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Cécile Quoilin & Jean-Louis Postula

Rendre compte de la société d’aujourd’hui

(Numéro 0 — Dans la marge)
Débats et Controverses
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Résumé

Fondé il y a un siècle en tant que musée classique d’ethnographie régionale, le Musée de la Vie wallonne se trouve aujourd’hui face au défi d’une indispensable actualisation et redéfinition de son projet muséal. Depuis environ dix ans, le choix de l’approche dite de « musée de société », retenue à l’occasion de la rénovation totale de l’établissement, a entraîné la révision en profondeur des politiques d’acquisition et d’exposition, mais aussi de la nature des recherches sur le terrain et des relations entretenues avec les différents publics. Au travers de cet article, nous tentons de montrer les implications concrètes de la transposition de ce nouveau modèle sur l’ensemble des fonctions muséales, qui place désormais l’homme plutôt que les collections au centre du discours et dont l’un des objectifs fondamentaux est de permettre au sein du Musée la mise en valeur des enjeux parfois complexes de la société contemporaine.

Mots-clés : collecte du contemporain, ethnographie, musée de la Vie wallonne, musée de société, nouveaux publics, projet muséal

Abstract

Founded a century ago as a classical museum of regional ethnography, the Museum of Walloon Life is now facing the challenge of an essential update and the redefinition of its museum project. For about ten years, the choice of the approach known as "society museum" on the occasion of the total renovation of the building, led to an in-depth review of the acquisition and exhibition policies but also of the nature of field research and relationships with its different audiences. This article shows the practical consequences of the implementation of this new model, which now places the man rather than the collections at the center of discourse, on all museum functions. One of its fundamental objectives is to allow the development within the Museum of the sometimes complex issues of contemporary society.

Keywords : collecting the contemporary, ethnography, museum project, new audiences, society museum

1.

  1. Un musée en mutation

2En cent ans d’existence, les rôles et missions assignés au Musée de la Vie wallonne par ses fondateurs puis ses gestionnaires se sont logiquement adaptés aux évolutions successives de la muséographie et des fonctions muséales. Fondé à Liège en 1913, il s’impose rapidement en Europe comme l’un des modèles originaux au sein de la catégorie des musées d’ethnographie régionale1, essentiellement centrés sur la collecte et l’étude de « tout ce qui a rapport aux mœurs, aux coutumes, aux traditions, aux croyances, à la langue de chez nous »2. À cette époque et depuis plusieurs décennies déjà, l’ensemble des structures sociétales traditionnelles subissent de profonds bouleversements dus à la nécessaire adaptation des modes de vie à l’émergence d’un monde moderne, industrialisé. Notamment en réaction à ce processus, le Musée de la Vie wallonne s’attache dès lors à « rassembler les témoignages du passé en danger de disparition, [à] les inventorier méthodiquement et [à] les loger dans des conditions sérieuses de conservation »3.

3Malgré l’ambition affichée dans certains textes d’embrasser aussi le temps présent du territoire wallon – « Les collections conserveront à nos descendants l’image fidèle de nos mœurs actuelles. »4 –, le Musée est alors essentiellement considéré comme le réceptacle des vestiges d’un bon vieux temps révolu, dont il importe de conserver le souvenir sur un mode nostalgique.

4Le projet d’origine du Musée prévoit que soit poursuivie une règle dite « du double but »5, définie comme la répartition entre, d’une part, un programme scientifique et documentaire pour les spécialistes et, d’autre part, un programme éducatif, destiné au grand public et aux écoles. Pendant toute la première moitié du 20e siècle pourtant, le Musée se profile avant tout en tant qu’institution essentiellement scientifique, entre autres par ses programmes d’enquêtes sur le terrain et sa politique de publication des recherches menées6.La méthode de travail mise au point recourt dès lors à l’utilisation de tous les modes de documentation : collecte d’objets et de documents d’archives originaux, fabrication de moulages et de réductions, photographies, enregistrements sonores ou encore tournage de films.

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Antoine Castille filmant une dentellière au travail, à Cerfontaine. Cliché de J-M. Remouchamps, 1937 (MVW 1033153-001)

5Ce n’est qu’à partir des années 1950 et la création du service éducatif du Musée, que le public, tant familial que scolaire, acquiert enfin une plus grande place au sein de l’institution. Des visites guidées des salles d’exposition – modernisées au cours du temps en s’inspirant des principes du « magicien des vitrines » Georges Henri Rivière7, fondateur en 1937 à Paris du Musée national des Arts et Traditions populaires – sont organisées, tandis que des plaquettes didactiques et des films sont réalisés pour les écoles.

6Au début du 21e siècle, le défi qui attend l’établissement est celui de l’indispensable actualisation et redéfinition de son projet muséal, « ensemble des idées, des concepts, des intentions qui sous-tendent une institution […], son fonctionnement, ses activités, son évolution »8. Entre 2003 et 2008, l’équipe du Musée, épaulée d’un comité scientifique interdisciplinaire, saisit l’occasion de la refonte totale du parcours permanent vieilli, assortie d’une rénovation profonde des bâtiments et du déménagement des collections vers un espace de réserves externalisé, pour s’interroger sur la nature du nouveau Musée de la Vie wallonne.

  1. Nouvelle muséologie et musée de société

7Depuis plusieurs années déjà, de nombreux musées à travers le monde ont été confrontés à une réflexion du même type et ont choisi de s’engager dans la démarche entre autres préconisée par l’anthropologue Françoise Héritier :

« Le musée, lieu de conservation, n’est pas un simple lieu d’archivage du passé. Si le savoir est en perpétuelle construction, le musée l’accompagne dans cette constitution. Il doit donc résolument faire entrer la modernité en son sein, de double manière : par les techniques qu’il emploie et les recherches qu’il suscite et conduit mais aussi en prenant comme objet la complexité du monde et des questions qui se posent à nous. »9

8Entre continuité et renouvellement, le Musée de la Vie wallonne, conçu voici un siècle comme un musée d’ethnographie de type classique10, entame désormais sa mutation vers un autre modèle d’institution, né des changements induits par le courant de la nouvelle muséologie : le musée de société.

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L’espace des « (r)évolutions industrielles »  du Musée rénové. Cliché de V. Haneuse, 2008 (MVW)

9Au cours de la décennie 1970, le monde des musées se voit entraîné dans un mouvement sans précédent d’autocritique et de contestation des pratiques reproduites depuis des générations de conservateurs. La vision universaliste de la culture dite légitime, savante ou bourgeoise, dont le musée classique s’est fait le gardien, est remise en question, tandis qu’une révolution en faveur de la démocratisation des musées se fait jour. Issue d’une table ronde organisée par l’UNESCO en 1972, la Déclaration de Santiago du Chili est une étape-clé dans le développement d’une muséologie qualifiée de nouvelle11.Une dimension inédite, lourde de sens, est en effet intégrée à la définition du musée : l’institution est mise « au service de la société et de son développement », renouant de la sorte avec son ambition d’origine, issue des Lumières. Le trait commun de toutes les initiatives mises en place à cette époque réside dans une redéfinition radicale des relations entre le musée et les populations auxquelles il s’adresse12. Avec l’apparition des musées communautaires, des musées de voisinage et des écomusées – à Anacostia, banlieue culturellement défavorisée de Washington, dans les bidonvilles de Mexico ou au cœur de la région économiquement sinistrée du Creusot –, l’institution cherche à toucher de nouveaux publics parmi les exclus du système muséal traditionnel, hérité du 19e siècle.

10L’approche dite « de société » apparaît plus récemment13. En juin 1991, un grand colloque intitulé Musées et sociétés est organisé à Mulhouse et Ungersheim. Il rassemble des représentants, essentiellement français, de diverses catégories d’institutions (musées d’histoire, écomusées, musées d’ethnographie ou d’arts et traditions populaires…) qui, tous, se reconnaissent dans une très large définition commune : ils sont, chacun à leur manière, « témoins de l’évolution de l’homme et de la société »14. C’est au cours de ce colloque qu’est forgée l’expression « musée de société », qui connaît un processus d’institutionnalisation rapide. Dès 1992, en effet, l’Association des Écomusées en France, créée trois ans plus tôt, change officiellement de nom pour devenir la Fédération des Écomusées et des Musées de Société. En 2011, le Dictionnaire encyclopédique de muséologie donne la définition suivante de ce nouveau type de musée, que certains considèrent même comme une catégorie typologique proprement dite :

« Le nom de “musée de société” est conçu comme rassembleur, cherchant à regrouper une mouvance qui partage des valeurs et des façons de faire plutôt qu’un sujet particulier, mettant davantage en avant la volonté de produire des expositions de discours. Dans celui-ci, la société occupe un centre qui relègue l’objet dans une position plus ou moins seconde, où les sujets sont abordés dans une logique transversale et anthropologique, intégrant les publics au cœur même de leurs actions. Soucieux d’articuler le local et le global, la société en son ensemble et les communautés (en se gardant du communautarisme), […] ces musées contribuent à inventer les formes qui correspondent au mieux à la société d’aujourd’hui et de demain. »15

11On l’imagine sans peine, la transposition d’un tel modèle a des implications concrètes au quotidien sur l’ensemble des fonctions muséales. Ainsi, au Musée de la Vie wallonne, l’approche « musée de société » a permis non seulement de revoir en profondeur la politique d’acquisition et les expositions, mais aussi les recherches sur le terrain et les relations entretenues avec ses différents publics.

  1. La collecte et la présentation du contemporain

12Bien que son principe soit évoqué dans certaines publications dès les années 1920, la collecte du contemporain constitue un fait récent dans l’histoire du Musée de la Vie Wallonne, à l’exception de quelques projets ponctuels d’expositions temporaires, à partir des années 1970. Même lorsqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Musée lance un appel pour la collecte de journaux clandestins et d’autres documents se rapportant au conflit16, il ne s’agit pas d’illustrer le temps présent, mais bien un passé immédiat considéré comme définitivement révolu. Il apparait donc qu’avant la grande rénovation des années 2000, la collecte d’objets témoins de la vie et de la société contemporaines est pratiquement absente, en tous les cas très peu visible aux yeux du public.

13L’aménagement du nouveau parcours de référence, qui envisage le thème de la Wallonie et de ses habitants jusqu’à l’époque actuelle, a entraîné l’élargissement du champ chronologique couvert par le Musée. Il a en effet été vite perceptible que les périodes suivant la Seconde Guerre mondiale seraient très difficiles à illustrer dans l’exposition en raison d’importantes lacunes que présentaient les collections. De manière générale, ces manques s’observent dans de nombreux musées ethnographiques. Florence Pizzorni l’explique par le fait que « la production industrielle de série a supplanté le geste unique de l’artisan et que la mondialisation de la société gomme, au niveau local, les différences et les “traditions populaires” »17. Le désintérêt de la plupart des musées, durant la seconde moitié du 20e siècle, pour la collecte des productions à la chaîne est aujourd’hui devenu difficile à combler en raison de la rapidité des changements. Ces objets constituent pourtant des ensembles importants à conserver, dans la mesure où ils sont le reflet de notre société de consommation, de nouveaux comportements sociaux, de pratiques culturelles naissantes. Une politique proactive d’acquisition et de collecte a donc été élaborée pour éviter, dans la mesure du possible, que de telles situations se représentent à l’avenir. À chaque opportunité de don ou d’achat – qu’il s’agisse d’enrichir un secteur spécifique de la collection, d’illustrer un thème abordé dans une exposition temporaire ou d’obtenir une pièce exceptionnelle en lien avec la Wallonie –, plusieurs critères sont systématiquement analysés : l’état de conservation de la pièce, sa rareté, son intérêt scientifique et documentaire, sa cohérence avec les collections, son importance historique, son volume et le témoignage personnel l’accompagnant.

14Dans l’optique de l’actualisation des collections exposées dans le Musée18 ou bien encore conservées en réserves, des appels aux dons ont été lancés via différents canaux (presse locale, site internet, médias). Ceux-ci ont permis la récolte de nombreux objets, témoins de la vie quotidienne des Wallons dans les dernières décennies. Une cuisine Cubex des années 1950, des vêtements des années 1960-1970 mais aussi une lessiveuse électrique Mini-Wash, un combiné-lavoir ainsi que des électroménagers plus récents (comme un grille-pain et un robot Turmix) ont ainsi pris place dans le parcours de référence.

15Certaines catégories spécifiques d’objets ou de documents devraient être plus activement collectées par le Musée, parce qu’elles reflètent intimement l’évolution des modes de vie dans notre région. Parmi celles-ci figure le mobilier Ikea qui, bien que d’origine suédoise, modèle aujourd’hui l’habitat de la grande majorité des Wallons. Autre exemple, la collection de motos, riche pour les périodes anciennes, mais qui présente des lacunes concernant les modèles plus récents, à partir des années 1950-1960.

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Publicité pour un vélomoteur de marque Honda, 1966 (MVW-Fonds Desarcy-Robyns)

16Ainsi, des véhicules « mythiques » comme la Vespa ou la mobylette, devenus pour des générations de jeunes gens synonymes d’une certaine liberté, ont évidemment leur place au sein du Musée, en raison des thèmes évocateurs auxquels ces moyens de locomotion renvoient. La sensibilisation des donateurs potentiels à la démarche de collecte entreprise représente un travail de longue haleine pour le personnel du Musée.

17Par ailleurs, certains manques constatés dans les collections ont peu de chance d’être compensés par des propositions de dons au Musée, que ce soit en raison de la valeur importante des objets concernés ou de la non-sensibilisation de leurs possesseurs à leur caractère patrimonial. Pour sa réouverture en 2008, le Musée a ainsi fait appel à une série d’artisans spécialisés dans la dinanderie, le bois de Spa, l’ébénisterie, la dentelle de Binche, la céramique, la cristallerie pour leur commander la création d’une pièce spécifique. Ces achats permettent de montrer l’évolution des savoir-faire en les comparant aux pièces anciennes que possède le Musée.

18Depuis la rénovation du Musée, un budget d’acquisition annuel permet de combler progressivement des lacunes.  Il permet notamment de faire entrer en collection des objets de design, certains très populaires comme le fameux Puppy de la marque Magis ou une chaise dessinée par Starck, d’autres moins réputés mais à la démarche originale, comme des sacs fabriqués en Wallonie à partir de chambres à air de vélos recyclées.

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Double écuelle pour chat de la marque italienne Alessi, 2005 (MVW 5053677)

19Enfin, la mondialisation entraîne aujourd’hui la production d’objets qui sont identiques partout. Le critère local – « utilisé en Wallonie […], s’il a été fabriqué chez nous, il sera doublement précieux »19 – qui guidait auparavant la collecte des musées d’ethnographie classiques a perdu sa validité. Affranchi de son ancrage territorial, l’objet n’est plus destiné à transmettre des valeurs immuables mais à rendre compte des enjeux de notre société actuelle20. Il n’empêche que faire transparaître nos modes de consommation s’avère complexe, dans la mesure où il faut tenir compte d’une nouvelle composante de notre économie : un objet produit en série n’est plus conçu pour durer dans le temps, comme avant. Depuis l’achat par le Musée en 2008 d’une machine à café Senseo, combien de modèles différents ont été mis sur le marché ? Pour coller à l’actualité, un renouvellement régulier, donc coûteux et contraignant, des objets les plus contemporains en exposition devrait être envisagé, comme par exemple pour les téléphones portables. Il est difficile également de prévoir ce que la postérité retiendra de notre époque. Par son entrée au musée, processus désigné par les chercheurs sous le terme de muséalisation21, l’objet contemporain, arraché à son contexte de création ou d’usage, acquiert un nouveau statut. Il devient en effet un objet patrimonial, témoignage authentique sur la réalité, digne d’être préservé et transmis à travers le temps22. À cet égard, le musée de société prend donc conscience de sa grande responsabilité face aux générations futures, dans la mesure où il agit comme une instance de légitimation du patrimoine de demain, en voie de constitution.

  1. L’exploration de nouvelles thématiques

20La mise en valeur au sein du Musée des enjeux de la société contemporaine implique un bouleversement dans le fonctionnement de l’institution. D’une muséologie essentiellement fondée sur la mise en valeur de la diversité des collections – par l’intermédiaire de moyens variés : documentation iconographique, multimédia, publications, enquêtes dialectales…–, le processus de mutation du Musée de la Vie wallonne en un musée de société l’a fait entrer dans une nouvelle conception de la muséologie, dite d’idée, ou de point de vue23. L’impact social de la mise en exposition – « redonner à un groupe le sentiment de son existence et de son identité »24 – prime maintenant, tout comme la volonté de communiquer au public un message ou un discours sur la Wallonie, de manière didactique.

21Évoquer les continuités et les ruptures d’une histoire commune sur un territoire partagé fait partie intégrante des missions du Musée. Celui-ci n’hésite en effet plus à présenter dans son parcours de référence des sujets ou des faits de société autrefois difficiles à aborder, soit par pudeur ou désintérêt, soit en raison du peu de traces matérielles qu’ils laissent. L’homosexualité, les crises économiques, l’euthanasie ou encore le féminisme sont des thèmes qui ont désormais droit de cité, parmi d’autres sections consacrées à l’habitat, aux fêtes populaires ou à la consommation.

22Comme d’autres institutions avant lui25, le Musée de la Vie wallonne a fait le choix de privilégier le traitement de certaines grandes questions de société, comme la jeunesse, la folie ou le crime, au travers de sa programmation d’expositions temporaires, dans l’espace réaffecté de l’ancienne église Saint-Antoine26.

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Scénographie de l’exposition « Vertiges de la folie ». Cliché de G. Destexhe, 2012 (MVW)

23Ces manifestations fournissent notamment l’occasion de faire intervenir des artistes contemporains, qui peuvent proposer leur propre vision, distanciée et critique, sur ces sujets parfois délicats.

24Étonnamment, le thème de l’immigration, pourtant fondamental pour comprendre l’histoire économique – charbonnière ou sidérurgique – de notre région depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a pendant très longtemps été presque complètement ignoré par le Musée.

25L’exposition HomoMigratus - Comprendre les migrations humaines, présentée au public dans le courant de l’année 2016, constitue une réponse à ce trou mémoriel relatif aux vagues migratoires qui ont modifié le peuplement de la Wallonie depuis le 19e siècle. Dans une volonté de placer l’humain au centre du discours, l’équipe du Musée est allée à la rencontre de 35 personnes d’origine étrangère établies sur le territoire wallon, depuis de nombreuses décennies pour certaines, afin de collecter leurs récits de vie. Des entretiens filmés, présentés dans l’exposition, ont été réalisés pour mettre en lumière les trajectoires migratoires des témoins, issus de 20 pays différents. Accompagnés d’objets, de documents et d’archives prêtés ou données au Musée par ces migrants, ils mettent ainsi en scène une multiplicité de personnages et une part de leur histoire, à travers des thèmes récurrents : les causes du départ, le voyage, les liens entretenus avec la Belgique et le pays d’origine…

26Le contemporain a quant à lui trouvé toute sa place dans le second espace de l’exposition HomoMigratus, avec pour objectif de rendre compte, à travers le regard de certains de ses acteurs, de ce qu’il est à l’heure actuelle convenu d’appeler « la crise des réfugiés », alors sous les feux de l’actualité en Belgique et en Europe. Des reportages photo et vidéo, accompagnés de collecte de témoignages de travailleurs sociaux et de migrants, ont ainsi été réalisés dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile, mais aussi auprès de sans-papiers et dans un centre fermé pour étrangers illégaux.

27La mise en exergue du patrimoine oral et immatériel (POI) de notre région est une autre possibilité offerte à l’équipe du Musée, notamment pour dialoguer avec ses visiteurs sur des sujets peu propices à la récolte d’objets physiques. À partir de 2008, l’institution a investi du temps et des moyens dans la relance d’une longue tradition d’enquêtes ethnographiques, quelque peu abandonnée pendant les deux dernières décennies. Initiée en 1920, la réalisation de reportages sur le terrain a été pendant longtemps l’un des traits distinctifs du Musée de la Vie wallonne, faisant de l’établissement le conservatoire d’une collection unique en son genre de documents d’archives multimédia, photographies, films et sons, illustrative de tous les aspects de la vie en Wallonie à l’époque (l’habillement, les dialectes, les superstitions, les métiers, le folklore…). Aujourd’hui, la recréation d’un « Pôle Études ethnographiques-POI », constitué d’un scientifique et de spécialistes des techniques audiovisuelles (vidéaste, photographe), est le signe de la volonté du Musée d’apporter sa contribution au travail de préservation de notre patrimoine culturel immatériel, tel que le recommande la convention de l’UNESCO de 2003, ratifiée par la Belgique.

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Interview d’un garde-forestier à Stambruges à l’occasion d’une enquête sur les arbres à clous et à loques. Cliché de V. Haneuse, 2013 (MVW 12000011-015)

28Si les traditions « menacées » et les savoir-faire en voie de disparition faute de transmission ne sont pas oubliés – des reportages ont ainsi été récemment menés sur la culture du tabac de la Semois ou les anciens jeux populaires dans les cafés –, les enquêtes du Musée cherchent surtout à rendre compte des problématiques les plus contemporaines et de la complexité de notre société multiculturelle. Différents projets en cours de recherche illustrent bien ces ambitions. L’un concerne la réhabilitation d’anciens chancres industriels et lieux désaffectés, comme le site universitaire du Val-Benoît à Liège ou le charbonnage du Hasard à Cheratte, qui redeviennent aujourd’hui des lieux de vie par leur aménagement en zones modernisées destinées à accueillir de nouvelles activités économiques ou de l’habitat. Un autre projet de longue haleine, mené en collaboration avec la Maison de la Métallurgie et de l’Industrie de Liège, consiste en la collecte et l’étude de témoignages de travailleurs relatifs à la sidérurgie dans le bassin liégeois. Dans le contexte social actuel pour le moins perturbé, cette enquête vise à faire reconnaître la valeur de patrimoine immatériel de l’activité sidérurgique en Wallonie et peut être vue comme un accompagnement au travail de deuil vécu par les travailleurs concernés par les fermetures d’usines.

  1. Le public au cœur du dispositif

29Les deux points précédents ont montré à quel point la mise en œuvre d’une approche de société dans le processus de rénovation du Musée de la Vie wallonne a eu un impact profond sur les objectifs et les méthodes liées aux expositions, à la conservation et à la recherche au sein de l’institution. Il va de soi que le regard porté sur ses missions de médiation culturelle et de communication a également évolué depuis la réouverture du Musée en 2008. L’accueil de toutes les catégories de visiteurs – familles, écoles, personnes âgées, en situation de handicap… – dans un environnement qui les interpelle et les incite à la curiosité est plus que jamais au cœur des préoccupations des équipes en relation directe avec le public.

30Aujourd’hui, le Musée ambitionne de se profiler auprès de la population wallonne comme un « troisième lieu », concept forgé dans le champ de la sociologie urbaine au cours des années 1980 par Ray Oldenburg27. L’idée de troisième lieu indique la démarcation par rapport à un premier lieu, qui correspond au foyer, et à un deuxième, assimilé à la sphère du travail. Le troisième lieu est dès lors considéré comme un espace complémentaire de sociabilité, destiné à permettre la rencontre et les échanges entre individus, de manière informelle, vivante et positive, à l’instar de la place publique ou du café. Si la notion a d’abord été développée pour désigner des lieux culturels d’un genre nouveau tels que certaines bibliothèques, il est intéressant de noter que l’institution muséale décide à son tour de s’en emparer28. La perception par les musées eux-mêmes de leur rôle social a donc fortement évolué avec le temps, donnant même parfois à certains le sentiment de s’éloigner de ce qu’ils considèrent être ses fonctions premières : conserver, exposer, étudier.

31Au Musée de la Vie wallonne, la désacralisation de l’institution, encore trop souvent considérée par une part de la population comme un temple élitiste et prescripteur de savoir, passe entre autres par la proposition d’une offre culturelle d’un autre type, diverse et accessible à tous. Ainsi, des évènements saisonniers tels que Noël au Musée ou Les Estivales.be sont aussi bien destinés à un public d’habitués qu’aux personnes a priori peu consommatrices d’activités muséales. Ensemble, ils ont l’occasion de s’initier à des ateliers de tricot ou de cuisine gastronomique locale, de participer à un concert, à une séance de contes ou de théâtre de marionnettes, dans le cadre attrayant du Musée.

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Atelier de fabrication de cougnous. Cliché de V. Haneuse, 2013 (MVW)

32La tenue auprès des visiteurs d’un discours sur la vie en Wallonie, dans le passé et le présent, n’est pas pour autant négligée, puisqu’en parallèle de ces activités plutôt ludiques et sensorielles, une riche programmation d’animations et de visites guidées thématiques pour tous les âges met, quant à elle, les collections et les expositions du Musée en valeur. Toutes ces opérations centrées sur la figure du visiteur ont ainsi pour objectif de toucher et surtout de fidéliser le public le plus large.

  1. Conclusion

« L’avenir d’un musée, c’est d’être un musée de l’avenir, réceptif aux évolutions de la société pluriculturelle qui l’entoure, et capable de présenter le passé dans le sentiment de l’actuel, en naturelle continuité. »29

33Depuis bientôt une dizaine d’années, l’expression des divers enjeux sociétaux ressentis par la population en Wallonie fait partie intégrante du discours porté par le Musée à l’adresse de ses usagers. Au travers de l’examen des quelques secteurs d’activité évoqués dans ces pages se manifeste la volonté d’inscrire concrètement l’institution dans l’approche des musées de société. Face à la complexité grandissante de notre monde, sans cesse parcouru de nouveaux questionnements, cette démarche qui vise à fournir des repères, des clés de compréhension, a été considérée comme la réponse la plus adéquate. Cet objectif ambitieux ne peut cependant pas encore être considéré comme définitivement atteint, et d’autres apparaitront bien entendu en cours de route. L’institution apparait aujourd’hui en recherche d’un équilibre harmonieux entre le respect naturellement dû à sa riche histoire, qu’il ne s’agit aucunement de renier, et son engagement dans une démarche réflexive visant à ancrer résolument le Musée dans le 21e siècle. Il n’empêche qu’à l’heure actuelle, le Musée de la Vie wallonne n’a certainement jamais disposé d’autant de supports et de moyens d’action – non seulement matériels et immatériels, mais surtout humains – afin de rendre compte au mieux de la société et de l’homme d’aujourd’hui.

Bibliographie

Ouvrages généraux

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Gob André, Le musée, une institution dépassée ?, Paris, Armand Colin, 2010.

Gob, André et Drouguet, Noémie, La muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Paris, Armand Colin, 2014 (4e éd.).

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Schiele, Bernard et Koster, Emlyn (dir.), La révolution de la muséologie des sciences, vers les musées du XXIe siècle ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998.

Publications du Musée de la Vie wallonne

Crimes de sang, une exposition sur la vie, catalogue de l’exposition (mars-septembre 2013), Liège, Musée de la Vie wallonne, 2013.

Enquêtes du Musée de la Vie Wallonne, 20 tomes parus, Liège, Musée de la Vie wallonne, depuis 1924.

Guide du visiteur, Liège, Musée de la Vie wallonne, 2011.

La marque jeune, catalogue de l’exposition (mars-août 2010), Liège, Musée de la Vie wallonne, 2010.

Le musée d’ethnographie, entre continuité et renouvellement. Colloque international à l’occasion du centenaire du Musée de la Vie wallonne 1913-2013, Liège, Province de Liège-Musée de la Vie wallonne, 2014.

Vertiges de la folie, catalogue de l’exposition (mars-août 2012), Liège, Musée de la Vie wallonne, 2012.

Notes

1 Drouguet, Noémie, « Le Musée de la Vie wallonne et ses modèles », in Le musée d’ethnographie, entre continuité et renouvellement. Colloque international à l’occasion du centenaire du Musée de la Vie wallonne 1913-2013, Liège, Province de Liège-Musée de la Vie wallonne, 2014, p. 17-23.

2 « Ce que doit être le Musée wallon », in Enquêtes du Musée de la Vie Wallonne, t. I (1924-1926), Liège, Musée de la Vie wallonne, 1927, p. 1-7, p. 6.

3 Ibidem, p. 1.

4 Ibidem, p. 4.

5 Remouchamps Édouard, « Renseignements sur Joseph-Maurice Remouchamps ». Courrier à Élisée Legros daté du 25 avril 1969, p. 2. (Archives de la Fondation d’Utilité publique – Musée de la Vie wallonne).

6 Quoilin, Cécile, « Le projet muséal du Musée de la Vie wallonne, entre évolutions et continuité », in Le musée d’ethnographie, entre continuité et renouvellement […], 2014, p. 9-15.

7 Gorgus Nina, Le magicien des vitrines. Le muséologue Georges Henri Rivière, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2003.

8 Gob, André et Drouguet, Noémie, La muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Paris, Armand Colin, 2014 (4e éd.), p. 76-77.

9 Citation de Françoise Héritier. Dizambourg, Bernard, « Préface », in Schiele, Bernard et Koster, Emlyn (dir.), La révolution de la muséologie des sciences, vers les musées du XXIe siècle ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998, p. 7-8, p. 7.

10 André Gob définit le musée classique comme le modèle muséal dominant dans le monde occidental au cours du 19e siècle et d’au moins la première moitié du 20e siècle. Il se caractérise notamment par le rôle central accordé aux collections et à la figure du conservateur, pivot de la vie muséale. L’éclatement du modèle classique correspond à l’émergence de la nouvelle muséologie, remontant aux années 1970. Gob André, Le musée, une institution dépassée ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 26-30.

11 Desvallées, André (dir.), Vagues, une anthologie de la nouvelle muséologie, Mâcon, éditions W, Savigny-le-Temple, M.N.E.S, vol. 1, 1992.

12 Mairesse, François, Le musée, temple spectaculaire, Une histoire du projet muséal, Lyon, Presses Universitaires de Lyon (Muséologies), 2002, p. 102.

13 Drouguet, Noémie, Le musée de société. De l’exposition de folklore aux enjeux contemporains, Paris, Armand Colin, 2015.

14 Vaillant, Emilia, « Les musées de société en France », in Barroso, Eliane et Vaillant, Emilia, Musées et sociétés, actes du colloque de Mulhouse et Ungersheim (juin 1991), Paris, Réunion des Musées nationaux, 1993, p. 16.

15 « Musée de société », dans Desvallées, André et Mairesse, François (dir.), Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 628.

16 « Lettre du comité directeur datée du 20 avril 1945 ». (Archives de la Fondation d’Utilité publique - Musée de la Vie wallonne).

17 Pizzorni, Florence, « Le contemporain du MNATP au MUCEM, une articulation entre recherche et patrimonialisation », in Que reste-t-il du présent ? Collecter le contemporain dans les musées de société, sous la dir. de J. Battesti, Bordeaux et Bayonne, Le Festin et Musée basque et de l’Histoire de Bayonne, 2012, p. 32-44, p. 37.

18 Cette problématique a été développée à l’occasion du colloque Exposition permanente : entre continuité et renouvellement, organisé par le Musée de la Vie wallonne en 2011. Communication non éditée de Cécile Quoilin : « La rénovation du Musée de la Vie wallonne : analyse et constat ».

19 « Nos collections », in Enquêtes du Musée de la Vie Wallonne, t. I (1924-1926), Liège, Musée de la Vie wallonne, 1927, p. 65-66.

20 Hubert, François, « La collecte contemporaine et les musées de territoire », in Que reste-t-il du présent ?, 2012, p. 118-127, p.119-120.

21 Mairesse, François, « Muséalisation », in Dictionnaire encyclopédique de muséologie, 2011, p. 251-269.

22 Davallon, Jean, Le don du patrimoine, une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Lavoisier, 2006.

23 Davallon, Jean, L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 158-160 et p. 245-253.

24 Ibidem, p. 159.

25 Le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (depuis 1980), le Musée de la Civilisation de Québec (depuis 1988) et le Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg (à partir des années 2000) font office de référence en ce domaine.

26 Voir à ce sujet : Filiber, Carine, « Les expositions comme outil de diffusion des collections : passé, présent, avenir au Musée de la Vie wallonne », in Le musée d’ethnographie, entre continuité et renouvellement […], 2014, p. 31-36.

27 Servet Mathilde (2010), « Les bibliothèques troisième lieu, une nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 2010 [en ligne],  (consulté le 18 avril 2014).

28 [Colinet Eddy et Jadot Céline], Quelle image de marque pour le Musée de la Vie wallonne ?, plaquette inédite, Liège, Musée de la Vie wallonne, 2013, p. 29.

29 Note d’intention de rénovation du Musée de la Vie wallonne, 14 mars 2006.

Pour citer cet article

Cécile Quoilin & Jean-Louis Postula, «Rendre compte de la société d’aujourd’hui», Les Cahiers de Muséologie [En ligne], Dans la marge, Numéro 0, p. 74-88 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=158.