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Christine Servais

Préface : « Pour quoi faire ? »

(Hors-série n° 1)
Editorial
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1« Les musées universitaires et leurs publics » : voilà un intitulé de colloque qui compte beaucoup de pluriels pour un même objet d’étude. Et ce n’est à l’évidence pas une simple posture scientifique de la part d’organisateurs voulant manifester par là leur ouverture à la multiplicité des points de vue ou des propositions théoriques. Au contraire, les musées universitaires présentent une diversité de collections, de fonctions, de cadres architecturaux, etc., qui défient tout classement sans reste. Ils sont généralement le résultat quelque peu chanceux de collections historiquement rassemblées par des naturalistes globe-trotteurs, par des chercheurs passionnés, des amateurs d’arts ou de manuscrits, des pédagogues éclairés, ou encore de legs ou d’achats réalisé à différentes époques et pour différents objectifs.  La plupart des musées universitaires sont d’ailleurs des consortiums récemment créés à partir d’une pluralité de musées préexistants, l’ensemble de leurs collections se trouvant réunies à la croisée du chemin qui les constitue en musées universitaires.

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3Car, comme le rappelle André Gob, si ces collections ont initialement été rassemblées par des savants pour des savants, et conservent à ce titre la mémoire d’écoles scientifiques parfois très anciennes, il reste qu’entretemps l’Université a changé. Ses missions s’étant étendues, au-delà de la recherche et de l’enseignement, à une mission « sociétale » de « service à la communauté », les musées universitaires ont de fait à se redéfinir par rapport à leurs publics, qui se trouvent désormais aussi en dehors de l’Université. Ils se donnent alors pour mission d’« élargir leurs publics », ou encore de toucher le « grand public », mais admettons qu’une fois cela dit, on n’a pas encore dit grand’chose.

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5S’il n’est pas possible de synthétiser l’immense diversité des musées universitaires, de leurs collections, de leurs fonctions et intentions, des publics auxquels ils sont susceptibles de s’adresser, de leurs manières de faire ou de se concevoir, sans doute en réalité n’est-ce pas nécessaire. Car en-deçà de l’inventaire non raisonné de ces critères apparaissent, dans les questionnements que ces musées adressent à leurs institutions, à leur public et aux chercheurs que nous sommes, des lignes de fractionnement. Et ce sont elles, sans doute, qui doivent nous interpeler.

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7En effet, les musées universitaires, dans la mesure où ils sont liés à des institutions de conservation et de transmission de savoirs, clarifient les enjeux propres à l’ensemble des musées.

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9La transmission par exemple peut être imaginée en directions des pairs (formation des étudiants) et des non pairs, dans un objectif de vulgarisation ou de démocratisation de la culture au sens large. Et si l’on s’en tient à cette dernière, une exposition peut tout aussi bien être imaginée à des fins pédagogiques d’apprentissage de l’histoire des sciences, de l’art ou des techniques, que, s’agissant de collections anthropologiques par exemple, à des fins sociales voire même politiques (ou « infra-politiques ») lorsque l’occasion est ainsi donnée à une population minoritaire de s’identifier, de se réapproprier son histoire et de comprendre, par l’exhibition d’objets de sa propre culture, comment celle-ci a été traitée en objet de science et non en simple culture digne de respect. Une telle collection porteuse de cicatrices socio-historiques, à l’instar de celle du Musée archéologique et ethnologique de l’Université de São Paulo présentée ici, ne pourra jamais être regardée de la même manière par les différents groupes culturels, qui mobiliseront selon les cas tantôt un registre cognitif, tantôt un registre familier, éthique, esthétique ou, comme on l’a dit, politique.

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11On voit donc qu’un musée universitaire ne peut se définir en dehors du rôle qu’il entend jouer et, ce faisant, du rôle qu’il entend faire jouer au public, ce qui signifie à la fois la manière dont il se représente son public et le rôle qu’il entend lui laisser jouer par rapport à cette image construite. Et sans doute est-il, pour des raisons qu’on verra plus loin, forcé de clarifier ces images et ces rôles bien davantage que les autres musées.

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13Si l’on prend un second exemple en effet, celui des musées de science, on constatera que très souvent ceux-ci cherchent à impliquer leurs visiteurs dans les processus scientifiques, à les informer sur les méthodes plutôt que sur les faits obtenus par ces méthodes, et même à les leur faire expérimenter plutôt que de leur en donner une simple explication. C’est que l’« engagement » et l’« expérience » sont désormais au cœur des préoccupations muséales.

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15Ces dernières décennies ont vu la question des publics devenir centrale pour les institutions culturelles, celles-ci étant partagées, comme on sait, entre leur  élargissement (il faut « faire venir les gens », s’ouvrir au « grand public ») et leur qualité (il faut identifier des publics spécifiques et leur adresser des dispositifs ad hoc), avec la plupart du temps une ambiguïté quant aux objectifs poursuivis, impératifs de rentabilité et de démocratisation se confondant de manière parfois peu discernable. De là peuvent naître des conflits entre services de médiation et services de conservation, où la question du rôle du musée, de l’identité professionnelle des agents et de la conception des publics (capables ou incapables, pour faire court) peuvent faire l’objet de vives tensions. La question de la culture au sens large, en se centrant toujours davantage ces dernières années sur les récepteurs, a conduit à faire aujourd’hui de l’« expérience de visite », c’est-à-dire de la dimension la plus individuelle et la plus insaisissable des publics, l’objet de toutes les attentions, et ce tant du côté des services marketing, qui y voient un facteur d’attractivité, que du côté des services de médiation, pour lesquels l’expérience, avec tout ce qu’elle charrie comme possibilités de déplacements et de transformations, représente la réussite de leurs dispositifs, voire un facteur d’émancipation ou d’empowerment. L’expérience du visiteur se trouve ainsi au cœur des potentiels conflits évoqués plus haut, entraînant avec elle des questions sur les finalités du musée, de ses collections et de ses dispositifs d’exposition.

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17C’est pourquoi les enquêtes sociologiques classiques sur les publics (âge, lieu de résidence, niveau scolaire, habitudes culturelles, moyen de transport etc.) sont aujourd’hui jugées par les sociologues de la culture comme insuffisantes pour rendre compte des publics d’une institution muséale, les « non-publics » n’étant plus considérés de manière essentielle mais bien circonstancielle : on peut être public d’un musée et non public d’un autre, non public entre 30 et 45 ans et public ensuite, voire même alternativement public et non public au cours d’une même visite. Ce qui définit ici le public n’est plus sa seule fréquentation du musée mais son engagement dans le rôle de visiteur : de ce point de vue, la famille visitant un musée d’histoire naturelle et s’extasiant devant le squelette de baleine bleue ou de dinosaure, s’engage dans son rôle de simple spectateur aussi bien que, visitant le Palais de la découverte, elle s’engagerait dans son rôle d’acteur.

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19Les musées proposent, à travers les dispositifs qu’ils mettent en place, des formes d’engagement (des rôles à tenir), que les visiteurs vont ensuite assumer ou non, et avec lesquelles ils vont négocier, comme on l’a vu avec l’exemple du Musée archéologique et ethnologique de l’Université de São Paulo. Et c’est la possibilité même de cette négociation qui, en réalité, rassemble toutes les contradictions, les questionnements et difficultés des musées qui, comme les musées universitaires, entendent remplir un rôle de transmission de savoirs. Car, à la différence des musées d’art, par exemple, les musées universitaires clarifient les divisions sociales et politiques à l’œuvre dans une société donnée : si l’art peut surgir de n’importe où (de la rue, de l’hôpital, de la prison) et venir bouleverser les institutions culturelles, ce n’est pas le cas de la science, qui se fait à l’Université selon les règles enseignées à l’Université. Transmettre les savoirs fabriqués depuis des siècles à et par l’Université signifie donc y faire entrer les gens, d’une manière ou d’une autre. Dans ce contexte, que reste-t-il pour eux à négocier ? Précisément : leur place et leur rôle social.

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21C’est pourquoi on ne s’étonne finalement pas de trouver, parmi les fonctions revendiquées par certains musées universitaires, a priori pourtant lieux de reproduction sociale au carré, une fonction d’inclusion sociale. Il ne s’agirait alors pas seulement de faire comprendre aux publics les résultats de la science ni même ses méthodes, mais aussi de leur faire comprendre qu’ils sont capables de la comprendre et capables, eux aussi, de la faire. Leur proposer de mettre en œuvre des actes et des procédures spécifiques à la fabrication de savoirs scientifiques, comme le fait par exemple le Musée mobile de l’Université de Melbourne en amenant les publics à authentifier et à dater des poteries trouvées par des chercheurs, leur donne accès à des compétences spécifiques ; pour utiliser le langage de Rancière, ce dispositif redistribue de facto les capacités, et répartit autrement les espaces propres à chacun : dans ou hors de l’université.

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23Christine Servais

Pour citer cet article

Christine Servais, «Préface : « Pour quoi faire ? »», Les Cahiers de Muséologie [En ligne], Hors-série n° 1, 4-7 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=593.