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- Cahiers n°9. Varia
- Se mobiliser contre une politique mémorielle au nom du héros du village. Les itinéraires du rejet de l’aménagement de l’esplanade devant accueillir le monument de Ruben UM NYOBE à Douala (Cameroun)
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Se mobiliser contre une politique mémorielle au nom du héros du village. Les itinéraires du rejet de l’aménagement de l’esplanade devant accueillir le monument de Ruben UM NYOBE à Douala (Cameroun)
Tabla de contenidos
Introduction
1Le rejet de l’implantation de la stèle de Ruben Um Nyobe au carrefour Mobil Njoh Njoh, dans le quartier Kumassi dépendant de la commune de Douala Ier, fait écho aux contestations et aux résistances locales quant à un usage exclusif étatique du passé dans cette ville1. L’entretien des non lieux de mémoire par l’État, épouse dans un contexte plus large, une crise mémorielle séante au Cameroun. Elle fait suite au « retour du refoulé national » lié au retour de l’évocation de l’Union des populations du Cameroun-UPC et de son leader principal, Um Nyobe dans l’espace public2.
2Père et figure cardinale du mouvement nationaliste camerounais, ce secrétaire général de l’UPC a promu et défendu les idées de la Réunification et de l’indépendance du Cameroun sous tutelle française et britannique à l’Assemblée générale de l’Organisation des nations unies (ONU), avant son assassinat en pleine Guerre d’Indépendance (1956-1971) dans une forêt en 19583. L’interdiction de l’UPC est allée de pair avec une censure étatique autour de cette figure tutélaire jusqu’à une anamnèse en 1991. Un monument en mémoire du Mpodol est construit par son beau-fils Pierre Sendé, député et maire UPC à Éséka, sa région d’origine4. Cette action publique symbolique en pays Bassa s’inscrivant dans une ruralisation identitaire des lieux de mémoire au Cameroun, est cependant perçue comme une tribalisation de sa mémoire5. Le projet de construction d’un autre lieu de mémoire en son honneur par la Communauté Urbaine de Douala (CUD) vise à infléchir ces perceptions tribalistes d’Um Nyobe, en achevant le processus de dénomination d’une « avenue 1.1000 Um Nyobe » engagée quelques années plus tôt, dans cette ville où il a vécu6.
3Cette initiative de la CUD fait cependant l’objet de vives contestations par les populations du canton Bell. Conduits par leurs dignitaires traditionnels, ces dernières ont détruit le chantier de ce monument à « Mobil Njoh Njoh » le samedi 26 mai 2018. Les Bellois contestent la dénomination de la rue Njoh Njoh en faveur en faveur d’un héros national « d’ailleurs », dans ce canton où ont vécu Ngosso Din et le roi Rudolf Douala Manga Bell, des héros nationalistes locaux. Ceux-ci ont en effet résisté à un déguerpissement colonial allemand des populations Bell du plateau Joss entre 1910 et 1914, avant une condamnation à mort pour haute trahison suivie d’une pendaison le 8 août 19147.
4Les usages politiques d’un capital d’autochtonie sont en jeu dans cette relocalisation de la contestation mémorielle en cours au Cameroun8. L’incident peut être saisi comme un conflit local traduisant des postures politiques clivées suite à une réappropriation agonistique de la mémoire nationaliste par des acteurs intra et extra urbains à Douala9. Autrement dit, comment comprendre la contestation mémorielle nationaliste à Douala, à partir de la destruction du chantier de la stèle d’Um Nyobe ? Les mobilisations contre ce projet de la CUD traduisent une volonté de réappropriation de l’initiative de l’érection des lieux de mémoire nationalistes par les élites du canton Bell dans leur terroir ; elle remet en cause une allocation autoritaire de la mémoire d’Um Nyobe au détriment de Douala Manga Bell dans son canton d’origine.
5Deux concepts peuvent aider à comprendre les jeux et les enjeux de la destruction du chantier de ce haut lieu de mémoire à Douala10. Les récits de politiques publiques traitant, ici, des discours favorables et hostiles au projet d’aménagement de la stèle d’Um Nyobe, rencontrent un conflit d’aménagement rejeté relatif aux rivalités entre des pouvoirs intra et extra urbains autour de la valeur mémorielle s’étendant au-delà de Douala11.
6Des entretiens avec des personnes-ressources (politiques, chercheurs, journalistes, etc.) réalisés après l’incident, sont mobilisés dans cette réflexion sur la crise mémorielle à Douala. Ils complètent des ressources documentaires issues d’une veille médiatique autour du projet d’aménagement du lieu de mémoire entre mai 2018 et décembre 2022.
7La narration de ce conflit d’aménagement rejeté connait trois grands moments. La genèse d’une politique mémorielle querellée autour du choix d’ériger un monument à Um Nyobe, précède une analyse des mobilisations belloises contre cette politique autoritaire. Les logiques présidant à la suspension des travaux de construction du lieu de mémoire, achèvent cette réflexion.
I. Du consensus au conflit : la genèse d’une politique mémorielle querellée autour d’Um Nyobe à Njoh Njoh
1. Ériger une stèle au Mpodol : une recomposition territoriale confisquée
8Le projet d’aménagement d’une stèle au Mpodol résulte d’une construction d’une structure d’opportunités sur la question par la CUD. Elle agence pour se faire, des temps longs, moyens et courts12. La loi 91/22 du 16 décembre 1991 portant réhabilitation de certaines figures de l’histoire du Cameroun dont Um Nyobe, est un dispositif juridique de prise en compte de la mémoire dans l’aménagement13. Infléchissant le long monopole étatique sur la mémoire nationaliste, son article 2 lève un interdit relatif au baptême de places et à la construction de monuments au nom du Mpodol pour habiliter le projet de la stèle14.
9Les politiques d’adressage des rues et des avenues portées par un programme financé par la Banque mondiale, de l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et l’Union européenne (UE), correspondent ensuite aux temps moyens de la décision d’aménager ce lieu de mémoire. Financée à hauteur de deux cents milliards de Francs CFA, cette action publique annoncée par le Dr. Fritz Ntonè Ntonè, Délégué du gouvernement auprès de la CUD au cours d’un séminaire datant du 30 octobre 2017, est capitalisée par l’association culturelle Amish arts15. Elle présente la nécessité de construire un monument à Um Nyobe. Son président Nsangou Amadou, a saisi par un courrier, Fritz Ntonè Ntonè pour envisager la possibilité d’infléchir les politiques d’adressage en faveur des étrangers. Il propose pour la cause, une statue d’Um Nyobe qu’il a sculpté pour honorer les cinquante-six ans de sa mort16.
10L’écho favorable de cette demande auprès de la CUD, ouvre la phase décisive de l’aménagement sur le court terme. Ce projet s’intitule « Aménagement de l’esplanade devant accueillir le monument de Ruben Um Nyobe à l’avenue Um Nyobe ». Logé dans le document de synthèse des investissements validés par le ministère des Marchés publics dans la région du Littoral, il vise à octroyer un nouveau toponyme de « Mobil Njoh Njoh », en parachevant l’aménagement de « l’avenue 1.1000 Um Nyobe ». Cependant, des retards enregistrés sur le chronogramme initial de ce projet budgétisé à hauteur de quinze millions Francs CFA, contraignent la CUD à lancer un appel d’offres en procédure d’urgence le 10 juillet 201717. La compagnie Market lower plus est retenue pour exécuter cet ouvrage dans un délai de nonante jours afin de le recevoir au plus tard le 6 octobre 2017.
11Cette chronopolitique18 reproduit cependant un monopole étatique mémoriel dans le choix du lieu et du contenu de l’ouvrage. Le choix de l’emplacement du projet de lieu de mémoire d’Um Nyobe énonce d’abord la reproduction autoritaire d’un habitus mémoriel étatique au niveau local. Située à la croisée des cantons Bassa et Douala au cœur de Douala Ier, la localisation du futur lieu de mémoire joue sur le séjour du nationaliste et surtout, sur la naissance de l’UPC dans la ville pour gérer « par le haut », ce retour du refoulé national19. La CUD tente de créer des marques nationalistes, dans une écologie urbaine doualaise dominée par des traces coloniales comme le monument du Général Leclerc20. La symbolique du monument confirme aussi cette gestion confisquée du refoulé nationaliste par Fritz Ntonè Ntonè. La CUD a choisi d’implanter la statue proposée en quasi donation par Amish Arts. Haute de 2m10 et pesant 170 kg, cette statue de bronze et de laiton représente Um Nyobe vêtu d’une chemise blanche et d’un pagne noir. Son ancrage aux terroirs Sawa tient dans ces vêtements semblables à ceux des dignitaires traditionnels du littoral camerounais. Le Mpodol porte respectivement dans ses mains droite et gauche, une lance et une branche de « l’arbre de la paix » (Dracaena fragans). Ces attributs de la paix issus des imaginaires sociaux des populations des Grassfields installés depuis des générations à Douala, rappellent la nécessaire préservation de la paix dans une ville cosmopolite. Toutefois, la décision d’implanter unilatéralement cette stèle dans le canton Bell après le rebaptême de Mobil Njoh Njoh, génère une hostilité des populations de ce terroir.
Institution |
Type de pouvoir |
Poste de pouvoir |
Dirigeant |
Mode de désignation |
Aire de compétence |
Position par rapport au projet |
Préfecture |
Administratif |
Préfet |
Joseph Bertrand Mache Njouonwet (2017-2019) |
Nomination par décret présidentiel |
Département du Wouri (Douala) |
Pour |
Benjamin Mboutou (2019-) |
Contre |
|||||
Communauté Urbaine de Douala (CUD) |
Politique (1987-2020) |
Délégué du gouvernement à la CUD |
Fritz Ntone Ntone (2006-2020) |
Nomination par décret présidentiel |
Ville de Douala (Département du Wouri) |
Pour |
Mairie de la Ville de Douala |
Politique (depuis mars 2020) |
Mairie de la ville de Douala |
Roger Mbassa Dine (2020-) |
Vote par les grands conseillers |
Ville de Douala |
Contre |
Arrondissement de Douala Ier |
Administratif |
Sous-préfet |
Jean-Marie Tchakui Noundie (2017-2019) |
Nomination par décret présidentiel |
Douala Ier |
Pour |
Christophe Fofie Mbouedia (2019-2022) |
Contre |
|||||
Michel Oumarou (2022-) |
Contre |
|||||
Mairie de Douala Ier |
Politique |
Maire de la Commune |
Jean-Jacques Lengue Malapa (2007-) |
Vote par les conseillers municipaux |
Douala Ier |
Contre |
Figure 1. La verticale du pouvoir autour de l’aménagement de la stèle d’Um Nyobe
2.« Nous souhaiterons honorer les nôtres d’abord ». Le phénomène NIMBY au service d’un nouveau mouvement social sawa contre la stèle d’Um Nyobe21
12Ces propos de Pierre Nteppe Mehave, chef du village Bonapriso au sujet de l’implantation de la stèle d’Um Nyobe, expriment les logiques d’un conflit d’aménagement rejeté. Celles-ci se traduisent par un Nouveau Mouvement Social (NMS), Sawa, refusant une ségrégation portée par l’imposition du lieu de mémoire dans le canton Bell22. Un détour par la géopolitique locale de Douala est nécessaire pour comprendre les enjeux de ces mobilisations identitaires23.
13« L’image du théâtre » éclaire un partage du pouvoir municipal à Douala (figure 1) en faveur du délégué du gouvernement auprès de la CUD24. Il supplante les six maires d’arrondissement dans ce système géopolitique urbain multipolaire acquis au Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC)25.Ce poste de pouvoir créé en 1987 par un décret présidentiel et acquis aux autochtones proches du RDPC depuis sa création, permet de conserver l’influence de Yaoundé dans la capitale économique. Il préserve une autochtonie dirigeante des communautés Bassa, Bakoko et Douala face à une domination démographique et économique des populations allochtones acquises majoritairement aux oppositions26. La densité sociale des Bamiléké à Douala rencontre leur hégémonie foncière sur ses terres, dont les plus prisées du centre-ville à Douala Ier.
14Ce cosmopolitisme de Douala structure une « bataille des territoires » aux enjeux politiques et identitaires entre et au sein des communes27. Si Douala IVe (Bonaberi) fait l’objet de luttes entre les « Anglophones » et les Douala, Douala Ve est contrôlé par un RPDC s’appuyant sur un leadership Bamiléké. Douala IIIe conserve un maire allochtone du Social Democratic Front (SDF), quand le RDPC partage ses sièges de député et de maire entre des allochtones Béti et Bamiléké à Douala IIe. Le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) y fait une entrée remarquée en 2013, en conquérant sept conseillers municipaux de ses quatorze élus à Douala. Seul Douala Ier dirigé par Jean-Jacques Lengue Malapa, reste le « fief Douala » acquis au parti au pouvoir dans la ville. Abritant 3 cantons Douala (Akwa, Deido et Bell), elle y concentre cette communauté ethnique estimée à 11% de la population de la ville en 2010. Son conseil municipal est composé du RDPC, du SDF, du Mouvement Progressiste (MP), de la Convention people’s party (CPP) et du MRC 28. C’est en gardant ces éléments à l’esprit qu’il convient d’analyser les stratégies sawa de résistance à l’adressage de l’avenue Um Nyobe dans le canton Bell.
15Deux grandes logiques guident l’hostilité des populations belloises contre l’implantation de la stèle du Mpodol à Njoh Njoh. Une première logique liée au phénomène Nimby, découle de leur refus total d’accueillir le monument sur leur territoire. S’indignant contre la nouvelle toponymie de l’avenue au profit d’Um Nyobe, les chefs Bell critiquent surtout le fait de ne pas avoir été consultés par la CUD dans ce projet d’aménagement. « Il y a la démarche que nous condamnons. La Communauté urbaine ne peut pas de manière unilatérale ériger un héros d’ailleurs à un carrefour aussi stratégique du canton Bell », s’indigne Mbappé Éssoka, élite du canton29.
16L’évocation d’une absence d’un débat public par cette remise en question du traitement social confisqué guidant cet aménagement, ouvre à une nuisance sociale de l’ouvrage. Elle relève de l’entretien d’une forme de ségrégation ethnique liée aux refus de la CUD, de donner suite aux correspondances au sujet de la construction d’un lieu de mémoire en l’honneur de Douala Manga Bell et de Ngosso Din. « Depuis longtemps, nous disons à la communauté que ce dernier (Douala Manga Bell) mérite une statue dans son propre village, ici. On ne comprend pas pourquoi la communauté veut nous servir autre chose » poursuit Mbappé Éssoka. Cette revendication autochtone d’un lieu de mémoire est davantage visible dans les propos de Pierre Nteppe Mehave. « Il s’agit quand même d’un signe fort. Ériger un monument pareil dans un village comme le nôtre, qu’on nous surprenne comme tout le monde, ne nous parait pas correct », déclare-t-il. C’est une réaffirmation par les chefs du canton Bell, d’un pouvoir traditionnel d’ordre cosmogonique dilué et affaibli par l’initiative de CUD, dans ce quartier-village30.
17Ces rivalités de pouvoir entre des revendications belloises d’un monument en faveur de Douala Manga Bell et les ambitions mémorielles de la CUD, génèrent un risque-projet de l’implantation de la stèle31. Son facteur territorial est lié à la cardinalité du carrefour Njoh Njoh dans la commune de Douala Ier. Reflet du caractère bellois du site d’aménagement, la localisation du projet peut porter à des tensions identitaires liées à une hostilité manifeste des populations autochtones résidentes et riveraines, à privilégier la mémoire d’un héros allogène au détriment « des leurs ». L’existence d’une histoire et une mémoire locales anti colonialistes qui joue aussi contre cette implantation. Le lieu où le délégué du gouvernement souhaite implanter la stèle d’Um Nyobe, fait partie des terres pour lesquelles Douala Manga Bell et Ngosso Din furent pendus en 191432. La célébration annuelle de ces « martyrs » dans leur canton d’origine chaque 8 août, favorise le rejet local d’un ouvrage en faveur d’un autre nationaliste originaire « d’ailleurs » où ces figures locales n’ont pas de mémoire.
18Des enjeux fonciers locaux s’imposent enfin parmi les facteurs stimulant le risque-projet. L’érection du lieu de mémoire rencontre des tensions liées à une rente territoriale des terres du centre-ville à Kumassi33. La convoitise foncière d’une multitude d’acteurs reflète des pressions d’un marché de l’immobilier liées aux effets du changement social34. Le nom « Mobil » tiré d’une station-service et accolé au nom de la « rue Njoh Njoh », illustre les baux accordés par les élites Bell aux acteurs économiques dans le quartier-village35.
II. Les mobilisations des « Bell » contre le projet d’aménagement du monument : de la crise locale de l’intérêt général mnésique à la destruction du chantier de la stèle
1. Une sensibilité mémorielle en crise à Njoh Njoh
Échelle d’intervention des acteurs |
« Pour » le projet |
« Contre » le projet |
Échelle de Njoh Njoh |
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Échelle de Douala |
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Échelles extra urbaines (régionale, nationale, internationale) |
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Figure 2. Le schéma d’acteurs autour du projet d’aménagement de la stèle
19Cette crise locale de l’intérêt général repose sur l’emprise du délégué du gouvernement à la CUD sur les politiques d’adressage et des monuments à Douala36. La détermination de la valeur des mémoires à Njoh Njoh repose sur un ensemble de représentations géopolitiques autour de la revalorisation de la mémoire nationaliste au niveau local37.
20Des représentations inconscientes traitent d’abord un ensemble d’idées implicites partagées par les protagonistes autour de la revalorisation d’un cosmopolitisme multiséculaire de Douala. Elles mettent en scène, un vivre ensemble ancien valorisé par les Massosso ma Nyambe, en vertu de la position stratégique de la ville comme porte d’entrée et capitale économique du pays38. Ces représentations inconscientes dépendent aussi de la nécessité de produire des politiques mémorielles nationalistes à Douala, à cause d’un souci commun à produire des marques postcoloniales, tout en conservant des traces urbaines précoloniales et coloniales. L’adressage des rues et des avenues et la construction des monuments entretiennent le rayonnement culturel national et international de la ville.
21Les appréciations divergentes de l’orientation et du contenu de ces politiques urbaines en faveur de la mémoire nationaliste après 1990, introduisent, toutefois, à des représentations plus construites. Intervenant dans les stratégies de communication des partisans et des opposants au projet d’aménagement de la stèle d’Um Nyobe, ces représentations construites sont réappropriées différemment par les camps en conflit. La valorisation de la représentation du héros nationaliste allochtone par les partisans de l’implantation du monument (associations, CUD, politiques, activistes) procède de la descente en ville, d’une logique mémorielle contestataire qu’ils défendent. L’érection de la stèle du Mpodol revaloriserait la mémoire nationaliste à Douala, en réaffirmant sa vocation multiculturelle et nationaliste dans « la célébration des siens, martyrs et héros »39, en rupture avec des politiques mémorielles jusqu’alors en faveur des « étrangers »40.
22Les opposants à ce projet d’aménagement brandissent une autre représentation géopolitique valorisant le héros national autochtone, face à cette grammaire unitaire prescriptive par « le haut ». La séniorité historique de Douala Manga Bell et de Ngosso Din est avancée par rapport à Um Nyobe. Les récits soulignent ensuite que ces martyrs ne bénéficient d’aucun lieu de mémoire, contrairement au Mpodol qui en a déjà « chez lui » à Éséka41.
23Des territoires de référence définis comme les « échelles auxquelles les acteurs définissent leurs stratégies »42, découlent de ces représentations inconciliables autour de l’implantation de la stèle. Ces territoires peuvent se décliner en deux grandes catégories au sein desquelles s’articulent différemment les récits autour des mémoires en conflit à Njoh Njoh.
24Douala et, dans une mesure, le Cameroun, est le territoire de référence des partisans de l’implantation de la stèle. Celle-ci sert en effet de tremplin national et international à la ville par une conjonction universaliste des logiques environnementale, économique et politique autour de son aménagement. Si la logique environnementale portée par Amish arts, promeut des lieux de mémoire nationalistes en lieu et place des monuments en faveur des « blancs » pour améliorer la qualité de vie des citadins, c’est parce qu’elle épouse des stratégies économiques de la CUD et d’autres acteurs intéressés par ce monument. Une rente territoriale escomptée de l’attraction des flux de capitaux suite à l’aménagement et l’entretien des lieux de mémoire par la CUD, rencontre une autre accumulation rentière structurée autour de l’organisation des festivals et des évènements par les associations de promotion de la mémoire nationaliste43. La logique résidentielle confirme, quant à elle, une patrimonialisation du droit foncier par la CUD dans l’acquisition de l’esplanade de Njoh Njoh. Fortement liée aux enjeux de relégitimation de Fritz Ntonè Ntonè dans sa capacité à conduire des politiques urbaines, la production des marques dans « sa » ville le renforcera face aux acteurs contestant sa désignation par un décret présidentiel. Elle lui servira ensuite à réclamer davantage de ressources au pouvoir central pour gérer d’autres problèmes locaux (voirie urbaine, logements, etc.).
25Face à cette sensibilité mémorielle privilégiant une vocation nationale et internationale de Douala, les opposants à l’implantation de la stèle mobilisent Mobil Njoh Njoh, et, dans une mesure, le canton Bell comme territoire de référence. C’est la volonté de conserver une segmentation historique du quartier-village Kumassi à l’avantage des autorités traditionnelles belloises qui guide cette représentation44. La logique résidentielle réaffirme un droit de propriété communautariste antérieur à la Réforme foncière de 1974, pour rentrer en collusion avec une autre logique économique. La rente territoriale portée par les différentes formes de bail et de vente au sein du canton, structure aussi le rejet du projet de stèle. Il vise à rétablir un monopole foncier perdu des autochtones sur les terres du centre-ville dépendant de leur canton45.
26La logique environnementale est quelque peu invisibilisée, en dépit de l’implication des associations de promotion de la mémoire de Douala Manga Bell et de Ngosso Din. Celle-ci est inféodée à une autre logique politique plus saillante. Le chevauchement des élites traditionnelles entre des postures de promoteurs de la mémoire des martyrs du 8 août 1914 et celles de militants du RDPC, tente de se réapproprier un pouvoir politique affaibli face à la CUD dans une contestation de la dénomination des avenues et des monuments. Ce retour des chefs traditionnels en politique prend aussi la forme d’une action de terrain contre le chantier de la stèle d’Um Nyobe.
2. La destruction du chantier de la stèle au service d’un sentiment communautaire douala ?
27L’action de terrain contre l’implantation de la stèle débute par une mobilisation des médias le samedi 26 mai 2018. Les chefs Bell ont convié la presse nationale et internationale à cette démonstration de force, à travers leur entre soi. Une manifestation poursuit le processus de destruction de la baraque abritant le chantier de la stèle. Elle réunit au « village », des femmes, des hommes et, surtout, les chefs traditionnels venus du canton Bell et des autres quartiers de Douala. Les autochtones font nombre pour manifester leur hostilité contre le chantier du lieu de mémoire imposé « unilatéralement » par la CUD dans leur quartier-village.
28Les habitants des quartiers-villages du canton Bell occupent ensuite le site du projet, sous des téléphones filmant la scène. Les manifestants engagent la destruction du chantier en chantant en Douala, tout en empêchant à la police d’interpeller les chefs. Ils s’attaquent à la barrière en fétu de paille protégeant le chantier des regards du public. « La statue d’Um Nyobe en plein centre de Njoh Njoh est une provocation », scandent-ils en chœur. Les dignitaires traditionnels déposent ensuite des « fétiches » sur la fondation de l’esplanade, avant de prononcer des imprécations contre toute personne qui oserait poursuivre les travaux de construction.
29La symbolique portée par cette démonstration de force relève d’une « récréation patronnée d’un sentiment communautaire » par les chefs bellois46. Ils mobilisent un capital d’autochtonie47 pour rappeler d’abord le nouvel ordre identitaire segmentée issu de la loi constitutionnelle du 18 janvier 199648. La manifestation réaffirme ensuite l’autochtonie des Bell dans ce canton face d’autres camerounais « allogènes », dont Um Nyobe. L’antériorité des héros nationaux d’origine Douala « au village » est enfin soulignée : « nous souhaiterons honorer les nôtres d’abord ».
30L’occupation de l’esplanade de la stèle exprime également une protection communautaire des Douala dans « leur » canton. Cette réaffirmation d’un pouvoir politique d’ordre cosmogonique des Bell bafoué sur leurs propres terres par la CUD passe d’abord par un « devoir de mémoire »49 des Douala envers les martyrs du 8 août 1914. La protection communautaire assure ensuite une autre protection physique et morale des fils et des filles Bell et apparentés (les Belè, les Bonapriso, les Bonadouma et les Bonadoumbe) venus manifester contre ce qu’ils perçoivent comme un déni de mémoire collectif envers leurs héros. Les chants, les danses, le port d’uniformes traditionnels (chemises et pagnes) contribuent à renforcer cette identité douala autour du rejet de l’aménagement de la CUD.
31La profanation des fondations de l’esplanade participe également au retour d’un sentiment douala au sein de la nation camerounaise, grâce à une énonciation du politique par la sorcellerie50. Le recours des chefs bellois à la goétie, énonce l’erreur stratégique du recours à un vote du conseil de la CUD par le maître d’ouvrage, en lieu et place d’une consultation des populations riveraines du projet à Douala Ier.
32Le refus de profaner la statue d’Um Nyobe rappelle aussi une exclusion de l’unité nationale en dehors des compétitions politiques au niveau local. En privilégiant le sac du chantier, « la sorcellerie comme mode de causalité politique »51 joue ici un rôle ambivalent : en assurant une protection communautaire aux personnes acquises au rejet du projet de la stèle du Mpodol, elle rappelle surtout qu’il s’agit d’un rejet de la CUD, en s’attaquant aux fondations de l’esplanade. Ce n’est pas la figure tutélaire d’Um qui est rejetée dans une ville de Douala où les Ngala ont reçu ces terres, après leur accueil par les Bassa et les Bakoko suite aux Massosso ma Nyambe.
III. La fabrique politique du statu quo à Njoh Njoh : un arbitrage par le haut d’une contestation mémorielle en ville.
1. Relativiser ou diaboliser la destruction du chantier de la stèle ?
33Les réactions à cet incident sont ambivalentes. Le droit, la communication, l’action de terrain sont diversement mobilisés dans les récits et les contre-récits du sac du chantier de la stèle. Ils relaient des stratégies de scandalisation et de désescalade des tensions autour du projet (figure 2).
34« Le déplacement du conflit sur le terrain du droit »52 est d’abord mobilisé pour changer le rapport de force autour de la stèle du Mpodol. Il correspond moins au transfert du conflit sur le terrain du droit administratif qu’à des réappropriations rivales du droit à la ville53. Les partisans de la poursuite de l’ouvrage l’invoquent pour appeler à l’achèvement de la stèle par la CUD. Par exemple, le « ‘peuple’(Bassa) de Nkongmondo » prie « monsieur le délégué du Gouvernement à poursuivre ce chantier qui est désormais sous sa protection ». Ce droit à la ville est aussi évoqué pour appeler à des poursuites judiciaires contre les chefs du canton Bell, suite aux « actes de vandalisme » contre le haut-lieu national en finition. Ce sont des « terroristes de la mémoire nationale » devant répondre devant l’histoire et les tribunaux internationaux, affirme Joseph Ngayemp, coordonnateur international de l’ONG Citoyens pour la mémoire du Cameroun.
35Les dignitaires bellois invoquent aussi le droit à la ville pour ancrer cette destruction dans le droit positif. La Déclaration des nations unies sur les droits des peuples autochtones du 13 septembre 2007 ratifiée par le Cameroun, légitimerait leur contestation d’une allocation autoritaire des politiques des monuments et d’adressage de la CUD. « Il suffit de lire les articles 13, 18, 19, 25, 32 alinéa 2, 42 et 43 de la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones du 13 septembre 2007. C’est gratuit sur internet », aurait déclaré Jean Yves Dieudonné Gaston Eboumbou Douala Bell, chef supérieur du canton Bell au sujet de la destruction de l’esplanade54. Cette posture contestataire des élites belloises a motivé une action de terrain des partisans du projet en réponse à ce défi.
36Les « discours de l’invisible »55 ont en effet, structuré les occupations du site du projet d’aménagement, après son sac par les populations du canton Bell. Une semaine après l’incident, André Blaise Essama d’Amish arts tente de purifier le chantier des sorts lancés par les chefs bellois. L’opération qu’il a baptisé « purification du chantier » se résume en deux grandes étapes. Elle revendique d’abord un pouvoir d’origine cosmogonique des « ancêtres » nationalistes pour les faire honorer « partout au Cameroun », y compris à Njoh Njoh où un autre pouvoir bellois s’y oppose56 En scandant le nom d’Um Nyobe, Essama procède à des ablutions sur son corps, avant de faire des libations d’eau sur le sol du chantier du monument57. Il récupère ensuite les « fétiches » déposés par les chefs Douala pour aller « les rendre aux ancêtres ».
37L’opération de purification se poursuit par un nettoyage manuel du site de l’esplanade par des jeunes gens. Une indocilité politique des jeunes prend d’abord la forme d’une figuration de la statue58. Un jeune vêtu d’un pagne rouge de l’UPC à la mémoire des nationalistes, s’installe à l’emplacement destiné à la statue pendant plusieurs heures. Il s’agit de mettre en scène, le succès futur de l’implantation de la stèle. Il agite un arbre de la paix et une lance pour mimer des gestes de bénédiction des martyrs nationalistes vers une foule de curieux massés à « l’avenue Um Nyobe ». Essama prolonge cette indocilité des cadets sociaux, en appelant ses « pères » bellois « à dépasser une raison tribaliste pour une autre raison plus nationaliste ». Les forces de police attirées par cet attroupement, mettent un terme à cette occupation de l’esplanade de Njoh Njoh dont la médiatisation prolonge des stratégies de communication tentant d’influencer les opinions autour du sac du chantier.
38La bataille dans l’opinion publique est cardinale pour achever ou geler l’aménagement du lieu de mémoire59. Des récits et des contre-récits visent à déplacer ou à restreindre le conflit à une échelle où les protagonistes trouveront des alliés efficaces et puissants. Deux grandes stratégies se distinguent ici.
39La scandalisation est d’abord mobilisée par les partisans de la poursuite de l’aménagement de la stèle. Cette stratégie recrute en premier, des leaders d’opinion au niveau local. Anicet Ekanè, leader du Mouvement Africain pour la Nouvelle Indépendance et la Démocratie (MANIDEM) installé à Douala, affirme, par exemple, que cet acte est une honte, vu qu’Um Nyobe a lutté pour que tous les Camerounais soient chez eux « partout ». Cette scandalisation rejaillit ensuite au niveau national, en s’appuyant sur le magistère intellectuel d’Achille Mbembe pour émouvoir les opinions locale et étrangère sur ces enjeux mémoriels. Le politiste camerounais s’indigne du fait que « Cent trente-quatre ans plus tard, des chefs Douala (faut-il prêter aux Anglais l’appellation de ‘gros imbéciles’) vandalisent le monument destiné au plus illustre de nos martyrs, Ruben Um Nyobe »60.
40Ces mobilisations en faveur de la poursuite de l’ouvrage transcendent également les clivages ethniques et partisans, à analyser les condamnations respectives du sac du chantier du monument par Kheops Ndumbe, fils aîné du prince Kum’a Ndumbe IIIe du canton Bèlè Bélè (Douala IVe-Bonaberi) ou par le « Bassa » Hervé Emmanuel Nkom (RDPC) 61. Le membre titulaire du Comité central du RDPC s’offusque d’une « défaite de l’intelligence, de la sagesse et de la mémoire », en rappelant que les « ‘allogènes [d’] hier’ sont les ‘autochtones [d’] aujourd’hui’ ». Kheops lui emboîte le pas, en présentant cet incident comme une violation « de l’alliance des Massoso Ma Nyambè » conclue avec les « Bassa et les Bakoko dans les temps anciens »62.
41Ces jeux d’échelles et ce dépassement des clivages identitaires et politiques animent également la stratégie d’euphémisation de la destruction du chantier. Elle vise à restreindre les effets de ces mobilisations à un niveau local pour encourager une désescalade des tensions. Les chefs Bell contactent le chef supérieur du canton Bassa du Wouri pour désethniciser l’incident du 26 mai 2018. « Le canton Njoh Njoh n’a jamais voulu faire de mal à la communauté Bassa ni au monument », déclare Emmanuel Ndema Ollo, communicateur de ce canton sur sa page Facebook au lendemain de l’incident. Les chefs bellois s’indignent encore du changement de l’adressage de l’avenue en l’honneur d’Um Nyobe et de l’érection du monument sans avoir été consultés.
42Ces élites traditionnelles trouvent des alliés inattendus dans leur stratégie de désescalade, grâce aux sorties d’Abel Elimbi Lobe, de Dieudonné Essomba et de Matthias-Éric Owona Nguini en faveur d’une régulation plus consociative des politiques mémorielles au Cameroun. Pour différentes qu’elles soient dans leur contenu, ces sorties se rejoignent autour de la nécessité d’impliquer les populations locales au cœur des politiques de mémoire en ville. Elimbi Lobe, élu local de Douala Ve et démissionnaire du SDF, appelle au « consentement des natifs » dans cet aménagement où Essomba, spécialiste de l’aménagement du territoire et partisan du fédéralisme, s’insurge contre l’imposition par le pouvoir central de « son unité nationale » à travers ce lieu de mémoire. Owona Nguini, socio-politiste, suggère une gestion de l’incident au sein des instances du Ngondo, l’assemblée traditionnelle des chefs des peuples côtiers du Cameroun (Douala, Bassa, Bakoko, Pongo, Ewodi, Bakweri, etc.), avant un éventuel arbitrage du président de la République dans ce conflit d’aménagement 63.
2. La suspension des travaux autour de la stèle : une reprise en main étatique d’un système géopolitique doualais
43Le gel des travaux d’aménagement de l’esplanade de la stèle, apparaît comme une solution provisoire aux luttes locales entre les élites RDPC autour de cette recomposition territoriale à Douala. Il recherche d’abord un grand allié extérieur au système géopolitique doualais, pour y faire évoluer le rapport de force. Paul Biya, Président de la République, est dans ce cas, perçu comme le juge des intérêts supérieurs de la nation au cours de ce conflit mémoriel. Le rattachement du financier du projet, à savoir le ministère des Marchés publics, à la Présidence de la République, croise des logiques lobbyistes et des actions de terrain pour contraindre son intervention dans la gouvernance mémorielle à Douala.
44Aussi, des rumeurs comme des modalités informelles de circulation de l’information dans le contexte post autoritaire camerounais, structurent les récits autour de l’arrêt des travaux du chantier de l’esplanade64. « Le délégué du Gouvernement a suspendu son action d’ériger une stèle en l’honneur d’Um Nyobe à cet endroit », affirme Jean-Yves Dieudonné Gaston Eboumbou Douala Bell au lendemain de la démonstration de force des Bell. Cette rumeur non-démentie au sujet de la suspension des travaux, est présentée comme une victoire des populations autochtones sur l’arbitraire des politiques mémorielles de la CUD, par leur chef supérieur. « Chers notables, braves populations de Njoh Njoh, notre combat d’hier matin a payé », poursuit-il. Ce récit conjure politiquement la situation minoritaire des Bell dans leur canton, en réaffirmant par ce gel des travaux, une stabilité sociale et idéologique des Ngala dans une ville de Douala sujette aux effets du changement social. Aussi, les chefs invitent leur « fils adoptif » Paul Biya à venir « renouer avec le peuple Sawa », après la tenue d’une réunion extraordinaire du Ngondo, deux jours après l’incident
45L’intervention de la Présidence de la République dans la gouvernance mémorielle de la CUD, affecte les rythmes et les contenus de l’aménagement de l’esplanade en mai 2018. La suspension unilatérale des travaux par la CUD infléchit d’abord la procédure d’urgence de nonante jours pour achever l’aménagement. Le changement des rythmes65 de la politique mémorielle place un arbitrage présidentiel dans la recherche d’un compromis par le bas entre les différents protagonistes dans des cadres traditionnels et modernes propices à la résolution de cette contestation mémorielle à Douala66.
46Les contenus de l’action publique mémorielle de la CUD sont également modifiés. L’extension du budget initial de quinze millions initialement alloué au projet par le ministère des Travaux publics, change le chronogramme initial lié à l’appel en procédure d’urgence du 10 juillet 2017. La CUD est contrainte à puiser dans ses budgets annuels pour faire face à l’extension de la durée du projet, après le remplacement de l’entreprise chargée d’exécuter l’ouvrage. Ce repli tactique défendant l’ordre public après l’incident du 26 mai 2018, anticipe une série d’opérations géopolitiques au service d’un endiguement local des forces d’opposition à l’ouverture du cycle électoral 2018-2020. La défaite du RDPC à l’élection présidentielle d’octobre 2018 (28,96 %, soit 98.609 voix) face aux votes Bassa (Cabral Libii : 12,15 %, soit 41.358 voix) et Bamiléké (Kamto : 46,21 %, soit 157.336 voix), révèle l’insécurité de ses élus67. Celle-ci prolonge aussi les stratégies d’immobilisme à Njoh Njoh après le double scrutin du 9 février 2020. Après le remplacement des autorités administratives de la ville dès 2019, Roger Mbassa Ndine succède à Fritz Ntonè Ntonè à Douala, quand Lengue Malapa se maintient à Douala Ier (figure 1).
47Cette reprise en main du système géopolitique doualais a aussi des dimensions extra-urbaines. L’inauguration de la « Rudolf Duala Manga Platz » à Ulm le 7 octobre 2022, en présence des dignitaires bellois et d’autres chefs traditionnels camerounais, a une dimension transnationale. Cette place construit une marque dans la ville allemande où Douala Manga Bell fit ses études, quatre ans après l’incident de Njoh Njoh. L’annonce de cette réhabilitation par l’ex-puissance coloniale au Tet’Ekombo d’août 2022, contraste avec l’incapacité de l’État camerounais à lui aménager un lieu de mémoire à Douala.
48Aussi, la cérémonie de remise solennelle de la photo de Ngosso Din dans la salle abritant les grandes figures du Cameroun au Musée national à Yaoundé, renoue avec l’usage étatique exclusif du passé en faveur des martyrs du 8 août 1914. Placée sous le haut parrainage du président Biya et organisée le 30 août 2023 par Ismaël Bidoung Kpwatt, ministre des Arts et de la culture, cette cérémonie prolonge les jeux d’échelles autour des transactions collusives entre l’État et les élites belloises dans la résolution de la crise mémorielle à Njoh Njoh. Les accolades entre des chefs Bell et Béti à la fin de la procession de chants et de danses sawa accompagnant l’arrivée de la photo au musée, diffusent le modèle d’un vivre ensemble à promouvoir autour de Ngosso Din, quand l’allocution de Bidoung Kpwatt rappelle l’engagement étatique à revaloriser ce martyr.
Conclusion : cliver la mémoire nationaliste pour l’apprivoiser ?
49Une double division étatique du travail mémoriel est mise en scène dans l’allocution ministérielle au Musée national. Une division entre les rôles de ses élites, en remerciant le chef de l’État et le Premier ministre Joseph Dion Gute pour les directives données en vue de la tenue de la cérémonie et du rapatriement des biens culturels. Une autre division du travail relative aux mémoires à revaloriser par l’évocation du rapatriement fructueux de la cour de Lock Priso, autre prince originaire de Douala. Dès lors, cette revalorisation étatique de la mémoire nationaliste ne vise-t-elle pas à infléchir à son avantage, une transnationalisation hostile incarnée par la création française d’une commission mixte en 2022 pour traiter de la guerre d’indépendance au Cameroun ?
Notes
1 Sur ces mobilisations à Douala, lire Malaquais Dominique, « Une nouvelle liberté ? Art et politique urbaine à Douala (Cameroun) », Afrique et histoire, 2006, vol 5, pp. 11-134. Aussi, Ghattas Maïa, « Un art de résister ? Marges de manœuvre et mémoires à Douala », L’Espace Politique, 2018, vol 35, n°2, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/espacepolitique/5170 (consultée le 12 mars 2023).
2 Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Socio-anthropologie, 2018, vol. 37, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/3309 (consultée le 9 mars 2023).
3 Sur Um Nyobe, voir Richard Joseph, Le mouvement nationaliste au Cameroun, Paris, Karthala, 1986, 414 p. , Delthombe Thomas, Domergue Manuel et Tatsitsa Jacob, La guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, Paris, Karthala, 2016, 200 p.
4 Ce surnom en langue Bassa désigne « celui qui porte le cou de ses frères », c’est-à-dire le porte-parole d’un groupe. Il fut vulgarisé après son discours à la tribune de l’ONU à New York.
5 Cette ruralisation identitaire greffe ces lieux de mémoire nationalistes aux terroirs d’origine des figures à honorer. Salpeteur Mathieu, « Espaces politiques, espaces rituels : les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun », Autrepart, 2010, vol 3, n°55, pp. 19-38.
6 Amougou Mbarga Alphonse, « À travers la dénomination des rues et des quartiers de la ville de Douala : la quotidienneté comme univers de sens », Anthropologie et Sociétés, 2013, vol. 37, n°1, pp. 195-212. Aussi, Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Op.cit.
7 Bignon Carole, « Se faire une place en ville en situation autoritaire : les processus de légitimation citadine à Douala », L’Espace Politique, 2018, vol. 35, n°2, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/espacepolitique/5214 (consultée le 27 mars 2023).
8 Retière Jean-Noël, « Autour de l'autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 2003, vol. 3, n°63, pp. 121-143.
9 Ginet Pierre et Wiesztort Laurène, « La place de la mémoire dans les aménagements territoriaux, un enjeu géopolitique », Revue Géographique de l'Est, 2013, vol. 53, n°3-4, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/rge/5059 (consultée le 12 mars 2023).
10 Nora Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, 1652 p.
11 Sur les récits de politiques publiques, lire Radaelli Claudio, « Logiques de pouvoir et récits dans les politiques publiques de l’Union européenne », Revue française de science politique, 2000, vol. 50, n°2, pp. 255-276.Guerrin Joanna et Barone Sylvain, « Récits d’action publique et opérations de traductions : la restauration écologique du fleuve Rhône (France) », Politique et Sociétés, 2020, vol.39, n°2, pp. 49-79. Sur le conflit d’aménagement rejeté, voir Subra Philippe, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Paris, Armand Colin, 2007, 327 p., Subra Philippe, « L'aménagement, une question géopolitique ! », Hérodote, 2008, n° 130, pp. 53-54.
12 Cormaille Jacques, Simoulin Vincent, Thoemes Jens, « Les temps de l’action publique entre accélération et hétérogénéité », Temporalités, 2014, n°19, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/ temporalités/2818 (consultée le 12 mars 2023).
13 Ginet Pierre et Wiesztort Laurène, « La place de la mémoire dans les aménagements territoriaux », Op.cit.
14 Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Op.cit.
15 Yabada Georges, « Cameroun : adressage de Douala : deux cents milliards de FCFA investis depuis 1994 », Camer, 2018, disponible à l’adresse sivante : http://www.camer.be/67511/11:1/cameroun-adressage-de-douala-200-milliards-de-fcfa-investis-depuis-1994-cameroon.html (consultée le 13 janvier 2023).
16 Entretien avec Madame X, CUD, 14 octobre 2019.
17 Kaptoum Clément, « Cameroun : Ruben Um Nyobè aura son monument à Douala », Actu Cameroun, 2017, disponible à l’adresse suivante : https://actucameroun.com/2017/07/19/cameroun-ruben-um-nyobe-aura-son-monument-a-douala/ (consultée le 10 mars 2023).
18 Gardella Edouard, « L’urgence comme une chronopolitique », Temporalités, 2014, n°19, disponible à l’adresse suivante : http:// temporalités.revue.org/2764 (consultée le 27 mars 2023).
19 Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Op.cit.
20 Verschambre Vincent, Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la destruction, Rennes, PUR, 2008, 315 p.
21 « Le terme Nimby est l’acronyme de l’expression anglaise Not In My Back Yard (« pas dans mon arrière-cour » ou « pas dans mon jardin ») et désigne les mouvements de contestation des projets d’aménagement mobilisant des riverains et uniquement motivés par la localisation géographique de ces projets ». Subra Philippe, Géopolitique de l’aménagement du territoire, 2007, p. 232.
22 Sur ces NMS, lire Eyenga George Macaire, « Ethnicité et mouvements sociaux au Cameroun », Emulations-Revue des sciences sociales, 2016, n°19, PUL, pp. 51-70.
23 Subra Philippe, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, Paris, Armand Colin, 2016, 336 p.
24 Il faut noter qu’il est maillé par un autre pouvoir administratif aux niveaux de la ville (Préfecture) et des communes (arrondissements).
25 Hulbert François, « L’espace politique de la ville : plaidoyer pour une géopolitique urbaine », L'Espace Politique, 2009, vol. 8, n°2, disponible à l’adresse suivante : http://espacepolitique.revues.org/1330 (consultée le 27 mars 2023).
26 Soit 40% des habitants de la ville. Nsegbe Antoine de Padoue, Tchiadeu Gratien Marie, Mbaha Joseph Pascal, Dzalla Guy Charly, Olinga Olinga Joseph Magloire in Tchumtchoua Emmanuel et Dikoume Albert François, Douala, histoire et patrimoine, Yaoundé, La Clé, 2019, pp. 21-39.
27 Ibid. Sur les territoires, Subra Philippe, Géopolitique locale, Op.cit.
28 Soit trente, cinq, trois, deux et un élus.
29 Essomba Dieudonné, « Doula : Les Rois Sawa ont détruit un monument de Ruben Um Nyobè », Africa24monde, disponible à l’adresse suivante : https://africa24monde.com/economie/view/douala-les-rois-sawa-ont-detruit-un-monument-de-ruben-um-nyobe.html (consultée le 11 mars 2023).
30 La « segmentation historique de Douala » est perceptible par la dénomination des quartiers. Les préfixes Log, Ndog et Bona renvoient respectivement à des territorialités tribales, claniques et familiales des Bakoko, des Bassa et des Douala. Amougou Mbarga Alphonse, « À travers la dénomination des rues et des quartiers de la ville de Douala », Op.cit.
31 Il s’agit de la conflictualité virtuelle d’un aménagement liée à ses risques internes et externes. Subra Philippe, « L'aménagement, une question géopolitique ! », Op.cit.
32 Bignon Carole, « Se faire une place en ville en situation autoritaire », Op.cit.
33 Bissou William Paulin, « Autochtonie, foncier et urbanisation de Douala au Cameroun », Ethnologies, 2022, vol. 43, n°2, pp. 63-84.
34 Soit 8,75% de rendements selon une étude de 2017 par le cabinet britannique Knight Frank.
35 Entretien avec Madame X, CUD, 14 octobre 2019.
36 Subra Philippe, « La géopolitique, une ou plurielle ? Place, enjeux et outils d'une géopolitique locale », Hérodote, 2012, n°146-147, p. 69.
37 Ginet Pierre et Wiesztort Laurène, « La place de la mémoire dans les aménagements territoriaux », Op.cit.
38 Ce sont les clauses d’un pacte civilisateur précolonial régissant d’un vivre-ensemble entre les Bassa, Bakoko et Ngala sur le territoire de la future ville de Douala. Entretien avec Ndumbe Kheops, fils aîné du prince du canton Belè Belè, 29 mai 2018.
39 Gensburger Sarah et Lavabre Marie-Claire, « Entre ‘devoir de mémoire’et ‘abus de mémoire’ : La sociologie de la mémoire comme tierce position », in Müller Bernard, L'histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot, 2005, pp. 76-95.
40 Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Op.cit.
41 Ceci contraste avec la stèle de Mebenga Mebono alias Martin Paul Samba dans son fief d’Ébolowa, pourtant exécuté le même jour que Douala Manga Bell. Elle fut construite par Pierre Désiré Engo (RDPC), ex-directeur général de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS) et président fondateur de la fondation Martin Paul Samba. Entretien avec Monsieur N., historien, 15 octobre 2019.
42 Subra Philippe, 2007, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Op.cit., p. 243.
43 Entretien avec Madame X., CUD, 14 octobre 2019.
44 Amougou Mbarga Alphonse, « À travers la dénomination des rues et des quartiers de la ville de Douala », Op.cit.
45 Bissou William Paulin, « Autochtonie, foncier et urbanisation de Douala au Cameroun », Op.cit.
46 Njoya Jean, Unité nationale et mutations politiques : essai sur une régulation symbolique et conservatrice du système politique camerounais, thèse de Doctorat d’État en Science Politique, université de Yaoundé II, 2007, 554 p.
47 Retière Jean-Noël, « Autour de l'autochtonie », Op.cit.
48 À ce sujet, Sindjoun Luc, « Identité Nationale et ‘révision constitutionnelle’ du 18 janvier 1996 : comment constitutionnalise-t-on le ‘nous’ au Cameroun dans l'État post-unitaire ? », Polis/Revue camerounaise de science politique, 1996, vol, 1, n°1, pp. 10-24.
49 Ricoeur Paul, Entre mémoire et histoire, Thonon-les-Bains, Ed. de l’Albaron, 1992, 139 p.
50 Geschiere Peter, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995, 320 p.
51 Schatzberg Michael G., « La sorcellerie comme mode de causalité politique », Politique africaine, 2000, vol, 3, n° 79, pp. 33-47.
52 Subra Philippe, « L'aménagement, une question géopolitique ! », Op.cit., p. 169.
53 Lefebvre Henri, Le Droit à la ville, Seuil, Paris. 2009, 135 p.
54 A ce sujet, voir https://btos.info/destruction-du-monument-de-ruben-um-nyobe-ce-26-mai-2018/ (consultée le 12 mars 2023).
55 Schatzberg Michael G., « La sorcellerie comme mode de causalité politique », Op.cit.
56 Entretien avec Madame O., journaliste, 13 octobre 2019.
57 L’eau aurait des vertus purificatrices selon les rituels des sociétés traditionnelles camerounaises.
58 Mbembe Achille, Les jeunes et l’ordre politique en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1986, 246 p.
59 Subra Philippe, « La géopolitique, une ou plurielle ? », Op.cit.
60 Tchopa Théodore, « Malgouvernance : Article 66, code électoral, dialogue inclusif comme solutions pour Mgr Kléda », 237online, 2022, disponible à l’adresse suivante : https://www.237online.com/m/article.php?id=90798&title=destruction-du-monument-de-ruben-um-nyobe-une-longue-tradition-de-chefs-vandales-par-achille-mbembe (consultée le 12 mars 2023).
61 Les princes Kuma’a Ndumbe et Jean-Yves Dieudonné Gaston Eboumbou Douala Bell des cantons Belè Belè et Bell partagent une ascendance commune liée à Doo La Makongo. Leur ancêtre demanda à son fils cadet Belè, de s’éloigner du plateau Joss où siège l’actuel canton Bell pour éviter des tensions avec son fils ainé Priso. Il traversa le Wouri pour créer Bona Belè, Hickory Town ou Bonaberi. Prince Kum’a Ndumbe IIIe, « Le Prince Kum’a Ndumbe III parle du Pince René Bell », Journal du Cameroun, 2012, disponible à l’adresse suivante : https://www.journalducameroun.com/le-prince-kuma-ndumbe-iii-parle-du-pince-rene-bell/ (consultée le 12 mars 2023).
62 Entretien avec Kheops Ndumbe, Op.cit.
63 Le Ngondo joue un rôle parapolitique en intervenant sur les problèmes nationaux, dont la question du vivre-ensemble. Ses rituels majeurs se déroulent la première semaine de décembre autour d’un culte des divinités ondines appelés Mengu (Jengu au singulier) dans le Wouri à Douala.
64 Entretien avec Madame X., CUD, 14 octobre 2019. Sur les rumeurs, voir Abé Claude, « L’espace public au ras du sol en postcolonie : travail d’imagination et interpellation du politique au Cameroun », Afrique et développement, vol. 36, n°2, pp. 137-173.
65 De Maillard Jacques, « La conduite des politiques publiques à l'épreuve des temporalités électorales. Quelques hypothèses exploratoires », Pôle Sud, 2006, n°25, pp. 39-53.
66 « Ntonè Ntonè aurait reçu un appel du Secrétariat de la Présidence de la République pour arrêter les travaux ». Entretien avec Madame O., journaliste, 13 octobre 2019.
67 Marrel Guillaume et Payre Renaud, « Temporalités électorales et temporalités décisionnelles. Du rapport au temps des élus à une sociologie des leaderships spatio-temporels », Pôle Sud, 2006, n° 25, pp. 71-88.
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Acerca de: Yvan Issekin
Yvan Issekin est docteur en Science Politique de l’Université de Yaoundé II. Il est chercheur associé au CERDAP-Université de Yaoundé II.