Les Cahiers de muséologie

2406-7202 2953-1233

 

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Pedro Pereira Leite

La nouvelle muséologie et les mouvements sociaux au Portugal1

(Hors-série n° 2)
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Résumé

Cet article traite des mouvements sociaux dans le monde, en portant une attention particulière au cas du Portugal. Il défend l’idée selon laquelle les mouvements sociaux, qui se déploient en de multiples directions, sont des lieux privilégiés pour l’observation des transformations sociales. L’auteur met en évidence le potentiel créatif qui émerge de l’action sociale et des espaces contemporains à travers lesquels la tension sociale déborde et se manifeste, notamment par le biais des réseaux mondiaux de communication. L’argument principal est que les pratiques des mouvements sociaux conduisent à de nouvelles relations avec le patrimoine, ce qui amène l’auteur à s’interroger sur la capacité du mouvement de la muséologie sociale à faire face aux défis actuels. Le texte se concentre sur l’émergence du Mouvement international pour une nouvelle muséologie (MINOM), retraçant la trajectoire de celui-ci jusqu’en 2013, à l’occasion de sa XVIe réunion internationale qui s’est tenue à Rio de Janeiro. Sur la base de ces éléments, enfin, sont problématisés la place et le développement de la muséologie sociale au Portugal.

Mots-clés : new museology, social museology, social movements, MINOM, Portugal

Abstract

The article broaches the subject of the social movements around the world, with special attention to Portugal, arguing that social movements are expanding in different directions and are privileged standing points for the observation of social transformation. The author highlights the creative potential emerging from social action, as well as the contemporary spaces through which social tension overflows and becomes manifest, especially from the global communications network. He argues that social movements’ practices lead to new relations with heritage and questions if the Social Museology movement is fit for dealing with the challenges of contemporaneity. The text focuses the emergence of the International Movement for a New Museology (MINOM) and traces its path up to the year 2013, when Minom met in the city of Rio de Janeiro. Finally, it problematizes social museology and its development in Portugal.

Keywords : nouvelle muséologie, muséologie sociale, mouvements sociaux, MINOM, Portugal

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2Les premières années du nouveau millénaire ont introduit dans l’histoire des mouvements sociaux de nouvelles formes d’organisation, de nouvelles idées et de nouveaux protagonistes. L’examen de la place qu’occupe la muséologie sociale au Portugal dans le cadre de ces mouvements sociaux nous servira ici de ligne directrice.

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4Le Mouvement international pour une nouvelle muséologie (MINOM), un groupe de réflexion sur les processus et les pratiques d’une muséologie engagée auprès des communautés et des territoires, a été créé en 1985 au Portugal. L’apparition d’un tel mouvement s’explique par la vitalité de cette muséologie sociale dans ce pays, en grande partie héritée de l’intense activité des mouvements sociaux issus du processus révolutionnaire du 25 avril 1974. Cet article cherche à inventorier les façons dont cette muséologie traduit les mouvements sociaux actuels au Portugal.

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6Le Portugal est aujourd’hui un État dont la souveraineté est morcelée, un État utilisé comme modèle pour l’application des politiques d’austérité défendues par le Fonds monétaire international, qui se traduisent par un démantèlement des politiques sociales et culturelles de l’État social, favorisant leur remplacement par des initiatives d’entreprises privées.2

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8Nous aborderons ici successivement les mouvements sociaux contemporains, identifierons ce qui se passe dans le domaine de la muséologie sociale au Portugal, pour réfléchir aux chemins qu’emprunte cette nouvelle muséologie.

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Les mouvements sociaux dans le monde

10Au cours des dix dernières années, le monde a été surpris par une nouvelle et intense vague de mouvements sociaux, témoignant de la vitalité et de l’énergie créatrice des peuples à la recherche de solutions à leurs problèmes.

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12Les dernières décennies du vingtième siècle avaient été la scène d’intenses mouvements pacifistes contre la guerre du Vietnam, contre la menace nucléaire, en Amérique du Nord et en Europe, ainsi que de l’émergence des mouvements pour la démocratisation de l’Amérique du Sud, qui ont été une force déterminante dans la fin de nombreux régimes dictatoriaux. Ce sont ces mouvements qui ont consolidé les droits sociaux : les droits des femmes, des Noirs et des minorités ont été reconnus suite à l’organisation de multiples manifestations et de campagnes de sensibilisation de l’opinion publique. Nous avons également assisté à l’émergence des mouvements écologistes, aiguisant la conscience d’un destin commun sur une planète en grave crise énergétique et environnementale.

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14Les années 1990 ont commencé avec l’effondrement inattendu du monde communiste est-européen. Initiés dans l’ancienne Allemagne de l’Est par une mobilisation intense en faveur de la réunification, les mouvements sociaux se sont rapidement répandus en Asie et au Moyen-Orient. Simultanément, la Chine communiste lançait son programme « un pays, deux systèmes ».

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16Ces mouvements sociaux sont contradictoires : tandis qu’en Europe occidentale, par exemple, les vieux conflits nationalistes sont résolus, en d’autres régions ils sont ravivés, comme le montre le cas des Balkans, qui nous rappelle que la guerre est un phénomène pouvant éclater à tout moment.

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18Le monde se transforme en un immense marché globalisé, réglementé par des agences financières et des échanges commerciaux intenses. Un monde qui demeure inégalitaire, où la faim continue d’affecter des millions d’êtres humains, où les bénéfices des progrès de la science tardent à être accessibles à la plupart des habitants des différents pays. Un monde encore imparfait, que la tradition des mouvements sociaux, à travers l’action collective, continuait de chercher à transformer en une action politique émancipatrice.

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La crise mondiale de 2008 et les nouveaux mouvements sociaux

20En 2008, au lendemain de la profonde crise financière engendrée par la spéculation et l’avidité des spéculateurs internationaux en Europe et aux États-Unis, nous avons assisté à une recrudescence des mouvements sociaux. Mais désormais, et de manière surprenante, ces derniers s’étendent à de multiples régions du globe, et innovent dans les méthodes qu’ils utilisent. Divers observateurs de la réalité sociale ont depuis lors attiré notre attention sur ce point.

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22En Afrique du Nord, en raison du problème du chômage et de l’autocratie, une vague de protestations se propage rapidement dans tout le bassin méditerranéen. En Amérique du Sud, dans un contexte de demande croissante des matières premières sur les marchés internationaux, des mouvements se font jour pour exiger une meilleure répartition des revenus et des ressources, et une plus grande attention portée à la transparence des décisions gouvernementales. Des mouvements connus sous les noms de « Printemps arabe », « Indignados » ou « Occupy Wall Street ». Des mouvements indubitablement très hétérogènes, aux objectifs dissemblables, mais dont l’action est beaucoup plus vaste et persistante que ce dont rendent compte au final les agences de presse.

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24Qu’y a-t-il de commun entre ces mouvements sociaux, quel est leur profil et comment contribuent-ils au changement social ? Quelques brèves lignes sur cette question seront esquissées, avant d’analyser la nature des réponses que la muséologie sociale apporte à ce mouvement.

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26Nous avons tous l’impression que les sociétés soumises à d’intenses processus de mondialisation se présentent comme des ensembles sociaux affectés par des processus de transformation non moins intenses. Le temps social s’accélère et l’espace social se fragmente.

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28Dans toute organisation sociale, les processus de transformation peuvent être observés à partir des mouvements sociaux. C’est en ceux-ci que nous rencontrons les éléments d’innovation sociale, d’organisation et de pratiques prêts à émerger. Comme nous l’enseigne la théorie sociale, les formes de pouvoir politique tendent à conserver les formes d’organisation hégémoniques, tandis que dans les formes de contestation de ce modèle d’organisation sociale, largement mobilisées par les mouvements sociaux, s’observe une recherche d’innovation sociale ouvrant la voie à une autre organisation des pouvoirs et des pratiques sociales. L’analyse des mouvements sociaux de contestation nous offre l’opportunité de rechercher et d’accéder aux éléments permettant de comprendre les tensions présentes dans la société. C’est en ceux-ci que nous chercherons à comprendre les rythmes du changement social.

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30Comme l’affirme Manuel Castells dans son livre sur les sociétés de l’information (Castells 2002), les modèles de changement social n’ont pas été élaborés dans le domaine des organisations politiques actuelles, mais dans celui des actions de rue menées par les mouvements sociaux. Ce sont les mouvements sociaux qui font pression sur l’organisation sociale pour qu’elle s’ajuste et modifie ses formes d’organisation politique. Selon Castells, c’est en examinant les raisons qui conduisent les individus à se regrouper en certains contextes et en certaines circonstances, pour développer une action sociale et faire pression sur les formes et les processus d’organisation sociale, que nous sommes à même de mener une analyse de ces processus de transformation.

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32Toujours selon cet auteur, et dans le même ouvrage, le processus de changement est généré par une émotion individuelle face à des circonstances déterminées, par l’action d’un élément catalyseur qui s’avère socialement partagé par les membres d’un groupe. Castells identifie cet élément catalyseur dans la production de la colère qui, lorsqu’elle est socialement partagée, libère le potentiel de révolte. La colère est l’une des émotions fondamentales de l’être humain. Elle est l’une des conditions nécessaires pour générer la révolte chez l’individu. C’est cette colère, socialement partagée par un ensemble d’individus à un moment donné et face à une situation comprise ou perçue comme injuste, comme une menace ou une erreur, qu’elle devient une condition de base du mouvement social.

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34La colère est une émotion fondamentale, généralement connotée négativement dans la mesure où elle est liée à l’agressivité, la violence, la fureur et l’hostilité. Il s’agit d’une émotion de défense du sujet qui déclenche des attitudes d’agression physique ou verbale. L’être humain s’organise selon des modèles d’organisation, des règles. Cette capacité à construire des règles implique la capacité à les formuler et à estimer leur utilité. En ce sens, la colère, au-delà de l’émotion elle-même, porte également la capacité de symbolisation (d’abstraction) du monde, la possibilité de corriger les comportements, d’évaluer les erreurs et de construire une adéquation nécessaire.

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36La colère cependant, comme le soutient Manuel Castells, même si elle est partagée par un nombre significatif de personnes, ne suffit pas à générer la révolte. Il faut également ajouter la peur, une autre émotion fondamentale, pour générer une révolte sociale. La peur résulte d’une situation de coercition. La peur surgit dans la perception d’un danger pour l’individu et pour le groupe, ce qui engendre des comportements de protection, à la fois individuels et collectifs. La peur est une émotion qui déclenche toujours une action.

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38Dans le cas des groupes humains, le pouvoir social organise la forme de la société, légitimant les processus de l’action sociale, fournissant les structures sociales pour la concrétisation de l’action et mettant à disposition leurs récits respectifs de légitimation symbolique. Or, dans certaines circonstances, lorsque s’impose la perception que cette organisation sociale ne répond pas adéquatement aux besoins des membres du groupe, face à la perception d’un blocage et aux impasses de la confrontation, la colère peut émerger.

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40La colère suscitée par la situation conduit à affronter les structures de légitimation sociale et pousse au mouvement de révolte à travers lequel la peur peut être surmontée. Le mouvement social est une action de révolte contre une situation injuste dont la perception de résolution apparaît bloquée, générant cette frustration qui se transforme en colère, déchaînant la fureur. Lorsque cette situation entre en résonance chez un plus grand nombre de membres, l’union de tous est le mécanisme permettant de surmonter la peur et la colère, libérant ainsi le potentiel créateur de l’action sociale.

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42Selon cette perspective, nous pouvons conclure que le processus de mobilisation du groupe pour agir est une manière de surmonter la peur. C’est un processus dans lequel l’individu s’insère dans le mouvement du groupe, à travers sa révolte, en plaçant dans ce mouvement l’espoir de résolution des conflits dans lesquels il se sent impliqué.

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44Ce que nous cherchons à relever dans cette analyse est que, comme le dit Castells, l’ensemble du processus social est simultanément un processus d’interaction communicative. À travers l’analyse des processus de communication entre les membres du groupe, et entre ces derniers et l’extérieur, nous pourrons identifier les principaux vecteurs des processus de changement social. La question de l’analyse des processus de communication entre les membres du groupe devient cruciale pour analyser la capacité de mobilisation de celui-ci, sa capacité à traiter et à partager cette communication. L’entretien de flux de communication permanents fait partie du processus de maintien de l’action et de dépassement du niveau individuel par le mouvement de l’ensemble.

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46L’analyse des processus de communication entre les mouvements sociaux de ces dernières années nous permet de mettre en évidence ce paradigme de la théorie sociale. La production d’innovation sociale par ces mouvements est très intense, diversifiée, et formule d’importantes transformations. La capacité de communication et la plateforme technologique utilisée évoluent très rapidement, permettant à ces mouvements sociaux de générer une communication en temps réel. Aujourd’hui, ces mouvements s’assemblent en temps réel, gérant simultanément et sans délai une multiplicité d’interactions communicationnelles, imposant la pratique de nouveaux processus de décision concernant l’action. Le global et le local sont connectés. Une connexion instantanée est générée entre n’importe quelle personne, où qu’elle se trouve. Chaque individu communique instantanément avec les autres, à tous les niveaux d’échelle.

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Le temps et l’espace des mouvements sociaux

48À l’inverse du passé, où l’accumulation des tensions, de la peur et de la colère entraînait un lent réchauffement qui culminait dans une révolte sociale généralisée et profonde, toute la tension peut aujourd’hui éclore et se propager par contagion n’importe où, en des manifestations plus ou moins intenses, plus ou moins durables. La nouveauté de ces manifestations réside en ce qu’elles se produisent souvent à l’extérieur ou en marge des puissances mondiales. Des puissances qui, bien qu’elles puissent contrôler certains canaux, peuvent rarement empêcher une diffusion instantanée agissant comme catalyseur pour l’action. Une fois généré, un processus de communication ne peut être contrôlé. Cela fut l’une des méthodes mobilisées par les mouvements sociaux de la dernière décennie. L’utilisation du réseau de communication global a permis leur accompagnement instantané, en tous lieux, à travers de multiples canaux rhizomatiques.

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50Ces mouvements sociaux étaient basés sur l’indignation. Une indignation qui engendre la révolte, car il était entendu que l’action des États privilégiait les organisations financières au détriment des individus. Ce sont des interventions étatiques qui ont amplifié la concentration de la richesse et la socialisation des pertes. Le mouvement déchaîne et canalise l’indignation des gens contre les États. Et c’est cette indignation contre l’État qui a catalysé et canalisé la révolte sociale.

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52Mais si ces mouvements sociaux naissent dans le réseau social d’Internet, qui est un espace d’échange d’informations protégé – dans le sens où il ne peut être censuré sur-le-champ et qu’il permet, à partir d’une impulsion unique, de contaminer de multiples points, déclenchant des vagues d’expansion en chaîne – les relations sociales, toutefois, se produisent en situation.

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54La colère et la peur ne suffiront pas à générer, à travers les nouvelles technologies, un mouvement social. Il est également nécessaire que les réseaux de proximité fonctionnent dans un contexte donné. Un mouvement social n’existe pas au travers d’individus isolés, il requiert un ensemble d’individus agissant ensemble. Pour que ces liens sociaux de proximité soient mobilisés et que la contamination opère, les premiers doivent préexister à la seconde. Pour qu’il y ait mouvement social, il faut qu’il y ait des espaces et des moments de sociabilité. Avant, pendant et après.

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56Ces nouveaux mouvements sociaux, s’ils se concrétisent dans un temps et des espaces locaux, à partir de problèmes locaux, mobilisent, en tant que manifestes, des idées globales. Les valeurs revendiquées sur la place publique sont la démocratie, l’égalité, la liberté, la justice, presque toujours contre les situations générées par la limitation des pouvoirs politiques. Il existe donc un potentiel créateur d’innovation, que ce soit dans les nouvelles relations sociales ou dans les nouvelles pratiques sociales.

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58En regard des événements du passé, où le temps nécessaire pour construire des phénomènes locaux en des phénomènes globaux était lent, le temps dans ces nouveaux mouvements sociaux est devenu instantané. C’est la perception de leur dimension universelle qui mobilise, simultanément, la communauté locale autour de problèmes pressentis localement. Et c’est là aussi une nouvelle dimension de ces mouvements : leur capacité à mener localement des mouvements globaux. Les problèmes écologiques et les problèmes des femmes sont aujourd’hui des problèmes globaux, quand bien même ils sont vécus localement. Lorsque des violations des droits de l’Homme sont commises en un lieu déterminé, elles peuvent être instantanément amplifiées par les réseaux de communication. Cet écho, à son tour, renforce l’efficacité de l’action au niveau local par l’intérêt croissant suscité par le phénomène.

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Mouvements sociaux : la confrontation avec les différents ordres du pouvoir et l’affirmation des différences

60Il existe encore une autre caractéristique dans ces mouvements sociaux, peut-être la plus intéressante en termes d’innovation. Nous savons qu’il existe une tension entre les pouvoirs locaux. Une tension qui a permis l’émergence de pouvoirs globaux, agissant à l’échelle mondiale en cherchant à absorber les pouvoirs locaux, et se révélant d’autant plus efficaces dans cette entreprise que les cas de subordination ont été nombreux.

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62Dans la logique de concurrence entre les pouvoirs, la dimension globale apparaît comme l’espace de l’affirmation du pouvoir, tandis que la dimension particulière s’assume comme l’espace de l’affirmation des différences. Dans la tension entre le général et le particulier, le premier cherche à subordonner le second, tandis que la différence cherche à assurer sa survie en négociant des compromis et des métamorphoses. Ceci dit, si le contrôle de l’espace local est la manière dont le pouvoir régule l’espace et le temps, les normes sont des moyens par lesquels le pouvoir contrôle les individus dans l’espace et dans le temps. La régulation sociale a pour fonction d’assurer la conformité de l’action sociale. Les sociétés mondialisées institueront des formes de représentation démocratique en tant que forme de régulation du pouvoir politique.

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64La démocratie représentative permettait l’exercice de ce compromis entre tradition et modernité. D’une certaine façon, elle s’est assumée comme une forme de régulation mondiale. Nous pouvons observer que ces nouveaux mouvements sociaux portent en eux également une contestation directe des formes d’exercice du pouvoir global, en proposant de nouvelles formes d’exercice du pouvoir démocratique. D’une manière ou d’une autre, ils réinventent la pratique du débat démocratique, l’exercice et l’expérimentation de nouvelles formes de démocratie. Ils rencontrent également de nouvelles formes d'exercice des patrimoines et des héritages qui ont été oubliés par les pratiques hégémoniques.

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66Dans ces mouvements sociaux, de nouvelles formes d’expression démocratique apparaissent, et d’importants patrimoines des économies solidaires et mutualistes sont rétablis. Ils sont en train de devenir des champs d’expérience d’organisation sociale et de nouvelles façons de mener l’action politique. Dans ces espaces, nous sommes à l’écoute des voix du monde.

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68Nous ne savons pas quelles nouvelles formes de prise de décision politique émergeront dans ces nouvelles sociétés dominées par les réseaux d’information et de communication. Cependant, nous parvenons à comprendre qu’il existe de nouveaux processus de prise de décision, d’apprentissage à la décision, à partir desquels pourront émerger de nouveaux types d’organisations sociales, adaptées aux sociétés en réseau.

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L’action sociale et l’expression des affects comme innovation sociale

70Un autre élément d’innovation sociale que ces mouvements sociaux ont révélé, et qui s’avère un problème crucial pour la muséologie sociale, est leur expérience de l’affect. Nous avons expliqué antérieurement que la colère et la peur constituaient le chaudron émotionnel primordial pour le déclenchement de l’action. La question de l’affect constitue sa résolution.

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72L’action sociale dans son ensemble est aussi une redécouverte du sentiment d’être ensemble, de comprendre l’affect et la créativité du groupe. Les mouvements sociaux catalysent de nouvelles expériences sociales qui s’opposent à la fascination qu’exerce la société des individus, et à l’individualisme altruiste hollywoodien, incarné dans le héros solitaire.

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74On s’est beaucoup interrogé sur les résultats obtenus par ces mouvements sociaux. L’efficacité de tels mouvements, ce qu’ils ont apporté de nouveau aux problématiques de l’émancipation sociale, ont été questionnés. Nous avons observé que leurs résultats ne sont pas particulièrement pertinents. Un mouvement social produit assurément toujours un certain résultat, mais ce qui importe en premier lieu est la participation au processus : une expérience de vie en cours, un apprentissage de la prise de la parole, la rencontre d’autres voix et la recherche collective de chemins qui constituent, dans de nombreux cas, des voies de liberté construits localement, témoignant de la diversité des expériences.

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76En bref, nous pouvons indubitablement affirmer que dans ces mouvements sociaux se construit un avenir et se décantent de nouvelles formes d’organisation sociale. Ce sont des mouvements dans lesquels, à partir de problèmes locaux, personnels, des solutions sont recherchées. Nous savons que dans l’histoire, les grands processus de changement n’ont pas été générés par la lutte pour des idées politiques, mais à travers les pratiques des mouvements sociaux. Ce sont les actions de ces mouvements qui portent leurs effets sur les formes d’organisation des systèmes politiques et sur les relations des institutions politiques avec la société.

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78Comme le dit Manuel Castells, la transition de la société industrielle à la société en réseau ne peut se faire avec les mêmes institutions de pouvoir, créées pour l’affirmation de la société bourgeoise et commerciale. Les processus de communication font émerger de nouvelles formes d’organisation qui nous permettent de surmonter les blocages de cette société incapable de résoudre les problèmes sociaux et qui cherche, par la confrontation avec les mouvements sociaux, à empêcher ce changement. Le mouvement de la muséologie sociale est-il adapté à ces défis, ou reproduira-t-il les vices d’une société décadente ?

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Le mouvement de la muséologie sociale

80À ce stade de notre réflexion, nous tenterons de nous interroger sur les points communs entre d’une part ces différents mouvements sociaux qui, face à une certaine conjoncture économique de crise financière dans différentes parties du monde, se mobilisent pour rechercher des formes et des processus alternatifs d’organisation ; et de l’autre la matrice de la nouvelle muséologie, afin de vérifier si ce champ de connaissances et de pratiques sociales s’avère approprié pour la mobilisation des patrimoines en tant qu’instruments de changement social.

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82Cette muséologie sociale dont nous parlons, dont les bases ont été posées à Lisbonne en 1985 autour du Mouvement International pour une Nouvelle Muséologie (MINOM3), est ancrée dans la lignée du mouvement constructiviste selon lequel l’action de l’individu dans le groupe est perçue comme le résultat de son interaction avec les autres. Ce dialogue entre l’individu et le groupe est à la racine de la fonction sociale de la muséologie. Ainsi, cette nouvelle muséologie, au lieu de se focaliser sur l’objet patrimonial, se concentre sur la relation que les objets patrimoniaux permettent de créer entre des individus ; sur ce que le patrimoine permet de créer comme espace de dialogue entre les membres de la communauté et avec leurs territoires.

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84Ces préoccupations, qui en muséologie émergent avec une motivation pour agir, apparaissent dans le texte que la Nouvelle muséologie considère comme sa déclaration fondatrice, la « Déclaration de Santiago »4, rédigée en 1972 dans la capitale du Chili. Cette déclaration, élaborée dans le contexte des intenses mouvements sociaux de l’Amérique du Sud de l’époque, visait, parmi d’autres problèmes non moins importants, à attirer l’attention sur la nécessité pour les musées d’être au service du développement des communautés et des territoires. Suivant ce cheminement, elle introduisait progressivement dans le vocabulaire de la muséologie des questions environnementales, à travers les concepts d’écomusée et de musée intégral ; une préoccupation à ce moment-là à l’ordre du jour, à la fois en Europe par le biais de mouvements écologistes, et dans les Amériques du fait des systèmes de propriété et d’exploitation des sols. Les effets de cette déclaration vont influencer profondément le mouvement muséologique en Amérique et en Europe, et sont à l’origine du développement de nouveaux types de musées communautaires, de conscience et de territoire.

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86Douze ans plus tard, en 1984, dans la ville de Québec au Canada, une deuxième déclaration, connue sous le nom de « Déclaration du Québec »5, marquera ce mouvement de la nouvelle muséologie en introduisant la question de la nécessité d’impliquer les communautés et de les faire participer aux processus muséologiques. Cette réflexion s’inscrit dans le débat intense mené par différents muséologues du monde entier sur les expériences vécues dans les écomusées. C’est la prise de conscience de la nécessité d’intégrer la participation de la communauté dans les processus muséologiques qui déterminera la volonté de ces nouveaux muséologues de se constituer en un collectif spécifique au sein de l’ICOM. L’existence de ce groupe sera formalisée l’année suivante au Portugal, à travers la constitution du MINOM.

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88Le troisième moment important pour notre problématique est celui de la « Déclaration de Caracas »6 de 1992, qui attire l’attention sur la nécessité d’intégrer, de débattre et de travailler les problèmes de la mondialisation à travers les processus muséologiques. Dans le même temps émerge la conscience que les musées sont à la fois des espaces de communication et de préservation, introduisant une dualité dans la pratique muséologique. La nouvelle muséologie, qui continue de se développer avec d’importantes contributions, sera désormais marquée par cette tension entre la sauvegarde du patrimoine et sa communication, c’est-à-dire son utilisation en tant qu’instrument d’éducation et de construction de l’innovation sociale (Bruno 1996). C’est à travers cette prise de conscience que sera formulée la proposition relative à la formation des chaînes opératoires de la muséologie, dans laquelle la question et les problématiques de la conservation sont mises en parallèle avec celles de la restitution au sein de la communauté comme processus de communication.

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90À partir de cette conception de la muséologie en tant qu’instrument de construction du rapport des objets mnémoniques aux communautés et aux territoires, le fonctionnement du musée n’est plus une opération effectuée exclusivement par des experts, mais accomplie de manière participative par les communautés. C’est une opération qui nous oblige à nous interroger sur ce que nous choisissons de préserver, ce qui nous conduit à nous interroger sur qui sélectionne, sur la manière dont est réalisée la préservation, ainsi que sur les objectifs de celle-ci. Parallèlement, ce processus muséal mis au service de la société nous oblige à nous interroger sur ce qui est communiqué, comment cette communication s’opère, pour qui, et dans quel but.

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92La « Déclaration de Rio »7 enfin, approuvée lors de la XVIe réunion internationale du MINOM en 2013, préconise une nouvelle muséologie basée sur les affects, sur la formation de récits construits par les protagonistes, dans des musées qui prennent la forme de processus politiques, poétiques et pédagogiques, à la fois protagonistes et lieux de mise en scène d’une construction de mémoires et de rêves, ouvrant à la reconstruction de la réalité.

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94Cette nouvelle muséologie, tout en incluant dans la muséologie de nouveaux objets, de nouveaux protagonistes, et se propageant à travers divers espaces sociaux en relation avec d’autres processus, se transforme en un service rendu à la communauté. À mesure que de nouveaux types de musées apparaissent, tels que les écomusées, les musées de territoire, les musées communautaires, les musées d’identité, les musées de conscience, les musées sans objets ou les réseaux de musées,  émergent de nouveaux objets, tels que des récits biographiques, des patrimoines immatériels ou des objets construits à travers des processus de connaissance/d’usufruit ; ainsi que des nouveaux processus muséologiques, sous la forme d’espaces culturels, ou en des configurations où les processus muséologiques s’entrelacent à d’autres processus sociaux, dans les domaines de la santé, de l’éducation, des services, etc.

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96Nous sommes confrontés à un mouvement qui cherche à adapter ses pratiques au changement social, à ajuster ses pratiques et ses formes organisationnelles aux mouvements sociaux. Comme nous l’avons vu plus haut, les processus de cette nouvelle muséologie sociale ont tenté de mettre en relation les problèmes locaux et les problèmes globaux, inscrivant leur action dans des processus démocratiques, s’insérant dans les communautés et facilitant la création de liens au sein de celles-ci, contribuant à l’émancipation sociale par la création d’espaces et de processus de rencontre.

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98Si ce mouvement de rénovation muséologique s’avère adapté aux processus modernes développés par les mouvements sociaux, il convient à présent d’interroger la réalité portugaise à la recherche de tels indices.

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La muséologie sociale au Portugal

100Comme nous l’avons mentionné en introduction, c’est au Portugal que s’est constitué le Mouvement International pour une Nouvelle muséologie. Cela ne tient sans doute pas au hasard. Au moment de la constitution de ce groupe, onze années s’étaient écoulées depuis la Révolution des Œillets et le début du processus de démocratisation du pays, à l’origine d’un intense processus social catalyseur de forces, de projets et d’initiatives culturelles de proximité, engagées dans la résolution des problèmes des communautés et les actions de développement local. Compte tenu de l’inscription de ces initiatives dans des projets culturels, il était inévitable que nombre d’entre elles débouchent au final sur des expériences muséologiques. Cette nouvelle muséologie au Portugal a ainsi accueilli et distillé une grande partie des expériences du mouvement social généré à ce moment-là.

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102Les exemples de cette richesse muséologique ne manqueront pas, même si nombre de ces expériences se sont perdues dans la mémoire de leurs acteurs. À cette époque, les processus de communication étaient bien différents de ceux d’aujourd’hui. L’enregistrement et la réflexion sur l’action ne faisaient pas toujours partie de la richesse produite par l’action sociale. Il est possible de s’en rendre compte en consultant les archives du MINOM8, numérisées à point nommé : ces processus présentaient invariablement un cycle de vie très court et un rayon d’influence restreint. Beaucoup de ces expériences se limitent à présent au domaine de l’oralité.

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104Nous soutenons ici, comme postulat de base, que de la constitution du MINOM au Portugal, sans sous-estimer les expériences importantes menées à l’époque sous d’autres latitudes, résulte dans une large mesure de la richesse et de la diversité des expériences muséales portugaises, héritées de cette intense période de construction de la démocratie. Cela n’est pas étranger non plus à l’existence au Portugal d’un groupe MINOM Portugal qui, bien que pleinement intégré au MINOM International – un cas qui nous semble unique dans cet univers –, cherche à travers la mobilisation des membres de ce territoire à penser la nouvelle muséologie sur une base nationale. En l’espace de trois décennies, il a réalisé, par exemple, vingt-deux rencontres sur la « fonction sociale des musées » et dix-sept sur « la muséologie et les autarquias »9, en plus d’un ensemble d’initiatives et de réunions de portée plus restreinte.

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106Une bonne partie de cet effort de réflexion et de pratique sur la muséologie sociale a trouvé sa traduction dans la mise en place, en 1993 à l’Universidade Lusófona de Lisbonne, du premier programme d’études supérieures en muséologie sociale, suivi en 2001 du master et en 2007 du programme de doctorat en muséologie. Ces programmes académiques ont compté avec la collaboration des membres du MINOM, permettant aux différents chercheurs de se familiariser avec les pratiques et les problèmes qui affectent de manière directe la nouvelle muséologie sous différentes latitudes. Ils ont en outre également bénéficié, depuis 1993, de la publication de quarante-quatre numéros des Cadernos de Sociomuseologia10, présentant d’innombrables textes de réflexion sur cette muséologie sociale.

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108On peut donc s’attendre, compte tenu d’un résultat aussi élevé de l’activité des membres, qu’il soit possible de rencontrer au Portugal une expression importante de cette nouvelle muséologie dans les différents espaces et processus muséologiques. La situation, toutefois, est autre. Malgré un grand nombre d’expériences, dont beaucoup attendent encore une réflexion plus approfondie, les exemples pratiques de cette nouvelle muséologie se comptent encore sur les doigts d’une main.

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110Pour les membres portugais de ce mouvement, il existe des explications à cette situation. Quarante ans auparavant, la révolution démocratique avait constitué un contexte important pour le développement des mouvements sociaux. Bon nombre de ces processus, de développement d’action de divulgation culturelle, d’animation sportive et d’alphabétisation, généralement menés par des associations et des groupes d’habitants, avaient placé à l’ordre du jour les questions touchant au patrimoine et à l’éducation patrimoniale. Un tel courant de création et d’innovation culturelle orienté vers les questions patrimoniales (tandis que d’autres se focalisaient sur le théâtre, le cinéma, la musique et la danse, les coopératives de production et de consommation, l’artisanat), s’est finalement rallié au mouvement de constitution du MINOM, celui-ci lui ayant servi depuis lors d’organisation matricielle.

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112Pour comprendre la vitalité de ce mouvement au Portugal, il convient également de considérer l’action de l’Institut franco-portugais de Lisbonne, dirigé entre 1977 et 1987 par Hugues de Varine11. Ce dernier, ancien président de l’ICOM (1965-1974), avait participé au mouvement de rénovation de la muséologie européenne en formulant le concept d’écomusée, un concept visant à rapprocher la question de la muséologie des problèmes sociaux du contexte européen de l’époque.

113 

114Le concept d’écomusée, qui étend l’action de l’espace muséal au territoire environnant, dans une visée de mobilisation des ressources locales en tant qu’instrument de développement, et le concept de musée communautaire, qui mobilise la communauté en tant qu’acteur de ce développement, constitueront, avec l’élargissement de la notion d’objet muséologique, la matrice ternaire de la nouvelle muséologie.

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116Cette richesse qui a gagné le champ du patrimoine à travers les mouvements sociaux, ainsi que le retour du Portugal au sein de l’UNESCO12, tous deux dans le sillage de la révolution démocratique porteuse d’un nouveau type de planification dans les organisations muséologiques13, auxquels s’est ajoutée la présence d’Hugues de Varine avec ses propositions d’écomusée en divers lieux14, expliquent pour une part cette vitalité. C’est dans ce contexte que Mário Moutinho15 et Manuela Carrasco, de Monte Redondo16, ont entamé leur démarche de consolidation de la nouvelle muséologie, et qu’Alfredo Tinoco, de l’Association portugaise d’archéologie industrielle17, a formulé ses propositions de participation des communautés à la constitution de leur patrimoine professionnel (musées de l’industrie minière, musées du textile, musées de l’industrie de la conserve, musées de la pêche).

117 

118Mais si cette culture de l’innovation explique la vitalité du mouvement de la nouvelle muséologie au Portugal, l’adhésion ultérieure du pays à la Communauté européenne, en 1985, avec l’introduction de nouvelles formes d’organisation dans le domaine de la culture, l’implémentation de politiques culturelles publiques et l’accès aux fonds communautaires pour la construction d’espaces culturels, explique en partie que toute la richesse de l’expérience des mouvements sociaux soit passée au second plan. À quelques exceptions près, la plupart des interventions muséologiques finissent par être intégrées dans des structures hiérarchiques, dépendant d’institutions tierces ayant assuré le financement de leurs activités. La vitalité des actions informelles se perd à mesure que les formalismes institutionnels augmentent. À travers cette intégration institutionnelle, les acteurs perdent en créativité ce qu’ils gagnent en routines, leur spontanéité s’effaçant pour une grande part.

119On peut donc considérer que, parallèlement à la consolidation de la réflexion théorique et à son intégration au sein de l’université18, la maturité de la pensée de la muséologie sociale au Portugal, y compris son influence profonde dans le monde de la nouvelle muséologie, s’est accrue simultanément au déclin de la capacité de créer de l’innovation dans les musées.

120 

121Nous nous trouvons donc face à un paradoxe apparent : conjointement à l’augmentation du nombre de professionnels ne s’observe pas d’augmentation des expériences d’innovation de cette nouvelle muséologie. S’ajoute à ce tableau le vieillissement naturel de ses principaux protagonistes, expliquant en partie cette contradiction.

122 

123Cela n’a par ailleurs pas manqué de se refléter dans le cadre des réunions du MINOM au Portugal19, où cette perte de vitalité et de capacité à monter des projets de muséologie sociale au Portugal ont été détectées.

124 

125De notre point de vue, il y a évidemment de bonnes raisons d’observer les réalisations portées par les idées initiales, les objectifs de celles-ci, et de les comparer avec leurs résultats. Nous savons tous, en effet, que la dimension de l’utopie ne coïncide que rarement, ni ne se combine de manière satisfaisante avec la dimension du réel. Il y a sans doute de nombreuses raisons à cela, parmi lesquelles beaucoup sont identifiées dans ces réflexions, mais le problème de fond reste pour autant dans l’attente d’une explication.

126 

127La question que ce mouvement de la nouvelle muséologie doit se poser est de savoir si face aux mouvements sociaux, face à la colère et la peur qui engendrent la révolte, la muséologie est en mesure d’apporter des réponses.

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129Il est intéressant d’observer sans préjugés ce qui se passe, et de parvenir à percevoir par qui, et en quoi, la muséologie tente de se connecter avec les rythmes du monde : qui cherche à créer des liens entre le local et les luttes globales, qui utilise localement le patrimoine et les héritages pour promouvoir les initiatives créatives et les innovations sociales. Il s’agit d’observer qui, dans les contextes de proximité, explore des alternatives mutualistes aux économies de consommation ; qui, à l’échelle locale, cherche à travailler les patrimoines à partir d’une pratique de la rencontre, à la recherche d’alternatives à la société des individus ; qui, dans les espaces et les processus muséologiques, cherche à créer des liens d’action pour mobiliser les communautés.

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131En bref, il est nécessaire de savoir qui affirme un nouveau paradigme de transition et met en œuvre une muséologie des affects ; qui utilise localement les outils des technologies de la communication, dans le domaine de la muséologie, pour renforcer les connexions avec le monde global.

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Sept musées actifs dans la muséologie sociale au Portugal

133À partir de l’analyse de sept cas, nous chercherons à démontrer cette vitalité. Certains musées sont les héritiers de cette nouvelle muséologie, d’autres moins. Certains sont plus institutionnels, avec une approche professionnelle davantage conditionnée par leur rôle en tant qu’institution. Certains développent une activité présentant une plus grande pertinence à certains moments déterminés de leur histoire, d’autres apparaissent sous la forme de promesses dont les modalités de cristallisation nous sont encore inconnues.

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135Commençons par le Musée du Casal de Monte Redondo20. Ce musée, créé dans les années quatre-vingt par Mário Moutinho et ses compagnons dans la localité de Monte Redondo, au milieu d’une région de pinèdes à vingt kilomètres de Leria, est devenu une référence pour la nouvelle muséologie au Portugal.

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137Sous l’appellation initiale de Musée ethnologique, il a rassemblé une collection d’objets ethnographiques d’environ 2000 pièces, collectées par la communauté. Musée de référence pour la muséologie sociale au Portugal, il a été durant de longues années le point de rencontre de la communauté muséologique. Sa forme d’organisation particulière, à savoir son fonctionnement informel, a soulevé durablement des problèmes de reconnaissance de la part des entités étatiques. Le musée ne disposait d’aucun personnel et était organisé sur une base volontaire. Son accès se faisait en fonction des disponibilités, grâce à une clé déposée à l’entrée du musée lui-même. En 2012, ce lieu a été réaménagé avec la participation des jeunes du village, la bibliothèque a été dynamisée et l’espace du musée a commencé à fonctionner comme un espace associatif pour la communauté.

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139Le second cas, celui du Musée du costume de São Brás de Alportel21, dans le sud du Portugal, est un musée créé dans une ancienne ferme. Il comprend une maison de maître, où est installée la collection permanente, et un grand espace en plein air où sont organisés divers événements, des foires et des activités du musée. Grâce à des fonds communautaires européens, des installations ont été construites pour l’entreposage des objets, la bibliothèque, le bar et les espaces d’exposition temporaires.

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141La nouvelle muséologie est assumée dans ce musée comme une forme de gestion. À travers le contact avec la communauté locale, un ensemble de problèmes relatifs à la vie locale et régionale ont été identifiés. Ces questions sont élaborées dans les espaces du musée par le biais de la participation communautaire, organisée sous forme de groupes. Le musée est aussi un espace de création et d’entrepreneuriat. Il accueille des initiatives professionnelles individuelles, contre des échanges équitables de biens et de services. Le mode de gestion de l’espace a cherché à approfondir la relation entre le musée, l’espace environnant et la communauté. Les questions de viabilité à long terme de ses activités constituent une priorité dans la programmation du musée.

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143Au cœur de la plaine de l’Alentejo, le Musée de la ruralité d’Entradas22 est le troisième cas qui va nous occuper ici. Créé dans un ancien entrepôt agricole, au milieu d’un hameau à forte vocation rurale de la municipalité de Castro Verde, une des régions les plus marquées par la vétusté et les plus désertifiées du Portugal, le musée s’assume comme un espace de tradition et de modernité. Sur son site a été construit une taverne, point de rencontre hebdomadaire de la communauté où, sous prétexte de chanter, jeunes et vieux se rencontrent pour donner naissance à un art vocal. Ce travail est basé sur la collaboration de la communauté qui participe aux différents moments de collecte des traditions et de leur diffusion ultérieure à travers la formation de chorales dans les écoles et les associations de la municipalité.

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145En parallèle, une fois par an pendant le carême, le musée et la communauté locale sont impliqués dans un festival de danse23 qui mobilise tout le village dans le développement d’activités explorant les diverses dimensions de la culture locale. Pendant trois jours, à travers les Entrudanças (les « danses de carême »), la force du rythme du corps provoque des dialogues pluriels. Ce festival ne dure que trois jours, mais la mobilisation qu’il génère exerce assurément une influence sur l’activité du musée durant une grande partie de l’année.

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147Rejoignant à présent le littoral, le Musée du travail Michel Giacometti24, installé dans une ancienne usine de la ville portuaire de Setúbal, à quelques kilomètres au sud du Tage, a été durant une douzaine d’années le théâtre d’activités en lien étroit avec la communauté locale de pêcheurs. Le musée était situé dans l’une des zones où ces derniers étaient les plus nombreux, suite à leur afflux dans cette cité portuaire au début du XXème siècle, pour le développement des conserveries. Percevant cette richesse, la directrice Isabel Vitor a entrepris d’y réaliser des activités, et le musée s’est adressé à la communauté afin que celle-ci puisse raconter son histoire et rendre sa mémoire disponible. Ce travail a par la suite été étendu à d’autres communautés de la ville. En tant que cité portuaire, Setúbal accueille une multitude de personnes venues des horizons les plus divers. Les après-midi interculturels constituent dans ce musée une opportunité d’élaboration de la mémoire des différentes communautés.

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149Notre cinquième exemple de musée est celui de la Communauté municipale de Batalha25, récemment inauguré dans une maison du bourg historique de Batalha, à l’ombre de son splendide monastère inscrit au patrimoine de l’humanité, qui illustre superbement la transition du monde médiéval à celui de la Renaissance. Ce musée s’attache à raconter l’histoire de cet établissement humain, des ouvriers qui ont posé les pierres de l’imposante cathédrale. Pour la muséologie sociale, l’élément le plus pertinent de ce processus est la manière dont son programme muséologique a été développé. À travers la participation de la communauté, l’ensemble de l’espace muséal et sa collection ont fait l’objet de discussions et de débats, jusqu’à ce qu’ils se cristallisent en un processus d’exposition. En maintenant ses portes ouvertes, ce musée continue de travailler en lien avec la communauté, étendant ses processus de travail à des univers plus vastes.

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151En retournant à présent à l’intérieur des terres, le long de la frontière espagnole, le Musée régional Francisco Tavares Proença Júnior26 intéresse la muséologie sociale par la façon dont les questions de genre y sont traitées. Une fois encore, c’est à travers la figure de sa directrice que s’impose l’analyse des discours sur le genre, et la preuve de leur impact sur la construction des récits muséologiques. La nouvelle muséologie éclaire dans ce musée la valeur des discours dans la construction des récits muséologiques. Mais le travail de cette nouvelle muséologie va ici bien au-delà. À Castelo Branco s’est développé durant plusieurs décennies l’art de la broderie. Dans l’espace de ce musée un atelier de broderie est maintenu en activité, qui sert non seulement d’école communautaire, mais contribue également à créer de la valeur dans la communauté.

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153Notre septième et dernier cas, enfin, est le Musée de la mine São Pedro da Cova27. Situé dans les terres du Nord, aux environs de Porto, ce musée est consacré à la problématique de l’activité minière. Plusieurs processus muséologiques existent au Portugal autour de l’exploitation des mines, une des activités les plus intéressantes pour comprendre l’histoire portugaise, car responsable d’une communication intense entre les gens. Le Musée São Pedro da Cova, situé dans la « Casa da Malta », un espace dédié au repos des mineurs, cherche à rendre visible les modes de vie et de travail de cette communauté, tout en développant une action importante de sensibilisation à l’environnement. À travers ses activités éducatives dans les écoles de la communauté, le musée travaille sur la mémoire et l’identité locale, permettant ainsi l’émergence de multiples activités favorisant l’associationnisme et la mobilisation collective.

154 

La pertinence de la muséologie sociale au Portugal

155Pour conclure ce rapide bilan de quelques cas significatifs de muséologie sociale au Portugal, nous ne pouvons manquer de souligner qu’ils illustrent l’un des points que nous avons cherché à mettre en évidence. Nous soutenons l’idée que l’affiliation des membres de cette nouvelle muséologie au Portugal a réservé un accueil favorable à l’essentiel de l’expérience sociale développée pendant la période de démocratisation. Cette expérience a finalement été intégrée à la réflexion académique, à travers une institutionnalisation de l’enseignement de la muséologie sociale. Cette condition a favorisé de manière substantielle la réflexion théorique sur la muséologie, permettant la concrétisation d’importantes expériences muséologiques.

156 

157Comme nous avons pu également l’avancer, cette situation s’est produite à une époque de reflux des mouvements sociaux, durant laquelle la créativité et l’innovation ont été moins valorisées, à l’occasion d’un rapprochement des structures régulatrices et normatives. Les politiques culturelles publiques ont eu tendance à privilégier la création de réseaux d’équipements culturels et patrimoniaux, et se sont focalisées sur la création d’instruments de régulation des processus d’intervention.

158 

159Les musées et les mouvements sociaux sont constitués de personnes organisées socialement selon les formes qui leur sont disponibles. Au Portugal, entre 1985 et 2009, celles-ci ont connu, via les processus d’intégration européenne, trente années de transformation sociale intense, de bien-être et de disponibilité des ressources qui ont absorbé une grande partie de l’énergie des mouvements sociaux, conduisant simultanément à une normalisation de leurs pratiques.

160 

161En l’absence de mouvements sociaux forts dans la société, et face aux voies potentielles ouvertes par les politiques publiques des États et des gouvernements européens, les muséologues sociaux ont trouvé des moyens d’action qui s’ajustaient aux circonstances.

162 

163Il convient de ne pas oublier non plus que cette muséologie sociale, au niveau portugais et européen, reste une muséologie minoritaire : une muséologie dont les membres manifestent un fort engagement, qui est acceptée par ses pairs, mais qui est encore loin de susciter une grande attention.

164 

165Pour des raisons de contexte et de circonstances, cette muséologie sociale a été construite et inscrite dans les espaces les plus traditionnels de la société, sans chercher à exploiter la richesse des mouvements sociaux les plus créatifs.

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167Lorsque les muséologues s’engagent dans le travail social, dans le travail avec les communautés, différentes possibilités s’offrent à eux. Cependant, comme nous le savons, les musées sont, au-delà des espaces de mémoires, des espaces de pouvoir. En tant que tels, ils confrontent les muséologues et les muséologues sociaux aux petites et grandes tensions que comportent chacun de ces espaces.

168 

169Le Portugal étant une région périphérique de l’Europe, les diverses tensions et pouvoirs qui font l’objet de débats dans la société, compte tenu des maigres ressources disponibles, conduisent les musées à être des lieux de vifs conflits de mémoire et de pouvoirs. On comprend dès lors mieux qu’en dépit de l’extrême vitalité et de l’intense activité de formation de la nouvelle muséologie au Portugal, le travail d’expression en cours et la capacité de construire des formes innovantes dans les différentes pratiques muséologiques restent fortement conditionnées par la capacité d’intervention de leurs agents.

170 

171Enfin, un autre facteur contribuant à expliquer une certaine limitation des cas et pratiques d’une nouvelle muséologie engagée au Portugal concerne la relative distance entre les acteurs de celle-ci et les expériences de vie des communautés. La plupart des acteurs de la nouvelle muséologie accèdent à la pratique muséologique via le milieu académique. Cela est particulièrement visible dans les réunions sur la fonction sociale des musées et dans celles traitant de la muséologie et des autarquias, où le modèle de rencontre reste le modèle universitaire, celui de la transmission du savoir.

172 

173Les mouvements sociaux innovateurs, nous l’avons vu plus haut, sont porteurs d’une pratique politique émancipatrice. L’application de modèles participatifs, le développement de pratiques créatives, la quête de problèmes locaux, de sensibilités, et la création d’espaces pour les affects sont des composantes de ces nouveaux mouvements qui sont absentes des pratiques et des processus de la nouvelle muséologie.

174 

175L’engagement de modèles participatifs bénéficie aujourd’hui des ressources nécessaires pour le développement de pratiques créatives lors des réunions. Une certaine appréhension à affronter la créativité conduit en fin de compte à des modèles d’intervention très fermés, peu adaptés aux problématiques à traiter.

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Conclusion

177En conclusion de notre réflexion sur les mouvements sociaux et la nouvelle muséologie au Portugal, nous rappellerons le nouveau type de mouvement social que nous avons identifié ci-dessus : des mouvements qui ne mobilisent pas dans leur genèse de grands idéaux d’orientation politique, mais qui incarnent néanmoins des idées de justice, d’égalité, de paix, et de préoccupation quant à l’état du monde. Bien qu’ils ne présentent pas de revendications majeures, ils traduisent une grande partie des préoccupations locales. Nous constatons également que ces mouvements se caractérisent par leur horizontalité.

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179D’une certaine façon, ces nouveaux mouvements sociaux, organisés et actifs sur la base de configurations rhizomatiques, révèlent la faiblesse et l’inefficacité des grandes organisations hiérarchiques. Leur action est fondée sur la désobéissance civile, passe par l’occupation de l’espace public, et en de nombreux domaines s’observent quelques vagues de destruction d’équipements. Dans les manifestations, on remarque l’utilisation de la tactique des black blocks. Une forme d’action dans laquelle les participants, habillés en noir et le visage couvert pour éviter toute identification, dirigent leur violence contre les institutions financières et l’appareil répressif de l’État.

180 

181Mais outre les mouvements les plus violents, nous constatons que ces mouvements sociaux ont rendu perceptibles les profonds changements survenus dans le monde ces dernières années. Dans le mouvement social et sa quête d’innovation, la dimension participative a été affirmée comme mode d’action politique. Et dans cette dimension participative, on pressent l’émergence de nouvelles formes de pratiques démocratiques. La démocratie dialogique, par exemple, dans laquelle une conciliation des moyens et des fins est recherchée, s’affirme de plus en plus comme principe de régulation politique. Elle cherche à surmonter certains blocages déjà révélés par la démocratie participative, en intensifiant les processus de démocratie et d’action directes, au détriment des processus de représentation qui ont caractérisé les institutions politiques de la modernité.

182 

183La muséologie sociale, nous l’avons vu, est un champ d’expérimentation pour ce nouveau type de mouvement social. Comme nous le savons, les questions touchant au changement et à la tradition, entre le local et le global, demeurent l’une des problématiques majeures de la théorie sociale, et une problématique centrale dans le domaine des études sur le patrimoine. Les processus muséaux gagnent ainsi en pertinence pour les travaux sur l’innovation sociale.

184 

185La question de l’innovation sociale est une problématique émergente dans le champ de la muséologie. La question des communautés vivant à une époque de changements prononcés, associée à la présence dominante d’un modèle technologique entrepreneurial (avec une régulation par le marché), exige que l’organisation sociale trouve une réponse au-delà de ce marché.

186 

187Si l’approche du social dans le champ des sciences sociales a été marquée par une analyse correcte des points de vue sur l’inclusion des communautés et sur la création de capacités pour les populations marginalisées et exclues des processus hégémoniques, les nouvelles approches de la théorie sociale cherchent à se focaliser sur les processus d’un changement social construit par les acteurs sociaux eux-mêmes à travers la mobilisation de leurs savoirs.

188 

189L’innovation sociale, en tant que problématique muséologique, serait désormais centrée sur la mobilisation d’objets du patrimoine pour répondre aux besoins humains, sur la base de la personne dans ses dimensions physiques et affectives, de l’inclusion et de la participation de tous aux processus sociaux et à la capacitation sociale des sujets (du moi au tout). La muséologie s’assume comme un processus de quête de relations de pouvoir, cherchant à faire dialoguer les acteurs sociaux et créer des engagements dans l’action.

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191La muséologie des mouvements sociaux cherche à créer des récits inclusifs, et non à éviter les récits exclusifs. C’est une muséologie qui vise à produire des évocations (une capacité à communiquer) dans l’espace et à placer les acteurs face à face pour rechercher la dimension humaine et l’enchantement. L’innovation sociale possède une dimension politique d’émancipation sociale, et en cela elle détient un potentiel de transformation qu’il importe de comprendre : il est nécessaire de saisir dans quel contexte l’innovation sociale est générée, dans quel contexte elle se réalise.

192 

193Le mouvement de la nouvelle muséologie a prêté attention à la question de l’innovation sociale. Cependant, au Portugal, le mouvement de cette nouvelle muséologie, en dépit de ses apports théoriques, s’est avéré ces dernières années emprisonnées par son succès passé. Il s’est constitué comme un mouvement qui n’a pas eu la capacité d’innover dans ses pratiques collectives, alors que les processus qu’il dynamise résultent, dans la plupart des cas, d’expériences académiques : des expériences peu ancrées dans la proximité des mouvements sociaux. Une muséologie de célébration s’est développée, qui ne mobilise pas suffisamment ses principaux acteurs sociaux.

194 

195Le cas portugais de la muséologie sociale peut être abordé comme un cas d’étude. C’est un modèle qui, fondé sur le principe théorique du développement de la participation des communautés pour activer les ressources patrimoniales comme ressource en vue du développement des territoires, a été confronté à des politiques publiques fortes, dans lesquelles l’État (national et communautaire) joue le rôle de bailleur de fonds des différents réseaux. Cette maîtrise des processus de financement a finalement conditionné les différents processus, dans la mesure où elle oblige à conformer ses actions aux modèles préétablis au sein des organisations de l’État lui-même.

196 

197Il existe toutefois un grand potentiel pour explorer les liens entre les processus de la muséologie sociale et les mouvements sociaux. La question de l’entrepreneuriat social s’est révélée être un instrument approprié pour la génération et les formes d’économie populaire et solidaire.

198 

199Les processus muséologiques peuvent se constituer en incubateurs sociaux, comme le montrent déjà certains équipements, en tant qu’espaces expérimentaux d’application de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques sociales de participation et de décision.

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201Les pratiques sociales et les discours dominants tendent à favoriser l’entrepreneuriat individuel au détriment de l’entrepreneuriat social. La muséologie sociale présente dans sa matrice les conditions nécessaires pour réinventer l’émancipation sociale au Portugal.

202 

203Nous savons que le rôle du tiers secteur, le secteur social, est en train d’être profondément réévalué dans la crise économique et sociale actuelle. La muséologie a un rôle à jouer dans l’utilisation de la mémoire collective. Le problème de cette nouvelle muséologie sociale est à présent de savoir comment mobiliser les gens pour qu’ils travaillent dans la communauté. La confiance dans les personnes et les processus est nécessaire pour créer des réseaux de collaboration.

204 

205La muséologie sociale au Portugal, malgré ses contradictions et les contraintes que nous avons identifiées ci-dessus, présente la vigueur nécessaire pour s’engager dans des processus d’innovation sociale. Mais pour cela, elle doit s’attacher à résoudre certains problèmes relatifs à ses pratiques, de manière à développer pleinement ses processus participatifs, de la planification à la prise de décision d’action, des mécanismes d’évaluation aux processus de révision de ses priorités. Les processus muséologiques de cette nouvelle muséologie doivent chercher à travailler aux quatre coins du monde, en envisageant les échanges culturels au bénéfice d’une économie sociale. Une économie où l’échange est une alternative à la consommation, une économie recourant prioritairement aux ressources locales, réutilisant, recyclant, et se détournant de l’esprit de consommation pour se concentrer sur celui de la rencontre.

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207La muséologie sociale qui s’est affirmée aujourd’hui au Portugal repose sur des réseaux collaboratifs, génère des produits collaboratifs et promeut l’insertion sociale, tout en mettant l’accent sur la dimension globale des questions relatives à la mémoire. Les mémoires et les patrimoines sont des espaces et des prétextes pour échanger avec les autres.

208 

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Notes

1 Traduction Pedro Pereira Leite et Dominique Schoeni. La version originale en portugais de cet article est parue dans un volume des Cadernos do CEOM consacré à la muséologie sociale, publié en 2014 sous la direction de Mario Chagas et Inês Gouveia. Disponible en ligne sur : https://bell.unochapeco.edu.br/revistas/index.php/rcc/issue/view/168.

2 NdT : suite à la crise de 2008 et la négociation d’une aide financière internationale, le Portugal a appliqué entre 2011 et 2015 un strict programme d’austérité économique, comme l’avaient préconisé la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI.

3 MINOM-ICOM [en ligne], disponible à l'adresse : http://www.minom-icom.net/noticias.

4 Museologia social e ecomuseums em Portugal : « Mesa-Redonda de Santiago do Chile-ICOM, 1972 », Museologia sociale ecomuseums em Portugal [en ligne]. Disponible sur : https://ecomuseus.wordpress.com/minom-conferencias-internacionais/mesa-redonda-de-santiago-do-chile-icom-1972/.

5 Museologia social e ecomuseums em Portugal : « Declaração do Québec 1984 », Museologia social e ecomuseums em Portugal [en ligne]. Disponible sur : https://ecomuseus.wordpress.com/minom-conferencias-internacionais/declaracao-do-quebec-1984/ .

6 Museologia social e ecomuseums em Portugal : « Declaração de Caracas 1992-ICOM », Museologia social e ecomuseums em Portugal [en ligne]. Disponible sur : https://ecomuseus.wordpress.com/minom-conferencias-internacionais/declaracao-de-caracas-1992-icom/.

7 Museologia social e ecomuseums em Portugal : « Declaração do Rio-2013 - Museologia do Afeto », Museologia social e ecomuseums em Portugal [en ligne]. Disponible sur : https://ecomuseus.wordpress.com/minom-conferencias-internacionais/declaracao-do-rio-2013-museologia-do-afeto/.

8 Les documents relatifs à ce mouvement sont disponibles à l’adresse SIGNUD [en ligne], disponible sur : http://www.minom-icom.net/_old/signud/.

9 NdT : Au Portugal, les autarquias sont les plus petites entités administratives qui, dans les limites de la loi et sur la base d’une communauté territoriale, disposent de leurs propres organes représentatifs et d'une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir central de l’État, notamment en matière de budget.

10 Les Cahiers de Sociomuséologie de l’Université Lusophone des Humanités et Technologies (en portugais) sont disponibles sur : https://revistas.ulusofona.pt/index.php/cadernosociomuseologia.

11 Le blog tenu par ce dernier est disponible sur : https://hugues-interactions.over-blog.com/.

12 En raison de sa politique coloniale et de son refus de vérification des mandats sur ses colonies africaines, le Portugal a été lourdement sanctionné par des organisations internationales, parmi lesquelles l’UNESCO, en 1961.

13 Dans un diagnostic établi en 1976 par Per Uno Agren sur « l’état de la muséologie au Portugal », « des erreurs dans la gestion des successions ont été signalées ; un manque de législation, l’absence d’activités éducatives dans les musées et création. Ont été recommandés la création d’un réseau de collaboration entre musées, la création ou la rénovation de musées régionaux, la mise en place d’un programme de collaboration entre les autorités centrales, locales et la communauté, de programmes de formation pour les professionnels du domaine et de programmes d’organisation de musées » (SIGNUD, document n° 31).

14 Le premier écomusée proposé par Hugues de Varine, en 1977, se trouvait dans la Serra da Estrela, un massif montagneux, une terre froide de bergers. Pour diverses raisons, celui-ci ne se consolidera pas. Ce n’est qu’en 1982, à Seixal, que sera créé un écomusée, sur la base des travaux d’António Nabais et de Graça Filipe. Disponible sur : https://www.cm-seixal.pt/ecomuseu-municipal/ecomuseu-municipal-do-seixal.

15 Mario Moutinho [en ligne], disponible sur: http://www.mariomoutinho.pt/.

16 Museu do casal de monte redondo [en ligne], disponible sur : http://www.museumonteredondo.net/.

17 Disponible sur : https://apaiassociacao.wixsite.com/apai.

18 La formation en muséologie sociale, initiée en 1982 par Mário Moutinho et Hugues de Varine à travers des actions de formation informelles, a été consolidée depuis 1991.

19 MINOM Portugal [en ligne], disponible sur : https://www.minom-portugal.org.

20 Museu do casal de monte redondo [en ligne], disponible sur : http://www.museumonteredondo.net/.

21 Museu do traje [en ligne], disponible sur : http://www.museu-sbras.com.

22 Museu de ruralidade [en ligne], disponible sur : http://museudaruralidade.blogspot.com.

23 Disponible sur : http://entrudancas2014.pedexumbo.com/pt/.

24 Disponible sur : https://www.mun-setubal.pt/museus-e-galerias/#1530821562444-ec5ddbbb-7129.

25 Museu da comunidade condelhia da batalha [en ligne], disponible sur : http://www.museubatalha.com.

26 Disponible sur : https://www.cm-castelobranco.pt/municipe/espacos-culturais/detalhe-edificio/?id=1741.

27 Museu mineiro de são pedro da cova [en ligne], disponible sur : http://museumineirosaopedrodacova.blogspot.com.

Pour citer cet article

Pedro Pereira Leite, «La nouvelle muséologie et les mouvements sociaux au Portugal1», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Hors-série n° 2, p. 85-111 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1222.

A propos de : Pedro Pereira Leite

Né à Lisbonne en 1960, père de 3 enfants, Pedro Pereira Leite est médiateur culturel au Museu Educação Global e Diversidade Cultural et au Museu da Autonomia (Portugal), où il anime les programmes d'inclusion des connaissances et des mémoires locales pour créer des communautés durables. Il développe des activités d'éducation pour la paix à destination des écoles et des musées. Actif au sein de la librairie et espace culturel Anagrama (Lisbonne), il est membre du Mouvement pour une nouvelle muséologie (MINOM) et collabore avec des musées communautaires au Mozambique et en Guinée- Bissau. Il contribue régulièrement aux cahiers de recherche « Éducation globale et diversité culturelle » (https://globaleduca.hypotheses.org), « Muséologie sociale et écomusées au Portugal» (https://ecomuseus.wordpress.com) et Afrodigital Museum Portugal (https://museudigitalafroportugues.wordpress.com).