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Éloge de Georges Balandier
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Éloge de Georges Balandier (Aillevillers-et-Lyaumont, France, 21 décembre 1920 – Paris, France, 5 octobre 2016). Il a été professeur à la Sorbonne. Associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 7 mai 1973 ; Associé émérite le 18 décembre 2013. Anthropologue et sociologue, il s’est principalement intéressé aux populations de l’Afrique noire.
Abstract
Eulogy of Georges Balandier (Aillevillers-et-Lyaumont, France, December 21, 1920 – Paris, France, October 5, 2016). He was a professor at the Sorbonne. Associate of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques on May 7, 1973; Associate emeritus on December 18, 2013. Anthropologist and sociologist, he was mainly interested in the populations of black Africa.
1Georges Balandier a été élu associé à la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, le 7 mai 1973. Né à Aillevillers-Lyaumont en France, le 21 décembre 1920, il meurt à Paris le 5 octobre 2016, à l’âge de 96 ans.
2Georges Balandier est un des sociologues et anthropologues majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Son œuvre s’étend sur soixante-cinq ans, de 1947, année de la publication de son premier livre intitulé Tous comptes faits, à 2013 où il publie son dernier essai Du social par temps incertain.
3Il manie les conjugaisons : écrivain scientifique, écrivain et scientifique, articulant l’ethnographie et la sociologie, disciplines alors considérées comme hétérogènes, Georges Balandier accorde de l’importance à la forme, au style. Il a lui-même évoqué le chiffre de 500 références de publications, dont 40 titres majeurs qui ont transformé la manière de pratiquer l’anthropologie et tout particulièrement les anthropologues africanistes, à compter des années 19601.
4Comme l’écrira Emmanuel Terray dans une formule dont il a le secret : « Alors Balandier vint… »2.
5En 1954, il est nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études, puis en 1962, professeur à la Sorbonne, où il ouvre la chaire de sociologie et d’ethnologie de l’Afrique noire. En trente ans d’enseignement, il part à la retraite en 1985, il a dirigé 200 thèses de doctorat, avec une attention, souvent soulignée, à ses élèves, préoccupés de leurs problèmes et du sort de chacun. Maître exigeant, traquant les naïvetés, il n’imposait aucune orientation déterminée, poussant chacun au bout de ses choix.
61. De la génération ayant connu la Grande Guerre, Georges Balandier s’engage dans le maquis de 1943 à 1944. Ces années de vie intense sont aussi celles de rencontres. Elles jouent un rôle décisif dans sa manière de comprendre le monde et de faire science. Après une licence en philosophie, il suit les cours de l’Institut d’ethnologie du musée de l’Homme, avec le projet de s’engager en Afrique, une Afrique toujours colonisée lorsqu’il débarque à Dakar en 1946, à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN). L’IFAN est alors une institution scientifique rattachée au ministère des Colonies qui dispose de centres de recherche pour le conseiller sur la politique. Georges Balandier s’y engage. Il vit les contraintes d’un ethnologue en mission, astreint à bureau, voiture avec chauffeur, aux informateurs et traducteurs attitrés, loin de l’expérience classique de l’ethnologue, tel un Malinovski, voire des expéditions de Claude Lévi-Strauss au Brésil lesquels rompant avec le monde moderne se consacraient, des années durant, à l’observation participante de sociétés coutumières. À la différence, en expert mandaté, Georges Balandier expérimente en Afrique les relations de l’ethnologue « en situation coloniale », une expérience déterminante dont il énoncera son anthropologie politique.
7Fort de son expérience de résistant, c’est à partir de 1946, au Sénégal et en Mauritanie, ensuite à Conakry et au Congo-Brazzaville en pays Kono, avec des missions au Gabon que Georges Balandier déploie sa nouvelle sociologie consacrée aux sociétés coloniales. Il y affirme son refus de toutes formes d’asservissement et sa solidarité avec les protestations les plus diverses. Durant cette période, en expert, rompu à la recherche appliquée, et avant d’embrasser la carrière universitaire, début des années 1960, il a déjà publié cinq de ses œuvres majeures : Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955) qui constitue sa thèse de doctorat ; Sociologie des Brazzavilles noires (1955) qui représente ce qu’on appelait la petite thèse ; Afrique ambiguë (1957) éditée dans la célèbre la collection « Terre humaine » où Claude Lévi-Strauss, deux ans plus tôt, venait de publier Tristes tropiques ; de cette période, il tire encore deux ouvrages importants en 1967 : La vie quotidienne au royaume Congo et un ouvrage de référence Anthropologie politique.
82. Sur un plan scientifique et théorique, la rupture est fondamentale. Influencé par Max Gluckman de l’école de Manchester qu’il popularise dans le milieu universitaire français, Georges Balandier promeut l’ethnologie pratique.
9L’article fondateur s’intitule « La situation coloniale : approche théorique » est publié en 1951, dans les Cahiers internationaux de sociologie (il deviendra ensuite le chapitre introductif de Sociologie actuelle de l’Afrique noire, 1955). Dans ce texte, Georges Balandier analyse la société coloniale comme un phénomène sociohistorique. Il signe ainsi les fondations de la sociologie de la dépendance et de la colonisation, bien connue sous la notion « d’anthropologie dynamique ».
10Avec Balandier, la société colonisée participe à la situation coloniale, elle est une des composantes de la colonie. L’anthropologue se consacre à l’étude de faits résultant du « contact » entre colonisés et colonisateurs. À propos des peuples colonisés, il décrit l’évolution des structures sociales mises en situation coloniale, évoquant les situations de crises. Dans ses travaux, la culture des sociétés colonisées n’est plus inerte, comme enfermée dans une pureté culturelle, renforcée par les dispositifs d’enquêtes classiques, statiques. Avec Georges Balandier, le colonial était déjà mu par le dé-colonial lorsqu’il repère, notamment dans les mouvements religieux, la dynamique des mouvements anticoloniaux en gestation. Il témoigne ainsi de la nature de la pensée anticolonialiste d’après-guerre, pour analyser ensuite les expressions de la contestation anticoloniale. D’une grande actualité, les analyses de Balandier entrent en résonnance avec les travaux et les débats contemporains consacrés au post-colonialisme.
11Par le revirement radical apporté à l’anthropologie africaniste française, Georges Balandier remet l’histoire et le contexte international dans lequel évoluent les sociétés étudiées par les anthropologues, au cœur de la réflexion. Sous son impulsion, les anthropologues politiques sont invités à prendre en considération le contexte de la colonisation sur les sociétés qu’ils étudient.
123. À Paris, dans les années 1970, l’anthropologie était marquée par les théories structurales ramenées des États-Unis et admirablement développées par Claude Lévi-Strauss qui travaillait et orientait ses étudiants vers des sociétés océaniennes ou amérindiennes. Et pour sa part, le champ de l’Afrique était occupé par Marcel Griaule et son école, tournée vers les systèmes symboliques, les cosmologies, les mythes, les contes, les objets rituels. Radical et contestataire, Balandier s’intéressait à tout autre chose, la vie quotidienne des populations, les réalités de travail dans les plantations, la pauvreté, les rencontres inégales induites de la colonisation. En anthropologue impliqué dans la société coloniale, articulant ethnologie et sociologie, Balandier dépoussiérait l’image de l’ethnologie africaniste.
13Avec Balandier, les années relatives à la fin de l’époque coloniale et du début des indépendances seront celles de l’invention de l’anthropologie politique (française) moderne, largement africaniste. Les travaux de Georges Balandier ont une portée considérable. Il pousse l’anthropologue à sortir de la seule étude classique des sociétés coutumières, par de longs séjours dans un village considéré comme un laboratoire, pour porter aussi l’analyse à la société coloniale et ensuite postcoloniale dans son ensemble.
144. Parallèlement, dès 1970, par un effet de proximité, Georges Balandier dépasse la « situation coloniale », pour traiter de ce qu’Alfred Sauvy avait appelé le tiers-monde, le sous-développement. Ce qui préoccupe désormais l’anthropologue, ce n’est plus l’Afrique de la fin de l’époque coloniale ni de la période des indépendances, mais bien de jeter les bases de l’anthropologie moderne en France, en l’extrayant de l’étude exclusive des sociétés traditionnelles.
15Les références à l’Afrique parcourent ses nouveaux ouvrages. Et dans ce sens, la réforme de l’anthropologie s’ancre dans ce continent. Professeur de sociologie et d’ethnologie de l’Afrique noire à la Sorbonne, dans l’ouvrage Sens et puissance qui est un recueil d’articles, publié en 1971, Balandier généralise sa sociologique initiale de « la situation coloniale » pour proposer sa socio-anthropologie dynamique, notion aujourd’hui bien connue qui porte sur l’analyse « des peuples non occidentaux, ou mieux, des peuples dépendants »3.
16En articulant son anthropologie dynamique, avec celle historique et économique, Balandier propose une approche ethnographique des phénomènes du développement, à un niveau local, une question éminemment politique. Pour ce faire, il accorde de l’importance à la capacité d’action et d’autonomie des sociétés africaines. Avec Georges Balandier, la tradition intègre la modernité, la rendant complexe, plurielle. C’est en cela qu’elle est dynamique. Autrement dit, les processus de changement étudiés par Balandier ouvrent la voie à une analyse dynamique, tant de la tradition que de la modernité. L’analyse des sociétés africaines en termes de dépendance, de changement, de modernisation ouvre des perspectives dynamiques, inédites, concrètes, locales. Et pour y parvenir, Balandier privilégie la démarche ethnologique, la seule capable, à partir de terrains bien circonscrits, de décrire les transformations sociales des institutions, à la base de toutes sociétés.
17La socio-anthropologie de Georges Balandier se veut résolument ethnographique. Et plus encore, l’interprétation des données issues de sociétés en transformation s’oppose à une vision en termes d’invariants, qui renvoie à la position structurale. Avec Balandier, les traditions deviennent syncrétiques d’abord parce qu’elles l’ont toujours été. Et pour sa part, la modernité et le changement s’imposent parce qu’ils incorporent les traditions tout en les transformant, non sans les déstructurer.
185. Avant son admission à retraite en 1985, bien avant le Consensus de Washington (1989), Georges Balandier expose l’idée audacieuse que toutes les sociétés se trouvent désormais aux prises avec les conséquences de la globalisation. Il soutient la proposition selon laquelle, l’anthropologie doit désormais s’intéresser à tous les lieux où les femmes et les hommes deviennent humains.
19En infatigable arpenteur des formes prises par le social, Georges Balandier devient à soixante-cinq ans le défricheur des chantiers inédits des modernités, proposant une nouvelle voie à l’anthropologie, contre le risque de l’enfermement dans l’étude des sociétés coutumières.
20Dans cette veine théorique, en inspirateur d’un nouveau projet pour la discipline, Balandier attire les nouvelles générations d’anthropologues. Il publie plusieurs ouvrages remarqués : Le pouvoir sur scènes (1980) ; Le détour. Pouvoir et modernité (1985) ; Le Désordre. L’éloge du mouvement (1988) ; Le dédale. Pour en finir avec le XXe siècle (1994) ; Le grand système (2001) ; Civilisation et puissance (2004) ; Le grand dérangement (2005) ; Le Carnaval des apparences ou les nouveaux commencements ? (2012).
21Dans ces ouvrages, Georges Balandier explore l’inédit et l’inattendu suscités par ce qu’il appelle des Nouveaux Mondes confrontés à la globalisation qui induit un changement d’échelle, et donc de conception, c’est-à-dire d’imaginaire collectif.
22L’anthropologue est à la recherche d’une socio-anthropologie globale. Elle repose sur de nouveaux fondements empiriques, avec la question : que sont désormais les terrains pour les ethnographes de ces Nouveaux Mondes ? Georges Balandier développe une problématisation capable d’articuler la globalisation avec le point de vue du contexte, de la situation et du changement local. Dans ses derniers ouvrages, il analyse des thématiques majeures que constituent les nouveaux totalitarismes, la production des individus qui remplace le sacré, et le choix pragmatique qui place en avant l’argent, l’esprit d’entreprise, la liberté. Balandier montre ainsi comment le mouvement emporte tout, tout en procurant un autre sens au désordre, en ce qu’il devient conscience d’un désemparement qui pousse à la promotion de nouveaux imaginaires sociaux.
236. Enfin, il convient d'évoquer un trait déterminant du grand anthropologue. Parallèlement à ses activités scientifiques, Georges Balandier a explicitement associé des moments autobiographiques lorsqu’il alternait la rédaction de monographies, d’essai et d’autobiographies4.
24Des ouvrages tels Afrique ambiguë (1957), publié dans la collection Terre humaine ; Histoires d’Autres (1977) ; Conjugaisons (1997) ; Carnaval des apparences (2012), et son roman, Tous comptes faits, publié, en 1947, à la fois son premier livre et le seul roman publié (il en a rédigé trois, dont un seul, aujourd’hui introuvable, a été publié).
25Ce premier ouvrage, une fiction, nourrissait l’ambition d’une reconnaissance littéraire, reposant sur une ethnographie de soi, avec Michel Leiris, écrivain, poète, ethnologue, comme mentor dans cette forme de littérature dite de « confessions ». Analysons la démarche. Dans l’après-guerre, l’ethnographie était assimilée à une « carrière coloniale ». C’est dans ce contexte que Georges Balandier inventa le nouveau profil « d’ethnologue sociologue ». En sociologue du changement social et de la modernité africaine, il incarnera une nouvelle génération de chercheur. Balandier n’a pas été l’ethnologue des grandes expéditions et des aventures, menées loin de la civilisation. Autrement donc, il enquête en ville ou en milieu rural, doté du statut d’ethnologue fonctionnaire de l’administration coloniale, en produisant une anthropologie appliquée. Le chercheur se trouve ainsi directement confronté aux relations de domination entre Noirs et Blancs, entre aristocrates africains et descendants d’esclaves. Fort de ces expériences, dans ses écrits ethno-autobiographiques, Georges Balandier revient, tel un leitmotiv, sur l’ambiguïté, c’est-à-dire le double sens, et l’ambivalence ou la cohabitation des contraires.
26Fondamentalement, durant sa longue et brillante carrière de scientifique, d’anthropologue, chef de file d’un renouveau de l’anthropologie, Georges Balandier est resté un littéraire, attentif à comprendre et à analyser la construction de soi comme auteur, aux prises avec le destin d’un siècle et tout particulièrement avec les affres de l’empire colonial5.
Notes
1 Cf. Copans J., Georges Balandier. Un anthropologue en première ligne, Paris, PUF, 2014.
2 Terray E., Afrique plurielle, Afrique actuelle. Hommage à Georges Balandier, Paris, Karthala, 1986.
3 Cf. Sens et puissances. Les dynamiques sociales, Paris, PUF, 2004. (1re éd. 1971).
4 Mary A., « Ethnographie de soi sous le « zéro équatorial ». Le chantier autobiographique de Georges Balandier », dans L’homme, 2017, n° 221, p. 11-40.
5 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 6 décembre 2021.
To cite this article
About: Pierre-Joseph Laurent
Pierre-Joseph Balandier est professeur à l'UCLouvain, où il dirige le Laboratoire d'anthropologie prospective, et membre de l'Académie royale de Belgique.