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Boris Adjemian

Entretien avec Boris Adjemian

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1Quel regard portez-vous sur l’adoption de la loi de reconnaissance française en 2001 ?

2L’adoption de la loi de 2001 « portant reconnaissance du génocide de 1915 » a eu une grande importance symbolique pour les Arméniens de France, qui représentent la principale communauté arménienne en Europe (hors Russie). En effet, la reconnaissance du génocide était alors loin d’être acquise dans la sphère publique, où elle se heurtait encore au scepticisme – notamment dans certains milieux universitaires – ou à l’indifférence. En ce sens, le moment qui m’a vraiment paru important, plus que le vote du Sénat en 2001 qui permit l’adoption de la loi, est celui de l’Assemblée nationale qui le précéda, en 1998. C’était la première fois qu’un texte engageant la République française parlait ouvertement du génocide des Arméniens. L’irruption de cette parole officielle paraissait mettre fin à une longue solitude, du point de vue des militants de la reconnaissance du génocide et des descendants de rescapés ou d’immigrants arméniens. L’adoption de la loi trois ans plus tard, après le vote du Sénat, ne fut que la confirmation – un peu laborieuse car l’exécutif fit traîner les choses – de ce premier tournant. La France n’était pas le premier pays à reconnaître publiquement le génocide (le premier à l’avoir fait est l’Uruguay en 1965), mais elle se portait désormais à l’avant-garde d’un lent mouvement international de reconnaissance. Et il est certain que cette adoption de la loi de 2001 a eu un fort écho à l’étranger, à commencer par l’Arménie et la Turquie, à une époque où les progrès de la reconnaissance étaient encore relativement faibles et isolés. Bien sûr, depuis lors, d’autres progrès marquants ont eu lieu dans d’autres pays, notamment au moment du centenaire du génocide, en 2015, puis de la reconnaissance en Allemagne par le Bundestag en 2016 et jusqu’à la récente résolution de la Chambre des Représentants des États-Unis, en novembre 2019.

3Selon vous, y a-t-il lieu de distinguer la loi de reconnaissance du génocide arménien d’autres lois ? Peut-on au contraire la rapprocher ?

4Les commentaires n’ont pas manqué depuis 1998-2001 pour faire remarquer que cette loi de reconnaissance ressemblait très peu à une loi ! En l’absence de caractère normatif, elle ne possède qu’un caractère purement déclaratif. Certains ont parlé d’OVNI législatif. De fait, la manière dont est rédigée la loi l’apparenterait plutôt à une simple résolution, mais aucune des deux chambres du Parlement français ne possédait alors la faculté de voter des résolutions. Il faut rappeler que, plus petit dénominateur commun à l’époque où les parlementaires cherchaient avant tout à faire un acte symbolique, le texte de la loi du 29 janvier 2001 « relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 » tient en un article unique d’une longueur d’une demi-ligne : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Ça ne mange pas de pain, ou pas tant que ça, puisque ni la Turquie ni l’Empire ottoman ne sont mentionnés, ni le négationnisme, ni encore moins la possibilité de pénaliser la négation d’un fait historique, alors que la négation du génocide arménien est cela même qui rend sa reconnaissance officielle si nécessaire. En ce sens, malgré son importance symbolique, la loi reste très en-deçà des attentes des militants. Ces derniers n’ont eu de cesse de chercher à rapprocher la reconnaissance publique du génocide des Arméniens, en France, du dispositif créé par la loi Gayssot en 1990, qui prévoit un cadre précis dans lequel la contestation des crimes visés par le tribunal de Nuremberg peut être punie. Mais il faut bien avouer que ce travail de longue haleine est inachevé.

5Quelle est la place de la loi de reconnaissance dans le cadre des débats sur les « lois mémorielles »?

6À l’époque de son adoption, même si elle a suscité des critiques, la loi du 29 janvier 2001 n’a pas donné lieu à un débat dans la société française. La controverse sur les lois dites mémorielles est née quelques années plus tard, en 2005, d’un amalgame entre plusieurs lois qui avaient très peu à voir les unes avec les autres. Fort malencontreusement, ce sont les personnalités les plus médiatiques du monde académique français – et donc les plus influentes – qui, à l’époque, ont fait cet amalgame, amalgame que ceux qui intervenaient dans le débat (historiens, politiques, journalistes) n’ont pas toujours été capables de déconstruire et de dissiper. Les 19 signataires du manifeste « Liberté pour l’Histoire » ont en effet affirmé que la loi Gayssot de 1990, la loi de reconnaissance du génocide arménien en 2001, la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », dite loi Taubira et la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », dite loi Mekachera, étaient toutes indignes d’un État démocratique au motif qu’elles limitaient ou menaçaient la liberté de s’exprimer, de penser et de travailler des historiens. On est alors dans le contexte de l’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau et de la plainte (finalement retirée) qui avait été lancée contre cet historien à la suite de propos tenus sur l’esclavage et les traites négrières transatlantiques. Ceci peut expliquer les craintes de certains historiens dès que le Parlement faisait mine de s’intéresser à l’histoire. Mais on est aussi à l’époque, plus globalement, dans une période de polémiques et d’inquiétudes sur l’identité nationale, le communautarisme, l’immigration et l’intégration, la fragilisation du socle républicain. La dénonciation de la « repentance » ambiante est alors un thème très en vogue chez une certaine droite et une certaine presse, comme elle le reste aujourd’hui. Or, des lois portant sur des génocides lointains ou sur des crimes comme l’esclavage, dont la caractérisation en tant que tels apparaît dans certains milieux politiques comme une insupportable remise en cause de la France, sont accusées de faire le jeu des particularismes et donc de miner la société française. Les lois dites mémorielles seraient la porte ouverte aux communautarismes, à la remise en cause de la France, de son identité nationale et de son « roman national ». Il y a donc là une posture avant tout politique et qui dénote une conception particulière de la nation française. Le petit livre Liberté pour l’Histoire1 publié par Pierre Nora et Françoise Chandernagor ne laisse aucune ambiguïté sur ce plan1. Après la pétition initiale de décembre 2005, des personnalités comme René Rémond, Pierre Nora, Françoise Chandernagor et leurs collègues de l’association Liberté pour l’Histoire qu’ils venaient de créer ont multiplié les interventions médiatiques et éditoriales pour dénoncer le danger que faisaient peser ces « lois mémorielles »2. La polémique et le thème des lois mémorielles ont repris de plus belle à chaque fois que des parlementaires tentaient de légiférer pour pénaliser le négationnisme, comme en 2006 et en 2012. L’« Appel de Blois », lancé en 2008 par Liberté pour l’Histoire, puis la mission d’information de l’Assemblée nationale « sur les questions mémorielles » dirigée la même année par Bernard Accoyer ont de nouveau recouru à l’expression « lois mémorielles »3. Or ce concept n’a jamais été réellement défini. Il a surtout servi à entretenir la confusion et le discrédit sur des textes de lois pourtant très dissemblables par leur contexte, par leur objet, par leur intention et par leurs effets. Dénoncer l’emprise de « lois mémorielles » sur la société et le danger totalitaire qu’elles faisaient régner sur la science ou sur la liberté de penser, c’était non seulement agiter de soi-disant menaces de manière grossière, mais aussi tout mélanger. C’est ainsi que la loi de 2001 qui reconnaissait le génocide, celle qui dénonçait l’esclavage et la traite négrière, ont été ravalées au rang de lois liberticides en étant jetées dans le même panier que la loi de février 2005 qui fut à l’origine d’une forte contestation, et dont l’article 4 posait effectivement un problème sérieux puisqu’il prescrivait l’enseignement d’une histoire coloniale « positive », c’est-à-dire passablement enjolivée.

7Qu’en est-il des tentatives législatives de rendre punissable le déni du génocide arménien ? Pourquoi punir ? Pourquoi n’ont-elles pas abouti ?

8Commençons par la deuxième question, la plus importante sans doute : pourquoi punir ? Le déni est une chose, le négationnisme en est une autre. Il existe entre eux une différence de degré et de nature. Ce n’est pas le déni du génocide arménien qui a été visé par les tentatives de légiférer sur ce sujet, mais bien le négationnisme. Il ne s’agit pas d’empêcher les gens de s’enfermer dans le déni, ni de les punir pour cela. Légiférer contre l’ignorance n’aurait pas lieu d’être. Légiférer contre le déni, c’est-à-dire le refus d’admettre la réalité, serait peine perdue. En revanche, la question de savoir s’il faut légiférer contre le négationnisme mérite d’être posée et débattue sérieusement. Il s’agit de décider politiquement, c’est-à-dire en conviant les citoyens à ce choix, si la loi a vocation ou non à protéger la société contre les faussaires de l’histoire, ceux qui font profession de la déformation des faits, de la manière souvent la plus sophistiquée qui soit. Tous les génocides du XXe siècle sont sujets au négationnisme, qui est en quelque sorte, comme beaucoup l’ont dit et écrit, un prolongement de l’acte criminel. Or le négationnisme ne fait pas que dégrader la mémoire des victimes et meurtrir la dignité de leurs descendants, ce qui est déjà beaucoup. Il est plus généralement néfaste pour une société démocratique, où les citoyens sont censés faire des choix et se gouverner eux-mêmes en connaissance de cause. A-t-on le droit de tout dire ? Toutes les affirmations se valent-elles, en toutes circonstances ? L’émoi suscité à plusieurs reprises en France par Dieudonné ces dernières années ne renvoie pas à des questions très différentes. Même s’il ne s’agit pas de phénomènes identiques en tous points, la préoccupation actuelle à l’égard des fake news et des infox n’est pas si éloignée, en substance, du combat contre le négationnisme. Voilà pour la dimension universelle de la question, qui concerne tous les génocides. Dans le cas arménien, la spécificité à prendre en compte également est que sa mémoire se heurte à un négationnisme d’État, tout-puissant dans le pays où le génocide a été perpétré, et parfois subventionné jusque dans les manifestations organisées en France.

9Quant aux tentatives de pénaliser la négation du génocide arménien, elles ont une déjà longue histoire derrière elles. C’est certainement au moment de l’« affaire Bernard Lewis », en 1994, que l’absence de législation en la matière a commencé à être amèrement constatée par les militants de la reconnaissance du génocide. Cet historien avait été pris à partie par des associations plaignantes au sujet d’une interview qu’il avait donnée dans le journal Le Monde. Bernard Lewis y mettait en balance une thèse turque et une thèse arménienne de l’histoire lorsque les journalistes lui parlaient du génocide. Il ne fut finalement pas condamné au pénal, et seul un jugement alambiqué permit de le faire condamner, au civil, à verser un franc symbolique aux plaignants. De fait, il apparut alors qu’il n’était pas possible de s’appuyer sur le cadre existant créé en France par la loi Gayssot de 1990 pour pénaliser la négation d’autres crimes que ceux visés par le tribunal de Nuremberg en 1945. D’où, aux yeux de nombreux militants de la reconnaissance du génocide arménien, la nécessité de bâtir une législation correspondante qui permette de combler un manque. C’est pourquoi la reconnaissance du génocide, en 1998-2001, a pu apparaître comme un processus inabouti, ou une victoire a minima, sachant qu’elle laissait le champ libre au négationnisme.

10Il y a eu depuis lors plusieurs tentatives pour pénaliser la négation du génocide arménien. À l’origine il s’agissait d’initiatives parlementaires, émanant d’élus personnellement sensibilisés à cette question, souvent parce qu’ils avaient côtoyé dans leur parcours des Français d’origine arménienne. C’est par exemple le cas de Didier Migaud, député dans l’Isère qui abrite une importante communauté arménienne, et qui avait déposé la proposition de loi de 1998 tendant à la reconnaissance publique du génocide, comme il déposera huit ans plus tard une autre proposition de loi visant à pénaliser sa négation. Entre parenthèses, il ne faut pas nécessairement y voir de l’électoralisme. Il y a de nombreux cas, comme celui que je viens de citer, où cette sensibilisation à la question de la reconnaissance du génocide et à celle du négationnisme est des plus sincères. Elle s’explique également par des compagnonnages militants qui font partie intégrante de la vie politique. Je pense par exemple à l’engagement personnel de François Hollande sur ces questions, et aux liens tissés entre le parti socialiste français et la fédération révolutionnaire arménienne (le parti dit tachnag ou dachnak). Bien sûr, entre-temps, la tentative de légiférer à ce sujet la plus marquante a été celle de la proposition de loi visant à réprimer la négation des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité, dite « loi Boyer », qui fut adoptée par le Parlement avant d’être annulée par le Conseil constitutionnel en l’espace de quelques semaines, au cours de l’hiver 2011-2012.

11Si ces tentatives de légiférer, et notamment la dernière, n’ont pas abouti, c’est sans doute d’abord parce qu’elles ne sont pas parvenues à proposer un cadre universel au problème de la réponse à apporter au négationnisme, qui comme nous l’avons vu est un phénomène pluriel et commun à bien des cas de génocides ou crimes contre l’humanité. De plus, ces tentatives sont souvent restées prisonnières d’enjeux politiciens et électoralistes, qui n’ont pas vraiment aidé à élever le débat sur des questions pourtant sérieuses. Au contraire, elles ont rendu ces tentatives suspectes, et leurs adversaires ont eu beau jeu de dénoncer l’électoralisme de leurs initiateurs. La proposition de loi Boyer, pour ne citer qu’elle, était à l’époque plutôt un projet de loi avancé en sous-main par l’exécutif dirigé par Nicolas Sarkozy, qui se faisait fort de donner des gages à de nombreuses personnes, aussi bien parmi les opposants à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne (particulièrement nombreux à droite et à l’extrême droite) qu’à la communauté arménienne, avec en arrière-plan la campagne du président de la République pour sa réélection en 2012. Quant au texte de la loi Boyer, il prétendait viser la négation de tous les crimes de génocide et crimes contre l’humanité, mais au moment où le texte a été débattu au Parlement et lors de la controverse qu’il a soulevée, c’était un secret de polichinelle qu’il avait été forgé spécifiquement pour pénaliser la négation du génocide arménien. Dans le climat politique actuel où l’on parle beaucoup – pour le dénoncer – du « communautarisme » des uns et des autres, il semble difficile d’établir un consensus sur une loi qui concernerait avant tout ou uniquement la négation du génocide arménien.

12Comment interpréter la récente décision présidentielle française de faire du 24 avril une journée nationale de commémoration du génocide des Arméniens ?

13Il ne fait pas mystère que cette annonce est une sorte de compensation symbolique. Il est plus facile d’accorder cette journée nationale de commémoration que de légiférer sur la pénalisation du négationnisme. François Hollande s’était engagé le 24 avril 2012, en pleine commémoration du génocide arménien, à légiférer de nouveau contre le négationnisme après le rejet de la loi Boyer par le Conseil constitutionnel. Un amendement à la loi « Égalité et citoyenneté » a été voté en ce sens par l’Assemblée nationale en juillet 2016, mais il a été lui aussi censuré par le Conseil constitutionnel quelques mois plus tard. Quant à Emmanuel Macron, il a affiché à plusieurs reprises sa considération pour la mémoire du génocide arménien, à commencer par sa visite le 24 avril 2017, entre les deux tours de l’élection présidentielle, au mémorial du génocide arménien à Paris. Comme François Hollande, sa participation annuelle au dîner du CCAF4, qui a cherché à s’institutionnaliser sur le modèle du dîner annuel du CRIF5, est un signe de l’importance que l’actuel locataire de l’Élysée dit attacher à cette question. L’octroi d’une journée de commémoration nationale du génocide arménien est une manière de montrer qu’il tient parole sans s’engager sur la voie périlleuse et polémique d’une nouvelle tentative de légiférer. En somme, cette décision est emblématique de la politisation de la mémoire du génocide arménien et de la place qu’il occupe depuis une dizaine d’années dans l’espace public français et les discours des responsables politiques français de tous bords.

Notes

1 Pierre Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’histoire, Paris, CNRS Éditions, 2008.

2 Voir notamment René Rémond (avec François Azouvi), Quand l’État se mêle de l’Histoire, Paris, Stock, 2006.

3 Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée, Rapport d’information sur les questions mémorielles, Paris, Assemblée nationale, novembre 2008.

4 Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, NDLR.

5 Conseil représentatif des institutions juives de France, NDLR.

Pour citer cet article

Boris Adjemian, «Entretien avec Boris Adjemian», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°7. 30 ans de « lois mémorielles » ?, URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=272.

A propos de : Boris Adjemian

Historien, directeur de la Bibliothèque Nubar de l’UGAB (Paris).