L’Europe face à la mondialisation : valeurs, modèle et puissance
Pierre Defraigne est économiste, directeur exécutif du Centre Madariaga-Collège d'Europe depuis 2008, directeur général honoraire de la Commission européenne, professeur invité au Collège d'Europe de Bruges et à Sciences Po Paris. Il publie régulièrement sur des thématiques telles que les relations Europe-Chine, la gouvernance de la zone euro et sur d'autres questions macro-économiques.
Résumé
La reconfiguration géopolitique du monde forgée par la globalisation de l’économie, place l’Europe devant un changement de paradigme. Le marché, et même l’euro ont en effet épuisé leur capacité d’intégration politique face à la mondialisation économique, car la rivalité entre États-membres l’emporte désormais sur la solidarité. Il faut donc substituer à l’unité par le marché, clairement illusoire, un principe fédérateur plus fort, cohérent avec la réalité d’une communauté de destin. Et c’est un modèle social commun et une autonomie stratégique face au déclin relatif de l’hégémon américain et à la renaissance de la Chine qui fourniront dorénavant la clé de voûte de la construction européenne.
L’Europe doit en effet rechercher son unité dans un pacte social fondé sur une base technologique plus robuste et plus dynamique, et dans les valeurs civilisationnelles qui transcendent la diversité des singularités nationales. Elle doit rompre avec la schizophrénie de ses origines – sécurité à l’OTAN et économie à la CEE – et conjuguer modèle et puissance en doublant son influence normative – le soft power – d’une défense commune.
Défense, budget et impôt européen sur les profits des multinationales et sur les revenus des très grands patrimoines mobiliers forment le triptyque d’une Europe politique continentale, intégrant eurozone et UE-27. Il faut préparer le citoyen au changement des traités.
Abstract
The reconfiguration of the world geopolitics forged by the globalization of the economy, puts Europe in front of a paradigm shift. The single market and even the eurozone have indeed exhausted their capacity for political integration in the face of economic globalization, because the rivalry between Member States now prevails over solidarity. Therefore, Europeans must replace the unification by the market, clearly an illusion, with a strong, coherent unifying principle, consistent with the reality of a common destiny. And it is a common social model inside, and a strategic autonomy in the face of the relative of the American hegemon decline and the rebirth of China, which will now provide the driver to the construction of a political Europe.
Europe must indeed seek his unity in a social pact based on a more robust and dynamic technological basis, and on civilizational values that transcend the diversity of the national peculiarities. EU must break with the schizophrenia of its origins – security to NATO and economy to the EEC – and combine model and power by doubling its normative influence with a common defense.
Defense, budget and a direct European tax on profits of multinational corporations and on very large movable assets revenues will form the triptych of a continental political Europe, encompassing the eurozone and the EU-27. It is time to prepare the citizen to changing the treaties.
1Est-ce tomber dans l’eurocentrisme que d’attribuer à l’Europe le mérite d’avoir forgé pour le monde les deux outils de sa modernité : le capitalisme et la démocratie ?
Capitalisme et démocratie
2Le capitalisme de marché naît, dès la Renaissance, en Italie du Nord dans le commerce au long cours et la finance. Mais c’est lorsqu’il apparaît en Angleterre comme capitalisme industriel et financier à la fin du xviiie siècle qu’il fait sa percée historique. Il décuple en effet, en quelques décennies, le progrès de la productivité qui passe de 0,1 % par an depuis l’an Mil, à 1 % par an à partir de la Révolution industrielle1. Cette révolution coïncida avec celle de l’État de droit, institué par la Révolution américaine et avec celle du marché théorisée par la Richesse des Nations d’Adam Smith. Cette triple révolution intervint la même année, en 17762. À partir de là, la dialectique, entre capitalisme et démocratie va façonner l’Europe3.
3Le capitalisme, est innovateur, instable et inégalitaire. Pour autant, nous dit André Comte-Spongille, il n’est ni moral ni immoral, mais amoral. C’est la politique qui lui fixe une éthique en lui imposant un cadre et des règles. Voué par sa dynamique interne non seulement à l’accumulation, mais à la concentration de la richesse par une minorité, il n’eut sans doute pas fait long feu s’il n’avait rencontré la démocratie sur sa route.
4Car c’est bien la démocratie, arrachée à coup de grèves héroïques et de luttes ouvrières opiniâtres, à la bourgeoisie naissante, qui, en pesant dans la distribution de la richesse et en régulant le fonctionnement du régime de production capitaliste, va prévenir la répétition de crises de surproduction induites par des épisodes de contraction de la demande solvable qui sont autant de moments de détresse sociale innommables. L’Histoire de cette relation complexe entre capitalisme et démocratie se poursuit depuis près de deux siècles.
5Le capitalisme de marché, je le distingue soigneusement, avec Fernand Braudel4, de l’économie de marché avec laquelle il fait pourtant étroitement corps. L’économie de marché, c’est l’univers très concurrentiel des indépendants, artisans, commerçants et PME qui se comptent par dizaines de millions dans le monde et qui, pris individuellement, n’ont d’influence ni sur les prix, ni sur les gouvernements. Le capitalisme, c’est le monde très exclusif d’un petit nombre de très grandes firmes, désormais globales, qui dominent les marchés par leur pouvoir oligopolistique, et les États par leur pouvoir d’arbitrage entre régimes réglementaires et fiscaux nationaux, et par les relocalisations. L’alliance du Prince et du Marchand est un autre trait fondateur du capitalisme selon Braudel. Mais aujourd’hui sa mobilité donne l’avantage au capitalisme global sur l’État national. En revanche, l’État conserve le monopole de la violence légale, et avec lui le dernier mot.
6Le capitalisme a progressé à pas de géant au rythme du progrès technique – la vapeur, l’électricité, le téléphone, l’automobile, l’avion, le nucléaire, le numérique – tandis que la démocratie pour sa part s’est avérée une conquête lente et difficile. L’État bourgeois d’abord, les grèves héroïques pour le pain malgré les édits du pouvoir ensuite, les luttes ouvrières pour les premières lois sociales, le combat politique au Parlement, et à deux reprises la guerre. Le conflit de 14-18 est le choc des capitalismes nationaux naissants et celui de 40-45, l’affrontement de trois modèles de capitalisme : collectiviste, autoritaire et libéral. Ce sont ces deux guerres qui enfin pourvoient au suffrage universel ! Voilà ce qu’il en a coûté de construire un cadre de régulation politique et de donner un contre-pouvoir au capitalisme de marché. Il a fallu cent cinquante ans pour aboutir au suffrage universel et au contrat social fondateur de notre temps entre capital et démocratie, celui de l’État-Providence de 1945. Seule l’Europe a conclu ce pacte. L’Amérique ne s’y est pas prêtée. C’est la vraie limite du partenariat Atlantique.
7Je commettrais ici une faute grave par omission si je ne mentionnais pas la colonisation. Car la partie entre le capital et le travail s’est bien jouée avec un tiers payant : les colonies, dont l’exploitation intervient pour beaucoup dans le progrès économique accompli par l’Occident et dans ses retombées sociales. Le contrat social européen s’est conclu en partie aux dépens du Sud.
Le contrat social européen
8Un chiffre, de la Chancelière Merkel, résume le mieux le pacte du capitalisme et de la démocratie en Europe : alors que celle-ci fait 7 % de la population mondiale et 22 % de la production, 50 % des transferts sociaux dans le monde seraient le fait des États européens. C’est trop pour l’Europe, diront les zélotes de la compétitivité-prix à court terme. Ce n’est pas assez aux États-Unis et en Chine, diront les visionnaires d’un ordre mondial plus juste et d’une concurrence plus loyale dans les échanges.
9La solidarité est l’enjeu de la tension dialectique entre capitalisme et démocratie. L’un et l’autre obéissent en effet à des logiques contradictoires qu’il faut bien concilier pourtant. C’est la solidarité qui assure la stabilité politique de notre continent : solidarité entre États, solidarité entre groupes sociaux. En Europe, on ne laisse pas les plus faibles et les blessés en arrière. C’est la singularité de l’Europe. Mais les transformations du monde face à la mondialisation font douter certains sur ce point. Ils ne voient plus dans la solidarité qu’un frein à la compétitivité.
10« Comment comprendre la mondialisation ? » interroge Pascal Lamy dans un essai stimulant5. Il répond : « c’est une expansion territoriale du capitalisme de marché parce que la technologie lui offre des moyens pour se déployer, et imprimer ses effets sociaux dans des espaces beaucoup plus vastes, de manière beaucoup plus forte et rapide ».
11C’est ainsi que la mondialisation a rompu l’équilibre entre le marché globalisé et les politiques nationales circonscrites aux territoires des États. Ainsi s’organise pour les firmes globales – c’est-à-dire pour le capitalisme –, la possibilité de mettre en concurrence les marchés nationaux du travail et d’arbitrer entre les régimes fiscaux et règlementaires des États. Le capital mobile gagne avec la mondialisation un degré de liberté sur les gouvernements et sur le travail non qualifié. Celui-ci, comme les PME et d’une façon générale les économies de marché opérant au niveau national, reste scotché aux territoires. Cette asymétrie dans la mobilité remet en question la capacité de la puissance publique nationale de jouer les décideurs de dernier ressort face aux marchés mondialisés. L’Europe pourrait rétablir cet équilibre puisqu’elle offre un niveau de pouvoir pertinent par rapport à la mondialisation. Mais jusqu’ici, l’UE a mis plus d’énergie à unifier et à ouvrir son marché, qu’à organiser une puissance publique européenne de dernier recours que ce soit en matière de politique industrielle ou en matière d’harmonisation ou de centralisation fiscale et sociale. Sans que cela ait été explicitement voulu, l’intervention de l’UE a davantage aggravé le déséquilibre dans la distribution de la richesse induite par la mondialisation, qu’elle ne l’a corrigé. L’inertie institutionnelle de l’UE – l’unanimité et le droit de veto – n’a pas aidé.
12Pour saisir le pourquoi de l’inertie de l’UE, on peut bien entendu interroger l’inter gouvernementalisme qui est source de rivalités. Et ces rivalités s’avivent encore lorsque s’y ajoute le ferment centrifuge du néolibéralisme6. L’intergouvernementalisme se fait facteur de paralysie lorsqu’il faut décider à l’unanimité, ce qui est le plus souvent le cas dans les matières sensibles.
13Il faut pourtant remonter plus haut encore dans la chaîne des causes de l’inertie pour en comprendre la nature. Force est en effet d’incriminer le manque de ressort de la démocratie elle-même en Europe. Le vote protestataire, la montée de l’abstentionnisme qui devient le parti dominant dans plus d’un pays, le scandale des affaires, la fragmentation des partis traditionnels, notamment l’écartèlement surprenant de la social-démocratie7, tantôt acquise au néo-libéralisme, tantôt partagée entre extrême gauche et extrême droite, sont des symptômes révélateurs d’une dégradation de l’esprit démocratique dans nos sociétés. C’est ici que nait la paralysie de l’Europe.
L’origine du désinvestissement démocratique
14Nos sociétés désinvestissent le champ du politique et affranchissent ainsi le capitalisme de marché de son seul contrepoids possible. La société européenne du coup est de plus en plus façonnée par les deux forces jumelées du capitalisme et de la technologie « qui en forment aussi l’horizon indépassable » selon le mot du philosophe Michael Foessel. Le capitalisme pousse à un individualisme exacerbé, mais sans individuation c’est-à-dire sur le mode du clonage et combinant de plus en plus égoïsme et narcissisme. Il noie la société dans un matérialisme ordinaire qui va de l’enrichissement d’une très petite minorité, à l’hyper-consumérisme du plus grand nombre et au surendettement des plus fragiles. La marchandisation envahit la sphère des rapports privés et de la vie intime. Tout échange passe par le marché : le sport, la culture, la philanthropie, la religion, la vie amoureuse et le développement personnel. L’appauvrissement humaniste est flagrant. Heureusement, restent les ONG et les associations de volontaires. Quoique, même le « charity business » trace son sillon dans la véritable philanthropie.
15La technologie quant à elle s’avère un Janus bifrons. Elle dispense certes des bienfaits inestimables pour l’humanité, mais la science tend à s’affranchir de la maîtrise de l’homme. En outre, elle rétrécit souvent la pensée au champ de la raison instrumentale, tandis que la technologie conditionne et normalise le désir de l’homme. L’intériorité et la vie de l’esprit sont étouffées par l’hyperactivité, divertissement compris, par le bruit et la surinformation, voire la mal information, fake news comprises. Le conformisme étend son champ dans la conscience collective et le jeu des algorithmes aliène à son insu l’autonomie du sujet. Dans un univers gouverné par la pensée unique, la raison critique en arrive à être vécue comme une incongruité et une provocation.
16Prise au piège de la culture capitaliste, la société voit l’égoïsme l’emporter au niveau des nations, des groupes et des individus. Le goût de l’entreprise collective, essence de la démocratie, se perd. La solidarité tombe en désuétude tandis que la préférence inégalitaire gagne insidieusement du terrain. La politique, hier utopie mobilisatrice ou simplement bonne gestion de la chose publique, se fait spectacle. Les petites phrases tiennent lieu de grandes idées. La prostration gagne l’appareil politique malgré les urgences, et avec elle se répandent le désenchantement et l’inquiétude chez les citoyens.
Le marché comme socle, mais le projet politique comme clé de voûte
17Le capitalisme libéré par la globalisation impose désormais sa dynamique à l’Europe puisque cette dernière est construite sur le marché, une approche sans aucun doute fort nécessaire, mais foncièrement triviale. Le marché assure bien un socle matériel à l’Europe, mais c’est seulement un projet politique qui fournirait la clé de voûte donnant son élan et sa stabilité à l’édifice.
18Car la construction de l’Europe demande une formidable énergie spirituelle. C’est une civilisation qu’il s’agit non seulement de préserver, mais d’approfondir, non seulement dans des mots, mais dans des institutions et des pratiques concrètes. Comme premier continent, avec le Japon, exposé à l’hiver démographique, l’Europe se doit d’explorer en pionnière un modèle de développement durable pour le monde. Ce modèle est foncièrement une réponse de civilisation réconciliant progrès social et durabilité de l’environnement.
19Quelle entreprise plus nécessaire et plus belle aujourd’hui que la refondation de l’Europe. Refonder, c’est reprendre en sous-œuvre. Ici c’est remplacer le principe fédérateur originel, le marché aujourd’hui dans l’impasse, par un double dessein : d’une part un modèle social innovant, solidaire et robuste, et d’autre part la puissance utile, c’est-à-dire l’autonomie stratégique nécessaire pour préserver ce modèle et l’affirmer dans le monde. Cette vaste entreprise est à notre portée. Il faut d’abord la penser et en délibérer.
L’EFFET DOMINO DE LA MONDIALISATION FONDE LE BESOIN D’EUROPE
20En trente ans de mondialisation, le centre de gravité de l’économie mondiale a basculé vers l’Est. Le G7 faisait alors les 2/3 de la production mondiale, il en fait la moitié aujourd’hui. Il y a donc bien convergence Nord-Sud, une avancée bienvenue pour le rééquilibrage du monde. Mais c’est l’Asie de l’Est, et bien entendu la Chine, qui se taille la part du lion dans le gain total du Sud. Du coup son poids se fait plus lourd dans la gouvernance économique globale. Or l’Asie est partagée quant aux valeurs qui doivent présider à cette gouvernance. Les régimes politiques y sont plus autoritaires et l’interventionnisme de l’État souvent plus invasif. Le temps de l’entre soi pour les puissances occidentales est passé – témoin le passage du G7 au G20 – et la rente occidentale sur le reste du monde, vieille de deux siècles et tirée du monopole de la manufacture et du bas prix des matières premières, s’est brusquement évanouie, provoquant une hausse des inégalités.
21Les zones laissées pour compte – Afrique, Moyen-Orient, Asie du Sud, Philippines – deviennent terres d’émigration massive et le changement climatique n’arrange rien. Le Palais de Cristal de Peter Sloterdijk8, l’Occident riche et sûr, et d’abord l’Europe, brille dans la nuit et attire « toute la misère du monde ».
Dans la sphère économique
22Nous sommes déjà entrés dans l’âge de la post-globalisation : la croissance mondiale ralentit et le processus d’internationalisation de la production marque un arrêt ainsi qu’en atteste aujourd’hui le ralentissement relatif des échanges mondiaux. Mais on ne retournera pas en arrière, sauf si le protectionnisme qui ne dort jamais que d’un œil, se réveille. Ce serait le cas si la stagnation séculaire annoncée par d’éminents économistes américains venait à se matérialiser.
23Venons-en aux trois principales économies qui mènent le monde : États-Unis, Chine, Europe.
L’Amérique
24S’agissant d’abord de l’Amérique, Il faut toujours redouter le retour d’une Amérique hamiltonienne, conquérante et protectionniste, qui, à côté de l’isolationnisme de Monroe et de l’idéalisme de Wilson et de Roosevelt, reste toujours bien vivante dans la tradition internationale des États-Unis.
25L’Amérique, toujours une puissance incontournable malgré son déclin économique relatif, donne des signes de fatigue multilatéraliste, elle qui fût pourtant l’architecte de Bretton-Woods. Il est vrai que ce multilatéralisme-là était occidental et pas encore universel. L’Amérique place de plus en plus d’abord ses intérêts en avant : « America first » ! L’emprise des milieux d’affaires sur la politique est en effet plus forte aux États-Unis que jamais, ce qui biaise la politique en faveur du capital : la porte-tambour entre Washington et Wall Street, le financement des campagnes présidentielles, l’achat des législations, des niches fiscales, des jugements mêmes, à travers les deals hors cour, font de l’Amérique un acteur politique très assujetti aux intérêts privés. Par ailleurs les Américains n’ont pas de sécurité sociale comparable à la nôtre. Du coup le retour au plein emploi reste la seule réponse au problème des inégalités qui explosent là-bas. Le keynésianisme ne fait pas peur aux Américains, témoins le déficit budgétaire et la politique monétaire d’assouplissement quantitatif. Et le protectionnisme pas davantage. Et l’extraterritorialité de la politique économique qui est un privilège de l’exceptionnalisme américain, non plus. La norme multilatérale fait les frais du mercantilisme dominant. Le meilleur témoignage est donné par le bilatéralisme commercial, aujourd’hui le jeu favori à Washington –et du coup hélas aussi à Bruxelles. Il prend l’allure d’un unilatéralisme du fort au faible, lequel est en définitive une forme offensive de protectionnisme. La renégociation de l’ALENA9 imposée par Trump au Canada et au Mexique en fournit une illustration flagrante.
26Mais surtout l’Amérique continue à opérer, dans l’économie de la post-globalisation, comme puissance énergétique, technologique et financière de premier plan. Elle est le premier exportateur mondial de gaz et de pétrole. Elle règne sur le numérique sans partage : elle héberge les sites mondiaux de stockage de « big data » ; elle définit les algorithmes ; à travers leur maîtrise des plateformes – uber, airbnb, énergie –, les entreprises oligopolistiques de la Silicon Valley, gorgées de cash et fiscalement immunisées – les « superstars » comme les appelle The Economist –, peuvent mettre la main sur n’importe quel secteur et n’importe quelle start-up dans le monde.
27Contrastant avec sa performance technologique et financière, l’endettement externe même libellé en dollars, les inégalités qui explosent – le syndrome du 1 % le plus riche qui capte le gros de la croissance – et qui réduisent la demande agrégée, ainsi que la perspective d’une stagnation séculaire, forment le talon d’Achille de l’Amérique. Ses problèmes sociaux et raciaux pèseront de plus en plus lourd dans ses choix de politique économique extérieure. Trump pourrait ici n’être qu’un épiphénomène. Le mal est plus profond.
La Chine
28La Chine, désormais premier marché intérieur du monde en parités de pouvoir d’achat, n’est pas en reste. Ses avancées sont massives, multiples et rapides : escalade technologique réussie dans le spatial, l’aviation et le numérique ; investissements stratégiques dans les infrastructures, dans la technologie et dans les réseaux en Europe et, avec le grand projet de la Route de la Soie, en Asie Centrale ; sa présence en Afrique comme donneur, investisseur et acheteur. Ses problèmes aussi sont de taille : inégalités choquantes dans un pays communiste, pollution urbaine et détérioration de l’eau et des sols, déséquilibres régionaux. Le PCC le sait, le redoute et s’y attaque. Mais surtout la Chine valorise ses nouveaux acquis à l’interne en jouant un rôle accru dans la gouvernance économique mondiale. D’un côté, elle perce dans le multilatéral avec son entrée à l’OMC en 2001, avec sa part accrue dans les droits de vote des institutions financières de Bretton Woods et avec l’introduction du renminbi – quoique toujours pas complètement convertible – dans le panier des monnaies de réserve du FMI, les SDR ou « droits de tirage spéciaux ». De l’autre, elle renforce l’intégration régionale autour d’elle par des accords de commerce et par des outils financiers qu’elle contrôle et par le projet pharaonique de la Route de la Soie dont l’Europe n’a pas encore pris toute la portée. Dorénavant les choix de ce grand pays de 1,350 milliard d’habitants dont l’économie est en passe de rejoindre le niveau par tête occidental, pèseront lourd dans les orientations du monde.
L’Europe
29L’Europe pour sa part aborde la post-globalisation sur la défensive. Entre Brexit et risque persistant de Grexit – aussi longtemps que la restructuration de la dette grecque n’est pas menée à bien –, l’Europe aligne des performances trop faibles en matière de croissance, de chômage et d’inégalités. La faute en est à la gouvernance de l’euro biaisée vers la déflation, mais le plus préoccupant et le plus difficile sont ailleurs. Le capitalisme européen est pris en étau entre un capitalisme américain innovateur, puissant et agressif, et un capitalisme chinois ambitieux, fort de l’appui de l’État, et de plus en plus assertif. Divisée, dépourvue de véritables champions européens de type Airbus et privée d’une politique industrielle propre, l’Europe perd pied. Son modèle est menacé dans ses soubassements économiques. Comment l’État-Providence pourrait-il survivre sans un robuste et dynamique amarrage technologique ? Mais surtout les divergences entre cœur allemand et périphérie méditerranéenne viennent grever la viabilité économique et politique de l’eurozone. Une monnaie unique aurait dû pourtant conduire à une convergence des PIB/tête entre pays et c’est le contraire qui s’est produit. Rien de surprenant dès lors à ce que l’Europe apparaisse comme une source majeure d’incertitude pour l’économie mondiale. Les Européens eux-mêmes s’interrogent. L’euroscepticisme grandit et l’hostilité à l’égard de l’UE telle qu’elle est aujourd’hui, se fait préoccupante.
Dans la sphère écologique
30La planète a bien résisté à l’explosion démographique dans le Sud aussi longtemps que ces pays sont restés dans la pauvreté. La convergence économique amenée par la mondialisation change la donne. La montée en puissance de la Chine et des autres BRICS a fait remonter à la surface la dette écologique, jusque-là dissimulée mais réelle, de la révolution industrielle dans les pays avancés. Elle a révélé l’état véritable de la planète. Le changement climatique a pris un tour anthropomorphique. Mais la pression sur les ressources est dorénavant générale : air, eau, terre, biodiversité. Il faudrait cinq planètes si l’on étendait au monde entier les standards américains de production et de consommation d’énergie fossile et de ressources naturelles. Les trois risques écologiques s’aggravent : la course aux ressources et la menace d’un conflit autour de leur accès ; les migrations climatiques ; et l’implosion environnementale de la planète. La réponse est dans la coopération internationale qui implique une pression conjointe de la Chine et de l’UE pour forcer l’Amérique à tenir ses engagements, et qui impose d’aider l’Afrique à réaliser son potentiel énergétique élevé, notamment solaire.
Dans la sphère géopolitique
31La globalisation de l’économie, son basculement vers l’Asie et la tension sur les ressources et le climat reconfigurent la donne géopolitique. L’Europe, pourtant, ne le réalise que partiellement parce qu’elle est d’abord attentive à l’instabilité de son voisinage : la Russie en quête d’un Empire perdu, la Turquie tentée par le nationalisme et la dictature, et le Proche-Orient plongé dans le chaos. Le voisinage de l’Europe s’est en effet profondément déstabilisé et l’Europe n’y est pas étrangère, moins en raison de l’élargissement, sans doute inévitable, que de la manière dont il a été pensé par les Anglo-Saxons et par l’Allemagne. Celle-ci a raisonné en termes mercantilistes tandis que l’Amérique et son alliée, l’Angleterre de Tony Blair, entendaient curieusement poursuivre une stratégie de containment vis-à-vis de la Russie post-soviétique. L’élargissement a ainsi été instrumentalisé des deux côtés, et il ne faut peut-être pas s’étonner des réserves inquiétantes vis-à-vis de la démocratie qui prévalent par exemple dans le groupe de Višegrad.
Les enjeux de voisinage
32L’Europe est confrontée à trois dangers proches ; la Russie, le Moyen-Orient et les migrations originaires d’Afrique. L’Europe a failli à sa responsabilité de protéger la Russie. L’Europe, par son ambivalence, a en effet nourri le ressentiment et la paranoïa de la Russie de Poutine. En plus et surtout, Poutine est aussi une création de l’Occident : le Big Bang de 1991 encouragé par Washington a en effet suscité l’oligarchie russe et étouffé l’économie de marché naissante tandis que l’encerclement par les radars et les missiles de l’OTAN a réveillé le nationalisme russe. La crise de l’Ukraine est ainsi une responsabilité partagée.
33Au Moyen-Orient, où les clivages religieux anciens avaient été ignorés dans le découpage de l’Empire Ottoman par la France et l’Angleterre dans les années Vingt10 et à nouveau dans le pacte pétrolier du croiseur Quincy du 14 février 1945 entre Roosevelt et les roi Ibn Seoud, la guerre d’Irak de 2003 a avivé les tensions. La division de l’UE entre « nouvelle Europe » acquise à la politique aventureuse des Conservateurs américains, et les États fondateurs, a contribué au chaos qui a suivi la guerre. Unie, l’Europe aurait empêché l’erreur criminelle de G.W. Bush et de Blair dont elle paie le prix élevé, en termes d’afflux de réfugiés et de menace terroriste. Mais Londres et Paris portent une responsabilité directe dans l’implosion de la Lybie, un autre foyer de chaos dans la région, notamment par son impact sur l’immigration clandestine.
34Les migrations sont précisément un troisième enjeu stratégique de proximité pour l’Europe. Celle-ci ne peut, ni moralement, ni politiquement, se résigner à faire de la Méditerranée le cimetière marin de l’Afrique. Le co-développement du continent apparaît comme une urgence impérieuse, et la protection des frontières extérieures de l’Europe un expédient nécessaire, mais insuffisant. La répartition des réfugiés entre pays européens doit aller de soi. La sauvegarde du traité de Schengen est à ce prix. Plus de libre-circulation en Europe sans frontières extérieures sûres.
Le retour à la bipolarité qui est la véritable menace
35Le véritable enjeu stratégique de la mondialisation se joue toutefois ailleurs et c’est lui qui justifie le mieux aujourd’hui l’unité politique de l’Europe. Il est dans le déclin hégémonique de l’Amérique et la montée en force de la Chine comme puissance à la fois maritime et terrestre, ceci en rupture avec sa tradition millénaire. La mise à niveau stratégique de la Chine a plus à voir avec la sécurité de ses sources et de ses lignes d’approvisionnements, y compris dans les détroits de la mer de Chine du Sud, qu’avec des velléités impérialistes lesquelles n’ont jamais dépassé son voisinage immédiat. Mais insensiblement s’impose l’hypothèse d’une confrontation stratégique avec l’Amérique. La Chine est en effet perçue par les faucons conservateurs comme un challenger pour l’hégémonie stratégique des États-Unis. L’Europe assiste sans intervenir jusqu’ici à l’évolution de cette stratégie de coopération-confrontation entre les États-Unis et la Chine. Sa passivité est inexcusable, car en cas d’affrontement, elle serait sommée de choisir son camp. Acceptera-t-elle alors de se laisser aspirer dans la spirale hégémonique et sécuritaire américaine qui l’entraînerait dans un remake de la Guerre froide ? Se fera-t-elle arbitre de la tension en se portant garante d’un ordre multilatéral fondé sur le droit, ou sera-t-elle elle-même happée dans la recherche d’un équilibre stratégique fondé sur des rapports de forces ? L’Europe devra bien un jour aussi réaliser qu’elle est tout autant puissance eurasienne, que puissance atlantique et méditerranéenne. C’est la leçon que l’Europe doit anticiper de la nouvelle donne géopolitique de la post-globalisation. Mais l’Europe est-elle prête ?
LES TROIS FAILLES DE L’EUROPE QUI L’EMPÊCHENT D’AGIR
36L’UE a d’abord l’immense mérite d’exister. Sans l’esprit d’à-propos, la vision et l’opiniâtreté de Jean Monnet et de ses pairs – Schuman, Adenauer, De Gasperi, Spaak – et d’autres grands acteurs – Uri, Marjolin, Hallstein, Spinelli et plus tard Jacques Delors, et en Belgique les Snoy, Rey, Davignon, Lamfalussy –, l’Europe ne serait nulle part. Grâce aux Pères fondateurs et à leurs successeurs, nous partons d’un camp de base à mi-chemin du sommet.
37L’UE a réalisé les quatre libertés de circulation, l’espace Schengen, la monnaie unique, la politique d’environnement, le programme Érasme. Elle a contribué à la paix du continent et dans le monde et surtout elle a donné à ce dernier le témoignage véritablement métaphysique d’une réconciliation entre ennemis séculaires. Elle a en outre une forte visibilité au-dehors, comme communauté d’États, à travers sa politique commerciale, sa politique de développement et dorénavant sa coopération diplomatique structurée, celle-ci incarnée aujourd’hui par Federica Mogherini. Dans le même temps au-dedans, elle a jeté les bases d’une citoyenneté européenne pour près de cinq cent millions d’Européens.
38Le bilan est impressionnant. Mais l’Europe se meut aujourd’hui sur une asymptote horizontale : elle ne progresse plus. Le marché, de centripète, est devenu centrifuge. Il est de plus en plus un espace de rivalité et de moins en moins de solidarité entre États. L’UE se prête dès lors à une dangereuse hiérarchisation interne avec l’Allemagne, créancière principale de l’eurozone, au sommet. Qui plus est, cet intergouvernementalisme rampant, introduit, avec le veto, un biais dans les politiques. Celles-ci consacrent la primauté du marché sur toute velléité de construire une puissance publique européenne ou d’organiser la solidarité. Elles prennent donc un tour résolument néo-libéral et ne marquent aucun progrès vers un modèle social commun. Elles consacrent plutôt une course au moins-disant social et fiscal. L’UE hésite enfin entre dépendance atlantiste et partenariat d’égal à égal avec les États-Unis.
39L’Europe souffre de trois failles structurelles : son marché sans politique industrielle, ni harmonisation sociale et fiscale ; sa monnaie sans union budgétaire et bancaire ; sa politique extérieure sans défense commune. En fait, faute d’unité politique suffisante, la distribution des compétences entre l’UE et les États-membres aboutit à une inconsistance institutionnelle qui comporte un triple biais : aux dépens de la compétitivité technologique, vers une divergence réelle au sein de l’eurozone, et à travers la mise en concurrence des modèles sociaux, vers une aggravation des inégalités de revenus et de patrimoines.
Un marché intérieur sans Prince ni Marchand
40Jacques Delors a eu l’idée géniale d’arracher l’Europe à l’« eurosclérose» du temps en réalisant un marché sans frontières à marche forcée, entre 1985 et 1992. Une prouesse ! À y regarder de plus près, l’idée est bien de Jacques Delors, mais l’esprit du marché unique a été celui de Margaret Thatcher. Delors voulait un tryptique : un marché unique, des fonds structurels pour le rattrapage des nouveaux venus (Grèce, Portugal, Espagne) et un dialogue social à l’échelon européen entre patrons et syndicats. Il a réussi sur les deux premiers volets et échoué sur le troisième. L’ombre de Margaret Thatcher et du néo-libéralisme s’est levée sur le marché unique : ce serait avant tout un exercice d’économie de l’offre inspiré de l’École de Chicago. Certes il s’agissait au départ d’harmoniser les normes et règlementations et à défaut, d’organiser leur reconnaissance mutuelle, ce qui revenait à concilier libéralisation et convergence des protections du consommateur vers le haut. Mais pour le reste, il n’y aurait ni politique industrielle – le mot devenant tabou –, ni harmonisation sociale, ni fiscale. Le véto continuerait à s’appliquer ici et bloquerait tout progrès ultérieur. On en est resté là. Depuis vingt ans !
41Au contraire, le marché étant proclamé plus efficient que le secteur public, et autorégulateur de surcroit, privatisations, dérégulation et libéralisation devinrent la norme dans nos États à mesure de la poussée néo-libérale encouragée par Bruxelles à partir de la moitié des années 9011. En outre pour ne pas encourir de reproches de la part des États-Unis, ce grand marché européen serait ouvert à leurs exportations et leurs investissements. Leurs multinationales seraient traitées comme des entreprises européennes pourvu qu’elles exercent une activité substantielle dans le marché unique. L’industrie et les services européens, à la différence de l’agriculture, ne bénéficièrent donc pas d’une préférence communautaire. Le marché unique ne serait pas une forteresse européenne, l’heure était désormais à la mondialisation. Au surplus, l’élargissement à l’Est, avec l’entrée massive de pays à bas salaires dans le marché unique devait tout compliquer. Ceux-ci, privés par l’égoïsme des anciens États, de fonds structurels comparables à ceux des élargissements précédents, n’eurent d’autre ressource que de jouer la carte du dumping social et fiscal pour attirer l’investissement direct étranger. En plus, grâce à la directive des travailleurs détachés, avatar de la directive Bolkestein dans les services, ces pays exportent leur chômage et leurs bas salaires vers certains secteurs d'activité à l’Ouest, notamment dans la construction et le transport. L’Irlande pour sa part a reçu des fonds en abondance et néanmoins se livre à un dumping fiscal indécent pour offrir une plate-forme européenne à la Silicon Valley. En plus elle reste attachée à sa neutralité. Elle est par excellence le passager clandestin de l’UE.
42En outre, le marché unique reste inachevé dans des secteurs stratégiques : énergie, télécommunications, services financiers, secteur numérique et industries de défense. On dirait que les économies d’échelles, la préférence communautaire, un appui européen dans la recherche-développement ne comptent pas dans ces secteurs alors même que nos concurrents américains et chinois misent à fond sur la grande dimension de leurs marchés intérieurs respectifs.
43L’absence d’une politique industrielle européenne et d’une préférence communautaire – voire l’existence d’une préférence à rebours dans l’ouverture non réciproque des marchés publics – pèsent dans la détérioration de la compétitivité de l’Europe. Elle se mesure au retard de l’Europe dans la taille de ses entreprises. Sur les cent premières entreprises mondiales de la liste de Fortune, 53 sont américaines, 23 européennes et déjà 11 chinoises. La situation est plus déséquilibrée encore dans les technologies avancées : ainsi dans le numérique, l’Europe offre son marché aux firmes américaines (GAFAM12) et à leurs concurrentes chinoises, mais elle ne dispose elle-même d’aucun champion européen13 de taille significative. Son retard technologique tient aussi à son déficit de recherche. Là où l’Amérique dépense 3 % de son PIB, l’Europe n’en fait que 2 % alors même qu’elle est en position de challenger. En outre, nos étudiants vont plus facilement vers les sciences humaines et les business schools que vers les sciences dures et les facultés d’ingénieurs, un autre problème de société interpellant. Le résultat net est qu’il n’y a, à l’exception d’Airbus (EADS), ni Prince ni Marchand authentiquement européens.
44Le retard industriel et technologique de l’Europe mine à la fois son modèle social, la force de l’euro et la capacité autonome de défense du continent. Les rivalités nationales cachent la gravité du phénomène. Il faut éveiller sur ce point la conscience des dirigeants et des citoyens. Ceux qui avec une légèreté incompréhensible ont cherché à construire avec le TTIP14, « un marché intérieur transatlantique » selon la définition canonique du Commissaire De Gucht, alors même que le marché unique européen reste encore largement inachevé, seraient bien avisés de retourner à leur épure et de s’interroger sur leur compréhension du projet européen. Ils ont opté, sans même le réaliser, pour la vassalisation technologique et économique de l’Europe. Entre le TTIP et l’Europe, il fallait choisir !
L’euro, une monnaie orpheline d’un gouvernement
45Cette fois encore, l’idée vient de Jacques Delors et la mise en œuvre initiale est magistrale. Toutefois l’essai n’est toujours pas transformé aujourd’hui, car l’euro imaginé par Delors – assisté de notre éminent compatriote Alexandre Lamfalussy – et décidé par Mitterrand et Kohl en contrepartie de la réunification allemande, n’a ni gouvernement responsable devant le Parlement européen, ni volet budgétaire, ni union bancaire, ni fiscalité propre, au grand dam de ses architectes. Du coup sa gouvernance a été complètement faussée dès l’origine, et cette carence systémique induit une succession d’erreurs de politique économique qui vont finalement conduire l’eurozone vers la quasi-déflation.
46D’abord, on avait compté imprudemment sur les marchés financiers pour juguler la prodigalité salariale et budgétaire des États périphériques. Ceux-ci vont exploiter inconsidérément l’aubaine de la baisse des taux d’intérêt amenée par l’introduction de l’euro. Soit dit en passant, la Belgique des années 2000 n’a pas échappé elle-même à ce comportement opportuniste. Déficits extérieurs et dettes publiques s’accumulent. Survient la crise financière américaine de 2007-2008. La BCE d’alors ne voit rien venir. Elle surveille la dette des États, mais pas celle, plus dangereuse, de banques commerciales surdimensionnées dans les petits pays. Faute de surveillance macro-prudentielle, elle ne voit pas non plus leurs bilans s’alourdir de produits toxiques, les subprimes importés des États-Unis. Elle guette l’inflation sous-jacente, mais les bulles d’actifs réels ou financiers pourtant bien visibles lui échappent. La crise financière devient crise de la dette souveraine. En juin 2010 à Deauville, le tandem Merkozy aggrave la dette de la Grèce en la refinançant, mais pour sauver les créances grecques douteuses de leurs banques respectives. Le traitement de la dette grecque va à partir de là s’apparenter à une saignée sociale d’une démocratie par les démocraties créancières. L’image de l’Europe en prend un coup. Mais qu’importe, seul le précédent importe : sévir durement pour dissuader d’éventuels suiveurs.
Multiplication des dysfonctions de gouvernance
47La gouvernance ordinaire de l’euro multiplie les dysfonctions. D’un côté, la BCE est interdite de jouer les prêteurs en dernier ressort, ce que Mario Draghi fait tout de même par la bande avec les OMT, au prix toutefois de l’austérité. Elle est aussi freinée par la Cour de Karlsruhe dans le déclenchement de l’assouplissement quantitatif qui, de ce fait intervient avec près de deux ans de retard sur la FED. D’un autre côté, le budget fédéral manquant est remplacé par une usine à gaz de coordination des politiques budgétaires des États-membres dont l’effectivité est des plus problématiques. La discipline budgétaire marche par à-coups, ce qui complique la tâche de la BCE et induit un sentiment d’arbitraire. L’eurozone fonctionne bien en-deçà de ses capacités de relance et peut toujours verser au fossé. Pourquoi ?
48Jacques Delors, lorsqu’il lance la réflexion sur l’euro, a deux soucis en tête. D’un côté, dans l’esprit de l’économie de l’offre, il entend parfaire le marché intérieur en construction en éliminant les dernières barrières non tarifaires qui sont les coûts de transactions monétaires et de changes pour les opérateurs. L’unification monétaire va aussi faciliter pour le consommateur la lisibilité des prix, dorénavant libellés en une seule monnaie. D’un autre côté, il entend avec l’euro prévenir l’instabilité économique – le yo-yo des taux de change intra-européens que provoque chaque soubresaut du dollar – et ainsi donner plus de latitude à la politique économique face à un choc extérieur.
Hétérogénéité de l’eurozone et intransigeance allemande
49Deux obstacles se dressent sur sa route. D’une part la future union économique et monétaire se veut la plus grande possible ; elle sera donc très hétérogène – en particulier l’entrée de la Grèce et des pays baltes sont des aberrations économiques. De ce fait, l’eurozone n’est pas une zone monétaire optimale. Par conséquent, elle devrait pouvoir compter, pour son bon fonctionnement, des outils puissants de stabilisation et de convergence, notamment un budget fédéral qui va faire défaut. Une union monétaire viable marche pourtant sur deux jambes : une politique monétaire et une politique budgétaire.
50D’autre part, précisément, l’Allemagne n’entend pas se prêter à cette approche : elle accepte l’euro, mais aux mêmes conditions que le DM, c’est-à-dire visant avant tout la stabilité de la monnaie, et seulement en seconde priorité, la croissance et l’emploi. La BCE indépendante ne sera donc pas une seconde FED. L’Allemagne veut la monnaie unique qui facilite ses exportations, mais ne veut pas de la solidarité qui garantirait la convergence des économies nationales. L’orthodoxie budgétaire, telle qu’elle est comprise à Berlin deviendra la loi commune de l’UE. Pas question de venir au secours d’un État en difficulté. D’où on décrète la clause de « no bail-out », ou refus d’assistance. Pour partie, la position allemande est affaire de dogmatisme ordolibéral, pour partie l’Allemagne refuse la solidarité en arguant du manque de fiabilité de ses cohabitants de la zone Europe. On ne peut pas nier en effet l’existence d’un problème de hasard moral avec des partenaires qui ne contrôlent ni leur compétitivité, ni leur budget. Il s’agit pour Berlin d’abord de les éduquer d’abord aux saines disciplines pratiquées outre-Rhin. Mais l’égoïsme n’est pas absent de ces calculs. Ce discours moralisateur qui fait de l’austérité la réponse de l’eurozone à la crise souveraine, plait à une majorité de gouvernements de droite bien sûr, mais de plus en plus aussi à des majorités de gauche qui vont s’y prêter, y compris, bien à contrecœur toutefois, le gouvernement grec d’Alexis Tsipras. Or, la crise de la dette souveraine n’est rien qu’une résurgence de la véritable crise, celle financière de 2008 dont l’eurozone n’en finit pas de sortir aujourd’hui, en partie à cause des politiques d’austérité précisément. Celles-ci viennent en effet à rebours de la logique contra-cyclique : là où il faudrait de la relance – ce que font massivement et d’emblée les États-Unis qui conjuguent hardiment déficits budgétaires et assouplissement quantitatif monétaire –, on va faire en Europe, sous l’impulsion de l’Allemagne, et malgré des réticences de plus en plus marquées du FMI, des politiques de dévaluation salariale et de contraction budgétaire dans les pays en difficulté. Ces politiques vont, en résultat net, freiner la croissance, maintenir le chômage et accroitre le poids relatif de la dette dans l’eurozone. Le FMI relève en outre incidemment le caractère déflationniste des inégalités croissantes qui sévissent en Amérique et apparaissent en Europe : le transfert de pouvoir d’achat des consommateurs plus pauvres qui dépensent tout, vers des opérateurs plus riches qui épargnent davantage, devient accumulation d’épargne et parfois exportation de capitaux – cas de l’Allemagne – et donc contraction de la demande agrégée interne. La performance de croissance de l’eurozone est d’ailleurs depuis la crise la moitié de la performance américaine. Paradoxe très parlant : les dix pays hors-eurozone s’en tirent mieux. L’Allemagne aussi et pour cause.
51Du coup, aujourd’hui, le débat de fond sur la gouvernance de l’eurozone est rouvert. Emmanuel Macron a initié des réformes internes (flexibilité du travail, détaxation des entreprises et réduction du déficit) pour obtenir en contrepartie des progrès vers un budget eurozone, une harmonisation fiscale et un contrôle parlementaire de l’autorité politique de l’eurozone. L’Allemagne devra lui répondre dès que la coalition nouvelle sera en place au début de 2018. C’est donc une Allemagne, le nez dans le guidon de ses intérêts nationaux qui est à la manœuvre. Or elle est incapable d’embrasser d’un même regard ses intérêts et le bien commun européen.
52Il faut donc parler de l’hégémonie allemande, car elle est un anachronisme que d’ailleurs l’Allemagne n’a pas recherché et dont elle ne se réjouit pas. Mais cette hégémonie est un fait qui lui confère un statut de primus inter pares dans d’autres domaines de responsabilité de l’Europe, notamment les normes industrielles et la politique commerciale, voire la politique étrangère. Or l’Europe n’a pas été conçue pour être confiée à une hiérarchie d’États avec la France et l’Allemagne à leur tête, quelle que soit au demeurant l’utilité d’un tandem franco-allemand pourvu qu’il soit équilibré. L’Europe, on l’oublie trop souvent aujourd’hui, est affaire de gouvernements certes, mais aussi de citoyens. L’intergouvernementalisme permet à l’Europe de survivre. Mais sans adhésion citoyenne, elle ne peut pas aller de l’avant. Ne serait-ce que par ce que de véritables changements passent par une révision des traités. Or, c’est le vote populaire qui ici l’emporte sur les calculs diplomatiques.
53Ensuite il faut démystifier les raisons de l’hégémonie allemande dans l’eurozone. Elles ne tiennent pas à sa prétendue exemplarité. Il s’agit d’autre chose, inhérent d’abord à l’arithmétique. L’Allemagne, en raison de son poids relatif, renforcé par sa réunification toute récente, est naturellement l’économie d’ancrage de l’euro : le taux d’intérêt de la BCE et le taux de change sont logiquement fixés par référence aux besoins de l’économie dominante – l’Allemagne et ses partenaires immédiats – alors que les pays plus périphériques se trouveront en porte-à-faux, tantôt avec de l’inflation et des taux d’intérêts réels trop bas, tantôt avec du chômage et des taux d’intérêts réels trop hauts. Ces pays, pour partie à cause de l’inadéquation des taux d’intérêt et des taux de change, pour partie par le laxisme de leur propre gestion – encouragé pour ce qui est de la Grèce par les prêts hasardeux que leur ont consentis les banques commerciales allemandes et françaises notamment – ont accumulé des déficits budgétaires et de compétitivité élevés. Ils sont invités à les corriger par eux-mêmes tandis que les pays en surplus ont la faculté de refuser quant à eux de rééquilibrer leurs comptes dans un sens opposé, d’où le surplus commercial colossal de l’Allemagne. Le système est en effet asymétrique et le poids de l’ajustement incombe en fait aux seuls pays déficitaires, ce qui n’est ni très moral, ni très efficace.
54L’Allemagne de son côté est incontestablement mieux gérée. Mais elle jouit aussi et surtout d’une spécialisation internationale avantageuse – l’automobile de haut de gamme, les biens d’équipement et la chimie – qui colle exactement avec les besoins des pays émergents et des États-Unis. Mais en outre, elle qui se refuse résolument à la restructuration de la dette grecque, a bénéficié en 1948 de l’annulation de sa dette intérieure et en 1953 de la réduction massive de sa dette extérieure pour faciliter sa reconstruction. Elle qui revendique un contrat social exemplaire, laisse se créer aujourd’hui chez elle un marché du travail dual avec du travail précaire et sous-payé. Elle réalise enfin un surplus commercial de 8 % du PIB, supérieur à celui de la Chine en chiffres absolus. Son déficit massif de consommation interne se traduit ainsi en exportations de capitaux, de plus en plus hors UE. Autant de consommation, d’investissement et donc d’emplois en moins pour ses partenaires, notamment les pays périphériques condamnés à l’ajustement. Pour justifier son surplus extérieur hypertrophié, l’Allemagne argue du besoin de couvrir ses retraites en raison de son vieillissement, grâce à l’accumulation d’avoirs à l’étranger. Mais le calcul est à courte vue : dans une Europe intégrée, le financement des retraites allemandes serait en définitive mieux assuré par la mise au travail de la population active des États-membres plus jeunes, à commencer par la France. La solidarité intra-eurozone est à terme le meilleur placement pour l’Allemagne, car elle garderait ainsi le contrôle de l’inflation, de la fiscalité du capital et de l’expropriation pour protéger son épargne investie dans la zone euro.
55Mais il existe une autre raison, bien plus impérieuse pour l’Allemagne, de renoncer à sa posture de Commandeur de l’eurozone et d’accepter une gouvernance démocratique et solidaire de l’eurozone. C’est la défense commune.
Sortir de la schizophrénie originelle : assumer la responsabilité de la défense commune
56L’Europe n’a cessé depuis sa création, à l’instar de l’âne de Buridan, d’hésiter entre atlantisme et disons européanité, si vous excusez ce néologisme qui dit assez bien ce qu’il veut dire.
57L’Europe est davantage la fille de la Guerre froide que celle de la réconciliation franco-allemande. Certes, celle-ci en est l’essence primordiale, et elle confère à l’entreprise européenne une immense portée éthique. Mais chronologiquement, elle intervient tard, témoin le rejet de la Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 par l’Assemblée Nationale inspiré par la crainte de l’Allemagne. Ce sont le plan Marshall (1947) assorti d’une forte conditionnalité d’ouverture et de coopération entre États européens et la création de l’Otan (1949) qui vont constituer les deux moments forts où l’Europe s’organise pour s’intégrer. Et elle le fait dans le dessein d’appuyer la stratégie américaine d’endiguement de la Russie soviétique qui menace alors directement15 l’Europe. Le génie de Monnet qui connaissait fort bien les Américains, est d’avoir compris qu’il était essentiel pour les Européens de s’unir pour coopérer avec l’Amérique sous peine pour eux de tomber dans une forme de sujétion. Sa vision de l’Europe a été d’emblée celle dʼune union politique dont le vecteur de lancement devait être la CED précisément. La CECA quant à elle, est davantage un terrain d’essai, la preuve par la pratique de l’utilité et de la faisabilité de la coopération à Six. Mais le dessein véritable de Monnet est l’union politique. Après l’échec de la CED, la CEE lui apparait comme une solution de fortune, laquelle doit beaucoup à l’imagination et à l’habileté de Spaak. C’est pourtant toujours l’union politique qui se profile derrière les travaux de Val-Duchesse, mais elle est censée cette fois rentrer par la porte de service du marché.
58De ce fait, l’Europe est prise dans deux logiques et dans deux appartenances : elle sera atlantique pour sa sécurité, et européenne pour son redressement économique. Est-ce exagéré de parler ici d’une forme de schizophrénie ? Elle perdure depuis bientôt 70 ans.
59Ce dualisme sécurité-économie inhérent à la construction européenne pose trois problèmes.
60D’abord, une politique étrangère est difficile lorsque l’outil de défense est coordonné en d’autres mains. Il en résulte une forme de déresponsabilisation qui encourage le chacun pour soi au sein de l’UE : les rivalités des « trois grands » européens (France, Allemagne, Angleterre, avant le Brexit) face aux vrais trois grands (Amérique, Russie, Chine) exposent l’UE à des tactiques de type « diviser pour régner » qui paralysent l’Europe là où elle serait la plus utile et la plus efficace, c’est-à-dire dans la négociation avec les grandes puissances.
61Ensuite, pour certains esprits – notamment dans de la « Nouvelle Europe » – alliance veut dire allégeance. Mais, tous les dirigeants européens sont suspects – témoin le lancement, décidé à l’unanimité du Conseil européen le 14 juin 2013, de la négociation du TTIP – de s’accommoder de l’idée d’ajouter à la dépendance stratégique une subordination technologique, économique et financière. Dieu seul sait pourquoi le sentiment atlantiste doit être poussé à ce point. Est-ce fatigue intellectuelle ou simple conformisme ou encore plus profondément « goût de la servitude volontaire » ?
62Une parenthèse s’impose ici pour élucider cette ambivalence profonde qui habite l’Europe depuis la Libération : est-elle d’abord européenne ou davantage atlantiste ? Il est un fait que le rêve américain qui mélange allégrement liberté et consumérisme a servi d’utopie de substitution aux États européens dévastés par la tragédie des deux utopies totalitaires – le nazisme et le stalinisme – qui ont marqué l’Histoire du continent. L’américanisation de l’Europe a été profonde : elle peut s’apparenter à un nouveau moment de civilisation qui, à l’instar de la Chrétienté et des Lumières, a conféré une certaine unité à l’Europe en transcendant les particularités locales. Elle est venue en concurrence avec le projet européen qui, à cause de sa dimension trop exclusivement économique, s’est inscrit naturellement dans le contexte atlantiste. C’est que l’américanisation a dépassé les idéaux démocratiques communs, l’influence d’Hollywood, la mode du jean et la popularité du rock et du coca-cola. Plus sérieusement, la pensée européenne s’est trouvée profondément imprégnée de l’enseignement des business schools américaines d’abord, puis de celui de l’École néo-classique de Chicago, et plus tard du néo-libéralisme de Reagan et de celui de Thatcher en Angleterre. L’entrepreneur schumpétérien devenu tycoon chez Ayn Rand16 se fait aussi icone européen dans certains milieux dirigeants de l’UE. Le rapport au capitalisme devient une affaire de foi. Ainsi les travaux préparatoires de la malheureuse17 Stratégie de Lisbonne (2000-2010) qui devait faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010 » faisaient explicitement de la norme américaine l’ancrage de l’effort de compétitivité européen axé presqu’exclusivement sur le jeu des marchés et des entrepreneurs. L’aliénation de la pensée européenne à la pensée dominante aux États-Unis a été poussée très loin. Il faut aujourd’hui s’en dégager et réinventer un capitalisme à l’européenne comme il existe un capitalisme à la chinoise ou l’américaine.
63Il reste que le confort stratégique fourni par l’OTAN et le tropisme atlantiste qui en dérive, rendent difficile l’émergence en Europe au niveau du citoyen, d’une conscience d’une véritable communauté de destin politique, économique et stratégique. Pourtant les temps pourraient bien être en train de changer. L’Europe est sollicitée d’accroitre sérieusement son effort de défense par l’Administration Trump alors même que les réticences et l’imprévisibilité du nouveau Président jettent un doute croissant sur l’engagement de l’Amérique aux côtés de l’Europe en cas de menace ou de conflit, malgré le prescrit de l’article V de l’OTAN qui prévoit l’entraide en cas d’attaque contre un des membres. La Chancelière Merkel qui a toujours compté, comme ses compatriotes, sur l’arrivée de la Cavalerie américaine en cas de péril grave, en est moins sûre aujourd’hui. Elle réalise que les Européens vont devoir désormais surtout compter sur eux-mêmes.
64L’hypothèse d’une défense commune se fait donc tout doucement jour. Au sein ou en-dehors de l’OTAN ? La question est ouverte. Il est clair qu’une Europe de la défense ouvrirait la possibilité d’un partenariat politique sur pied d’égalité avec l’Amérique et que cela changerait le rapport de forces au sein de l’OTAN. L’Amérique devrait alors écouter l’Europe autant que les Européens l’écoutent. L’Europe deviendrait pour Washington un allié incontournable dont il lui faudrait entendre la voix.
C0NCLUSIONS.
RÉGULER LE CAPITALISME DE MARCHÉ ET BÂTIR UN TRIANGLE D’INTÉGRATION : DÉFENSE, BUDGET, IMPÔT EUROPÉEN
65Jamais le monde n’a eu autant besoin d’Europe, et jamais l’Europe ne s’est à ce point dérobée. Et pourtant nos États-membres ne sʼen tireront jamais seuls. Il faut donc refonder l’Europe.
66Refonder l’Europe revient à rendre son sens à la démocratie en Europe en lui restituant la souveraineté perdue par les États du fait de la mondialisation. La refondation de l’Europe consiste d’une part à consolider le modèle de société européen dans un monde ouvert, et d’autre part, à construire une puissance européenne dans un monde multipolaire.
67Pour cela, il faut une Europe circonscrite à l’essentiel, car il s’agit d’éviter le piège de la centralisation. L’Europe est en effet avant tout diversité. C’est sa singularité et sa richesse. Cette diversité se reflète dans des cultures et dans des identités nationales multiples. C’est cela qu’il faut préserver en transcendant les émotions par la raison en vue de susciter une conscience commune. Il faut donc rechercher, les fondements de l’unité à un niveau supérieur à celui des cultures nationales, c’est-à-dire à l’échelon de la civilisation continentale qui les englobe. La civilisation européenne n’est-elle pas en définitive l’ultime raison d’être du projet européen ? Car c’est la civilisation qui a fourni sa matrice unitaire à l’Europe à plusieurs moments de son Histoire, mais sans jamais s’étendre en même temps à toute l’UE-28 : l’antiquité gréco-romaine, la Chrétienté18 héritière du peuple juif, la Renaissance, la Réforme protestante, les Lumières, l’avènement violent d’un « capitalisme démocratique » et plus récemment la conscience montante de la responsabilité environnementale.
68Cette civilisation a accumulé au fil de deux millénaires des strates de valeurs communes. Ce fût d’abord la dignité irréductible de l’être humain et l’égalité de tous les êtres humains en dignité, héritage du judéo-christianisme. Ce fut, à partir de la Renaissance, la raison critique et, sa fille naturelle, la liberté proclamées par le siècle des Lumières ; elles ont conduit à l’État de Droit et à la laïcité, entendue ici comme la séparation de l’Église et de l’État. Ensuite la justice qui est la condition de la liberté pour tous, et la fraternité – qu’on appellera aujourd’hui solidarité – furent conquises d’abord de haute lutte par les syndicats ouvriers face au capitalisme dickensien et puis intégrées dans notre démocratie moderne. Enfin la conscience environnementale naît aujourd’hui dans le monde, mais c’est l’Europe qui s’en fait désormais la pionnière la plus avancée. Ce sont ces valeurs qu’il s’agit, non de proclamer dans un discours rhétorique, mais d’incorporer dans le concret des institutions et des politiques à tous les niveaux de pouvoir en Europe.
69La centralité de ces valeurs dans la civilisation est aujourd’hui remise en question de trois côtés. D’abord l’exercice de déconstruction entrepris par le courant post-moderniste à partir de Mai 68 pousse au relativisme qui va parfois jusqu’à une forme désabusée de nihilisme. Ensuite, cette déconstruction a ouvert toute grande la porte à une culture de l’argent-roi : le règne de la rente et de la spéculation ainsi que du retour sur investissement excessif, est le sous-produit du néo-libéralisme anglo-saxon. Ce matérialisme triomphant corrode en profondeur les valeurs sociétales de l’Europe. Enfin la tentation de l’illibéralisme politique naît aujourd’hui à l’Est, au sein même de l’UE. Mais déjà, le berlusconisme en Italie était-il autre chose ? Ces valeurs fondatrices de la civilisation européenne ne peuvent donc jamais être tenues pour acquises. C’est pourquoi le travail de retour aux sources et de transmission intergénérationnelle de notre européanité est tellement important.
70Tels sont les fondements, toujours à consolider et à réinventer, d’une conscience européenne qui doit venir se surimposer naturellement aux identités nationales, lesquelles resteront incontournables ! Seule une telle conscience européenne, incorporée dans un projet politique, pourrait nourrir la naissance d’un démos citoyen, c’est-à-dire d’un peuple européen organisé politiquement sur un mode transnational. Ce démos est la condition d’une démocratie européenne effective, antidote à l’idée d’une Europe trop centralisée et trop intergouvernementale. Il faut circonscrire l’Europe politique à un périmètre étroit de manière à laisser le champ le plus vaste possible à la diversité. Quel serait ce périmètre ?
71Même si l’urgence géopolitique est là, et justifie à elle seule d’accélérer le tempo de l’intégration politique, la tâche la plus difficile et la plus nécessaire pour l’Europe unie, est d’entreprendre une régulation du capitalisme de marché à l’échelle du continent et à celle du monde. Tel est le sens profond de l’expression de « maîtrise de la globalisation » qui refait surface aujourd’hui19 tandis que d’aucuns, dont Pascal Lamy et Nicole Gnesotto20 parlent de « civiliser la mondialisation ». Cette maîtrise commence en effet en Europe. On ne peut projeter au-dehors que ce que l’on est au-dedans.
72Je résumerai en trois points cette tâche parfaitement à la portée de l’Europe et contre laquelle la mondialisation ne peut servir d’alibi. Il s’agit d’abord de faire rentrer la finance dans son lit de manière à l’assujettir à l’économie réelle et limiter son rôle prédateur et déstabilisateur. Ensuite, il faut instituer une gouvernance, spécifiquement européenne, de la très grande entreprise, pour lui faire assumer toute sa responsabilité sociétale : pouvoir de marché, écarts de rémunérations, droits de l’actionnariat stable en regard de l’actionnariat « de razzia », codétermination par les travailleurs, fiscalité effective et juste des profits par un impôt européen des sociétés centralisé. Enfin il faut, en Europe, intégrer le capitalisme de marché dans une démarche de développement durable, cohérente avec les objectifs des Nations unies, en recherchant la réduction des inégalités excessives et la protection des ressources naturelles, à commencer par le climat.
73Mais comment franchir le seuil d’intégration politique nécessaire pour enclencher cette dynamique nouvelle et en finir ainsi avec la dichotomie économie/sécurité qui interdit aux citoyens européens la perception d’une communauté de destin face aux transformations du monde ?
74Le moment est propice avec la fragilisation politique de l’euro et la posture isolationniste des États-Unis, pour envisager avec réalisme de franchir un triple seuil. D’abord une défense commune ! Elle impliquera de la part de la France le renoncement à un rêve gaullien devenu un mythe trop lourd à financer ; ce rêve deviendra celui de l’Europe. Ensuite un budget de l’eurozone ! Il exigera de l’Allemagne, mais pas seulement d’elle, un effort de solidarité. Enfin un impôt européen sur les profits des multinationales ! Il rétablirait la justice fiscale en Europe et viendrait logiquement financer la défense.
75Ce triplé répond à trois critères simples. D’abord il exploite les économies d’échelles accessibles seulement au niveau européen. Ensuite il fournit trois biens publics par excellence : la défense, la monnaie avec le budget qui la consolide, et avec l’impôt qui autrement ne pourrait pas être prélevé. Enfin il n’est ni de gauche, ni de droite, mais il pousse bien entendu à l’alternance des politiques, condition première de la démocratie en Europe aujourd’hui.
76Un tel élan suppose une énergie morale que nous croyons trop vite disparue de nos sociétés. L’Esprit ne cesse jamais de souffler sur le monde. Des groupes citoyens, noyaux de résistance ou architectes de projets nouveaux sont à l’œuvre, ici ou là à travers toute l’Europe. Mais à l’action du bas vers le haut doit répondre une action du haut vers le bas. Une dynamique peut à partir de là s’enclencher et susciter un leadership démocratique authentiquement européen, c’est-à-dire à la fois transnational et imperméable à des influences extérieures à l’Europe.
77Reste encore, m’objectera-t-on, à ré-enchanter l’Europe pour mobiliser un démos européen ? Mais le faut-il vraiment ? N’est-ce pas là un artifice de communication ? Le démos européen ne naitra-t-il pas d’abord de la raison, de l’action engagée et responsable par les citoyens eux-mêmes pour préserver la justice, la liberté et l’environnement en Europe et la garder des périls qui la menacent. N’entrons-nous pas ainsi dans un nouvel âge de notre Histoire qu’on pourrait appeler, par différence avec le marché, celui de l’âme de l’Europe21 ?
Notes
1 Jones E., The European Miracle: Environments, Economies and Geopolitics in the History of Europe and Asia, 1981, Cambridge University.
2 Michel Richonnier qui relève cette coïncidence chronologique précieuse, admet qu’il la sollicite un peu en identifiant cette année-là, un prototype de machine à vapeur de James Watt, particulièrement réussi. Mais bien entendu, la révolution industrielle couve déjà dans la cottage industry depuis près d’un siècle dans le secteur textile.
3 Le regretté Tony Judt évoque à ce propos le libéralisme occidental dont l’atout crucial « n’était pas son attrait intellectuel, mais ses structures institutionnelles. En bref, ce qui faisait la supériorité de l’Occident, c’étaient ses formes de gouvernement, de loi, de délibération, de régulation et d’éducation. Au total au fil du temps, celles-ci formèrent un pacte implicite entre la société et l’État. », p. 304 dans Judt T., avec la collaboration de Timothy Snyder, Penser le xxe siècle, Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016.
4 Braudel F., La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, Champs, 2014.
5 Lamy P. et Gnesotto N., Où va le monde ?, Paris, Éditions Odile Jacob, 2017.
6 Une clarification sémantique s’impose ici d’emblée : le néo-libéralisme est bien autre chose que le libéralisme et il faut les distinguer. Le néo-libéralisme est au libéralisme ce que l’intégrisme est à la religion catholique et l’Islamisme à l’Islam. Il est une pathologie du libéralisme économique, lequel comporte lui-même une vaste gamme de variantes qui tantôt renforcent, tantôt contredisent le libéralisme politique. L’ultra-libéralisme est parfaitement compatible avec des régimes autoritaires, rappelons-nous le régime Pinochet au Chili.
7 Michel Aglietta, l’éminent économiste de l’euro, écrit à propos de la social-démocratie : « la social-démocratie, plus que toute autre force politique, se trouve confrontée à un double défi, celui de défendre à la fois, l’intégration européenne et un projet de transformation sociale », p. 58 dans Aglietta M. et Leron N., La double démocratie, une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017.
8 Sloterdijk P., Le Palais de Cristal, À l’intérieur du capitalisme planétaire, Éditions Maren Sell, 2006.
9 Association de libre-échange nord-américaine (NAFTA en anglais).
10 Chagnollaud J.-P. et Blanc P., L’invention tragique du Moyen-Orient, Éditions Autrement, 2017.
11 Imputer la percée néolibérale à la Commission ou aux États-membres revient un peu à l’histoire de la poule et de l’œuf. Il n’empêche : le vide idéologique laissé par le départ de Jacques Delors, partisan résolu d’une Europe communautaire et sociale, a vite été comblé par la poussée intergouvernementale et néolibérale à l’intérieur de certains services de la Commission, en particulier la DG des affaires économiques et financières et le Bureau des planners. Le magistère de pensée anglo-saxon avait trouvé là un terrain favorable. Barroso et son entourage proche devaient transformer l’essai et puis Barroso rejoindre la banque américaine Goldman-Sachs à l’issue de son mandat.
12 Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.
13 Jean-Christophe Defraigne note ainsi qu’après la mise en place du marché unique et la stratégie de Lisbonne, « la vague de fusions a créé des firmes européennes de plus grande taille, mais qui sont restées des champions nationaux plus que des champions européens. Ces entreprises devenues de véritables concurrents globaux sont capables de rivaliser avec les géants américains ou nippons, mais leur ancrage national continue de générer des logiques de concurrence entre les États-membres »(ndr : c’est moi qui souligne), p. 138 dans Defraigne J.-Chr., avec la collaboration de Nouveau P., Introduction à l’économie européenne, Bruxelles, De Boeck, 2013.
14 Traité transatlantique de libre-échange.
15 Voir Roussel E., Jean Monnet, Paris, Fayard, 2015, p. 710. Jean Monnet écrit : « en outre leur division les {les pays d’Europe} met nécessairement sous la protection militaire, économique et financière des États-Unis. Les progrès de ce pays ne peuvent être rejoints que par les progrès des pays d’Europe qui autrement demeureront des enjeux ou mêmes des satellites. » (ndr : c’est moi qui souligne).
16 Rand A., La Grève, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (en anglais : Atlas shrugged, 1957).
17 La stratégie de Lisbonne lancée en 2000 par le Conseil européen, était censée faire, en dix ans, de l’UE l’économie de la connaissance la plus performante du monde. Le 2 octobre 2010, les services de la Commission établissaient une évaluation de la stratégie (SEC (2010) 114) qui disait notamment : « les objectifs essentiels ne seront pas atteints… l’UE n’a pas réussi à combler l’écart de croissance de la productivité avec les grands pays industrialisés ». Cette autopsie faite dans la discrétion ne fit pas l’objet d’un débat politique au Conseil.
18 Citons ici le grand historien de l’École des Annales, Lucien Febvre qui s’écrie dans une leçon magistrale sur l’Europe au Collège de France à l’hiver 1944-1945 ; « une civilisation qu’il faut bien appeler européenne, mais qui, si on lui demandait son nom, ne répondrait pas Europe, elle répondrait Chrétienté. » (Febvre L., L’Europe, Genèse d’une civilisation, Perrin, 1999).
19 La paternité du mot revient à Pascal Lamy qui avait intitulé « Maitriser la mondialisation » son mémorandum au Parlement européen en appui de son audition comme Commissaire européen au commerce par la Commission des investitures le 7 septembre 1999. Il disait notamment : « pour être à la fois efficace et juste, cette globalisation doit être maîtrisée, pilotée, gérée en fonction des intérêts collectifs des citoyens européens ». Aujourd’hui Pascal Lamy et Nicole Gnesotto parlent de « civiliser la mondialisation » comme raison d’être de l’Europe (op. cit.).
20 Op. cit.
21 Cet article est la version revue de l’exposé présenté en séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 14 février 2017.