depuis le 13 janvier 2015 :
Visualisation(s): 40 (12 ULiège)
Téléchargement(s): 0 (0 ULiège)
print        
Anne-Lise Dall'Agnola

‘Commémorer le guerrier sans commémorer la guerre’: pratiques mémorielles dans les musées et monuments états-uniens

Article
Open Access

1Le 11 novembre 1982, est inauguré au cœur de Washington, le premier monument national dédié à l’ensemble des morts militaires d’une guerre menée par le pays. Construit sur le National Mall and Memorial Park dans le quartier de la Maison Blanche, le Vietnam Veterans National Memorial est un mur en granit noir de 150 mètres de long sur lequel sont gravés à la main les noms de près de 58.000 membres des forces armées états-uniennes décédés ou disparus lors de la guerre du Vietnam (1955-1975), dans leur ordre chronologique. Il commémore, sept ans après sa fin, les sacrifiés d’une guerre controversée dans un style dont la sobriété contraste très fortement avec la grandiosité triomphante de l’obélisque du Washington Monument et de l’imitation de temple grec du Lincoln Monument, jusque-là, les deux seuls édifices construits sur le Mall. Ce mémorial est le résultat d’un long et ardu travail de reformulation symbolique1 mené par les veterans2 de la guerre du Vietnam dès la fin des années 1970.

2Un travail qui, c’est l’argument principal de cet article, a durablement changé l’économie morale de la reconnaissance3 des veterans aux États-Unis, et particulièrement les pratiques muséales et mémorielles qui les concernent. Depuis, d’autres monuments mémoriaux ont été érigés sur le National Mall pour commémorer d’autres veterans – ceux ayant participé à des guerres antérieures, ceux devenus durablement invalides, ceux aussi issus de certaines minorités –, et des musées mémoriaux ont été érigés, nationalisés ou rénovés dans le reste du pays. Or, tous, ou presque, présentent d'étonnantes similarités avec le premier d'entre eux : le Vietnam Veterans National Memorial.

3Depuis les travaux de Maurice Halbwachs, puis de Marie-Claire Lavabre4, on sait l'importance de considérer les pratiques mémorielles comme des faits sociaux, c'est-à-dire pour ce qu'elles révèlent des systèmes sociaux qui les produisent. À la fois parce qu'elles obligent à opérer une sélection de ce qui est mémorialisé5 et parce qu'elles résultent d'interactions entre différents groupes – des représentants de l'État aux entrepreneurs de mémoire en passant par les publics eux-mêmes –6, les pratiques mémorielles à l'œuvre dans les musées et mémoriaux dévoilent, pour qui les observe avec attention, des discours comme autant de « fictions efficaces »7 qui permettent d'en mieux saisir les objectifs politiques.

4Les politiques mémorielles états-uniennes, et particulièrement celles concernant les victimes militaires de guerre ont elles aussi déjà fait l'objet de quelques travaux8, dont certains portent sur des lieux précis, comme le Vietnam Veterans National Memorial lui-même9, décrivant leur histoire et montrant aussi parfois comment les publics s'en saisissent.10 Toutefois, jusque-là, nul n’avait révélé en quoi les dispositifs de ces lieux sont similaires, ni surtout, comment le premier d’entre eux, le Vietnam Veterans National Memorial, semble avoir joué pour les autres, une fonction de médiation11, expliquant ainsi ces similarités.

5C’est pourtant ce que montre cette enquête ethnographique multisite rassemblant des observations directes menées entre 2015 et 2017 dans les lieux suivants : à Washington, District de Columbia (National Guard Museum) et plus précisément sur le National Mall and Memorial Park (National World War II Memorial, Vietnam Veterans Memorial Wall ,Vietnam Women’s Memorial, American Veterans’ Disabled for Life Memorial et Korean War Veterans Memorial), à Arlington, Virginie (Arlington National Cemetary et Women in Military Service for America Memorial), à Kansas City, Missouri (World War I Museum) et à Columbus, Géorgie (National Infantry Museum and Soldier Center). Menée dans le cadre d’une « écoute flottante » ayant pour but initial de relever les différentes formes de reconnaissance – matérielles et symboliques – dont bénéficiaient les veterans états-uniens, cette enquête doit nécessairement être considérée comme une première étape d’une analyse plus systématique du gouvernement de ces lieux par les publics. Elle révèlera cependant le rôle d'entrepreneur de mémoire que semble avoir joué aux États-Unis la génération des veterans de la guerre du Vietnam depuis les années 1980 et son objectif : celui de détacher les politiques de reconnaissance des veterans des considérations sur la guerre. Pour ce faire, il s’agira d’abord de comprendre en quoi la construction du Vietnam Veterans Memorial Wall a présenté un tournant dans l’économie de la reconnaissance des veterans à son époque. Puis il s’agira de dégager trois aspects communs aux pratiques mémorielles des musées et mémoriaux honorant les veterans depuis : ces lieux placent les individus au cœur de l’expérience de la guerre, ils invitent leurs visiteurs à se projeter dans l’expérience de ces individus et ils semblent pensés pour un public constitué d’abord de veterans, de militaires et de leurs proches, des caractéristiques déjà au cœur du projet de construction du Vietnam Veterans National Memorial à la fin des années 1970.

I. Le Vietnam Veterans National Memorial : un tournant dans l’économie morale de la reconnaissance des veterans Etats-Uniens

6Tandis que les veterans de la Deuxième guerre mondiale ont bénéficié aux États-Unis, grâce au soutien de leurs aînés, d’une puissante reconnaissance matérielle et symbolique, les veterans de la guerre du Vietnam, eux, sont démobilisés, au mieux dans un climat d’indifférence, au pire dans des circonstances qui leur sont ouvertement hostiles12. Initialement guère soutenus par les associations de veterans préexistantes, acteurs d’une guerre impopulaire et perdue, décriés par le public depuis notamment la médiatisation du massacre de My Lai en 1969, rien ne semblait prédestiner cette génération à durablement changer l’économie morale de la reconnaissance des veterans. Toutefois, dans les années suivant la fin de la guerre, elle accède massivement aux études supérieures et à la formation professionnelle grâce au Veterans’ Readjustment Benefits Act voté par le Congrès en 1966, un programme social destiné aux veterans qui leur accorde, entre autres, des bourses d’études.13 Ceci permet à une partie d’entre eux, malgré un contexte de crise économique et de chômage massif, d’accéder dans les années qui suivent leur démobilisation à des positions sociales et professionnelles où ils sont en mesure de faire entendre leurs voix.

1. Une reformulation symbolique efficace de la cause des veterans

7À la toute fin des années 1970, pour faire face à la détresse psychique et sociale de certains d'entre eux, les veterans de la guerre du Vietnam s’organisent en groupe d’intérêt pour faire reconnaître l’état de stress post-traumatique comme une pathologie acquise et pour obtenir la reconnaissance des préjudices causés par leur exposition à l’agent orange 14. Dans le premier cas, leur objectif est de pousser le gouvernement et particulièrement la Veterans’ Administration à ajuster son système de prise en charge et à offrir des soins gratuits et un soutien médico-social adapté aux veterans traumatisés par la guerre. Dans le second, il s’agit de faire reconnaître les effets néfastes à long terme sur la santé des troupes exposées à un pesticide utilisé massivement pour désherber les zones de guérilla et faciliter ainsi l'intervention des forces états-uniennes. Ces deux combats menés sous l’œil du public, participent à reformuler l’expérience des veterans de la guerre du Vietnam sous l’angle de la contrainte et de la souffrance et contribuent ainsi à changer le regard que la population et les médias portent sur eux15.

8En parallèle de ces actions, en 1979, Jan Scruggs, un veteran de la guerre du Vietnam, diplômé de psychologie grâce au Veterans’ Readjustment Benefits Act, dont l’expertise sur l’état de stress post-traumatique gagne en reconnaissance, annonce son intention de faire construire un mémorial à Washington en hommage à ses camarades morts et disparus au cours de la guerre. Il lance alors un appel aux dons pour réunir le million de dollars qu’il envisage comme nécessaire à sa construction. Bientôt, des lettres de veterans et de familles de soldats morts ou disparus affluent, accompagnées de contributions, pour la plupart de moins de vingt dollars. Ces débuts modestes sont initialement moqués par la presse, ce qui attire l'attention de John Wheeler, un ancien officier diplômé de l’école de droit de Yale et de l’école de commerce d’Harvard, devenu, après la guerre, un homme très influent à Washington. Il se met au service de la cause de Jan Scruggs et organise des événements caritatifs médiatisés et soutenus par des célébrités tels Bob Hope et Elizabeth Taylor, ce qui permet d’obtenir des fonds suffisants pour acheter un terrain constructible sur le Mall dès 1980.

9Désormais reconnus comme des victimes de la guerre auxquelles il est nécessaire de rendre hommage, les veterans de la guerre du Vietnam voient leur cause progressivement soutenue par le public. Une reformulation symbolique a eu lieu ; elle affecte considérablement le ton choisi pour le mémorial.

2. Un projet pour « commémorer le guerrier sans commémorer la guerre »

10Possédant désormais les fonds et la terre, il ne reste plus à Jan Scruggs et à son équipe qu'à choisir la forme du mémorial. Celle-ci donne lieu à nombre de spéculations et commentaires dans la presse, parmi lesquels la suggestion de Wolf van Eckert, critique d’art au Washington Post, de s'inspirer de la salle des noms de Yad Vashem16 inaugurée à Jérusalem en 1977 retient l'attention de Jan Scruggs et de ses partenaires. Dans l’appel à projet lancé en 1980, les consignes données sont les suivantes : le design devra être réflexif et posséder un caractère contemplatif, il sera en harmonie avec son environnement, il devra contenir les noms des morts et des disparus du conflit et il s’abstiendra de tout commentaire politique sur la guerre17. Le Vietnam Veterans National Memorial n’est pas encore construit, qu’il possède déjà en germe les caractéristiques des lieux mémoriaux qui lui feront suite.

11Au printemps 1981, c’est le projet de Maya Lin, une étudiante en architecture de vingt-et-un ans qui est retenu parmi les 1.422 designs soumis à considération. En raison de son âge, de son sexe, de ses origines sino-américaines et de ses tenues vestimentaires vaguement évocatrices de celles des hippies ayant contesté la guerre sur la même pelouse que celle sur laquelle son œuvre sera érigée, sa sélection ne fait initialement pas l’unanimité. Surtout, le fait qu’elle ne soit pas elle-même veteran et qu’elle ait opté pour un long mur noir s’enfonçant progressivement dans le sol est considéré par certaines associations patriotiques comme une insulte à la mémoire de ceux qu’ils auraient préféré voir célébrés comme des héros. Plusieurs compromis sont proposés pour réconcilier les différents points de vue, mais afin de faire respecter l’esprit de son design initial, la jeune architecte boycotte la cérémonie de début du chantier et engage un avocat.

12Pour faire taire les débats, Jan Scruggs organise le 21 juillet 1982, sur le chantier inachevé où il a fait acheminer les six premiers panneaux de granit qui constitueront le mur, une cérémonie d’hommage aux disparus à laquelle il invite les familles des individus dont les noms sont gravés sur l’un des monolithes. Ce jour-là, dans le silence relatif de la tranchée qui abrite le mur, des proches, des mères, surtout, accomplissent pour la première fois et sous l'œil des photographes un geste dont l’émotion a contribué à calmer les ardeurs des opposants au projet initial. Ils ont suivi de leurs doigts les courbes des lettres gravées dans le mur formant les noms de leurs disparus, tandis que leurs silhouettes et le ciel derrière eux s'y reflétaient.

13C’est en offrant un dispositif mémoriel avant tout aux familles, aux proches et aux veterans eux-mêmes, en mettant en valeur des individus en gravant leur nom dans la pierre et en invitant à la réflexivité et à l’empathie que le mur du Vietnam Veterans National Memorial est parvenu à fédérer autour de la cause des veterans. Inauguré le 11 novembre 1982, comme prévu, le mémorial devient rapidement un lieu de pèlerinage pour les familles de disparus, les veterans, et des visiteurs venus du pays entier18. Il devient alors exemplaire du travail de reconfiguration symbolique à l’œuvre aux États-Unis au tout début des années 1980, celui qui consiste à « commémorer le guerrier sans commémorer la guerre »19.

II. Des expériences individuelles au cœur de la guerre

14Un premier point commun des musées et monuments observés, hérité du Vietnam Veterans National Memorial, est qu’ils mettent particulièrement en avant les expériences d’individus, au détriment, souvent, d’une contextualisation plus générale de la guerre. Cela commence par les noms qui leurs sont choisis : à l’exception des lieux relatifs aux deux guerres mondiales et du cimetière d’Arlington, tous les autres lieux possèdent dans leurs titres des termes désignant des catégories spécifiques d’individus (« veterans », « women », voire « soldier » ou « guard »). Ce procédé les place au centre du dispositif mémoriel, davantage que la guerre elle-même. Deux autres types de dispositifs participent à mettre les individus au cœur de l'expérience de la guerre : ceux qui permettent d'en distinguer certains par nom et ceux qui consistent à faire incarner l’expérience de la guerre par des corps, le plus souvent des figurines ou des mannequins qui se veulent réalistes.

1. Des individus exemplaires distingués

15Souvent dans ces musées et mémoriaux, des individus particuliers sont distingués. Cela commence par lister les noms des disparus sur le mur du Vietnam Veterans National Memorial ou sur le parterre en pierre qui mène au World War I Museum à Kansas City. Puis, dans des lieux comme le National Infantry Museum and Soldier Center, des individus particuliers sont désignés comme exemplaires de certaines valeurs. George Washington, premier président des États-Unis, y incarne par exemple l'honneur, au titre qu'il était un homme de parole, d'autres individus plus ou moins célèbres sont pareillement cités, noms, portraits et éléments biographiques à l'appui.20 Dans ce même musée, une pièce entière, le Hall of Valor (le hall de la bravoure), est tapissée de portraits de tailles identiques alignés en rangs serrés sur les murs de la pièce : ce sont des récipiendaires de la Medal of Honor, la plus haute distinction militaire en circulation à ce jour. En-dessous de chaque portrait, un nom, un grade, le nom d’une guerre et une date sont les seuls éléments de contexte que l’on relève. Les individus sont valorisés au-delà du contenu de leurs actions et sont une fois de plus alignés sur un mur. Au National Guard Museum aussi, on retrouve une valorisation de récipiendaires de cette médaille, un par conflit principal ayant impliqué des membres de la Garde nationale depuis la Guerre d'indépendance. Cette fois-ci, ce ne sont pas des portraits photographiques, mais des dioramas à taille réduite de leurs actions de bravoure qui sont donnés à voir au public. Dans chacun d’eux, l’individu dont le nom sert de titre à la vitrine est au cœur du décor dans une mise en scène de la brève histoire retranscrite en-dessous de celle-ci. Mises en contexte par le décor et la date, ces scènes valorisent avant tout les actions individuelles de bravoure et font peu de cas du contexte plus général de la guerre.

16Ailleurs, ce sont aussi les « pionniers » qui sont mis en valeur : les membres des premières troupes de couleur au National Infantry Museum and Soldier Center, la première femme – et la seule à ce jour – à recevoir la Medal of Honor au Women in Military Service for America Memorial. Dans ce dernier musée mémorial, qui honore les femmes parmi les veterans, d’autres « premières » bénéficient de sections réservées, et notamment les premières femmes engagées volontaires de chaque branche des forces armées états-uniennes, dont Loretta Perfectus Walsh qui profite en 1916 du manque de précision des termes d’engagement de la Navy – limitant l’engagement aux citoyens sans préciser leur sexe – pour devenir matelot.

17Enfin, l'individualisation peut avoir lieu comme sur l'American Veterans’ Disabled for Life Memorial par l'affichage de témoignages signés d'individus particuliers, dans ce cas précis en choisissant de graver sur de grands panneaux de verre des citations d'invalides de guerre, jusque-là anonymes.

18De manière générale, des individus sont cités par noms et individualisés dans les supports présentés lorsqu’ils sont considérés comme exemplaires ou significatifs, vivant ou morts. Ils sont héroïsés et semblent souvent permettre de personnifier des valeurs particulières ou un aspect particulier de l'expérience de la guerre. Celle-ci est alors racontée à travers leur regard et non dans un contexte historico-politique plus général.

2. Une fonction métonymique des corps

19Lorsque ce ne sont pas des individus ayant réellement existé qui sont mobilisés dans ces dispositifs, c’est l’idée de l’individu ou a minima de la personne qui est mobilisée, notamment en incarnant, souvent à taille réelle, des corps de soldats, en costume et en action.

20Le Korean War Veterans Memorial est un exemple saisissant de ce procédé. Dans une des trois parties qui le constituent, le Field of Service, dix-neuf statues de soldats, un peu plus grande que nature, portant des casques et des capes de pluie par-dessus leurs treillis, sont disposées, avançant dans un large rectangle de végétation persistante, en direction d’un miroir d’eau commémoratif. Leurs visages sont marqués par l’effort et la peur, leurs traits évoquent une certaine diversité raciale et ethnique des troupes, leurs corps semblent en mouvement. Leur design a été explicitement choisi par un jury de veterans en 1989 parce que son créateur, John Paul Lucas, avait eu l’intention de montrer le ressenti de la guerre.21 Le Vietnam Women’s Memorial adopte un ton similaire en choisissant une sculpture de bronze représentant deux infirmières portant secours à un blessé : la première le tenant dans ses bras à la manière d'une pietà catholique, la seconde regardant le ciel avec espoir, guettant, on l'imagine, la venue d'un hélicoptère d'évacuation sanitaire. Les postures choisies renvoient une fois de plus à l'expérience humaine de la guerre, que la grande expressivité des statues contribue à souligner.

21Au National Infantry Museum and Soldier Center, aussi, des corps sont mis en scène, cette fois dans des dioramas réalistes de batailles célèbres. Dans la première partie du musée, intitulée The last 100 yards (les cent derniers mètres), des mannequins particulièrement expressifs et à taille réelle sont insérés en costumes et entourés de matériel semblant fidèles à l'époque dans les décors de scènes allant de la Guerre d’indépendance à la deuxième guerre du Golfe. On apprend dans la documentation du musée que ces mannequins sont en fait des sculptures pour lesquelles des soldats contemporains ont posé. Les corps des soldats d’aujourd’hui et ceux d’hier se confondent alors, un phénomène accentué par la présence régulière de soldats en uniformes parmi les visiteurs. En effet, le musée possède un partenariat avec l’école d’infanterie de la base de Fort Benning située dans la même ville : chaque promotion de fantassins est invitée à se joindre, en famille, à la visite après la cérémonie de remise de diplôme qui a lieu dans la cour du musée. On y circule donc entre les différents dioramas aux côtés de véritables soldats, dont les corps font écho à ceux des mannequins dont les visiteurs ne sont guère séparés que par un cordon. Le réalisme est tel qu'il est parfois difficile de les discerner. La scénographie invite alors à penser les corps des soldats comme des corps métonymiques : ils incarnent l’expérience de la guerre dans son ensemble en évoquant sa seule expérience individuelle.

22En plaçant des corps réalistes et à l’échelle (ou presque) au centre des dispositifs scénographiques, ces musées et mémoriaux valorisent d’abord l’expérience individuelle de la guerre. Une expérience décontextualisée de ses circonstances politiques et dont la mise en scène participe à engager émotionnellement les visiteurs, alors invités à "commémorer le guerrier sans commémorer la guerre".

III. Inviter les visiteurs à se projeter dans ces expériences

23L’engagement émotionnel des visiteurs est un élément clé de ces dispositifs et particulièrement leur projection dans l’expérience des combattants. Dans le cas du Vietnam Veterans National Memorial, c'est le choix du matériau pour le mur, du granit noir poli, qui permet d'inviter à la réflexivité. Elle est alors littérale, puisque la pierre agit comme un miroir : les silhouettes des visiteurs se reflètent sur les noms gravés dans la pierre. Et parce que le mur est construit le long de la paroi d’une large tranchée s’enfonçant progressivement dans le sol, le visiteur, isolé des bruits de la ville, peut concentrer son attention sur cette expérience sensorielle particulière et la réflexion qu’elle induit. C’est une des façons dont ces lieux invitent les visiteurs à se projeter dans l’expérience des veterans ; les dispositifs immersifs et interactifs sont d’autres manières d’atteindre un résultat similaire.

1. Par l’immersion et la projection

24L’utilisation d’une surface réfléchissante est un procédé repris par le Korean War Veterans Memorial, qui a lui aussi recours au granit noir poli sur le mur qui constitue une de ses trois parties. Sur celui-ci, ce ne sont pas des noms qui sont gravés, mais des visages et des silhouettes de veterans, parmi lesquelles celles des visiteurs invités à le longer se reflètent. La réflexivité, bien que littérale est aussi hautement symbolique, puisqu'à défaut de pouvoir se mettre à leur place, le visiteur est invité à se voir parmi eux.

25Un procédé moins subtil, mais peut-être plus efficace encore est d’immerger le visiteur dans un simulacre d’expérience de la guerre. La visite devient alors une expérience sensorielle globale. Le visiteur du World War I Museum, par exemple, pénètre dans la partie exposition en traversant une passerelle transparente sous laquelle un champ de coquelicots a été reproduit. Il évoque pour le public anglo-américain un poème célèbre In Flandres Fields, dont le texte est distribué à ce moment-là, qui décrit les champs de coquelicots dans lesquels gisent les corps, nombreux, de soldats tombés au combat. Plus loin, c’est au-dessus de la reproduction d’un cratère d’obus que le public est invité à marcher. Mais c’est surtout le National Infantry Museum and Soldier Center qui est exemplaire de ce dispositif, puisqu'une partie considérable de la visite propose une expérience multisensorielle censée être évocatrice de celle vécue par les veterans eux-mêmes. Les décors sont riches et occupent toutes les dimensions de l’espace : des parachutistes sont suspendus au-dessus des têtes des visiteurs, les dioramas simulent des collines et des cratères, des abris de fortune longent certains segments, des affiches et une quantité conséquente d’objets d’époque couvrent les murs. La bande son diffusée, bien que dominée par une musique épique davantage évocatrice des films d’actions que de la réalité de la guerre, reproduit des bruits d’hélicoptères ou d’explosions selon les sections traversées. Des bruits d’explosions, qui, dans la partie dédiée à la Première Guerre mondiale sont synchronisés à des flashs de lumière éblouissants et des vibrations en provenance du sol pour imiter l’effet des grenades.

26L’expérience se veut immersive et pour y parvenir toutes les dimensions et presque tous les sens sont mobilisés. Un simulacre, une hyper-réalité, presque, sont ainsi recréés.

2. Par l’épreuve

27Le simulacre est poussé au National Infantry Museum and Soldier Center jusqu’à inviter les visiteurs à tester leurs compétences (« test your skills ») de fantassins. Situé dans une section relative à la formation contemporaine des soldats d’infanterie, cet espace payant propose aux visiteurs de s’essayer au tir, à la conduite en Humvee22, en hélicoptère, ou au saut en parachute, grâce à des simulateurs et à des casques de réalité virtuelle. Bien-sûr, il s’agit là d’une part de monétiser la visite – le reste du musée étant gratuit – et d’une autre, de divertir les visiteurs et rendre ainsi leur visite attrayante, mais c’est aussi un moyen de pousser plus avant le simulacre et d’inviter le visiteur à faire l’expérience de certaines circonstances familières aux veterans, par corps.

28Ce type de procédé, n’est pas unique. D’autres musées états-uniens contemporains proposent des expériences très immersives. C’est le cas, par exemple du National Center for Civil and Human Rights à Atlanta où le visiteur est invité à s’asseoir au comptoir d’une reproduction de diner des années 1950 et à chausser un casque audio dans lequel sont diffusés des chapelets d’insultes racistes mêlés au bruit de fond d'un tel établissement pendant que le tabouret sur lequel il est assis vibre comme s’il recevait des coups de pied. L’expérience est censée permettre au visiteur de se projeter dans l’expérience d’un individu noir-américain lors d'un sit-in pendant la ségrégation raciale. Ces configurations pathiques, comme les nomment Philippe Mesnard23, ne sont donc pas uniques à la commémoration des veterans, mais inscrivent ces musées dans un mouvement muséographique contemporain plus général. Un mouvement qui depuis les années 1990 entend susciter des émotions, voire faire vivre celles-ci par les visiteurs « à la place de » afin de créer une obligation sociale envers les individus commémorés.24 Toutefois, ces musées et mémoriaux demeurent inspirés des intentions qui ont présidées à la construction du Vietnam Veterans National Memorial. Ils sont le résultat d’une volonté de ne pas juste donner à voir les informations rassemblées au cœur du musée, mais de les donner à vivre, c’est-à-dire de susciter chez les visiteurs une réaction émotionnelle empathique. Une réaction que les visiteurs semblent venir chercher.

29Ces dispositifs facilitant la projection, voire l’identification, tout comme l’importance accordées aux expériences individuelles, participent à commémorer des individus et leurs expériences particulières, davantage que des événements. En faisant appel à l’empathie des visiteurs, elle leur permet aussi de créer des liens virtuels avec ceux et celles qu’ils sont venus commémorer.

IV. Ménager et servir des publics référentiels particuliers

30C’est là le dernier point commun de ces musées et mémoriaux hérités du Vietnam Veterans National Memorial : le lien qui semble se tisser entre les visiteurs et les veterans représentés est d’autant plus important que ces lieux semblent pensés pour des publics référentiels particuliers : des proches de veterans, voire des militaires et des veterans en personne.

1. Les familles et les proches

31Dans le cas du Vietnam Veterans National Memorial, les proches des veterans et particulièrement des disparus constituent un public référentiel évident. En faisant le choix d’épouser la forme d’un monument aux morts, et de rendre possible d’effleurer les noms du bout des doigts, voire de les décalquer par frottage avec un crayon sur un bout de papier – une pratique devenue fort commune –, il est clair qu’un des publics pour lequel ce mémorial a été pensé est constitué des familles de veterans. Ces mêmes familles que Jan Scruggs a conviées pour fédérer autour de son projet lorsqu’il s’est retrouvé au cœur de dissensions. Pour elles, un registre et une base de données permettant de chercher le nom d’un individu spécifique et d'en localiser l'emplacement sur le mur ont été ajoutés à l’entrée du monument – les noms étant gravés dans la pierre par ordre de leurs dates de décès et non par ordre alphabétique, il n’est pas toujours aisé d'y retrouver quelqu'un. Arlington National Cemetary et le Women in Military Service for America Memorial mettent aussi à disposition des visiteurs des bases de données, permettant d’identifier et de localiser des tombes particulières pour le premier et permettant de retrouver quelques informations sur les femmes ayant servi dans les forces armées (nom, villes de naissance et de résidence, branche du service, etc.) pour le second.

32Les proches semblent aussi être les premiers destinataires de certaines parties du National Infantry Museum and Soldier Center. Celui-ci possède une section dédiée à l’histoire de la base militaire adjacente et plus particulièrement au quotidien de l'école d'infanterie qu'elle abrite. Or, comme évoqué plus haut, les cérémonies de remise de diplôme de cette école ont lieu dans la cour du musée, les jeunes soldats et leurs proches figurent donc fréquemment parmi les visiteurs. Le contenu de cette section, de même que celui de la boutique souvenir – qui propose de nombreux produits valorisant les soldats, les veterans et leurs familles – leur semble directement destiné.

33Enfin, c’est surtout par l’étude des pratiques des visiteurs que ces publics référentiels particuliers deviennent si saillants. Kristin Hass25 a observé le cas précis du Vietnam Veterans National Memorial. Elle a montré comment le mur est devenu un lieu de pèlerinage pour les familles qui viennent s’y recueillir à des dates importantes, mais aussi comment des pratiques funéraires issues des minorités raciales aux États-Unis26 ont été transposées pour ce lieu de commémoration. Les visiteurs laissent en effet chaque jour au pied du mur divers objets en offrande. Ils sont devenus rapidement si nombreux qu’en 1984 a été créée la Vietnam Veterans National Memorial Collection, afin de collecter, répertorier et archiver ces objets. Au-delà des fleurs et des drapeaux, des lettres, des médailles, et toutes sortes d’objets personnels sont déposés chaque jour. Une collection que Kristin Hass a analysée, ce qui lui a permis de dégager un autre public référentiel : celui des veterans eux-mêmes.

2. Les veterans eux-mêmes

34Les veterans semblent en effet non seulement présents en ces lieux, mais attendus. Dans une section du Women in Military Service for America Memorial, un projet d'histoire orale en cours est par exemple publicisé par un grand panneau mis en valeur par le sens de la visite. Les femmes parmi les veterans qui visitent le mémorial sont alors invitées à s'inscrire afin de livrer leur témoignage.

35Au National Infantry Museum and Soldier Center, ces attentes prennent une autre forme : alors que la majorité du musée propose une expérience immersive, lorsque les visiteurs arrivent dans la section du musée dédiée à la Guerre froide, un panneau les avertit que la zone qui reproduit les conditions de combat de la guerre du Vietnam est une représentation très réaliste et qu'il est donc possible de la contourner pour celles et ceux qui ne souhaitent pas la traverser. Il s'agit du seul détour proposé explicitement par le musée et de son seul avertissement. À ce stade de la visite pourtant, les visiteurs ont déjà fait l'expérience des flashs de lumière, des sols vibrants et des sons d'hélicoptères sans possibilité d'y échapper, mais la guerre du Vietnam bénéficie d'un traitement différencié. On peut y voir ici une volonté de continuer à accorder un statut de victime à la génération qui a fait reconnaître l'état de stress post-traumatique, mais surtout, en avertissant de l'éventualité que les conditions de la visite soient réminiscentes d'expériences vécues dans la jungle vietnamienne, le musée confirme que les veterans figurent en place de choix dans la liste des visiteurs qu'ils ont envisagés au moment de scénographier la visite, et particulièrement les veterans de la guerre du Vietnam. C'est à eux que l'avertissement est destiné.

36Enfin, les veterans sont désormais particulièrement attendus sur le National Mall and Memorial Park et ce, non nécessairement en raison des designs et de la scénographie des mémoriaux qui y figurent, mais parce que depuis 2005 un réseau associatif, l'Honor Flight Network a pour mission de faire visiter « leur » mémorial aux veterans âgés, afin de s'assurer qu'ils l'aient vu au moins une fois dans leur vie. Des veterans sont donc acheminés par avion en provenance de leurs états de résidence en petits groupes et accompagnés de volontaires pour visiter ces lieux. Il est fréquent de les croiser, des hommes âgés, surtout, dans des t-shirts bleus au logo de l'association, soutenus, voire poussés dans leurs chaises roulantes, par des individus plus jeunes, souvent des femmes. Ces volontaires portent, eux, des t-shirts rouges sur le dos desquels on peut lire la citation suivante : « We can't all be heroes, some of us get to stand on the curb and clap as they go by » 27. Quelle que soit la guerre dont ces veterans ont fait l'expérience, la citation sur les t-shirts reste la même : ils sont tous présentés comme des "héros" qui méritent d'être honorés par le grand public, sans nécessairement évoquer la guerre qu'ils ont vécu, et encore moins ses circonstances politiques.

Conclusion : les veterans de la guerre du Vietnam à l'origine d'une économie morale de la reconnaissance efficace et durable

37Par un heureux hasard du calendrier, la visite du National Infantry Museum and Soldier Center qui a servi à dégager certaines des analyses ci-dessus a eu lieu 35 ans jour pour jour après l'inauguration du Vietnam Veterans National Memorial, un 11 novembre, jour de commémoration nationale aux États-Unis de l'ensemble des veterans. Cette date qui est communément celle de la commémoration de l'Armistice de la Première Guerre mondiale en Europe, est outre-Atlantique un jour d'hommage à celles et ceux qui ont servi dans les forces armées – professionnels et appelés, vivants ou morts sans restriction à l’expérience d’une guerre en particulier –. C'est un jour où il est aisé de noter que les veterans bénéficient aux États-Unis d'une économie morale de la reconnaissance particulière, dont les pratiques sont fort ostentatoires. Cérémonies, défilés, programmes télévisés spéciaux, ristournes dans les commerces et restaurants, actes de reconnaissance divers à grand renfort de « Thank you for your service » – une expression devenue idiomatique dans les années 1990 qui leur est destinée –, ses manifestations sont nombreuses. Or, celles-ci résultent au moins en partie du travail de reformulation symbolique de la cause des veterans entrepris par les veterans de la guerre du Vietnam dans les années 1970 et poursuivi depuis28.

38Parmi les manifestations de cette économie morale de la reconnaissance, les pratiques mémorielles aussi semblent devoir leur paternité aux actions des veterans de la guerre du Vietnam. Il semble en effet que le mémorial qu'ils ont érigé en hommage à leurs camarades disparus ait eu une fonction de médiation sur les représentations et les pratiques mémorielles qui l’ont suivi. Le Vietnam Veterans National Memorial a permis de définir des normes et des pratiques commémoratives mobilisables par d'autres, parce que l'efficacité des dispositifs qu'il propose ne dépend pas des circonstances de la guerre. En commémorant les expériences individuelles, en enjoignant les visiteurs à effectuer un travail d’empathie, et en accordant une place privilégiée aux proches et aux veterans eux-mêmes parmi les visiteurs attendus, ce mémorial permet non seulement la commémoration, mais la valorisation sociale des veterans, indépendamment de la perception des guerres auxquelles ils ont participé. Alors, ni la justesse de la cause, ni la sortie victorieuse du conflit ne conditionnent ce travail commémoratif. Seuls comptent les veterans et la reconnaissance de leurs expériences.

39C'est sans doute pour cela que la seule exception notable à ce dispositif est le National World War II Memorial inauguré en 2004. Les morts au combat y sont signifiés par 4.048 étoiles dorées, une par centaine de morts, apposées sur le mur d'une fontaine et assorties des mots « Here we mark the price of freedom »29. Ils n'occupent qu'un tout petit espace au milieu des colonnes et des fontaines qui composent cet édifice grandiose et sont réduits au statut de monnaie d'échange : 404.800 vies contre la liberté. Davantage que les veterans, les différents fronts et les différentes branches mobilisées sont gravées dans la pierre et le ton est plus triomphant qu'invitant au recueillement. Pourtant construit bien après le Vietnam Veterans National Memorial, c'est un mémorial à la guerre, et non aux guerriers. Or, si cela a fait l'objet de vifs débats au cours du développement du projet30, ceci est notamment possible parce que les veterans de la Deuxième Guerre mondiale ne dépendent pas d'une reformulation pour être considérés comme la greatest generation. Ils ont fait l'expérience d'une guerre gagnée dont la cause a été unanimement saluée comme une juste cause. C'est pour les autres, que le ton donné par le mémorial des veterans du Vietnam revêt une importance particulière, pour ceux qui ne peuvent compter que sur la reconnaissance de l'exceptionnalité de leur expérience individuelle et sur l'intensité des émotions que cela suscite pour leur reconnaissance. Une reconnaissance qui semble alors pérenne, voire inconditionnelle.

40Or, non seulement, les veterans de la guerre du Vietnam sont à l'origine d'un premier mémorial qui semble avoir donné le ton pour les suivants, mais ils semblent aujourd'hui encore être un des publics référents principaux de ces dispositifs muséaux si particuliers. Cela révèle leur poids dans les pratiques de mémorialisation qui les concernent, mais aussi dans celles qui concernent les générations de veterans qui leur ont succédé. En cela, il est possible de les décrire comme des entrepreneurs de mémoire, c'est à dire comme « ceux qui créent des références communes et ceux qui veillent à leur respect »31. Cela confirme aussi plus généralement le poids des publics dans la conception des lieux de mémoire, qu'il s'agisse de musées ou de mémoriaux. Or, c'est de ce côté qu'il faut désormais pousser plus avant cette recherche : maintenant que leur influence a été identifiée, il est nécessaire d'observer plus avant comment les veterans de la guerre du Vietnam font « usage du passé » – pour reprendre l'expression de Marie-Claire Lavabre32 – pour entretenir cette économie morale de la reconnaissance si particulière. Quel est leur rôle dans la construction de ces lieux ? Exercent-ils, en tant qu'individus ou via les associations qui les représentent, un droit de regard sur les appels à projets ? Siègent-ils dans les comités décisionnels et/ou en tant qu'administrateurs ? Participent-ils à leur financement ? Comment et par qui les décisions muséographiques sont-elles prises ? Quels en sont les justifications ? C'est donc désormais du côté des conditions matérielles de réalisation de ces lieux et dans les interactions qui s'y jouent qu'il faut chercher les conditions de réalisation des objectifs politiques de ces entrepreneurs de mémoire.

Notes

1 La notion est empruntée aux travaux de Wilfried Lignier qui décrit la manière dont les parents d’enfants à haut potentiel intellectuel obtiennent une reconnaissance médico-sociale au début des années 2000 en requalifiant l’expérience de leurs enfants sous l’angle de la souffrance sociale et scolaire. Lignier Wilfried, « La cause de l’intelligence : Comment la supériorité intellectuelle enfantine est devenue une catégorie de l’action publique d’éducation en France (1971-2005) », Politix, 2011, vol. 94, n°2, pp. 179‑201.

2 Le terme est maintenu en anglais dans le texte car il ne possède pas de traduction précise : « veteran » renvoie en anglais à l’ensemble des anciens militaires d’une période, indépendamment de leur expérience du combat, ce qui n’est pas le cas de l’expression française « ancien combattant ». Quant au terme « vétéran » en français, il est rarement mobilisé dans un contexte militaire. Son usage est réservé le plus souvent à décrire une personne expérimentée dans un domaine particulier ou une catégorie d’âge dans des épreuves sportives.

3 L’économie morale de la reconnaissance est une notion développée par Guillaume Piketty à partir des travaux de Claude Barrois et de Bruno Cabanes. Elle désigne l’ensemble des pratiques indiquant aux veterans qu’ils font l’objet d’une reconnaissance spécifique et qui, ce faisant, accorde un sens particulier à leur expérience. Piketty Guillaume, « Économie morale de la reconnaissance. L’Ordre de la Libération au péril de la sortie de Seconde guerre mondiale », Histoire@Politique, 2007, vol. 3, n°3, p. 15.

4 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 2004, 367 p. ; Halbwachs Maurice, La mémoire collective, Nouvelle édition révisée et augmentée, Paris, Albin Michel, 1997, 295 p. ; Lavabre Marie-Claire, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationale, 2000, vol. 7, no1, pp. 48‑57 et Lavabre Marie-Claire, « Usages du passé, usages de la mémoire », Revue française de science politique, 1994, 44e année, n°3, pp. 480‑493.

5 Lavabre Marie-Claire, « La ‘mémoire collective’ entre sociologie de la mémoire et sociologie des souvenirs ? », HAL Archives ouvertes, 2016. ; Lefranc Sandrine et Gensburger Sarah, La mémoire collective en question(s), Paris, PUF, 2023, 526 p. et Gensburger Sarah, « Comprendre la multiplication des ‘journées de commémoration nationale’ : étude d’un instrument d’action publique de nature symbolique », in Halpern Charlotte, Lascoumes Pierre, Le Galès Patrick, L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, pp. 345‑365.

6 Gensburger Sarah et Lefranc Sandrine, À quoi servent les politiques de mémoire ? Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 192 p. ; Lefranc Sandrine et Gensburger Sarah, 2023, op. cit. ; Michel Johann, Gouverner les mémoires: les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, 207 p. ; Pollak Michael, Une identité blessée: études de sociologie et d’histoire, Paris, Métailié, 1993, 413 p. ; Antichan Sylvain et Teboul Jeanne, « Faire l’expérience de l’histoire ? Retour sur les appropriations sociales des expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2017, n° 121-122, pp. 32‑39 ; Gensburger Sarah, 2014, op. cit. ; Gensburger Sarah, « Chapitre 2 / Entrepreneurs de mémoire et configuration française », in Gensburger Sarah, Les Justes de France, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, pp. 51‑71 ; Lavabre Marie-Claire, 1994, op. cit. et le numéro spécial de la revue Tumultes, 1 mai 2001, n° 16, dont Gueissaz Mireille, « Français et Britanniques dans la Somme : Sur quelques manières de visiter les champs de bataille de la Somme hier et aujourd’hui », Tumultes, 2001, n°16, pp. 83‑104.

7 Lefranc Sandrine et Gensburger Sarah, 2023, op. cit.

8 Budreau Lisa M., Bodies of war: World War I and the politics of commemoration in America, 1919-1933, New York, New York University Press, 2010, 317 p. ; Capdevila Luc, Voldman Danièle, Nos morts: les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, XIXe-XXe siècles, Paris, Payot, 2002, 282 p. ; Winter Jay M., Sîwan Emmanuel (dir.), War and remembrance in the twentieth century, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 260 p.

9 Hass Kristin Ann, Sacrificing soldiers on the National Mall, Berkeley, University of California Press, 2013, 262 p. ; McElya Micki, The politics of mourning: death and honor in Arlington National Cemetery, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2016, 395 p. ; Scott Wilbur J., Vietnam veterans since the war: the politics of PTSD, agent orange, and the national memorial, Norman, University of Oklahoma Press, 2004, 293 p.

10 Hass Kristin Ann, Carried to the wall: American memory and the Vietnam Veterans Memorial, Berkeley, University of California Press, 1998, 188 p.

11 Dans le sens où il engage « des pratiques singulières […] dans les formes collectives de représentations de l’appartenance sociale et culturelle ». Lamizet Bernard, La médiation culturelle, Paris, France, Harmattan, 1999, p. 15.

12 Burtin Olivier, A nation of veterans: war, citizenship, and the welfare state in modern America, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2022, 291 p. ; Gambone Michael D., The greatest generation comes home: the veteran in American society, College Station, Texas A&M University Press, 2005, 271 p. ; Mettler Suzanne, Soldiers to citizens: the G.I. bill and the making of the greatest generation, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2005, 252 p. ; Scott Wilbur J., 2004, op. cit.

13 US Department of Veterans Affairs, VA History in Brief, US Department of Veterans Affairs, nd, 36 p.

14 Scott Wilbur J., « PTSD in DSM-III : A Case in the Politics of Diagnosis and Disease », Social Problems, 1990, vol. 37, n°3, pp. 294‑310 ; Fassin Didier, Bourdelais Patrice, Les constructions de l’intolérable : études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, Découverte, 2005, 230 p.

15 En l’absence de notes indiquant le contraire, les informations factuelles contenues dans ce paragraphe et le suivant doivent leur paternité à Scott Wilbur J., 2004, op. cit.

16 Cette grande salle rassemble les noms des victimes de la Shoah sur des feuilles de témoignage et possède en son centre une rotonde tapissée des portraits de victimes.

17 Hass Kristin Ann, 1998, op.cit, p. 13

18 Ces pratiques ont notamment été analysées par Hass Kristin Ann, 1998, op. cit.

19 Il s’agit là d’une traduction de « commemorate the warriors, not the war », une expression initialement publiée dans Scott Wilbur J., The politics of readjustment : Vietnam veterans since the war, New York, Aldine De Gruyter, 1993, 285 p. et toujours présente dans sa réédition de 2004 parue sous le titre Vietnam veterans since the war : the politics of PTSD, agent orange, and the national memorial, op. cit.

20 Le panneau à son effigie contient notamment le texte suivant : « His word was his bond ».

21 Hass Kristin Ann, 2013, op. cit.

22 Il s’agit d’un véhicule militaire de transport, ce surnom vient de la prononciation approximative de l’acronyme de son nom complet : High mobility multipurpose wheeled vehicle.

23 Mesnard Philippe, « La question du pathos dans les espaces des musées et des mémoriaux », in Becker Annette, Debary Octave, Montrer les violences extrêmes : théoriser, créer, historiciser, muséographier, France, Creaphis Éditions, 2012, pp. 63‑96.

24 Bastias Sekulovic Malena, « Qui sont les publics de la mémoire ? », in Lefranc Sandrine, Gensburger Sarah, La mémoire collective en question(s), Paris, PUF, 2023, pp. 217‑226 ; Lavielle Julie, « Faut-il fermer les musées mémoriaux ? », in Lefranc Sandrine, Gensburger Sarah, 2023, op. cit., pp. 467‑476.

25 Hass Kristin Ann, 1998, op. cit.

26 Son analyse évoque des pratiques noires-américaines, latino-américaines et natives américaines. Des pratiques similaires ont été observées par l'auteure aux Lakota Freedom Veterans Cemetary et au Sincangu Akacita Owicahe, Tribal Veterans Cemetary, deux cimetières de veterans natifs-américains situés à Pine Ridge dans le Dakota du Sud en 2017.

27 « Nous ne sommes pas tous des héros, certains d'entre nous ont le privilège de se tenir sur le bord du trottoir et de les applaudir pendant qu'ils passent », une citation attribuée au comédien Will Rogers.

28 Huiskamp Gerard, « ‘Support the Troops!’ : The Social and Political Currency of Patriotism in the United States », New Political Science, 2011, vol. 33, no3, pp. 285‑310 ; Scott Wilbur J., 2004, op. cit.

29 « Ici nous marquons le prix de la liberté »

30 Kristin Hass accorde un chapitre complet à sa construction dans Hass Kristin Ann, 2013, op. cit.

31 Pollak Michael, 1993, op. cit. p. 30

32 Lavabre Marie-Claire, 2000, op.cit. ; Lavabre Marie-Claire, 1994, op. cit.

Pour citer cet article

Anne-Lise Dall'Agnola, «‘Commémorer le guerrier sans commémorer la guerre’: pratiques mémorielles dans les musées et monuments états-uniens», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahiers n°10. « Le gouvernement des musées mémoriaux par les publics », URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=319.

A propos de : Anne-Lise Dall'Agnola

Anne-Lise Dall'Agnola est docteure en sociologie au Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (Cresppa). Elle est enseignante contractuelle en sociologie à l'Institut National Universitaire Champollion.