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Habermas au secours des entrepreneurs de mémoire ? L’espace public sous cloche
Table des matières
1L’espace public évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des idées privées que la publicité notamment par les médias s’efforce de rendre publiques, mais aussi une pratique de la démocratie, une forme de communication, de circulation des idées qui implique une égale participation de chacun à laquelle contribuerait ceux que l’on nomme désormais comme « entrepreneurs de mémoire »1 . Il ne s’agit donc pas nécessairement d’un lieu géographique, localisable, mais métaphorique – en quoi il convient dès lors de distinguer l’espace public des espaces publics désignant les endroits accessibles aux publics permettant le libre mouvement de chacun. Toutefois, s’il faut distinguer l’espace public des espaces publics, on doit encore ajouter combien « l’espace public communicationnel et l’espace public circulationnel »2 sont indissociables, puisque pour communiquer les idées il faut, notamment, des voies de circulation permettant la transmission des messages. À cet égard, depuis la fin des années 1980, certains « acteurs professionnalisés » ont investi cet espace public, se faisant foi de créer des lieux mémoriels, procédant à ce que le sociologue Michael Pollak a qualifié de « travail d’encadrement de la mémoire »3 . L’auteur de L’Expérience concentrationnaire invite à « suivre l’analyse que fait Howard S. Becker des ‘entrepreneurs de morale’ et [à] parler, par analogie, d’entrepreneurs de mémoire, qui se composeraient de deux catégories : ceux qui créent les références communes et ceux qui veillent à leur respect »4 . En creux, cette approche soulèverait la question de la nature politique de l’entreprise ? De la même manière, lorsque ces entrepreneurs de mémoire font « profession » d’accompagner, de valoriser, d’écouter certains groupes d’individus, qu’il s’agisse de salariés5 ou par exemple encore de victimes du terrorisme à l’instar des collectifs Life for Paris et 13onze15 - Fraternité et vérité, associations créées après les attentats du 13 novembre 2015 perpétrés en France, mais aussi lorsqu’un Président de la République en exercice, Nicolas Sarkozy, sous son mandat – exemple sur lequel nous reviendrons plus abondamment – reconfigure l’histoire selon une certaine perspective, ces entrepreneurs de mémoire ne deviendraient-ils pas également producteurs d’histoire ? Répondre à chacun de ces questions, c’est immédiatement considérer dans le même temps, comme le rappelle Gérard Noiriel, qu’un lien évident s’établit entre les entrepreneurs de mémoire et la mise en place d’un espace public :
« Tous les êtres humains ont une mémoire qui est constitutive de leur identité personnelle et de l’identité collective des groupes auxquels ils appartiennent. [...] Pour qu’une mémoire collective puisse naître, il faut évidemment que plusieurs individus aient gardé le souvenir des mêmes expériences vécues. Néanmoins une mémoire collective n’est jamais le ‘reflet’ fidèle des mémoires individuelles. Le passage de l’individuel au collectif nécessite tout un travail de sélection qui privilégie certains aspects du passé au détriment des autres. Ce travail de sélection est réalisé par des gens qui parlent au nom de leur groupe d’appartenance. Les sociologues appellent ces individus des ‘entrepreneurs de mémoire’. Grâce à eux les souvenirs disparates, souvent flous, voire confus, que chaque membre d’un groupe a gardé d’un passé commun deviennent plus homogènes, et acquièrent une visibilité dans l’espace public. Ce travail vise à conforter l’identité collective du groupe, le plus souvent contre des entreprises mémorielles concurrentes. »6
2Mais de quel type d’espace public relève cependant l’action entrepreneuriale des « faiseurs » de mémoire ? À cet égard, l’esprit du temps, ce zeitgeist, semble marquer la victoire intellectuelle d’une certaine forme d’espace public formulée par le philosophe allemand Jürgen Habermas, forme à laquelle paraîtrait se conformer a priori l’espace discursif installé par les entrepreneurs de mémoire, c’est-à-dire un espace à partir duquel ces derniers s’efforceraient d’inscrire à l’agenda politique l’objet de leurs entreprises mémorielles respectives.
3Précisément, dans un cadre habermassien, si la modernité est en crise, s’il y a perte de sens, désenchantement du monde, parce que notamment ce dernier serait désormais devenu le lieu où s’affronte une pluralité de valeurs, c’est que l’on n’aurait pas compris le statut de l’avènement de cette modernité et de cette Raison7. On en aurait fini de la vérité nous dit Jürgen Habermas – ce dont attesterait l’existence même des entrepreneurs de mémoire dans leur pluralité – et « sur la voie qui mène du mythe à la religion, et de la religion à la philosophie et à l’idéologie, l’exigence d’une reconnaissance discursive des prétentions à la validité normative s’impose de plus en plus vigoureusement »8 . La modernité et la Raison ne s’interrogeraient plus sur un problème de contenu mais sur un problème de forme9. Le réenchantement du monde comme la refondation de la démocratie seraient à ce prix10. Le concept habermassien de discussion se voudrait, en effet, procédural : « désormais, et puisqu’il n’est plus possible sur le plan théorique de défendre la validité des raisons dernières, ce sont les conditions formelles de justification qui acquièrent elles-mêmes un pouvoir de légitimation. »11 Ce sont donc « les procédures et les présupposés [qui seraient] érigés en principe. »12, rénovant les cadres traditionnels de la démocratie représentative en installant une démocratie discursive. Cette hypothèse, selon laquelle l’espace public de type habermassien se conformerait au travail des entrepreneurs de mémoire, il conviendrait précisément d’en tester la pertinence puisqu’il s’agira de penser, dans une certaine mesure, la réception, ou plutôt, la possibilité de la réception des thèses d’un philosophe aujourd’hui devenu célèbre, celles de Jürgen Habermas, lorsqu’il convient pour nous de penser la participation des entrepreneurs de mémoire aux débats publics comme la refondation de la démocratie qu’elle provoquerait.
4La question est en ce sens la suivante : comment constituer un ordre politique, à partir d’une mémoire collective, sur la base de volontés individuelles ? Certains auteurs de science politique enseignent à cet égard que dans l’ordre politique le principe de légitimité est l’unanimité13. Même si par efficacité le principe de décision plus réaliste est la majorité, celui-ci est toujours pensé en termes d’unanimité. Pour assurer une telle unanimité, il conviendrait dans ce contexte d’organiser une concurrence entre les différents partenaires participant à l’élaboration des normes juridiques, appelés à ce titre « entrepreneurs législatifs »14, auxquels se joindraient les entrepreneurs de mémoire. Bref, il faudrait faire participer l’ensemble des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) comme des citoyens à l’élaboration de cet ordre politique. Mais dans ce canon à trois voix (législatif, exécutif, judiciaire), comment penser l’action citoyenne des entrepreneurs de mémoire ? Peut-être est-ce dans le modèle discursif mis en place par Jürgen Habermas que l’on pourrait trouver les instruments théoriques pour fonder cette démocratie d’un type nouveau15.
5La donne est la suivante : la théorie de la modélisation de la décision démontre que si l’on est au départ porteur d’attitudes, de jugements plus ou moins formés, plus ou moins fermés, c’est de la délibération que découlerait la possibilité de s’en défaire pour mener à la prise de décision normative. Dans ce cadre, les entrepreneurs de mémoire pourraient faire figure de tiers qui soumettraient l’ensemble des acteurs politiques aux règles discursives en obligeant, par exemple, les auteurs d’une loi à prendre en considération la position de leurs adversaires. Cette hypothèse selon laquelle les entrepreneurs de mémoire feraient figure de tiers, reposerait sur un argument décisif : en tant qu’acteurs citoyens, les entrepreneurs de mémoire soumettraient l’ensemble des pouvoirs aux règles de la discussion juridico-politique. Tout serait paradoxal, dès lors, dans ce pouvoir entrepreneurial supérieur aux autres car précisément il n’en serait pas un mais plutôt la clé de voûte de tous. Sa légitimité « longue » – parce que citoyenne – envelopperait et enrichirait la légitimité « courte » du politico-juridique. L’image de la cheville évoquerait ce drôle de pouvoir de l’interprète mémoriel qui tiendrait tout ensemble l’édifice normatif dans son ensemble parce que situé au point d’articulation de la charpente. Rien d’autre que ce qu’en dirait le philosophe allemand ? Sans doute, car l’on connaît les travaux du principal intéressé sur la modélisation d’un système politique privilégiant le principe de discussion. Aussi serait-il peut-être utile de les invoquer aux fins de l’élaboration d’un modèle démocratique délibératif d’un genre nouveau mis en place par les entrepreneurs de mémoire. Un modèle à l’intérieur duquel ils joueraient un rôle décisif puisqu’ils permettraient la tenue d’un débat véritablement démocratique en contraignant, par la prise en considération de leur action mémorielle, les prétentions à la validité de chacun des participants à la fondation de l’ordre juridico-politique.
6Pour faire état de leur œuvre mémorielle, il faut en revenir dès lors aux prétendues vertus de l’espace public, en retourner donc à ce lieu où se nouerait le lien social, dans une certaine forme de vivre ensemble. Toutefois, il ne s’agira pas de dresser l’inventaire philosophique de l’espace public, tâche proprement insurmontable, mais de montrer l’émergence d’une certaine philosophie de l’espace public, qui est franchement et massivement habermassienne quand il importe de considérer l’engagement des acteurs de la mémoire. Il ne s’agira dès lors pas de faire un tableau d’une société gagnée par le tout communicationnel dans l’espace public (I), mais de montrer que ce devant quoi une société se prosterne nous montre ce qu’elle est. Il s’agira donc de faire l’analyse de l’éloge qui est fait de l’espace public habermassien – en tant qu’il vise à l’entente et à la réconciliation dernière –, pour apercevoir tout ce qui doit être évacué – la mésentente, le conflit, la violence des débats mémoriels – pour rendre seulement intelligible ce concept (II).
I. L’espace public verrouillé : l’approche habermassienne
7Jürgen Habermas, considéré comme le chef de file de la seconde génération de l’école de Francfort, partage avec la première l’impulsion critique qui animait cette école mais encore son intérêt pour l’émancipation. Il s’en sépare cependant sur le point qui intéresse le propos : la sous-estimation par celle-ci de l’État de droit démocratique16. En effet, l’œuvre collective laissée, entre autres, par Max Horkheimer, Theodore W. Adorno et Herbert Marcuse montre que les trois auteurs sont extrêmement sceptiques quant à la capacité des hommes à déterminer volontairement les relations sociales. À tel point qu’ils considèrent que la démocratie n’est pas de ce monde, partant, qu’il faut l’abandonner. Aussi, comment donner une signification théorique et cohérente, crédible à la notion de pouvoir du peuple ? C’est ici que se situe l’originalité de la pensée d’Habermas17. Il entend démontrer que le peuple peut exercer le pouvoir dans les sociétés modernes, qu’il le peut de manière rationnelle et juste. Dans ce cadre, il fait de la dynamique démocratique la dimension de ce qu’il appelle l’« agir communicationnel », entendu comme une capacité d’action intersubjective, réflexive et collective, ayant entre autres fonctions la charge d’assurer la fondation des normes juridiques permettant la vie en commun. En somme, de construire un modèle démocratique conçu comme un mode de socialisation sous l’effet de la participation de tous à son élaboration. En outre, ce qui va désormais caractériser cette démocratie ce n’est plus tant son contenu normatif que les formes dans lesquelles elle va organiser ce contenu. La légitimité des normes ne peut plus être fixée une fois pour toutes. Pour en assurer l’évolution, seule la forme particulière d’une procédure adéquate peut relever le défi de la fondation de ces normes. Le modèle se veut donc procédural pour une raison simple : il est la condition de l’effectivité et de la réussite d’une discussion réelle et sérieuse, c’est-à-dire à laquelle chacun doit, de manière égale, participer (1). Cependant, cette dynamique communicationnelle, pour fonder la légitimité des normes, ne s’est pas, semble-t-il, exprimée de la même manière et avec la même intensité au cours de son œuvre. On peut effectivement considérer qu’il y a une première lecture habermassienne de la démocratie entièrement fondée sur le primat du langage. L’enjeu est ici de repenser la souveraineté en ne l’envisageant plus comme celle d’un sujet souverain imposant sa décision dans un moment autoritaire. Dans cette perspective, c’est le jeu du langage qui va fonder et précéder toute prétention à la normativité. Mais devant les apories d’une telle construction, à partir de son ouvrage clé Droit et démocratie18, Habermas revient en totalité sur cette démocratie première façon. Ce n’est plus tant la discussion entre les différents partenaires qui fonde toute normativité que ce même droit et ces mêmes institutions qui permettent qu’une discussion entre citoyens ait lieu sur les normes à définir. Le droit et l’État qui étaient annexés dans la première version à la logique communicationnelle deviennent centraux dans la seconde. Toutefois, de l’une à l’autre, le concept d’espace public, compris comme lieu d’interlocution citoyen où se formalise une conscience civique, organise et consolide de part en part une démocratie d’un type nouveau, une démocratie communicationnelle (2). Autant dire que l’action des entrepreneurs de mémoire sembleraient être, dans une telle perspective, le meilleur antidote au(x) pouvoir(s).
1. L’espace public rénové : la démocratie par l’argumentation
8Les entrepreneurs de mémoire, à l’instar des cours constitutionnelles au regard de leur activité de contrôle des gouvernants, ne revisiteraient-ils pas les cadres traditionnels de la démocratie, en la faisant sortir des ornières du système représentatif ? Ne feraient-ils pas entrer les régimes politiques libéraux dans une ère nouvelle, celle de la « démocratie continue » ? Les entrepreneurs de mémoire, à leur façon, ne participeraient-ils pas en effet de la même logique de veille démocratique entre deux moments électifs, là où le contrôle citoyen comme la sanction politique agiraient de façon purement ponctuelle? Cette nouvelle forme de démocratie en continu, d’un point de vue théorique, semble s’appuyer comme se revendiquer d’une lecture des œuvres du philosophe allemand contemporain Habermas, notamment en ce qui concerne sa théorie de la communication. L’action des entrepreneurs de mémoire ne permettrait-elle pas, dans ce cadre innovant, la mise en place d’un véritable régime de discussion, propre à une démocratie renouvelée en profondeur ?
9Rigoureusement, définir une démocratie langagière est l’une des premières tâches à laquelle va s’atteler Habermas pour dessiner les contours de son modèle discursif politique. Cependant, outre le langage, l’économie et le pouvoir constituent les deux autres processus qui permettent l’intégration sociale dans ce modèle. Or ils ont une fâcheuse tendance à outrepasser leurs rôles respectifs. Dès lors ont-ils une prédisposition à instrumentaliser en fonction de leurs intérêts propres la démocratie langagière. Il va donc falloir dans un second temps défendre celle-ci contre toute forme d’empiétement.
10Jürgen Habermas entend développer une théorie de la communauté sociale démocratique, une nouvelle manière de fonder la légitimité des normes autrement que par la voie de l’imposition étatique. Il lui faut donc repenser la souveraineté dans l’une de ses fonctions essentielles, celle de l’édiction des normes. Il faut en outre que désormais ces normes puissent prétendre à la validité. Mais si toute puissance étatique impose sa décision dans un moment autoritaire, cela ne peut plus suffire à en assurer la légitimité. Les normes ne seront légitimes que si elles sont discutées et remises en cause en permanence par tous les acteurs de la communauté sociale. Or, au sein du langage gît une normativité qui s’impose à nous. Le langage appelle que l’on justifie ce que l’on énonce chaque fois que l’on prétend à la validité, ce que Habermas appelle le Principe D19. Mais Habermas radicalise davantage le propos. Cette ouverture du discours doit s’opérer chez lui selon un mécanisme qui s’exerce sans violence. Ainsi le Principe D est-il relayé par un second principe, le Principe U dit d’universalisation, c’est-à-dire d’acceptation par tous et sans contrainte de la norme posée en vertu du Principe D. Il s’agit d’exclure pour Habermas cette « violence » étatique, cette contrainte institutionnelle, autrement dit le caractère unilatéral par lequel les normes sont imposées une fois votées par les organes de l’État. Cet agir communicationnel va donc se distinguer de l’agir rationnel par lequel on utilise le langage à des fins de manipulation, de stratégie, dans le but d’influencer son interlocuteur en l’obligeant à se rallier à une certaine interprétation fixée une fois pour toutes comme peuvent le faire les organes étatiques, lorsque la loi est votée par exemple. L’agir communicationnel ne peut donc relever le défi de la fondation des normes qu’au prix d’un effort conceptuel : la transparence du propos. Cette thématique de la transparence se retrouve au cœur de la conception habermassienne de l’espace public.
2. L’espace public organisé : la coalition de la réconciliation
11Cette communication va produire ce que Jürgen Habermas appelle « le monde vécu ». Un monde qui n’est pas fixé une fois pour toutes mais produit et reproduit par les innombrables communications quotidiennes. Celles-ci vont permettre tout à la fois la reproduction culturelle, l’intégration sociale et la formation des identités personnelles, à l’instar de l’action des entrepreneurs de mémoire. Ce monde vécu va alors constituer un arrière fonds symbolique d’où chacun va pouvoir tirer les ressources de discernement susceptibles d’informer son point de vue moral afin d’argumenter ses options en faveur de telle ou telle définition de la société juste lors de l’élaboration des normes. Selon Habermas, l’histoire est parcourue par des processus de rationalité multiples parmi lesquelles on retrouve ceux de l’économie et du pouvoir (État, administration, finance), qui assurent également le fonctionnement de ce que le philosophe nomme le « monde réel ». Mais ils représentent un danger s’ils ne sont pas canalisés de l’intérieur du monde vécu. Faute de l’être, le monde vécu serait colonisé par les logiques de pouvoir. Il faut donc protéger la démocratie langagière. S’il y a bien trois systèmes de rationalité chez Jürgen Habermas, celui du monde vécu doit primer les deux autres. C’est ici qu’intervient la notion d’espace public dans la construction d’un nouveau type de démocratie chez cet auteur20.
12Formulé dans les années 1970, Jürgen Habermas abandonne dans un premier temps cette notion car l’espace public, cette sphère intermédiaire entre la société civile et l’État apparue au cours du XVIIIe siècle, n’est en réalité que l’espace des intérêts de la bourgeoisie. Il y revient cependant quelques années plus tard en le définissant comme le niveau où les flots de communication entre citoyens portent sur les problèmes publics de la Cité. Du coup la réalité sociologique de cet espace public ne souffre plus de son enfermement bourgeois mais englobe l’ensemble des citoyens. Partant, il devient la dimension essentielle de cette démocratie nouvelle formule C’est en son sein que s’opère la formation politique de la volonté. Dans cette optique, la constitution d’un espace public a une double tâche. Tout d’abord se préserver des tendances colonisatrices des systèmes économiques et politiques, ensuite alimenter ces mêmes systèmes selon la logique communicationnelle en utilisant notamment le relais des médias. Le pouvoir qui en résulte n’est pas un pouvoir de décision, précise Jürgen Habermas, mais de siège. Selon le philosophe, l’État ne pourra pas éluder les questions, par exemple, que les entrepreneurs de mémoire lui adresse ; il devra répondre aux questions qu’il ne pose pas lui-même ou bien encore que les historiens employés par l’État ne posent pas, comme le montre, par exemple, le travail mémoriel entrepris d’abord par les survivants comme les descendants de la Shoah ou encore l’histoire de l’immigration21. Bref, l’agenda, comme on dit, n’est dès lors plus celui des hommes politiques, ni celui des journalistes, mais celui du peuple en acte. La souveraineté populaire recouvrirait à ce niveau la vérité de son droit.
13Cependant, Jürgen Habermas vise à travers cet échange langagier constitutif de l’espace public un idéal de transparence qui, à maints égards, est critiquable. Proprement, afin d’éviter toute fin stratégique, toute manipulation, il faut nécessairement que chacun des participants à la fondation des normes juridico-politiques dispose, en effet, de toutes les informations possibles concernant ladite norme en débat. Deux principes conduisent dès lors le déroulement du débat, un principe positif qui en induit un second, celui-là de type négatif : de manière positive, entre chacun des participants à la fondation des normes de la société démocratique, le propos doit toujours être clair chez Jürgen Habermas ; de manière négative, donc, doit en être exclu toute arrière-pensée. Mais on voit mal pourquoi, finalement, les systèmes financiers et politiques seraient amenés à se rallier à cette logique communicationnelle. Il y a ici une critique de l’utilitarisme chez Jürgen Habermas dont on voit mal comment elle peut être utile faute de n’envisager sa construction que par le biais du flux communicationnel. Plus fondamentalement, la participation des citoyens à l’espace public est grevée d’une inégale répartition selon un double processus. En premier lieu, comme le rappelle Yves Sintomer22, le poids de leurs interventions est inégalement réparti entre les couches sociales en fonction de leur capital symbolique, c’est-à-dire de la position d’autorité légitime qu’elles détiennent et relayé par l’effet de cens caché mis en perspective par Daniel Gaxie23. Or, outre que l’agenda politique est capté par les hommes politiques eux-mêmes, donc que les décisions sont prises par des comités restreints dont la discussion n’a rien de public, il faut relever dans le même temps que les médias établissent au jour le jour ce qui mérite ou non la publicité politique. Dès lors ces espaces publics semblent avoir un rôle essentiellement passif puisqu’ils ne peuvent pas contraindre eux-mêmes le politique. Ils seraient, partant, impropres à rendre compte de l’activité des entrepreneurs de mémoire, sauf à repenser l’espace public autrement.
II. L’espace public avorté : une déconstruction de la théorie habermassienne
14Au fond, le raisonnement tenu sur l’espace public de type habermassien ne peut fonctionner que par omission : il existe une autre conception de l’espace public qui paraît davantage illustrer l’immixtion dans le débat public des acteurs mémoriels (1). Pour la défendre, il faudra cependant se risquer à montrer comment et pourquoi la construction de l’espace public habermassien tombe en ruine sitôt les conditions d’émergence disparues (2).
1. L’espace public (dés-)idéalisé : la démocratie par la dissension
15La constitution d’un espace public habermassien repose sur l’idée que la discussion a pour horizon ultime l’entente entre les hommes, vise à leur réconciliation, en refusant la violence par excellence : le refus de la communication. Précisément, la communication langagière revêt une fonction normative pour l'interaction sociale, puisqu'elle est équivalente à une exigence d'intercompréhension, à une exigence d'honorer l'engagement illocutoire24. Cela même qu’on appelle la prétention à la validité. Ainsi, dans ce modèle, le moment autoritaire d’imposition de la norme juridique par l’État, au travers de ses organes, est-il dépassé car le potentiel autocritique par la discussion peut toujours remettre en cause les résultats obtenus. La souveraineté classique, de type populaire, est dépassée en un moment critique qu’il s’agit d’assumer pour Jürgen Habermas. Le problème d’une théorie de la démocratie, comme le traduit Mark Hunyadi, implique que le système doit pouvoir s’autoréguler tout en garantissant les processus démocratiques de formation de l’opinion. « Les procédures démocratiques de l’État de droit ont la tâche d’institutionnaliser les formes de communication nécessaires à une formation rationnelle de la volonté. »25. Ce qui déplace le lieu de la souveraineté populaire : non plus un corps d’associés, mais les procédures de formation rationnelle de la volonté elles-mêmes. « La souveraineté entièrement disséminée ne s’incarne même pas dans la tête des membres associés, mais […] dans ces formes de communication sans sujets qui règlent le flot de la formation discursive de l’opinion […]. »26
16Or, pour ce faire, toute la philosophie politique qui s’en réclame27 doit sous-évaluer sinon effacer le conflit qui est au fond du politique. La mésentente est le nom de ce scandale que toute cette philosophie politique tente de faire oublier. Selon celle-ci, il faut remplacer les rapports d’autorité par des relations d’échange, les affrontements par une logique de réciprocité28. Bref, s’en remettre à ce que le philosophe italien Giorgio Agamben considère comme étant le paradigme de nos sociétés contemporaines, la logique économique. Il y a l’idée que contre le décisionnisme, la société fonctionnerait désormais à la transparence et à la communication généralisée. Dans ce lieu où tout communique en permanence, derrière l’idée que la société fonctionnerait désormais à l’information et non plus à l’énergie, à l’autorégulation plutôt qu’au conflit. Sans passer nécessairement par la logique de l’ami et de l’ennemi29, perspective qui faisait dire à Michel Foucault que la politique est une autre manière de faire la guerre par d’autres moyens, inversant la célèbre proposition de Clausewitz30, on peut opposer à cette conception habermassienne de l’espace public la thèse de Jean-François Lyotard, qui semble finalement davantage se prêter à l’activité mémorielle des entrepreneurs de la mémoire. Selon lui, le langage ne procéderait pas de l’entente, mais du différend. La logique conflictuelle, au cœur des relations sociales, partant, au centre de l’activité mémorielle, impliquerait qu’un différend ne peut jamais être tranché équitablement. Le différend signifierait que deux idiomes ne peuvent pas s’entendre. Il n’existerait donc pas de tribunal de la raison qui pourrait trancher entre deux prétentions. La seule possibilité pour une société de fonctionner serait de faire droit aux nouveaux torts de s’exprimer, c’est-à-dire de donner droit de cité à des discours hétérogènes et inconciliables, par quoi l’activité mémorielle des entrepreneurs de mémoire pourrait davantage se justifier. Il pourrait bien y avoir, par exemple, négociation salariale sur le temps de travail, les salaires, etc., mais jamais la logique capitalistique ne pourrait revenir sur ce qui est son fondement, à savoir l’extorsion de la plus-value. De ce tort, il ne pourrait jamais y avoir négociation31 : ce serait la part non-négociable de toute discussion, raison pour laquelle l’espace public habermassien serait un leurre.
17Au fond, d’un point de vue philosophique, cette conception de l’espace public habermassien ne vise pas seulement à repenser/repousser la souveraineté étatique, mais aussi celle de l’individu. Il s’agit de revenir sur ce modèle de la toute-puissance du sujet, modèle égologique qui a fait de l’individu un sujet libre et autonome depuis le 18e siècle. Prolongeant cette tradition, le sociologue Richard Sennett32, contre Jürgen Habermas, propose de penser un autre type d’espace public, au centre duquel, au contraire, le masque et non la transparence du propos serait la marque de la civilité33 : il permettrait la pure sociabilité en évitant toute forme de tyrannie, qu’elle soit privée ou publique. Il existe donc un autre type d’espace public qui défend la possibilité de communiquer son refus de l’entente, au fondement du contrat social : on n’est pas plus libre face à un interdit que face à un impératif : dire oui à la communication.
18Habermas, en remontant aux conditions radicales de la discussion révèle dans le même que sa théorie est reprise par ce à quoi elle tentait d’échapper : la violence. En effet, si la liberté ne se reconnaît pas immédiatement dans l’institution extérieure qu’est l’État, elle peut néanmoins par principe être amenée à s’y reconnaître de façon médiate, parce qu’elle présuppose un accord fondamental. L’obéissance que l’État réclame à ses sujets ne se prétend en effet rationnelle que dans l’exacte mesure où il peut « persuader » que son commandement – son autorité – n’est rien d’étranger, mais trouve son écho dans le sujet lui-même, dans un discours d’avant le discours tel que toute liberté reconnaîtra nécessairement cet ordre éthico-politique comme sien, comme son œuvre. Le commandement que l’État intime à la liberté du sujet trouve en lui sa résonance intérieure. Puisque c’est la liberté qui a mis sa propre essence dans l’institution étatique – dans l’ordre extérieur – celle-ci doit pouvoir en principe le lui faire reconnaître. C’est là le propos du « discours cohérent », ce qu’Alexandre Kojève nomme le Discours34 qui est une « contrainte rationnelle » qu’il ne faudrait pas confondre avec les vertus apaisantes et conviviales du dialogue. La rationalité de sa contrainte vient de ce que tout accord que l’on puisse obtenir comme résultat du dialogue présuppose un accord encore antérieur qui le précédera « toujours déjà », à savoir l’a priori d’un accord inhérent à l’entrée en dialogue elle-même. Tout dialogue, en effet, est déjà d’accord sur le fait même du dialogue. Ce sont là les postulats de toute Diskurethik, de toute « éthique du discours ». Or, tout le problème est qu’après cette remontée aux conditions de la reconnaissance de la parole d’autrui – et c’est le second temps – l’éthique du discours n’en risque pas moins de se heurter à l’irréductibilité de la violence. En effet, l’irrationalité de la déchirure tient à ce que la violence reste fondamentalement possible, car sa possibilité appartient à la logique même de la reconnaissance. Le fait a priori du dialogue n’est pas assuré, et il paraît même reposer sur une facticité contingente. La violence gît au fond de l’institution éthico-politique. C’est l’essence cachée de l’État (Carl Schmitt l’avoue dans la nécessité imparable, pour l’essence du politique, de la figure de l’ennemi). La violence, finalement, chez Habermas, c’est la guerre ou la fourberie, qui ne regarde pas son interlocuteur en face, mais le regarde de biais. L’ordre politique repose en effet sur le type stratégique du rapport à l’autre. L’irruption de la violence fait dès lors aussi bien obstacle à la persuasion discursive, qu’elle donne également occasion à l’institution d’imposer ses commandements de façon tyrannique, c’est-à-dire sans les faire reconnaître comme rationnels.
19Mais de quel type de nécessité relève l’instauration même du dialogue ? Toute l’éthique du discours – d’Éric Weil à Karl-Otto Apel – repose sur le fait qu’on peut réflexivement démontrer – ou plutôt faire admettre – à quiconque a accepté de discuter, qu’il a d’ores et déjà admis les a priori éthiques inhérents au dialogue, dès lors qu’il est entré dans le cercle de la discussion. Le logos a cette vertu magique de lier les interlocuteurs. Mais voilà, le sujet peut ne rien vouloir entendre, il peut refuser de discuter. Il révolte sa particularité intraitable contre l’autorité de l’universel, de même que le sceptique, s’il ne peut contredire le principe de contradiction du moment qu’il parle, peut toujours néanmoins se réfugier dans le silence (épokhé). Et aucun argument ne pourra le convaincre d’effectuer ce premier pas indispensable, l’entrée en dialogue, dont tout le reste découle avec la cohérence interne du discours, élevant l’éthique comme philosophie première. Bref, il n’y a pas d’arguments contre la violence pure. Tout argument peut avoir prise sur un autre argument, mais aucun argument n’a prise sur le refus de l’argumentation. C’est la faille dans l’ordre rationnel du Diskurs. C’est donc à travailler à la reconnaissance de l’échec d’une certaine conception de l’espace public – la logique de discussion habermassienne – qu’on pourrait mieux, finalement, le penser.
2. L’espace public retrouvé : la coalition sans communion
20Le moteur de l’espace public habermassien s’articule sur la logique de discussion, du débat organisé. Mais si l’on continue les thèses de Richard Sennett et Jean-François Lyotard sur l’espace public, par celle de Gilles Deleuze, on doit en tirer la conclusion de l’impossibilité même de toute discussion au sens habermassien du terme. Car le débat, de deux choses l’une, est ou bien inutile ou bien impossible : comment discuter si l’on n’a pas un fond commun de problèmes, et pourquoi discuter si l’on en a un35 ? Une pensée ne se grandit donc pas au contact d’un débat. La pensée s’affirme, elle bat le plâtre mais ne demande pas la contradiction. Elle doit toujours être dans l’élévation. Le débat contradictoire, constitutif de l’espace public, en se frottant, ne fait dès lors pas naître du génie social comme deux silex font le feu. La pensée n’est pas de l’entreglose de psychisme qu’on met l’un à côté de l’autre. Le besoin d’unité, au cœur du concept d’espace public habermassien, ce dernier ayant pour projet l’entente dernière entre les hommes, semble dès lors difficilement réalisable. Bien plutôt, comme a pu le montrer par exemple en France le débat sur l’identité nationale sous la présidence de Nicolas Sarkozy ou bien encore sur la repentance coloniale, que c’est davantage sur fond de logomachie que le débat mémoriel s’est construit et organisé, avec la mise en place de contre-feux discursifs auquel ont participé des historiens. Proprement, L’« ordre du discours », à cette occasion, n’a pas été seulement celui de l’ordre des mots, mais celui de l’ordre du pouvoir sur les mots. Une bureaucratie du sens, avec toute la lourdeur qui s’attacherait à ce terme, se serait mise en place, les entrepreneurs de mémoire s’opposant davantage sur fond de discord afin d’éviter tout contrôle domestique des discours.
21Ainsi, nombreux ont été les historiens à reprocher au discours sarkozyen ses mésusages de l’histoire, notamment le Comité de Vigilance face aux Usages publiques de l’Histoire36. Cette instrumentalisation était une stratégie, théorisée et baptisée la « désaffiliation » par l’un des conseillers du président, Henri Guaino. Elle visait à capter les valeurs historiques de la gauche pour semer le doute dans les repères mémoriels. « Nous voulions casser les affiliations automatiques ». Cette « désaffiliation » fonctionnait sur le principe de la décontextualisation et par le recours systématique au cliché, à l’image d’Épinal qui assimile à un haut fait un homme dont le nom porte l’étiquette : c’est Léon Blum et les congés payés qui inventent les vacances ; c’est Charlemagne qui fonde l’Europe ; c’est Saint Louis et la Justice qui construisent l’État ; c’est Guy Môquet, arrêté par des policiers français, interné par Vichy et fusillé par les Allemands pour faits de résistance, en escamotant sciemment que ce jeune a été arrêté en 1940 pour avoir distribué de la propagande communiste. Gommer la composante idéologique des évènements permettait de ne pas parler de l’engagement des résistants et des valeurs pour lesquelles ils sont morts, etc. Ainsi l’histoire, selon les auteurs des discours du chef de L’État, était une épopée mystique, une succession de références, d’images, de clichés, que l’on ressortait où que l’on agitait pour émouvoir. Ce travail sur l’émotion permettait une dépolitisation et une décontextualisation du conflit historique :
« La manière dont N. Sarkozy réécrit l’histoire de France n’est pas isolée en Europe. Ici c’est au nom de la réinvention d’un modèle républicain droitier que l’on efface les lignes de clivage entre un côté droit et un côté gauche, entre les groupes sociaux et politiques qui doivent vivre aujourd’hui avec la mémoire des évènements passés, ceux de la seconde guerre mondiale ou de la décolonisation. »37
22Que ce soit la figure de Maurice Barrès, Léon Blum, Guy Môquet, Jean Jaurès, Jeanne d’arc, Jean Moulin et tant d’autres38, mais aussi de manière plus large les colonies39, l’Holocauste40… Nicolas Sarkozy en campagne présidentielle en 2007 et 2012, puis au cours de son mandat, n’a donc cessé d’utiliser et de brandir des références historiques41, précisant même qu’il souhaitait construire un Musée de l’Histoire de France42. L’initiative avait laissé sceptique la grande majorité des historiens qui s’étaient interrogés sur l’opportunité d’une nouvelle mise en scène du « roman national » dans une perspective qui tournait le dos à vingt ans de recherches, et qui renvoyait d’une certaine manière à la construction d’une « histoire nationale » où la Monarchie de Juillet, puis la République s’étaient jadis particulièrement illustrées. Le Comité de Vigilance face aux Usages publiques de l’Histoire avait pointé un projet où « tout en vantant les mérites d’une histoire critique et ceux du débat » rien ne venait questionner le paradigme dominant d’une écriture linéaire et continue de l’histoire : celle d’une « France » alors que le caractère pluriel de la demande sociale appellerait davantage un musée « des Frances », dans leurs temporalités multiples, dans leurs dimensions sociales et culturelles, dans leur complexité et leur possible désajustement par rapport au continuum événementiel. Cet usage immodéré de l’histoire a, précisément, mobilisé autant de mises en scène grandiloquentes que de discours de filiation destinés à dessiner les contours d’une France mythique du candidat puis du président. Le candidat Sarkozy, en 2007, s’est ainsi présenté dans ses discours de campagne sous les traits de l’impénitent. Le refus de la « repentance » sur la question coloniale a même été l’un des arguments les plus martelés, puisque pas moins de vingt-sept discours y ont fait référence43. Le futur président de 2007 a dit ne pas vouloir expier les « fautes » passées du colonialisme44 et s’adresser à ceux sur les épaules desquels le poids de l’histoire ne pèserait pas. Selon certains historiens, il se serait doté dès lors d’une conception de « la France » caractérisée par la fierté nationale, réaffirmant le pouvoir de l’autorité politique de déterminer quelles versions de l’histoire devaient être non seulement enseignées mais apprises par tous.
23Dans les discours de campagne de Nicolas Sarkozy, ce sont alors les historiens qui ont été donnés pour auteurs d’une « falsification de l’histoire », accusés de « révisionnisme historique » et même d’occultation et d’oubli du passé… Le discours de Nicolas Sarkozy sur la repentance lui aurait ainsi permis de proposer une relecture conservatrice de l’histoire tout en affirmant une rupture avec les mœurs « intellectualistes » et « immobilistes » de la classe politique. En refusant l’expiation, Nicolas Sarkozy voulait réconcilier, puisque « le temps est venu non de l’oubli, mais du pardon45 » et qu’il voulait « être le président de la réconciliation46 ». Cependant, cette réhabilitation volontariste de la politique allait de pair avec sa dénégation, et l’occultation de son caractère conflictuel.
24Les réactions ont dès lors été nombreuses, fustigeant un « caporalisme mémoriel », une « instrumentalisation de la mémoire et de l’Histoire47 ». Pour l’historien François d’Almeida, le rapport du président à l’Histoire obéissait à une double logique :
« Il est convaincu que l’on traverse, selon l’expression de Max Gallo, une crise nationale, que l’identité française se délite. Or, d’après lui, ce qui a construit cette identité, c’est l’Histoire. Son objectif est donc de restaurer sa connaissance et sa conscience, pour refabriquer une identité nationale. Mais il le fait façon très XIXe siècle. Cela donne à son projet une coloration ‘âme de la France’ : une patrie intangible avec un corpus de savoirs qui n’est pas négociable, et qui repose sur l’idée que la nation a une dette envers ceux qui se sont sacrifiés pour elle. »48
25S’il est difficile de voir clair dans tous ces personnages et événements sans cesse mélangés et associés les uns aux autres en dehors de tout contexte dans le discours sarkozyen, de comprendre par ailleurs le brouillage de références qui empruntent autant aux grandes figures de la gauche qu’à celles de la droite, il est intéressant de noter que le débat mémoriel, loin d’être transparent et honnête – selon les réquisits habermassiens – a davantage procédé par instrumentalisation et stratégie, ce que Maurice Halbwachs rappelait en rapportant que toute mémoire collective se construit toujours en fonction des enjeux du présent et non pas de manière éthérée dans le ciel des Idées49. Cet exemple montre surtout que l’espace public, en démocratie, ne peut être que le lieu à partir duquel prend forme cette logomachie dont nous parlions plus haut : logomachie, lieu d’affrontement entre des discours s’excluant parfois mutuellement, ce qui ne signifie pas que tous les discours se valent sous prétexte qu’il serait dicible, le relativisme mou devenant dès lors le nouveau mot d’ordre des démocraties libérales, mais qu’au contraire, entre les discours des luttes s’instaurent de sorte que des hiérarchies s’installent, la question devenant celle de savoir pourquoi pour telle époque tel discours l’emporte sur d’autre(s). L’espace public habermassien semble donc difficilement rendre compte de l’action des entrepreneurs de mémoire lorsqu’il s’agit pour lui d’évacuer toute forme conflictuelle et violente dans les enjeux de mémoire.
26Finalement, l’espace public habermassien, tenu par le procès de la discussion, est impensable pour une raison qui tiendrait encore au langage lui-même, selon Ludwig Wittgenstein50. Selon son célèbre aphorisme, tout ce qui ne peut être dit, devrait être tu. Mais si l’on prenait au sérieux cette proposition, si l’on suivait jusqu’au bout cette intuition que développe en littérature Samuel Wittgenstein, il ne faudrait jamais parler du tout. Au mieux, serions-nous capables de mettre en place un langage affectif, qui permettrait de se comprendre approximativement et intuitivement. Mais s’il fallait avoir une discussion sérieuse, c’est-à-dire encore habermassienne, il faudrait régresser jusqu’à l’infini – donc à l’impossible –, pour tâcher de définir ce qui est vraiment en jeu, de sorte que cette discussion serait sans cesse différée et ne pourrait dès lors jamais avoir lieu. Par conséquent, aussi rigoureux soit un discours, la discussion habermassienne est proprement impossible car vient toujours nécessairement le moment où il faudra prendre la décision d’interrompre les investigations. Or, cette décision, sera toujours un moment d’appauvrissement et de violence, finit Maurice Merleau-Ponty. En effet, les choses ne sont pas ainsi découpées dans la « réalité », elles sont toutes enchevêtrées51.
Conclusion
27Une discussion, ne peut donc avoir lieu que sous la réserve d’une méprise mutuelle que chacun, entrepreneurs de mémoire ou non, entretiendra par devers soi, précisément en argumentant : discutant, nous croyons dissiper les doutes et nous défaire des préjugés, alors que nous en sommes toujours les porte-paroles retors. On attendait l’aurore de la pensée, on est plongé dans les ténèbres telluriques. Sauf à considérer de la nécessité de l’existence de discours hétérogènes et antipodes qui font le lieu du commun, ce fonds où s’échangent les paroles, les croyances, les préjugés, les arguments, les opinions mais aussi les savoirs et les compétences. Opinions souvent confuses, erratiques ou au contraire sûres d’elles-mêmes, elles n’en ont pas moins toutes leur légitimité car : « Le discours n’est dès lors [plus] un pur et simple étalage [des] préjugés ; il les met, au contraire, en jeu, les expose aux doutes comme à la réplique de l’autre […] »52. L’organisation du bruit social, qu’on appelle en démocratie l’amicale du conflit, pourrait ainsi bien être le courage et le « beau risque » que prend l’espace public.
Notes
1 Pour une présentation succincte de leur émergence, voy. Noiriel Gérard, Histoire, mémoire, engagement civique, 2017, disponible à l’adresse : cvuh.blogspot.com (consulté le 30 avril 2019).
2 Voy. Paquot Thierry, L’espace public, Paris, La Découverte, Repères, 2015, p. 3.
3 Gensburger Sarah, Les Justes de France : politiques publiques de la mémoire, Paris, Presses de Sciences Po, Gouvernances, 2010, pp. 51-71.
4 Ibid.
5 Buscatto Marie, « Voyage du côté des perdants et des entrepreneurs de mémoire », Ethnologie française, 2006/4, vol. 36, pp. 745-748.
6 Noiriel Gérard, Histoire, mémoire, engagement civique, op. cit.
7 Ferry Jean-Marc, Habermas : l’éthique de la discussion, Paris, PUF, 1987, 587 p.
8 Habermas Jürgen, Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978, p. 25.
9 Ganty Etienne, Penser la modernité, essai sur Heidegger, Habermas et Eric Weil, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1997, 797 p.
10 Bernstein Richard J, Habermas and modernity, Cambridge, MIT Press, Coll. Studies in contemporary german social thought, Mass., 1985, 243 p.
11 Habermas Jürgen, Après Marx, Paris, Fayard, 1985, p. 257.
12 Ibid, p. 259, voy. en ce sens Habermas Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Édition du Cerf, 1992, pp. 56 et s.
13 Manin Bernard, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le débat, 1985 (33), p. 76. A contrario, Hans Kelsen soutient que le principe qui conduit la règle du jeu démocratique est la majorité simple. Voy. en ce sens Kelsen Hans, La démocratie : sa nature, sa valeur, Dalloz, 2e édition, Paris, 2004, 121 p.
14 Rousseau Dominique, « De la démocratie continue », in Rousseau Dominique (dir.), La démocratie continue - Actes du colloque de Montpellier organisé par le CERCOP, les 2 et 4 avril 1992, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 19.
15 Voy. par exemple, Goyard-Fabre Simone, Philosophie critique et raison juridique, Paris, PUF, Coll. Thémis Philosophie, 2004, nota. pp. 118, 216, 234 et 236.
16 Blanc André et Vincent Jean-Marc, La postérité de l’école de Francfort, Syllepse, Paris, 2004, 283 p.
17 Melkevick Bjarne, « Habermas et l’État de droit », in L’amour des lois, la crise de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, Paris, L’Harmattan, PUL, 1996, pp. 371-387.
18 Habermas Jürgen, Droit et démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, Essais, 1997, 551 p.
19 Ferry Jean-Marc, Philosophie de la communication - Tome II, Justice politique et démocratie procédurale, Paris, Éditions du Cerf, 1994, 125 p.
20 Habermas Jürgen, L’espace public ; archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1993, 324 p.
21 Voy.en ce sens, Noiriel Gérard, Histoire, mémoire, engagement civique, op. cit.
22 Sintomer Yves, La démocratie impossible. De Marx Weber à Habermas, Paris, La Découverte, Armillaire, 1999, pp. 295-296.
23 Gaxie Daniel, Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Éditions du Seuil, 1978, 264 p.
24 Lenoble Jacques, « Droit et communication : Jürgen Habermas », in Bouretz Pierre (dir.), La force du droit : panorama des débats contemporains, Paris, Édition Esprit, Série Philosophie, 1991, pp. 163 et s.
25 Habermas Jürgen, « La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public », Lignes, 1989/3, n°7, p. 49
26 Habermas Jürgen, « La souveraineté populaire comme procédure, un concept normatif d’espace public », op. cit., pp. 51-52.
27 Qui passe de Hannah Arendt à Jürgen Habermas à l’étranger, à Marcel Gauchet, Pierre Manent, Alain Renaut, Pierre Rosanvallon en France aujourd’hui.
28 Agamben Giorgio,Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2008, 443 p.
29 De Carl Schmitt à Julien Freund, de Giorgio Agamben à Étienne. Balibar.
30 Voy. Thibault Jean-François, « La politique comme pur acte de guerre : Clausewitz, Schmitt, Foucault », Monde commun, 1, 1, automne 2007, disponible à l’adresse suivante: mondecommun.com (consulté le 30 avril 2019).
31 Lyotard Jean-François, Le différend, Paris, Minuit, Critique, 1984, 280 p.
32 Sennett Richard, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, La couleur des idées, 1995, 282 p.
33 Ibid., p. 202.
34 Kojève Alexandre, Tyrannie et sagesse, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1954, pp. 215-280.
35 Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, Critique, 1991, 206 p.
36 De Cock Laurence, Wahnich Sophie, Madeline Fanny et Offenstadt Nicolas, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Paris, Agone, Passé et présent, 2008, 208 p. ; Deleuze Gilles et Guattari Félix , Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit. p. 102.
37 Ibid.
38 Notamment, Armand Jean du Plessis de Richelieu, Sébastien Le Prestre de Vauban, Jean-Baptiste Kléber ou René Descartes.
39 « La vérité, c’est qu’il n’y a pas eu beaucoup de puissances coloniales dans le monde qui aient tant œuvré pour la civilisation et le développement et si peu pour l’exploitation. », Discours de Nicolas Sarkozy, le 9 mars 2007 à Caen. En réponse : Konaré Ba (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président, Paris, La découverte, Poche, 2009, 362 p., et Ghassama Moussa (dir.), L’Afrique répond à Sarkozy, contre le discours de Dakar, Paris, Philippe Rey, 2009, 540 p., et Chrétien Jean-Pierre (dir.), L’Afrique de Sarkozy, un déni d’histoire, Paris, Karthala, Paris, 2008, 203 p.
40 Le président Sarkozy a déclaré devant le CRIF qu’il voulait confier la mémoire de chacun des 11.000 enfants français victimes de la Shoah à un élève de CM2.
41 Par exemple : « Le Front populaire n’appartient pas plus au Parti socialiste d’aujourd’hui que le souvenir de Guy Môquet [...] », discours à Toulouse, le 12 avril 2007.
42 En effet, le 13 janvier 2009, le président de la République a annoncé à Nîmes sa décision de créer un musée de l’Histoire de France : « je suis fasciné par l’idée que la France est riche de ses musées d’art, mais qu’il n’y a aucun grand musée d’histoire digne de ce nom ! ».
43 Noiriel Gérard, À quoi sert l’identité « nationale », Agone, Marseille, 2007, p. 26.
44 Khiari Sadri, La contre-révolution coloniale en France, De de Gaulle à Sarkozy, Paris, La fabrique, 2009, 250 p. Comp. Lefeuvre Daniel, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, Paris, 2008, 229 p.
45 Discours de Toulon, prononcé le 07 février 2007.
46 Ibid.
47 Le président Sarkozy serait-il le seul responsable de la mystification historique ? Gérard Noiriel tempère : « Les hommes politiques utilisent ce qui peut leur servir, mais n’inventent pas tout », in De Cock Laurence, Wahnich Sophie, Madeline Fanny et Offenstadt Nicolas, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, op. cit., p. 125.
48 Ibid., p. 45
49 Halbwachs Maurice, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, 304 p.
50 Wittgenstein Ludwig, Tractatus Logico-philosophicus, Gaston-Granger Gilles (trad.), Paris, Gallimard, 1993 : « Sur ce dont on ne peut pas parler, il faut garder le silence », T.6.54 et 7.
51 Voy. son concept de « chair », in Merleau-Ponty Maurice Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976, 531 p.
52 Gadamer Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 296.
Pour citer cet article
A propos de : David Fonseca
Maître de conférences en droit public, Université Paris Saclay et membre du Centre de Recherche Léon Duguit