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Notes de lecture : L'artiste commissaire de Julie Bawin
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original pdf file1Julie BAWIN, L’artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Editions des archives contemporaines, 2014, 293 p.
2Le monde de l’art contemporain nous a depuis longtemps habitués à une récurrente inversion des valeurs et des rôles. Ainsi, l’organisation d’expositions est-elle aujourd’hui confiée aussi bien au traditionnel curateur qu’à des artistes contemporains eux-mêmes qui, se prenant au jeu des commissaires, se mettent à penser l’exposition d’art actuel plus comme une œuvre personnelle qu’en tant que monstration d’un ensemble de créations d’autrui.
3Intriguée par ce phénomène autant d’ordre sociologique qu’historique, autant de nature philosophique que pragmatique, Julie Bawin, professeur d’art contemporain aux universités de Liège et de Namur en Belgique a entrepris d’investiguer ces nouveaux mécanismes artistiques que beaucoup considèrent comme une marque hautement significative des enjeux médiatiques de notre époque. Dans son ouvrage « L’artiste commissaire », l’auteur non seulement examine avec une précision et une érudition parfaites les pratiques actuelles d’exposition de l’art contemporain mais elle retrace aussi avec minutie et perspicacité l’origine de ces comportements créatifs amenant l’artiste à s’auto-exposer ou à présenter de manière radicalement personnelle les travaux de ses collègues.
4Placée en exergue au tout début de l’ouvrage, une sentence laconique d’Olivier Mosset donne le ton à l’ensemble des réflexions : « C’est toujours l’exposition qui gagne. C’est pourquoi les artistes malins, plutôt que de faire de l’art, font des expositions. » Si, dans le livre de Julie Bawin, la ruse et la malice de certains ne manquent pas dès lors de transparaître en filigrane dans l’analyse, c’est plus fondamentalement l’impact esthétique, sociologique voire économique de ces nouveaux enjeux qui est souligné. L’ensemble est étayé par un examen rigoureux et fouillé des sources et des archives. « L’idée de consacrer un ouvrage à l’artiste commissaire, écrit Julie Bawin, est ainsi né d’une intention, très historienne au départ, de saisir les origines de cette figure et d’en retracer l’évolution afin de mieux comprendre les raisons de sa reconnaissance et de son succès actuel. Il a fallu, pour ce faire, multiplier les sources, nombre d’entre elles provenant de revues et de journaux car, aussi étrange que cela puisse paraître, peu d’écrits théoriques ont été publiés sur la question. »
5Grâce à ce livre, c’est aujourd’hui chose faite. Le commissariat d’exposition pratiqué par les artistes actuels est en effet présenté avec un grand discernement par l’historienne de l’art belge en tant que « genre institutionnalisé » au sein d’un long développement constituant la troisième et dernière partie de l’ouvrage.
6Une première partie insiste cependant d’abord sur ce que l’auteur appelle « la voie de l’indépendance », c’est-à-dire un ensemble d’événements libérateurs allant de l’autopromotion de peintres tels Gustave Courbet ou Edouard Manet aux pratiques dites « solidaires » d’artistes actuels comme Damien Hirst et Takashi Murakami ou encore à l’engagement de « passeurs » tel Ai Weiwei.
7Une deuxième section, dans l’ouvrage, s’intitule « L’artiste commissaire et le musée : une histoire ambivalente ». De longues et fort intéressantes considérations sur les rôles joués au sein des institutions muséales par des artistes commissaires comme Marcel Duchamp (notamment en tant que conseiller de Katherine Dreier ou agent de Constantin Brancusi) ou sur les interventions radicales et novatrices de « faiseurs d’exposition » ou « commissaires artistes » comme le Suisse Harald Szeemann, le Belge Jan Hoet ou le Néerlandais Rudi Fuchs amènent l’historienne de l’art à conclure que « de l’homme de rigueur et de réserve qu’est censé incarner un conservateur ou un organisateur d’exposition, on passe à une personnalité créative aussi singulière qu’excentrique. Ainsi donc, ce n’est pas seulement la valeur artistique qu’ils attribuent à leurs expositions qui confère aux commissaires un statut proche de l’artiste ; c’est aussi leur propre personne sur laquelle viennent se greffer tous les attributs de l’homme artiste. »
8Dans la troisième partie intitulée « l’institutionnalisation d’un genre », Julie Bawin entreprend donc d’étudier très longuement les activités curatoriales des artistes contemporains eux-mêmes. Que ce soit « en réactualisant le patrimoine muséal », « en s’auto-exposant ou exposant ses pairs au musée » ou « en enrôlant les œuvres d’autrui », l’auteur examine les pratiques d’artistes majeurs comme Andy Warhol, Joseph Kosuth, Christian Boltanski, Jan Fabre, Jeff Koons ou encore Daniel Buren. A propos de ce dernier, Julie Bawin s’étonne à juste titre de ses « paradoxales » activités curatoriales. Elle oppose en effet la célèbre réflexion de l’artiste français parue en 2007 dans le journal Libération qui critiquait – ce sont les mots de Buren – « l’attitude des commissaires qui se prennent pour des artistes » à son engagement personnel en tant précisément que commissaire notamment lors de l’exposition « L’Emprise du lieu » à Reims en 2007 ou encore dans le cadre de la présentation du travail de Sophie Calle au sein du pavillon français de la Biennale de Venise en 2007 également.
9L’ouvrage se termine sur une « dernière réflexion » ramenant très justement l’artiste à son être premier et le commissaire à sa fonction essentielle. « L’artiste d’aujourd’hui, conclut Julie Bawin, a beau voisiner avec l’image du professionnel de l’art et du travailleur inventif, il continue à se reconnaître dans les valeurs de singularité et d’innovation esthétique qui se sont imposées comme modèle pour l’artiste il y a plus d’un siècle. C’est comme si, une fois ses compétences reconnues dans le système de la représentation de l’art, une seule comptait finalement à ses yeux, une compétence beaucoup plus intemporelle, insaisissable et porteuse d’un destin : être artiste. »
10A l’issue de cette complexe et subtile analyse des stratégies d’exposition de l’art, Julie Bawin en revient donc à poser l’éternelle question de ce que d’aucuns appellent « la force de l’art » face aux multiples voies et chemin de sa monstration. C’est aussi ce qui a frappé Paul Ardenne lorsque, dans sa recension enthousiaste de l’ouvrage dans Art Press (n° 417, p. 83), il écrit : « La rigueur [du livre], le refus des spéculations en font d’ores et déjà une référence à opposer utilement aux lectures sociologisantes, toujours oublieuses d’un élément capital, ici examiné de près, la création artistique même et ses pulsions d’existence publique à tout prix. »
11Une bibliographie très méditée et très fournie clôture cet ouvrage éminemment scientifique et désormais indispensable pour la connaissance de l’univers de l’art contemporain.