marquer un tournant dans l'évolution de ce militantisme34, celui-ci prend désormais la forme d'une lutte pour la reconnaissance du génocide par une instance officielle française. Dans cette optique-là, les militants du CDCA entreprennent de tisser des liens avec de nombreux parlementaires, le plus souvent les députés de circonscriptions à forte population arménienne35 et de toutes obédiences politiques. Si leur engagement n'est pas dépourvu d'ambitions électoralistes, il procède tout autant d'un réel intérêt à l'égard de la cause arménienne. Dès les années 1980, chaque année à l'approche du 24 avril36, les députés attachés à la cause, interpellent le gouvernement, au sujet de la reconnaissance du génocide par les autorités françaises37. Dans leurs interventions, ils signalent systématiquement les récents dépôts de propositions de loi visant à reconnaître le génocide38 et réclament la mise en place d'une diplomatie française œuvrant au plan international dans le but de faire avancer ce qu'ils conçoivent et présentent comme une cause universelle. Lors d'une séance de questions au gouvernement, en avril 1998, Jean-Paul Bret, député socialiste du Rhône, président du groupe d'amitié France-Arménie, interpellait le ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, en ces termes :

« La diaspora arménienne est née du deuil et de la souffrance. Nous l’avons aidée à survivre. Nous devons l’accompagner sur les chemins de sa mémoire, parce que sa mémoire est aussi la nôtre. (…) La reconnaissance du génocide arménien n’est pas seulement l’affaire de la communauté arménienne. Elle est celle de tous les hommes. Chaque fois qu’un génocide est perpétré, c’est toute l’humanité qui bascule pour n’avoir pas voulu voir ou pour avoir laissé faire. »39

23Une affaire judiciaire survenue au début des années 1990 marque un tournant dans ce militantisme franco-arménien et contribue à accélérer le processus de la reconnaissance à travers l'adoption d'une nouvelle stratégie revendicatrice40 L'arrivée au pouvoir d'un gouvernement socialiste, en juin 1997, ainsi qu'un nouvel élément d'ordre constitutionnel – l'établissement des « niches parlementaires »41 – créent une conjoncture propice à la mise en branle du parcours législatif. La proposition de loi est déposée au nom du groupe socialiste, il revient à René Rouquet, député-maire d'Alfortville, ami de longue date de la cause arménienne, de la porter devant l'Assemblée nationale.

24Ainsi, l'objectif des associations arméniennes qui ont milité pour cette reconnaissance, conjointement avec de nombreux parlementaires, a été de contraindre les instances officielles françaises de se saisir de la « question arménienne » afin que celle-ci dépasse définitivement un « différend arméno-turc », auquel elle est sans cesse ramenée. Inclure cette présence tierce doit servir, dans l'esprit des dirigeants associatifs, à publiciser et universaliser le problème de la non-reconnaissance du génocide par la Turquie que la diaspora arménienne ne doit pas être seule à supporter.

25Quelques mois seulement après le vote de cette loi, en mai 2001, un texte qualifiant la traite négrière et l'esclavage de crime contre l'humanité est adopté à l'unanimité. Ce texte déposé par la députée de Guyane, Christiane Taubira, est composé de cinq articles : quatre relatifs aux dates de commémoration et aux programmes scolaires, le premier – le plus important – adoptant la qualification de crime contre l'humanité. Le parcours de la proposition de loi d'une chambre à l'autre est linéaire et sans embûches, le texte ne connaît que des modifications mineures et est toujours adopté à l'unanimité. D'où vient cette proposition de loi ? À bien des égards, l'année 1998 apparaît comme une année charnière quant à la perception de la mémoire de l'esclavage en France. Il s'agit en effet du cent cinquantenaire de la seconde abolition. Vers la fin de l'année 1997, le Gouvernement Jospin met en place une mission interministérielle chargée d'organiser la séquence commémorative à venir, l'écrivain guadeloupéen, Daniel Maximim, est placé à sa tête42. Le Sénat de son côté rend une série d'hommages aux grandes figures de l'abolition et enclenche plusieurs initiatives mémorielles dans ce sens. De fait, les institutions de la République se préparent à célébrer de manière univoque la geste abolitionniste.

26Au sein de certains réseaux antillais, cette « matrice commémorative »43 ne passe pas. Plusieurs actions menées par des groupes divers et de manière non centralisée fleurissent au cours de l'année 1998, en réaction directe à l'impulsion donnée par les pouvoirs publics. Le milieu intellectuel prend également part à ces actions. Aussi, en mars 1998, un important colloque portant sur l’œuvre d’Édouard Glissant se tient en Sorbonne au cours duquel le poète antillais exprime la nécessité de faire reconnaître l'esclavage comme « crime contre l'humanité » par les pouvoirs publics44.

27En mai de la même année, une grande marche réunit à Paris près de 30 000 personnes issues de la diaspora antillaise. Les organisateurs de cette marche (les époux Serge et Viviane Romana et Emmanuel Gordien, appartenant tous trois à l'élite antillaise) cherchent à fédérer un maximum d'associations et de personnalités antillaises pour faire le poids face aux commémorations officielles. Le mot d'ordre est clair : marcher silencieusement pour exiger la reconnaissance du « crime contre l'humanité ». Parallèlement à ces initiatives, un comité prenant le nom de « Comité Devoir de Mémoire » est fondé en Martinique et organise une série de colloques au cours de l'année 1998. La notion de crime contre l'humanité et la question des réparations y sont débattues par historiens, juristes, politiques et militants issus du monde associatif. Au sein de cet espace, se rencontrent Christiane Taubira et le juriste Emmanuel Jos dont l'intervention sur la qualification juridique de l'esclavage en crime contre l'humanité va largement nourrir le texte déposé quelques mois plus tard par la députée.

28Aussi, au cours de l'année 1998, le rapport à la mémoire de l'esclavage est fortement bousculé. La volonté de célébrer unanimement la République abolitionniste par les pouvoirs publics provoque une forte résistance dans les milieux associatifs antillais. Ces derniers, en menant des actions de différentes natures, s'opposent à cette célébration univoque et cherchent à mettre fin à l'occultation des crimes dont s'est rendue coupable la France avant de proclamer l'abolition de l'esclavage. La reconnaissance du crime contre l'humanité a ainsi pour objectif premier de mettre fin à la « politique de l'oubli »45 mise en place dès l'abolition de l'esclavage afin d'effacer la mémoire du crime. Dès lors, une nouvelle perception de ces événements historiques surgit, il s'agit d'adopter une autre perspective en replaçant les « esclavisés », selon l'expression de l'historienne Myriam Cottias46, ce qu'ils ont subi, et leurs luttes au centre du processus de leur libération et d'abandonner la vision selon laquelle l'abolition serait un don qui leur aurait été offert par la République et dont ils seraient redevables. La loi Taubira, adoptée en 2001, en est à la fois une prise en compte officielle et un des jalons d'une séquence bien plus large.

29Outre ce recentrement autour du crime et de la mémoire du crime c'est-à-dire la persistance de ses effets sur les populations issues de l'esclavage, la revendication de reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité est formulée à travers une aspiration universaliste. Cette reconnaissance, passant par le biais de la loi, doit pouvoir interpeller tout un chacun. Christiane Taubira l'exprime en ces termes lors de la seconde lecture du texte à l'Assemblée nationale, le 6 avril 2000 :

« Par conséquent, je pense que nous avons bon espoir de convaincre que le Parlement n’est pas un lieu par défaut, mais le lieu par excellence de légitimation, de représentation de la volonté populaire, d’expression solennelle du droit, surtout quand ce droit, par sa densité, a une dimension universelle. »47

30Ainsi, mettre fin à l'occultation du crime de l'esclavage et insister sur la dimension universelle de sa reconnaissance comme crime contre l'humanité constituent les deux ressorts principaux de la loi Taubira.

31Le 23 février 2005, toujours sous la présidence de Jacques Chirac (lors de son second mandat) et sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, est adoptée la loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Composée de 13 articles, ce texte comporte deux aspects distincts : le premier est d'ordre financier, plusieurs dispositions visent essentiellement à corriger des inégalités de traitement entre différents groupes de rapatriés d'Algérie dues à la superposition des trois grandes lois d'indemnisation (1970, 1978 et 1987). D'autres dispositions, toujours du même ordre, ont pour but la mise en place de certaines mesures d'aide ciblant spécifiquement la population harkie. Le second aspect est d'ordre moral ou symbolique : le texte exprime une reconnaissance envers les populations qui ont œuvré en outre-mer et déclare reconnaître les souffrances endurées par les différentes catégories de ces populations dont le sort a été impacté par les processus de décolonisation. Des quatre dispositions législatives étudiées, la loi du 23 février 2005 est la seule émanant du Gouvernement. Il s'agit en effet d'un projet de loi dont l'écriture est confiée dans les derniers jours de l'année 2003, à Hamlaoui Mékachéra, secrétaire d’État aux Anciens Combattants, afin d'honorer une promesse électorale présidentielle faite à la population rapatriée d'Afrique du Nord. Le projet de loi se fonde sur un rapport établi par l'élu du Lot-et-Garonne, Michel Diefenbacher, à la demande du Premier ministre Raffarin et qui a été remis à ce dernier en septembre 2003. Le rapport vise à faire le point sur les dispositifs existants en faveur des rapatriés et à formuler des perspectives d'avenir. Suite à ce rapport, un grand débat a lieu à l'Assemblée nationale puis au Sénat au cours du mois de décembre, en présence d'Hamlaoui Mékachéra, afin de jeter les premières pierres du futur projet de loi. Lors de ce débat, aussi bien à la Chambre des députés qu'à la Chambre haute, un consensus transpartisan se forme sur la nécessité de concevoir et d'adopter un tel projet de loi en faveur des rapatriés.

32Le texte est élaboré au sein de deux instances gouvernementales (la MIR, Mission Interministérielle aux Rapatriés et le HCR, le Haut Conseil aux Rapatriés, créés respectivement en 2002 et 2003) qui travaillent conjointement avec plusieurs associations de rapatriés réparties en différents groupes d'études thématiques.

33L'article 4 de cette loi provoque le tollé que l'on sait. Face aux protestations de plus en plus énergiques émanant de la société civile et notamment du monde scientifique, le Président Chirac décide finalement, par décret48, d'abroger l'article tant décrié. Le groupe socialiste est très embarrassé durant ces mois de bronca car s'il est vrai que les élus socialistes ont voté contre ce projet de loi (mais parce qu'ils considéraient alors que les mesures n'allaient pas assez loin vis-à-vis des rapatriés !), aucun n'a protesté lors du vote de cette disposition relative « aux aspects positifs de la colonisation ». Le tollé déclenché par cet article les contraint à intervenir dans le débat public en soutenant les protestations tout en déclarant dans le même temps, pour justifier leur inertie, que la disposition incriminée a été ajoutée à une heure tardive de la nuit, sans qu'ils puissent s'en apercevoir49.

34Pourtant, une étude minutieuse de l'ensemble des débats et rapports parlementaires ainsi que des modifications successives apportées au projet de loi met en évidence une réalité toute autre. Si l'article finalement abrogé a été effectivement ajouté de manière hâtive, l'esprit qui l'anime infuse l'ensemble du texte. Deux conceptions d'une juste politique de mémoire à adopter s'expriment tout au long de ces débats, sans s'opposer explicitement mais en se distinguant nettement l'une de l'autre. Les deux groupes porteurs de chacune des conceptions usent d'un même terme, « la reconnaissance », mais en y mettant une signification distincte. Pour les uns, il s'agit de reconnaître les fautes commises à l'égard de la population rapatriée et notamment l'abandon des harkis ; pour les autres, la reconnaissance est entendue sous une autre acception, celle de la gratitude. Il s'agit pour eux d'exprimer leur reconnaissance, c'est-à-dire leur gratitude envers les rapatriés pour l’œuvre qu'ils ont accomplie dans l'ancien Empire colonial. Cette dichotomie n'est jamais relevée en tant que telle ni véritablement explicitée par les acteurs du débat. Tous emploient le même terme de « reconnaissance » dans les diverses interventions publiques, mais en fonction du locuteur (de son histoire personnelle, de la génération à laquelle il appartient et du groupe politique qui est le sien), ce terme renvoie à deux registres mémoriels et politiques distincts : la confrontation à un passé malheureux ou la nostalgie d'un nationalisme impérial. Lors de la première séance de débat à l'Assemblée nationale, Robert Lecou, député UMP, s'exprimait ainsi :

« L’histoire de France doit rappeler l’œuvre de la France d’outre-mer, où des générations de toutes conditions et de toutes religions ont participé avec courage au développement de territoires. […] Il faut le dire à nos enfants dans nos écoles, une grande œuvre a été accomplie et elle mérite le respect. Cette reconnaissance rappellera l’action des Français partis s’installer outre-mer et entraînera le respect pour celles et ceux qui avaient choisi la modernisation de leur pays. »50

35Puis l'intervention le même jour de Gérard Bapt, député socialiste :

« Quarante-deux ans après, il est temps d’avoir une vision objective de l’histoire. Pourtant, nos compatriotes rapatriés sont toujours dans l’attente d’une véritable et totale reconnaissance de la responsabilité de l’État. Quarante-deux ans après, ils attendent que la France reconnaisse les préjudices qu’ils ont subis, ou qu’elle les a laissés subir sans garantir leur protection, et qu’elle répare les spoliations. Au-delà d’une disposition législative qui doit définitivement et solennellement reconnaître les responsabilités de la France51 dans le tragique et sanglant abandon de cette population française de toutes confessions, l’État français doit faire un travail de mémoire et de vérité sur les événements. »52

36Cette ambiguïté sémantique a produit un défaut d'affrontement politique sur le fond au sein de l'arène parlementaire. Tous les intervenants étaient d'accord pour faire advenir la « reconnaissance », sans réellement comprendre ce que ce concept pouvait recouvrir pour les uns et les autres. Si la confrontation politique n'a eu lieu ni au palais Bourbon ni au palais du Luxembourg, celle-ci a émergé progressivement, quelques mois après la promulgation de la loi, au sein de la société civile, à partir de l'incrimination de l'article 4 et a été l'occasion de montrer que les conflits mémoriels liés à la guerre d'Algérie et procédant d'une crise du nationalisme français53 n'étaient en rien résolus.

Conclusion

Arrivés au terme de ce parcours, que peut-on conclure au sujet de la notion de « loi mémorielle » et des débats qui y sont relatifs ? Premièrement, nous observons la naissance d'un nouveau langage politique : le langage relatif à la mémoire. Si ces textes de loi sont juridiquement très différents les uns des autres, il n'en reste pas moins que tous empruntent, à travers une ou plusieurs de leurs dispositions, ce même langage politique mémoriel consistant à faire référence à certains faits du passé dans le but de se positionner à leur sujet au présent. Deuxièmement, bien que les événements historiques auxquels se rapportent ces mémoires soient parfaitement distincts, le langage mémoriel déploie une grammaire commune. Il s'agit, dans chacun des cas, de l'expression d'une reconnaissance émise par une instance officielle et adressée à une population particulière concernant un événement que celle-ci a subi par le passé. Cette expression vise à reconnaître un droit non pas matériel mais moral (et c'est en grande partie ce en quoi ce langage est inédit) à un groupe identifié : le droit d'intégrer le récit national et ce après une plus ou moins longue période d'ignorance, d'occultation ou de déni du crime subi. Le concept de reconnaissance intervient donc lorsque la mémoire collective d'un groupe a été écorchée, fragilisée voire niée et que ce dernier s'est longuement mobilisé, à travers des luttes de différentes natures, pour que l’État prenne en compte son expérience historique et l'intègre au récit national. Il en est ainsi de la mémoire du génocide des Arméniens qui, à travers la loi de 2001, est censée s'universaliser, intégrer les consciences de chaque citoyen français. De même concernant la mémoire de l'esclavage et de la traite négrière : la loi Taubira vise, en effet, à travers l'affectation d'une qualification particulière, à inclure ce crime longuement occulté dans l'imaginaire national. La loi Mékachéra s'attache également, pour partie – mais pour partie seulement, et tout l'enjeu se trouve ici – à reconnaître la faute commise à l'égard des rapatriés d'Algérie et à intégrer cet événement à la conscience publique. Seule la loi Gayssot demeure à part au sein de ce corpus et répond à d'autres problématiques. Si ce texte introduit le langage mémoriel dans le champ législatif, il appartient pleinement à la législation antiraciste française. Néanmoins, la mémoire de la Shoah a elle aussi obéi à cette grammaire de la reconnaissance – elle l'a même initiée – mais son intégration au récit national ne s'est pas opérée à l'aide d'un texte de loi ; cela s'est produit à travers le discours présidentiel prononcé par Jacques Chirac en 1995, lors de la 53e commémoration de la rafle du Vel d'Hiv, reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. Ce discours marque en effet l'avènement de ce que nous pouvons appeler « l'ère de la reconnaissance » : une période qui se caractérise par l'aspiration de voir reconnaître officiellement, après une période d'occultation, des crimes du passé pour que leur mémoire s'inscrive pleinement dans celle de la communauté nationale.

37Aussi, apparue pour dénoncer les lois qu'elle désignait, l'appellation « loi mémorielle » conserve une pertinence sémantique en ce qu'elle met en lumière l'émergence de ce nouveau langage politique relatif à la mémoire. Mais demeure un paradoxe intrinsèque à cette labellisation. Le geste qui les a rassemblés a consisté à dénoncer en ces textes législatifs une menace de communautarisme mémoriel, or, l'étude de leur conception a montré que chacun d'eux procède, en réalité, d'une revendication forte voire d'une exigence d'inclusion à la mémoire nationale.

Notes

1 Loi n61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'outre-mer. Sur ce sujet voy. Escanglon Valérie, Les rapatriés d’Afrique du Nord de 1956 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2008, 414 p.

2 Loi n2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

3 Liauzu Claude, Meynier Gilbert, Noiriel Gérard, Régent Frédéric, Van Thao Trinh et Valensi Lucette, « Colonisation : non à l'enseignement d'une histoire officielle », Le Monde, 24 mars 2005.

4 En références au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes fondé en 1934 qui avait rassemblé diverses tendances de la gauche avant sa dissolution en 1939.

5 Voir le manifeste du CVUH adopté le 17 juin 2005, disponible sur leur blog à l'adresse suivante : cvuh.blogspot.com (consultée le 30 novembre 2019).

6 Pour commémorer les 60 ans des massacres de Sétif et Guelma. L'appel est disponible sur le site du Parti des Indigènes de la République à l'adresse suivante : indigenes-republique.fr (consultée le 30 novembre 2019).

7 L'inauguration a été interdite par le préfet mais plus de 600 personnes se sont rassemblées devant le cimetière et ont accompli une minute de silence à la demande de Jean-François Collin, président de l'ADIMAD (Association amicale pour la Défense des Intérêts moraux et matériels des Anciens Détenus politiques de l'Algérie française), une association d'activistes de la mémoire de l'Algérie française, à l'origine de l'érection de la stèle.

8 « Liberté pour l'histoire », Libération, 12 décembre 2005. L'appel est disponible sur le site de l'association à l'adresse suivante : lph-asso.fr (consultée le 30 novembre 2019).

9 Les dix-neuf premiers signataires sont : Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock.

10 Loi n90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.

11 Loi n2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

12 Loi n2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.

13 Loi n2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

14 Chandernagor Françoise, « L'enfer des bonnes intentions », Le Monde, 16 décembre 2005.

15 Entretien accordé au Journal du Dimanche, 12 juin 2005.

16 Le président du collectif, Patrick Karam, a rapidement décidé de la retirer constatant que celle-ci était mal reçue par les médias et desservait donc sa cause. Entretien avec Patrick Karam, 4 mars 2019, siège du Conseil Régional d'île de France.

17 À ce sujet voy. Bertrand Romain, Mémoires d'empire. La controverse autour du « fait colonial », Clamecy, Édition du Croquant, coll. « savoir agir », 2006, 219 p.

18 Ancien résistant, déporté à Buchenwald, Guy Ducoloné (1920-2008) est alors une figure morale et politique incontestable du parti communiste. Il est également un fervent partisan de la reconnaissance du génocide des Arméniens, il a été le premier parlementaire à interpeller le gouvernement en ce sens dès 1965.

19 Le PCF soutient le gouvernement mais n'y participe pas.

20 Si Jean-Claude Gayssot va donner son nom à la loi en tant que premier signataire, c'est François Asensi, député communiste de Seine-Saint-Denis et figure controversée du PCF qui travaille à l'élaboration du texte.

21 Séance du 11 juin 1990 au Sénat, débats disponibles en ligne à l'adresse suivante : senat.fr (consultée le 30 novembre 2019).

22 Il est intéressant de noter que la loi Pasqua, adoptée en août 1993, dès le retour de la droite au pouvoir, visant à durcir les conditions de l'immigration, est une réponse directe à la loi Gayssot.

23 De nombreuses sépultures juives sont saccagées. Un corps a été déterré, extrait de son cercueil et exposé à travers une mise en scène d’empalement.

24 L'affaire ne sera résolue que six ans plus tard suite à la confession spontanée d'un des quatre auteurs de ces actes. Tous quatre appartenaient à une mouvance néonazie.

25 Loi n2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

26 Il s'agit du Comité 24 avril qui regroupe de nombreuses organisations sociales, politiques et culturelles. Fondé en 1994 dans le but d'organiser la commémoration des 80 ans du génocide, le 24 avril 1995, le comité va rapidement décider d'élargir ses objectifs et d’œuvrer pour la reconnaissance du génocide.

27 Des militants installent des stands en face du Sénat et distribuent inlassablement tracts et pétitions aux passants tandis que les dirigeants associatifs multiplient les courriers adressés aux parlementaires et au président du Sénat, Christian Poncelet.

28 Les six sénateurs sont : Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin.

29 Sur la constitution des problèmes publics voy. Neveu Erik, Sociologie politique des problèmes publics, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2015, 288 p.

30 La présente étude porte sur les processus d'élaboration de la loi de reconnaissance du génocide donc se borne à ce qui a conduit à l'adoption de la loi en 2001 mais depuis, la formulation du problème a évolué et porte désormais sur l'absence de pénalisation du négationnisme du génocide des Arméniens.

31 On en trouvera néanmoins une esquisse dans le chapitre de Jérôme Nossent, publié dans ce numéro.

32 Ce comité est une émanation du parti dachnack (ou FRA, Fédération Révolutionnaire Arménienne Dachnaktsoutioun), parti socialiste arménien en exil. Créé en 1965, le CDCA-France n'acquiert d'existence juridique propre qu'en 1970. D'autres CDCA seront fondés par la suite dans différents autres pays, ils sont connus dans les pays anglophones sous le nom d'Armenian National Committee.

33 Ternon Yves, La Cause arménienne, Paris, Seuil, 1983, 311 p.

34 Il s'agit de l'affaire du « paragraphe 30 » s'étalant sur une dizaine d'années (1974-1985) dont l'enjeu a été la mention du génocide des Arméniens dans un rapport élaboré par une sous-commission de l'ONU dans le cadre d'une étude sur la notion juridique de génocide. À ce sujet voy. Attarian Varoujan, Le génocide des Arméniens devant l'ONU, Bruxelles, Éditions complexe, coll. « Interventions », 1997, 140 p.

35 Il s'agit principalement des quatre départements suivant : Hauts-de-Seine, Rhône, Bouches-du-Rhône et Loire dans lesquels se sont installés les survivants du génocide à partir des années 1920.

36 Le 24 avril 1915, le Gouvernement Jeune-Turc procède à une rafle à l'encontre des intellectuels arméniens de Constantinople, la plupart d'entre eux est immédiatement assassinée. Cette date marque le début du génocide. Elle est choisie par la République Socialiste Soviétique d'Arménie et la diaspora arménienne comme journée de commémoration du génocide.

37 Ces députés appartiennent à tous les grands groupes politiques (PS, PCF, UDF et RPR) et proviennent tous de départements à forte population d'origine arménienne.

38 Plus de vingt propositions de loi visant à reconnaître le génocide de 1915 c'est-à-dire à le qualifier juridiquement comme tel sont déposées sur les bureaux des deux Assemblées de 1981 à 2001 sans que celles-ci ne passent par l'examen d'une commission parlementaire.

39 Séance du 22 avril 1998 à l'Assemblée nationale, débats disponibles en ligne à l'adresse suivante : archives.assemblee-nationale.fr

40 Il s'agit de l’« affaire Bernard Lewis » qui éclate en 1993. Suite à des propos négationnistes tenus par l'historien anglo-américain lors d'un entretien accordé au Monde, deux actions en justice sont conduites. L'une au civil (l'historien est condamné à payer des dommages et intérêts), l'autre au pénal, à l'initiative du CDCA.

41 La révision constitutionnelle du 4 août 1995 permet aux Chambres de disposer d'une séance par mois lors de laquelle elles fixent elles-mêmes l'ordre du jour. Cette innovation permet ainsi à certaines propositions de loi d'être inscrites sans le soutien gouvernemental.

42 Précisions que les instances gouvernementales n'avaient pas inscrit l'abolition de l'esclavage à l'agenda commémoratif. C'est Daniel Maximin qui s'est chargé d'en alerter le gouvernement.

43 L'expression est de Johan Michel, voy. Michel Johan, Devenir descendant d'esclave. Enquête sur les régimes mémoriels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 288 p.

44 Le colloque « Poétique d’Édouard Glissant » s'est tenu du 11 au 13 mars 1998 à l'Université Paris IV-Sorbonne, les actes du colloque sont disponibles sur le site officiel d’Édouard Glissant à l'adresse suivante : edouardglissant.fr (consultée le 30 novembre 2019).

45 Cottias Myriam, « L’‘oubli du passé’ contre la ‘citoyenneté’ : troc et ressentiment à la Martinique (1848-1946) », in Constant Fred et Daniel Justin (dir.), Cinquante ans de départementalisation outre-mer (1946-1996), Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 293-313.

46 Parler d'« esclavisés » et non d'« esclaves » permet d'insister sur le fait que ces personnes ont été mises en esclavage. Il ne s'agit pas d'une nature (être esclave) mais d'une condition (être mis en esclavage) à laquelle on ne peut réduire ces personnes. Entretien téléphonique avec Myriam Cottias, 4 mars 2019.

47 Séance du 6 avril 2000 à l'Assemblée nationale, débats disponibles en ligne à l'adresse suivante : archives.assemblee-nationale.fr (consultée le 30 novembre 2019).

48 Décret no 2006-160 du 15 février 2006 portant abrogation du deuxième alinéa de l'article 4 de la loi n2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

49 Voy. par exemple : « Colonisation : l'Assemblée rejette la modification de la loi de février demandée par le PS », Le Monde, 29 novembre 2005.

50 Nous soulignons.

51 Id.

52 Séance du 11 juin 2004 à l'Assemblée nationale, débats disponibles en ligne à l'adresse suivante : archives.assemblee-nationale.fr (consultée le 30 novembre 2019).

53 Stora Benjamin, La gangrène et l’oubli : La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1998, 376 p.

Pour citer cet article

Elishéva Gottfarstein, «Les « lois mémorielles » : manifestation d'un communautarisme ou outil d'inclusion au récit national ?», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°7. 30 ans de « lois mémorielles » ?, URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=262.

A propos de : Elishéva Gottfarstein

Doctorante en Histoire, rattachée à l'université Sorbonne Nouvelle, laboratoire ICEE - Intégration et Coopération dans l'Espace Européen.