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- L’écomusée Nega Vilma : un patrimoine immatériel du haut de la favela de Santa Marta1
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L’écomusée Nega Vilma : un patrimoine immatériel du haut de la favela de Santa Marta1
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L’écomusée Nega Vilma dialogue avec de multiples acteurs et auteurs sociaux. Son nom est porteur de la densité d’une mémoire résistante, que l’on ne rencontre pas dans les musées nationaux du pays ; de l’empreinte d’une femme brésilienne, noire, pauvre et habitante de la favela ; de questionnements qui renvoient aux structures hégémoniques du pouvoir dans le pays, aux discriminations, à l’histoire culturelle provenant d’une soi-disant « périphérie », qui gagne progressivement en « centralité ».
Abstract
Nega Vilma Ecomuseum dialogues with multiple social actors e authors. Its name bears the density of a resistant memory that is not present in the country’s national museums. Its name brings the marks of a Brazilian woman, black, poor and living in a favela; it brings up questions that allude to the hegemonic power structures of the country, to discrimination, to the cultural history coming from the so-called "periphery", that afterwards gains "centrality".
Table of content
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2L’histoire de l’écomusée Nega Vilma commence bien avant que celui-ci ne devienne une institution. Il est vrai que la praxis quotidienne de cet écomusée dialogue avec les propositions de penseurs tels que Hugues de Varine, Mário Moutinho, Peter van Mensch, Paula Assunção dos Santos, Léontine Meijer-van Mensch, Peter Davis, Mario Chagas, parmi tant d’autres qui, chacun avec ses spécificités, s’attachent à comprendre ces nouvelles expériences muséales : la Nouvelle muséologie, la Muséologie sociale, la Sociomuséologie, l’Écomuséologie, ou même encore la muséologie comme science. Le débat est ouvert. Mais avant d’introduire l’écomusée Nega Vilma dans un débat académique, il importe de rendre compte de sa mémoire. Car la singularité de cette expérience commence déjà en son propre nom, écomusée Nega Vilma.
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Mais pourquoi Nega Vilma ?
4Le nom de ce musée porte en lui la densité d’une mémoire résistante, qui trouverait difficilement sa place au portique des grands musées nationaux du pays. Ce seul nom provoque un dialogue à rebours avec la crise de paradigme de Thomas Kuhn, la condition postmoderne de Jean-François Lyotard, ou le malaise dans la postmodernité de Zygmunt Bauman. Juste un nom, qui porte la marque d’une femme, noire, pauvre, habitante d’une favela, brésilienne. Un nom qui interroge les structures hégémoniques du pouvoir dans le pays, les discriminations, l’histoire culturelle qui naît persécutée à la périphérie des villes, mais qui par la suite gagne en centralité, « qui agonise mais ne meurt pas », selon les mots du compositeur et sambista Nelson Sargento. Un nom qui simultanément fait référence à des questions contemporaines, débattues en diverses parties du monde : la crise écologique, les savoirs fondés sur la raison sensible, dans les anciennes traditions africaines et orientales.
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La mémoire de Geralda, racines de l’arbre : d’où viennent-elles ? Quelles sont-elles, et pourquoi ?
6Avant de parler de l’histoire de Nega Vilma, il est important d’accéder à la mémoire de sa mère, Geralda. Originaire d’une famille de Minas Gerais dans l'intérieur du pays, comptant approximativement dix-huit frères et sœurs, Geralda, à l’âge de treize ou quatorze ans, arrive à Rio de Janeiro pour aider son frère, João Damasceno. Ce dernier, l’un des plus âgés de la fratrie, travaillait dans cette ville et a appuyait financièrement sa famille de métayers à Minas Gerais. Geralda, encore adolescente, a été abusée par son frère et est tombée enceinte. Le destin ne voulait pas que l’enfant soit vendu à un couple d’étrangers qui attendaient sa naissance à la maternité de Laranjeiras. Geralda a obtenu un gîte, de l’affection et des soins dans la favela du morro de Santa Marta2. En peu de temps, et en tant que mémoire résiliente de la favela, Geralda transformera la douleur en un pouvoir de résistance et de solidarité. Elle plantera ses racines sur le morro du Sossego, où naîtront ses huit enfants: Nega Vilma, Walmir, Mestre Sorriso (Waldir), Vanusa, Rosângela, Roberto, Nena et Valfredo. Avec tous ces enfants en bas âge, elle reçoit la nouvelle d’une expulsion imminente, de la démolition prochaine de l’endroit où ils vivent. C’était l’époque des expulsions controversées, menées par le gouverneur Negrão de Lima à la suite de l’incendie supposément criminel qui s’est produit en 1969, à Praia do Pinto dans le quartier de Leblon, près de la lagune Rodrigo de Freitas où l’on trouve à présent les mètres carrés parmi les plus chers de la ville de Rio de Janeiro. Geralda, apprenant qu’elle serait déplacée dans des régions distantes de la Zone Sud, a mis littéralement sa cabane sur sa tête et a pris le chemin du pic de Santa Marta.
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8Au sommet du morro de Santa Marta, Geralda et Nega Vilma écriront une histoire faite d’une vie d’intenses relations communautaires. Femme forte, meneuse, Geralda deviendra la mère de tous. Innombrables furent ses enfants de lait, tous ceux qu’elle a allaités, et que l’on peut aujourd’hui encore croiser au long des ruelles de la favela. Sa maison, où est installé l’écomusée Nega Vilma, serait une extension africaine dans la Zone Sud de Rio de Janeiro : samba, capoeira, feijoada et religion des esclaves. Depuis cinquante ans, dans la cour de Geralda, lieu phare de la favela de Santa Marta, se jouait ce qui est à présent considéré comme une innovation : ce fut l’un des premiers espaces du morro à réunir des gens de toutes classes sociales, des habitants des quartiers – de l’asfalto – et de la favela. Pendant longtemps, cette cour a été fréquentée par la famille bahianaise de l’ancien capoeiriste Rafael Viana Flores, membre fondateur de l’un des plus célèbres groupes de capoeira dans le monde, le Grupo Senzala. Et en évoquant ce dernier, il convient de mentionner Mestre Sorriso, le frère de Nega Vilma, qui a lui-même participé à la fondation de ce groupe, avec son ami Mestre Garrincha, tous deux originaires de la favela de Santa Marta.
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Une mémoire symbolique de nombreux Brésiliens : l’art, la cuisine, la musique, la religion, la fête et la résilience
10Dans la famille de Geralda et Nega Vilma, il est possible de repérer les symboles de la mémoire de la favela, et les éléments centraux de la culture brésilienne qui font partie de la mémoire vivante de l’écomusée : l’art, la musique, la cuisine, l’écologie, et l’intégration de la favela à l’asfalto. Geralda, la matriarche, la racine, le lien avec l’Afrique. Ses enfants : Nega Vilma, la continuité, prolongement de sa mère, héritière des pratiques d’interaction avec la communauté, de la connaissance de l’écologie, de la forêt et du soutien social au moyen des prières, des tisanes et des bains aux herbes ; Mestre Sorriso, la capoeira et la musique ; Walmir, la cuisine et la samba ; Rosa da Costa, les arts plastiques ; Roberto, la direction communautaire ; et Kadão Costa, les sciences sociales et la production culturelle.
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Mais pourquoi donner le nom de Nega Vilma à un écomusée ?
12Parce que la mère, Geralda, et sa fille Vilma ont toujours été ensemble au service de la communauté. Lorsque sa mère est décédée, Nega Vilma a assumé la responsabilité de poursuivre ce travail et de préserver cette mémoire. Comme l’a dit Walmir, « Nega Vilma a vécu pour ça, c’était sa vie. Elle a naturellement tout hérité de sa mère ». Pour autant, Nega Vilma était différente, tout à fait singulière. Selon l’artiste plasticien Mário Barata, « Nega Vilma était un Ville ». Elle n’a jamais mis les pieds dans une école, mais connaissait toutes les plantes de la forêt de Santa Marta par leurs noms. Un fait qui a attiré d’innombrables personnes de la favela et de l’asfalto dans la cour de sa maison. Mais Vilma n’a jamais été une sainte. Elle a été, assurément, « un être humain inexplicable et fascinant », comme l’a déclaré l’artiste plasticien Sérgio Cézar. Vilma était capable de sortir la nuit, courant dans la favela après avoir bu une cachaça pour supporter les tourments de la vie, et le matin, à son retour, trouver devant sa porte une file de gens qui venaient lui demander des soins, des prières, pour une espinhela caída3 ou un quebranto4 ; ou simplement pour supporter psychologiquement une existence dans la favela, sans aucun service de santé de base et exposée au risque constant de vie et de mort. Nega Vilma ranime les anciennes traditions des rezadeiras e parteiras, ces guérisseuses par la prière et sage-femmes, que l’on ne trouve presque plus aujourd’hui dans le contexte urbain latino-américain, et encore moins dans le contexte européen.
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Mais quelqu’un pourrait encore demander : l’écomusée Nega Vilma n’est-il pas un musée familial ?
14L’Écomusée Nega Vilma est un musée communautaire, un musée de la favela, construit à partir d’une histoire familiale porteuse de symboles. Des symboles de la favela, en premier lieu ; et de l’identité métissée du Brésil, ensuite. Une histoire familiale qui, une fois muséalisée, n’appartient plus à la famille, car en tant que mémoire symbolique elle recoupe la mémoire et l’histoire de milliers de Brésiliens et de Brésiliennes, habitants ou non des favelas. Toutes les Geraldas, les Negas Vilmas, tous les Sorrisos, qui ont indubitablement contribué à la formation de la diversité culturelle du Brésil. L’écomusée Nega Vilma porte en son nom la mémoire de toutes les femmes qui, au Brésil, ont joué un rôle prépondérant dans la création, la préservation et la transformation de la culture.
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16L’écomusée Nega Vilma, à l’instar d’autres musées établis dans les favelas, concourt à surmonter la séparation entre le morro et l’asfalto, entre le centre et la périphérie, sans renoncer à son identité résistante et provocatrice. Dans une certaine mesure, l’écomusée conserve le rêve de nombreux Brésiliens pour le droit à la terre, au logement, et pour la défense de la réforme agraire et urbaine. Dans une logique inverse, il invite aussi à critiquer les structures qui rendent impossible la consolidation de la démocratie.
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18L’essence de cet écomusée résulte de la proposition de préserver et diffuser les manifestations socioculturelles locales, en prenant Nega Vilma comme point de départ pour stimuler l’enregistrement de nombreuses autres mémoires existantes. L’écomusée Nega Vilma peut donc être défini comme un espace d’échange culturel à travers le patrimoine immatériel formé par la connaissance de la forêt, de la culture artistique, de la cuisine, de l’histoire sociale, religieuse et urbanistique du haut de la communauté de Santa Marta. Il est au service du développement de la communauté à partir de la valorisation de l’histoire locale et du patrimoine que l’on y rencontre, afin de viabiliser un espace d’échange d’expériences à travers la sensibilisation, la formation et la recherche.
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20L’idée est que la communauté s’approprie ses mémoires pour s’affirmer et légitimer ses propres valeurs. En cela, l’écomusée Nega Vilma se veut un instrument d’appel à l’action, en tant qu’espace où la réflexion sur la mémoire débouche sur des initiatives visant à intervenir sur ces histoires et les transformer. Cet écomusée trouve sa pertinence dans la création de stratégies de capacitation communautaire et de préservation de son site en tant que lieu de mémoire. Pour la formation des citoyens, il est fondamental de connaître, recueillir, conserver et valoriser ses racines.
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22La préparation du rituel du bain aux herbes de Nega Vilma, ses prières, et de nombreux autres moments de son existence sont également documentés par des photos et des vidéos. Sur la base du travail réalisé depuis 1998 par le photographe Marco Terranova et son producteur Kadão Costa, une collection d’images a été constituée, qui dépeint la vie quotidienne de la communauté de Santa Marta. Des images qui portent également un regard sensible sur l’architecture de cette communauté, témoignant de sa permanente transformation. Ce matériel a été présenté sous forme d’expositions lors de l’événement « Foto Rio 2003 », au sein de la communauté ; durant la Semaine des sciences humaines de l’Université Cândido Mendes (UCAM) en 2006 ; et en 2011 au Baukurs Cultural, un centre culturel germanophone dans le quartier voisin de Botafogo. Dans l’écomusée lui-même, par ailleurs, est visible une exposition permanente de sa collection, composée de ce matériel photographique et augmentée d’œuvres d’artistes locaux, de pièces issues des ateliers qu’il a organisé, ainsi que d’enregistrements audiovisuels. Rogério Reis, commissaire de l’exposition « Santa Marta dos anjos » présentant le travail photographique de Marco Terranova dans les espaces du Baukurs Cultural5, en fait le commentaire suivant :
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« Santa Marta, présentée ici, est un inventaire social qui fait dialoguer les dignes portraits des habitants de la communauté et les paysages de l’architecture locale, auxquels s’ajoutent une série d’anges façonnés par la prise de vue photographique, en une allégorie qui évoque la mort des jeunes par balles perdues, avant que les Unités de police pacificatrice (UPPS) ne s’établissent dans une partie des favelas de notre ville. Par ce travail, le photographe Terranova, entre les bonnes mains de son ami Kadão Costa, met également à l’épreuve sa discipline et sa détermination, en dehors des cadres de son travail journalistique. Aujourd’hui, il poursuit ses propres intuitions et produit ses propres sujets. Santa Marta est un projet en construction qui dure depuis treize ans déjà, ce qui signifie que le temps peut être l’ami des bons photographes et, comme le dit le poète Chacal6, que la patience est révolutionnaire. » (Critique de Rogério Reis, 2011).
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Un exemple singulier dans les débats sur la muséologie sociale : un musée de visages en sueur, remplis d’affection
25Ces particularités font de l’écomusée Nega Vilma un bon projet d’étude pour la muséologie sociale, car avant d’être pensé en fonction d’une théorie qui puisse interpréter sa pratique muséologique, cet écomusée existait déjà sous la forme d’une arrière-cour, d’un jardin d’une mémoire résistante, créative et célébrée. Avant l’institutionnalisation de celui-ci comme écomusée, poursuivant leur intuition, ses guerrières et ses guerriers qui n’avaient pas accès aux connaissances formelles de l’université pratiquaient la muséologie de la vie, élaboraient une muséologie de l’affection, garante de la permanence des valeurs de l’existence. Le souvenir du jour où nous préparions la petite maison de l’écomusée pour une exposition nous revient en mémoire. Une jeune femme du morro, son foulard de travail noué sur la tête, a demandé à voir une photo, car durant les horaires d’ouverture de l’écomusée elle serait à l’ouvrage. Elle a regardé la photo quelques minutes. Ses yeux pétillaient et son visage rayonnait de bonheur et de saisissement. Elle ne regardait qu’une seule photo de la collection, une photo estompée par le temps qui se trouvait sur le mur de la petite salle de l’écomusée, l’ancienne cuisine de Nega Vilma, décédée en 2006. Au terme de son rituel de mémoire, elle nous dit : « celle-là, c’est moi, j’étais enceinte à l’époque. Ma fille a maintenant 15 ans. Je viens ici dès que je le peux. Je regrette beaucoup le temps où elle était dans mon ventre. Ici, je vois mon histoire ». Ceci, c’est la Muséologie de l’affection.
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L’écomusée Nega Vilma : cheminer en toute simplicité
27De nombreuses mains ont tissé les liens de cette mémoire, jusqu’à ce que l’écomusée Nega Vilma parvienne à faire reconnaître sa personnalité juridique et devenir une institution, au début de l’année 2013. Écomusée, de fait, il l’a toujours été, même lorsque nous ne connaissions pas cette expression, ni le concept qui lui est lié. Mais un autre type de capacitation s’est produit lorsque l’animateur culturel Nelson Crisóstomo, chercheur au long des sentiers des esclaves à Rio de Janeiro, est arrivé dans la favela de Santa Marta. Son ultime étape sera la cour de la maison de Nega Vilma, à la rue da Tranquilidade, numéro 3, maison 2, le début de nombreuses histoires. En découvrant ce puits de mémoire vivante, il s’est empressé de déclarer à Kadão Costa : « Il y a déjà un écomusée ici ! »
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29Dans un message envoyé à Kadão Costa le 13 mai 2010, Nelson Crisóstomo s’exprime en ces termes :
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« L’Écomusée du morro est un espace de mémoire, de souvenirs et d’oublis. L’écomusée Nega Vilma est un lieu d’expression individuelle et collective où ce personnage confère des références matérielles et immatérielles aux technologies ancestrales de gestion de l’environnement et de relation avec le tissu social alentour. La faune, la flore, les sources d’eau, les sons, les odeurs, les saveurs du morro. Tous les sens revisités au fil de notre temps. Santa Marta, morro de saudades...saudade de toi7, ma petite Vilma ! »
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32En 2010, sont arrivés les représentants de l’Institut brésilien des musées (IBRAM), en la personne du muséologue Mario Chagas, qui a construit une histoire de poèmes et de mémoires avec l’écomusée Nega Vilma. Entretenant la tradition héritée de sa grand-mère Geralda, de son père Walmir et de sa tante et mère Nega Vilma, Kadão Costa a conservé cet espace comme lieu de rencontre et de manifestations culturelles diverses. C’est peut-être là la principale marque de fabrique de l’écomusée Nega Vilma : son existence ne requiert pas de grands financements. Il existe déjà dans la mesure où, en toute simplicité, il fait vivre la mémoire du passé dans le présent par les actions qu’il poursuit.
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Institutionnaliser la mémoire de l’écomusée Nega Vilma : un acte politique pour le droit à la mémoire
34Après avoir pris conscience des défis continuels surgissant dans la vie quotidienne de la communauté, du cours accéléré des mutations urbaines affectant les favelas de la Zone Sud, et des problèmes sociaux sur le morro de Santa Marta, l’écomusée Nega Vilma a compris que l’institutionnalisation de la mémoire faisait partie d’un processus politique essentiel, en vue d’un engagement planifié dans les situations spécifiques aux favelas et à la ville de Rio de Janeiro. Il a alors ouvert un nouveau chapitre de son histoire, avec une nouvelle équipe, des discussions interminables, des allers-retours, avant de parvenir à élaborer ses statuts et définir provisoirement sa mission. Au long de cette nouvelle phase, de nombreuses personnes ont été importantes : Cida, Michele, Zeca Barros, Roberto, Walmir, Ladislau, Julyanna Costa, Dell Delambre, Kadão Costa, Pollyanna Ferrari, Lucas Tibúrcio, ainsi que d’autres qui, anonymement, ont joué un rôle essentiel dans ce processus. Initiant une deuxième étape de l’écomusée Nega Vilma, pour des raisons de disponibilité et d’identité, l’équipe s’est trouvée réduite. Allait commencer un cheminement ardu, avec pour objectif l’élaboration de la mission du musée, la construction d’un plan destiné à assurer sa pérennité et sa légalisation juridique, c’est-à-dire sa fondation institutionnelle. En janvier 2013, l’écomusée Nega Vilma a réalisé son institutionnalisation en publiant ses actes de fondation, ses statuts et son enregistrement au Cadastre national des personnalités juridiques (CNPJ). Dans ses statuts, la mission de l’écomusée a été définie en ces termes :
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« L’ÉCOMUSÉE NEGA VILMA a pour mission d’être une institution de référence dans l’affirmation et la préservation des mémoires matérielle, immatérielle et territoriale en période de mutation urbaine et dans la promotion des valeurs éco-socio-culturelles de la communauté de Santa Marta, contribuant à l’intégration effective et durable de cette communauté au sein de la ville de Rio de Janeiro et dans la société brésilienne, à partir d’activités de responsabilité sociale, qui promeuvent la dignité humaine et les savoirs de résistance issus de la favela, en mettant l’accent sur l’éducation, la culture et la "durabilité" des valeurs de la vie8. »
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37En ce sens, l’écomusée Nega Vilma se présente comme un espace où la réflexion sur la mémoire culmine dans des initiatives d’intervention dans la dynamique sociale de la favela. À cette fin, l’écomusée a bénéficié du soutien du ministère de la Culture, à travers la sélection du projet présenté par Kadão Costa et Pollyanna Ferrari dans le cadre de l’appel d’offre Microprojetos para Territórios de Paz, contribuant ainsi à la réalisation de ses activités en 2011. Sur la base de ce projet ont été organisés des ateliers sur l’art du carton (Robinho) et la narration d’histoires ; l’atelier de la mémoire ; des cours de musique (Lucas Tibúrcio) et des représentations de l’ensemble musical Fala Brasil, qui entretient un partenariat régulier avec l’écomusée Nega Vilma.
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39L’écomusée se veut également un lieu privilégié de débats et de négociations constructives entre les habitants et les sphères gouvernementales. Parmi diverses initiatives, nous pouvons citer à titre d’exemple la récente implication de l’écomusée dans les événements et discussions à l’encontre de l’évacuation des habitants des hauts du morro que l’État avait proposée ; l’organisation d’un débat à l’occasion de la Journée de la conscience noire ; ou encore sa participation aux échanges relatifs à la gestion des déchets dans la communauté. Partant, nous nous sommes appuyés sur l’important dialogue et le partenariat noués avec le Secrétariat d’État chargé des Droits humains, avec l’UPP social9 et d’autres organismes présents dans la communauté ; sans oublier l’intégration du musée dans un réseau incluant l’IBRAM, le Museu da Maré, le Musée de Favela de Cantagalo-Pavão-Pavãozinho (MUF), l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), l’Université Cândido Mendes (UCAM/IUPERJ), l’Association des habitants de Santa Marta, l’Association de musicothérapie de l’État de Rio de Janeiro, le collège Eduardo Guimarães, la Trama Afro-indígena, et le partenariat avec le programme de documentation durable et de conseil en durabilité Gol para o Planeta. Au milieu de l’année 2013, un site internet10 a été réalisé pour faire connaître les actions de l’écomusée, exposer sa collection et élargir le cercle des partenaires de ce projet.
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Les rondes de la mémoire, ponts entre le passé à la mémoire du présent : Salut à toi, Nega de La mémoire !
41Et puisque nous parlons de mémoire, nous aimerions rendre compte de quelques événements récents qui, certainement, font déjà partie de l’histoire de l’écomusée Nega Vilma et du pic de Santa Marta : notre participation aux premières Rencontres nationales de l’entrepreneuriat culturel Cultura Brasil en 2011 et 2012, et notre contribution à l’exposition TeciDOSer, organisée en 2011, à travers les peintures de la sœur de Nega Vilma, Rosa da Costa, qui habite aujourd’hui au Canada après une enfance vécue sur le morro. L’une de ces œuvres, intitulée « Geralda », constitue la seule image que nous ayons de la mère de Vilma. À l’occasion de la première exposition de Rosa dans la communauté de Santa Marta, les curateurs ont créé le concept d’através-do-Morro (« à travers-le-morro »), disposant les toiles au long d’un parcours entre la dernière station du funiculaire et la cour de l’écomusée, en utilisant les maisons des habitants pour l’accrochage. Par ailleurs, l’année suivante en 2012, l’écomusée a été représenté à la IVe rencontre internationale des écomusées et des musées communautaires à Belém du Pará, dans le Nord du pays.
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43Le 27 février 2013, la réalisation de l’Intervention culturelle de l’écomusée Nega Vilma nous a offert l’opportunité de converser avec des représentants de la communauté au sujet des évacuations réalisées sur le pic de Santa Marta, et plus largement dans la ville de Rio de Janeiro. Trois mois plus tard, le 11 mai, nous avons organisé l’exposition NÓ-SSAS RAÍZES, prises de vue photographiques de François Maurel. De façon novatrice, une partie des photos de cet artiste franco-malgache ont été projetées sur écran, ce qui nous a permis d’évoquer la relation entre la favela et l’Afrique, puisque les images provenaient de ce continent. Le 13 juillet de la même année a eu lieu la Ronde de la mémoire : l’écomusée est une communauté. Présentation du projet aux leaders communautaires. La semaine suivante, le 18 juillet, l’écomusée Nega Vilma a organisé l’événement Mémoires de Senzala : 50 ans du groupe Senzala Capoeira11 ; puis le 28 juillet la ronde de paroles Mémoires des Geraldas, parvenant à réunir à cette occasion les deux fils de Vilma, Mestre Sorriso et Walmir, tous deux résidant à présent en France, pour évoquer quelques histoires passées. L’écomusée Nega Vilma a également participé activement à la construction du Plano de Histórias e Memórias das Favelas do Rio de Janeiro, discuté et préparé avec le gouvernement de l’État, le Secrétariat d’État en charge des Droits humains, et les habitants. Enfin, nous avons été présents au Printemps des Musées, organisé au Musée de la République ; et au Sommet des Peuples, sur l’Aterro do Flamengo, pour débattre d’un autre modèle de société à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable Rio+20.
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L’écomusée Nega Vilma : écrire l’histoire de la favela, converser avec le monde
45Nul doute que l’une des plus grandes réussites et motif d’allégresse de l’écomusée Nega Vilma est d’avoir été convié à accueillir, avec d’autres musées de la ville de Rio de Janeiro, l’organisation de la XVe Conférence internationale du Mouvement pour une nouvelle muséologie (MINOM), du 8 au 10 août 2013, en marge de la XXIIIe Conférence générale du Conseil international des musées (ICOM) qui s’est tenue à la Cité des arts. Pour diverses raisons, notre implication a été essentielle pour la mémoire de l’écomusée Nega Vilma, en premier lieu par le dialogue noué avec d’autres expériences réalisées dans le monde entier, par la rencontre avec tant de Geraldas et de Negas Vilmas. Primordiale aussi fut la découverte que la mémoire vivante de la favela participait de la mémoire chaude du monde, un fait rendu manifeste lors de la projection d’images de l’écomusée sur l’Arco do Teles, un édifice historique au centre de Rio, accompagnée par le groupe Fala Brasil interprétant de vieilles sambas chargées des mémoires du morro. Il convient à cet égard de rappeler la compréhension de l’écomusée, telle qu’énoncée dans la communication présentée le 8 août, à l’ouverture de ces rencontres au Musée de la République, par le consultant en durabilité de l’écomusée Nega Vilma, Dell Delambre :
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« L’écomusée brise les hiérarchies de pouvoir ; l’écomusée se met en place et se retire ; l’écomusée est toujours provisoire : ce qui se présente aujourd’hui peut cesser d’exister demain, mais revenir après-demain ; l’écomusée est une fête ; l’écomusée est la simplicité ; l’écomusée est mémoire, et la mémoire est politisée, résistante et interrogatrice. » (Delambre, MINOM, 2013, archives des auteurs)
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48En guise de synonyme de cette ultime déclinaison de l’écomusée, centrée sur une mémoire de la mémoire, selon l’intuition de Nelson Crisóstomo, notre équipe a travaillé à l’organisation du 1er Séminaire de l’écomusée Nega Vilma, 125 ans de mémoire, les 18 et 19 novembre de la même année. Tissé de différents symboles, ce séminaire était appelé à faire date dans notre histoire. L’écomusée a réalisé à cette occasion, au Musée de la République, une réunion rassemblant autour de la même table l’Université, en la personne de Geraldo Tadeu, représentant de l’UCAM/IUPERJ ; les musées traditionnels, à travers le Musée de la République ; et les musées de favela, représentés par l’écomusée Nega Vilma et d’autres expressions communautaires, parmi lesquelles le MUF (le Musée de Favela de Cantagalo-Pavão-Pavãozinho) et le Museu da Maré. Non moins importante était l’exposition « Mémoires du morro » conçue par l’écomusée Nega Vilma, installée pendant près de deux mois dans l’espace du Musée de la République. L’inauguration incluait une présentation musicale du groupe Fala Brasil, avec les sambas qui font aussi intrinsèquement partie de nos mémoires. Cette exposition présentait différentes lectures de la favela, par des artistes issus de celle-ci (Fábio Nélio et Rogério Dedeu) et d’autres provenant de l’extérieur, parmi lesquels Marco Terranova, Rosângela da Costa et Mario Barata. L’artiste promu par l’écomusée, Fábio Nélio, a commencé son parcours artistique en tant que dessinateur autodidacte. Il a exposé ses premières œuvres en 2012, sur le morro de Santa Marta, dans l’écomusée Nega Vilma. Se consacrant essentiellement au dessin au crayon, il a réalisé des éditions sur papier qui racontent le quotidien de Santa Marta durant les époques marquées par la violence.
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50Pour Bruno Pongelupe, conservateur de la galerie d’art L’Amateur :
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« Les œuvres de Fábio Nélio synthétisent le quotidien vécu par les habitants de Santa Marta lorsque s’y exerçait le trafic de drogues12. Des éléments tels que les armes à feu, les bailes funk et les fusillades représentent une époque de domination des factions. Il est possible d’établir une analogie avec le tableau Guernica de Pablo Picasso, qui a été exposé pour la première fois dans les musées de la République espagnole et qui représentait le bombardement subi par la ville éponyme. "Non, la peinture n’est pas faite pour décorer des appartements. C’est une arme d’attaque et de défense contre l’ennemi." (Pablo Picasso). Fábio peint aujourd’hui pour la paix et l’évolution sociale. Mais il précise que son attention au passé ne peut être oubliée. » (Archives des auteurs).
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53Au même moment, l’écomusée Nega Vilma a connu sa première publication internationale. Lors de la pré-inauguration de l’écomusée réalisée en 2010 était présent l’ethnologue Jean-Yves Loude, qui a relaté sa visite dans son livre Pépites Brésiliennes, publié en France en 2013. Ont également assisté à l’événement l’anthropologue Milton Guran et l’historienne Eulícia Esteves, tous deux professeurs à l’Université Cândido Mendes, qui nous ont permis de nous rapprocher de cette université grâce à une bourse accordée à Kadão Costa.
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55Après plusieurs années de dialogue, et à travers le projet imaginé par ce dernier, l’écomusée allait consolider son premier partenariat institutionnel. Le 28 août 2013, au onzième étage de l’Université Cândido Mendes/IUPERJ, l’équipe de direction de l’écomusée Nega Vilma initiait une série de rencontres en vue de construire un projet de recherche et d’extension universitaire13. Près de trois mois plus tard, après nombre de réunions, de débats et de visites de la direction de l’UCAM dans la favela de Santa Marta et dans l’espace de l’écomusée, les collaborations ont été organisées selon trois axes : la recherche, la collection et les ateliers. Il convient de rappeler qu’il s’agit là du premier programme d’extension de l’Université Cândido Mendes réalisé en dehors des locaux universitaires, en l’espèce dans la favela, à l’écomusée Nega Vilma. Compte tenu de l’histoire politique de cette université et de ses prises de position fermes contre la dictature, ce projet constituera assurément un autre chapitre mémorable de l’histoire de notre écomusée, de son rôle et son engagement vis-à-vis du Pic de Santa Marta en particulier, et de la ville de Rio de Janeiro en général.
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L’écomusée Nega Vilma : toujours inachevé, toujours à refaire
57La mémoire de la force de l’écomusée Nega Vilma est la gratitude. Gratitude à l’égard de tous ceux qui sont passés par là, ont apporté leur aide, et sont partis ; gratitude parce que, même dans ce sens, il présente une autre logique de gestion durable, à travers la coopération participative de ses amis. Reste que l’écomusée Nega Vilma a encore de grands défis à relever, car il souhaite poursuivre le processus qu’il a initié en endossant de plus grandes responsabilités : conquérir son autonomie financière, consolider et élargir son équipe, adapter ses espaces et, en tout premier lieu, maintenir vivant l’art de la rencontre, la mémoire, la culture de la favela et du Brésil, à partir de la vie de tant de Geraldas, de tant de Vilmas, de Rosas et de Sorrisos.
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Mémoires du Morro14
L’écomusée Nega Vilma est un regard…
un cadrage, un discours
sur une manière d’exister
aussi complexe que la vie de tant d’autres.
Seulement un…
Être ce qu’il a toujours été
Résistant et préservant
les traces de son essence.
Étant ainsi, il l’est déjà
Les mémoires de mes ancêtres
les procédés traditionnels et les savoirs
que je connais seulement parce que j’ai vécu
survécu et voulais savoir.
D’où viennent-ils ? Quels sont-ils ? Pourquoi ?
Mes enfants comprendront,
mes petits-enfants les reconnaîtront
Tant de Vilmas et de Geraldas
De racines africaines, de tonalités du Brésil
Il faudra toujours les dire
Pour que le temps n’oublie pas
D’où viennent-ils,
Quels sont-ils
et pourquoi ?
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Bibliographie
Chagas Mario de Souza, 1994 : Novos Rumos da Museologia, 1ª éd, Lisbonne, Universidade Lusófona de Humanidades e Tecnologias (ULHT), vol. 1.
Delambre Dell, disponible sur : http://golparaoplaneta.wordpress.com (consulté le 13 juin 2022).
de Varine Hugues, 2012 : As raízes do futuro. O patrimônio a serviço do desenvolvimento local, Porto Alegre, Medianiz, 2012.
Moutinho Mário, 1993 : « Sobre o conceito de Museologia Social », Cadernos de Museologia, n° 1, Lisbonne, Universidade Lusófona de Humanidades e Tecnologia, p. 5-9.
Rivière George Henri, 1989 : La museología: curso de museología, textos y testimonio, Madrid, Akal.
Sachs Ignacy, 1986 : Ecodesenvolvimento. Crescer sem destruir, São Paulo, Vértice.
Notes
1 Traduction Sissi da Costa et Dominique Schoeni. La version originale en portugais de cet article est parue dans un volume des Cadernos do CEOM consacré à la muséologie sociale, publié en 2014 sous la direction de Mario Chagas et Inês Gouveia. Disponible en ligne sur: https://bell.unochapeco.edu.br/revistas/index.php/rcc/issue/view/168.
2 NdT : Les morros sont les massifs granitiques qui, en de nombreux cas à Rio de Janeiro, ont accueilli la construction des falevas. Il est commun de désigner les favelas par cette synecdote, le morro, ou encore par l’expression de comunidade (« la communauté »). Ces appellations tracent une distinction ferme entre les divers espaces de la ville, entre les pentes du morro et les quartiers environnants, les bairros, également appelés asfalto (« l’asphalte »), en raison de leur mode d’urbanisation et, historiquement, de la présence d’une chaussée qui n’existait pas sur le morro.
3 NdT : Les causes de l’espinhela caída ne sont pas toujours précisément définies dans la médecine populaire, mais il semble que celle-ci puisse être en lien avec un déplacement de l’appendice xiphoïde du sternum, notamment causé par l’exécution de travaux de force, et dont résultent des symptômes divers, dont des douleurs à l’embouchure de l’estomac, dans le dos et les jambes.
4 NdT : état de torpeur et d’abattement parfois attribué au mauvais œil.
5 Cette exposition a été présentée du 14 septembre au 22 octobre 2011. De plus amples informations à ce sujet peuvent être trouvées à l’adresse http://www.vitruvius.com.br/revistas/read/drops/12.048/4027.
6 NdT : Chacal est le pseudonyme de Ricardo de Carvalho Duarte, poète et parolier brésilien né en 1951.
7 NdT : La saudade peut être caractérisée comme un sentiment évocateur, provoqué par le souvenir d’une expérience bénéfique ou par l’absence de choses ou d’êtres chers.
8 Statuts de l’écomusée Nega Vilma, p. 1.
9 NdT : Le programme UPP social de la municipalité de Rio de Janeiro, mis en place en 2009 et coordonné par l’Institut Pereira Passos (IPP) en partenariat avec UN-Habitat, vise à favoriser le progrès urbain, social et économique des favelas disposant d’unités de police pacificatrices (UPP). À ce sujet, consulter la page officielle de la mairie de Rio de Janeiro, https://www.rio.rj.gov.br/web/ipp/exibeconteudosocial?id=4677454.
10 Ce site, réalisé par Pollyanna Ferrari, Kadão Costa e Julyana Costa, est disponible sur : www.ecomuseunegavilma.wix.com/santamartarj.
11 NdT : dans le Brésil esclavagiste, les senzalas étaient les habitations – très sommaires et surveillées – destinées aux esclaves.
12 NdT : ce texte a été écrit dans le contexte de la pacification entreprise à Santa Marta, qui n’a plus cours aujourd’hui. Par ailleurs, et plus généralement, le travail de Fábio Nélio a pour objectif de dénoncer la violence qui continue de sévir dans les favelas de Rio de Janeiro.
13 NdT : au Brésil, les extensions universitaires sont des interventions hors murs réalisées par les universités dans l’objectif de connecter les connaissances académiques avec celles des communautés, mobilisant des méthodologies dialogiques en vue de promouvoir la démocratisation de la société.
14 Poème de Kadão Costa et Pollyanna Ferrari.