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Éloge d’Umberto Eco (1932-2016)
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Éloge d’Umberto Eco, décédé le décédé le 19 février 2016. Sémioticien, romancier et essayiste, il a été professeur à l’Université de Bologne et membre de nombreuses académies.
Abstract
Eulogy of Umberto Eco, died on February 19, 2016. Semiotician, novelist and essayist, he was professor at the University of Bologna and member of numerous academies.
1Toute mort est un scandale. Mais celle d’Umberto Eco l’est particulièrement, car sa personnalité semblait avoir transcendé les strates du temps. Spécialiste du Moyen Âge, son érudition vertigineuse et son humanisme en avaient fait un esprit typiquement renaissant. Son sens critique, jamais pris en défaut et volontiers voltairien, poussait à voir en lui un fier descendant des Lumières. Et c’est en jetant un regard aigu sur la société contemporaine, dans ses manifestations parfois les plus triviales, qu’Eco a apporté une précieuse contribution à la démarche anthropologique.
2Si j’ai fait d’Eco un spécialiste du Moyen Âge, ce n’est pas en pensant à son célèbre roman Le Nom de la rose. Mais parce que ses premières spécialités sont l’esthétique et la scolastique médiévales. La formation initiale du jeune piémontais — il est né à Alexandrie le 5 janvier 1932 — est celle d’un philosophe ; elle est consacrée en 1954 par une thèse sur Thomas d’Aquin, défendue à l’Université de Turin. Commence alors une carrière de chercheur. Eco est successivement chargé de cours à ladite Université de Turin (1961-1964), professeur associé en communication visuelle à la Faculté d’architecture de l’Université de Florence (1966-1969) et professeur de sémiotique à l’Université de Milan (1969-1971). En 1971, il passe à l’Université de Bologne, qu’il ne quittera plus, et où il accède à l’ordinariat en 1975. De 1976 à 1977 et de 1980 à 1988, il y sera le directeur de l’Istituto di Discipline della Comunicazione e dello Spettacolo, et, de 1986 à 2002, directeur du Programme doctoral en sémiotique. De 1993 à 1998, il occupe la chaire de Laurea in Scienze della Comunicazione et, à partir de 1999, il est président de la Scuola Superiore di Studi Umanistici. Il est admis à l’éméritat en 2007, sans renoncer pour autant à exercer plusieurs responsabilités académiques : depuis 1989, il était ainsi le Président de l’International Center for Semiotic and Cognitive Studies à l’Université de Saint-Marin.
3Mais j’ai aussi présenté Eco comme un observateur du monde contemporain. C’est que, parallèlement à sa carrière académique, il en mènera une autre, qui l’amènera à innover dans le monde des médias, alors en pleine ébullition. L’année même de sa thèse, il est en effet recruté par la RAI, la radio-télévision d’État, pour la conception de nouveaux programmes culturels. Dans le prolongement de cette mission, il travaille, de 1959 à 1975, à la maison d’édition Bompiani, à Milan, et collaborera régulièrement à plusieurs quotidiens et périodiques comme Il Giorno, La Stampa, Corriere della sera, La Repubblica, Il Manifesto et surtout L'Espresso, où il tient une chronique hebdomadaire à partir de 1965.
4Ce moment formateur ne sera pas sans influencer les thématiques de recherche d’Umberto Eco, mais aussi, comme je le montrerai en terminant, l’allure générale de ses travaux.
5Ses thématiques de recherche : son expérience de terrain fera en effet de lui un des premiers spécialistes de la communication de masse. Celle-ci est alors en plein développement, ce qui produit des modes de sociabilité inédits, mais aussi des formes nouvelles, auxquelles il est sensible. Il participe ainsi, avec ceux de sa génération, à la rénovation de la culture italienne.
6Sa contribution la plus importante à ce mouvement date de 1962. C’est alors que l’esthéticien, soucieux de la généralité des concepts qu’il exploite, se fait connaitre par un texte fondateur, L’Œuvre ouverte (1962), salué par la critique, et aussitôt pris comme référence par tous les créateurs de l’époque (par exemple, en littérature, par le Gruppo 63, ou en musique par feu notre confrère Henri Pousseur). Les exigences du philosophe continuent à se manifester : ce qu’il convient de chercher, par-delà la variété de surface des pratiques esthétiques et médiatiques, c’est le sens. La méthode s’impose donc : elle sera sémiotique. Et c’est la deuxième contribution incontournable d’Eco à la pensée contemporaine : La Structure absente, introduction à la recherche sémiotique (1968).
7Tout en restant protéiforme — on ne compte pas ses ouvrages portant sur des questions de théorie littéraire ou d’histoire des idées —, la production scientifique d’Eco sera alors de plus en plus résolument sémiotique. Jalonnée par des ouvrages majeurs comme Trattato di semiotica generale (1975) ou encore Sémiotique et philosophie du langage (1984), elle offrira une synthèse originale du structuralisme européen prolongeant la pensée de Ferdinand de Saussure et de la tradition pragmatique anglo-saxonne illustrée par Charles Sanders Peirce. Dans la première, le signe est décrit comme une machinerie fonctionnant dans une relative autonomie, ce qu’Eco devait critiquer dans La Structure absente, tout en jugeant très fécondes les techniques de description ainsi rendues possibles ; dans la seconde tradition, le signe est toujours corrélé aux contraintes sociales et anthropologiques qui déterminent sa pratique. Eco entend aussi ne pas négliger les facteurs corporels et mentaux agissant sur ces dernières : son maitre essai Kant et l’Ornithorynque, sa dernière grande contribution à la sémiotique (1997), envisage ainsi le fonctionnement des catégories à la lumière des sciences cognitives.
8À côté de son œuvre propre, le sémioticien a aussi joué un rôle capital d’animateur, créant des revues — comme VS, une des premières grandes revues de sémiotique —, des collections scientifiques, mais surtout en mettant sur pied des enseignements de sémiotique, à l'Université de Bologne et ailleurs. C’est surtout son action au sein de l’International Association for Semiotic Studies que je détacherai : de 1972 à 1979, il assume le secrétariat général de cette jeune association, alors que Cesare Segre en est le président, puis en occupe la vice-présidence, de 1979 à 1983, avant d’en devenir le président d’honneur. C’est dans ce cadre qu’il organise en 1974, à Milan, le premier congrès mondial de sémiotique, une grande fête où l’on vit se côtoyer Lacan et Barthes, Jakobson et Kristeva. Ce fut une joie de me voir appelé à ses côtés pour éditer la partie française des actes de la rencontre.
9Les mérites d’Umberto Eco, décédé le 19 février 2016, ont été universellement reconnus. Il a été professeur invité partout dans le monde, de Yale (où il a séjourné à trois reprises), Columbia, Cambridge et Oxford au Collège de France et à l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Il a été couronné par de nombreux prix. Docteur Honoris causa de près de 40 universités dans une vingtaine de pays (et pour la première fois dans le nôtre, à la Katholieke Universiteit Leuven), il fait partie de plusieurs académies (Académie Universelle des Cultures, Paris, Académie des sciences de Bologne, Academia Europea de Yuste, American Academy of Arts and Letters, Académie polonaise des Arts et des Sciences), dont l’Accademia Nazionale dei Lincei, la plus ancienne au monde. Notre compagnie s’est honorée de l’accueillir parmi ses membres associés le 7 mars 2011.
10L’activité d’Umberto Eco est tellement foisonnante qu’il apparait bien risqué d’y faire ressortir une grande ligne de force.
11Ce risque, je le prendrai toutefois. Car, j’ose l’affirmer, il serait faux de parler ici de dispersion : il n’y a pas dix Eco, mais un seul, appliquant à la luxuriance des objets observables une préoccupation unique.
12Mais quelle préoccupation ! La contribution d’Eco se situe en effet au carrefour des disciplines qui ont pris pour objet le processus complexe qu’est l’interprétation. Et ces disciplines sont assurément nombreuses, allant de la philologie à la critique d’art en passant par la psychanalyse et l’exégèse.
13Si on y regarde bien, le problème de l’interprétation ne se limite pas aux seuls énoncés, terme que l’on a coutume de réserver à des manifestations sémiotiques très élaborées : il s’applique à tout phénomène à quoi l’on peut attribuer du sens, à commencer par les données émanant du monde. Que fait le touriste dans une ville inconnue lorsqu’il souhaite étancher sa soif, trouver un téléphone ou se rendre à la gare, sinon interpréter les données spatiales qui s’offrent à lui comme autant de signes ? Et que fait l’amateur de champignons dans une nature grouillant d’autant de signaux que la cité la plus encombrée d’écriteaux ? que fait le prédateur pistant sa proie ? Qu’elle soit celle de l’historien, du chercheur dans son laboratoire ou de la bactérie en quête d’une molécule de sucre, toute interprétation est une opération pragmatique, qui procède de la rencontre entre trois éléments : un fait expérientiel ; une grille d’interprétation qui permettra d’indexer ce phénomène particulier dans des catégories générales ; et cette grille est élaborée ou mobilisée par l’instance interprétante, troisième facteur, dont le rôle est capital, puisque ce sont ses besoins, ses attentes ou ses objectifs qui enclenchent la démarche.
14Toute l’œuvre d’Eco peut être considérée comme une vaste parabole où il ne cesse d’observer l’imbrication entre ces trois variables.
15Eco a ainsi été fasciné par la plasticité et le remplacement des grilles, ou encore par le fait que certaines d’entre elles sont plus ou moins stabilisées socialement, ce qui rend les faits plus ou moins aisément identifiables. De sorte que le processus interprétatif sera plus ou moins assuré ou plus ou moins conjectural (c’est la base de la distinction qu’il opère entre ratio facilis et ratio difficilis). L’activité scientifique d’un côté, la lecture de l’œuvre d’art de l’autre, se situent aux deux extrémités cet éventail, où l’on trouve aussi l’enquête policière, à laquelle Eco s’est également intéressé.
16Eco est aussi sensible aux aspects actionnels du processus interprétatif. Si toute interprétation transforme le fait à interpréter, elle modifie aussi l’interprète : elle affecte en effet, fût-ce dans des proportions infimes, sa capacité à détecter et discriminer les phénomènes soumis à son attention comme aussi ses attentes. Elle met donc en mouvement le système dans son ensemble. Tout chercheur, tout Sherlock Holmes, est changé par ses découvertes.
17Cette nécessaire implication de l’observateur est certes devenue un lieu très fréquenté de l’épistémologie contemporaine. Mais une des originalités de l’apport d’Eco à cette question est de l’articuler à l’éthique : quelle posture l’interprète doit-il adopter vis-à-vis de ce réel qui se donne — se prête, plutôt — à lui ?
18Pour certains, le réel à une existence stable, et une interprétation ne peut jamais être qu’une épiphanie de ce dernier, sa « lecture fidèle ». Ce réalisme consistant à croire que les faits ont un sens par eux-mêmes correspond à un courant de philosophie du langage qui va d’Aristote à Fodor, en passant par Thomas d’Aquin et qui « entend gager les signes sur un ordre du monde ». Cette idée d’une donation du sens par la nature des choses, la pensée contemporaine la récuse. Et Eco, aux côtés de bien d’autres parmi lesquels ont comptera un Bruno Latour, insiste sur le fait que le sens est une construction.
19Mais la liberté de l’interprète est-elle totale ? Et les choses ne seraient-elles que ce que l’on en dit ? On sait que c’est bien dans cette direction que vont les théories constructivistes (auxquelles souscrivent certains sémioticiens idéalistes, pour lesquels il n’y a que des rapports entre signes, et jamais de référence) : à la limite, une interprétation est pour elles une imposture dans la mesure où elle prétendrait dire quoi que ce soit du monde. La question qui est donc ici posée, plus que jamais d’actualité au moment où le concept de « théorie du complot » fait l’objet de débats publics, est celle des Limites de l’interprétation. On aura reconnu, sous son habit d’italiques, le titre d’un travail d’Umberto Eco (1990), qui a dans sa parabole du Pendule de Foucault (1988) montré les folles extrémités où pouvait mener le libertarisme interprétatif.
20Oui, l’œuvre d’Eco est bien une parabole. Elle nous indique que le chercheur se doit de cheminer sur un chemin de crête, sans choir dans l’un ou l’autre de ces abimes. D’un côté le savoir scientifique, qui est, selon la formule de Popper, une « connaissance sans certitude », un savoir jamais établi et toujours dans une large mesure mythique. Mais de l’autre ce savoir est garanti par l’action qu’il permet sur un réel qui résiste, et il permet au moins de conquérir des certitudes à propos ce que ce réel n’est pas. Et nous, promeneurs dans la forêt du sens, rencontrons des signes qui « rendent raison de ce qui est » ou qui « nous construisent ce qui n’est pas »1.
21J’ai parlé, en évoquant les parcours professionnels d’Eco, d’une expérience initiale faite de la rencontre entre deux destins : une vie de chercheur et une vie d’homme de médias. Cette double construction a influencé ses thématiques de recherche, mais aussi le style général de ses travaux.
22L’ancien chroniqueur a en effet toujours excellé à mettre à la disposition de tous les savoirs les plus pointus, à associer une pensée théorique exigeante à un regard souvent amusé sur les objets les plus quotidiens de notre monde. Cet art peu commun a trouvé à se manifester de multiples manières : dans des ouvrages à visée pédagogique (à l’étudiant de base qu’il ne méprise pas, il offre son délicieux et efficace Come si fa una tesi di Laurea…, 1977) ; dans des synthèses magistrales, comme son classique Le Signe (1988), que j’ai eu le bonheur d’adapter en français au cours de ce qui a été une véritable collaboration avec l’auteur ; dans de multiples articles — souvent mordants, toujours stimulants — réunis en volumes (parmi lesquelles son Diario minimo, 1963, traduit en français sous le titre Pastiches et postiches, et suivi en 1992 d’un Secondo diario minimo, Comment voyager avec un saumon) ; dans de beaux essais illustrés, comme Histoire de la beauté (2002) ou Vertige de la liste (2009). Sa production littéraire, bien connue du grand public et spectaculairement inaugurée avec Le Nom de la rose (1980), peut d’ailleurs apparaitre comme une retombée et parfois même une application des travaux scientifiques d’Eco. Je viens par exemple de suggérer que Le pendule de Foucault est, autant qu’un thriller, une illustration des thèses de Les limites de l’interprétation, étude qui devait paraitre aussitôt après.
23Enfin d’autres essais, comme Croire en quoi ? (1996), Cinq questions de morale (1997) ou Construire l’ennemi (2014) montrent que cet héritier des encyclopédistes est aussi un moraliste et un citoyen courageux. Et s’il y avait place ici pour l’anecdote, je pourrais aussi témoigner que cet homme était un modèle de bonté, d’attention et de générosité.
24La sémiotique à visage humain qu’a défendu et pratiqué Umberto Eco est un humanisme ou, pour faire honneur à la raison sociale de notre classe, une science à la fois morale et politique ; elle est aussi un lieu de dialogue. Car la parole d’Eco fut bien celle de la παρρησία : celle qui vise la liberté de dire, dans l’échange entre égaux, celle qui vise à la fois la transformation de soi et l’accès à la vérité2.
Notes
1 Eco U., « Quelques observations en guise de conclusion », dans Petitot J., Fabbri P. (dir.), Au nom du sens. Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, Colloque de Cerisy, Paris, Grasset, 2000, p. 582.
2 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 27 mars 2017.
To cite this article
About: Jean-Marie Klinkenberg
Jean-Marie Klinkenberg est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.