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Éloge de Gilbert Hottois
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Éloge de Gilbert Hottois, décédé le 16 mars 2019. Philosophe, auteur de contributions majeures en bioéthique, il a été professeur à l’Université libre de Bruxelles.
Abstract
Eulogy of Gilbert Hottois, died on March 16, 2019. Philosopher, author of major contributions in bioethics, he was a professor at the Free University of Brussels.
Table of content
Photo Philippe Molitor, 2008
1« Seule reste pour toujours la mémoire du cœur », écrit Paul Morand dans son Journal Inutile. Gilbert Hottois nous a quittés le samedi 16 mars 2019. Il est parti, comme il avait vécu, dans la sobriété et la discrétion, avec la ferme volonté de poursuivre ses travaux en cours : un livre sur l’histoire et la philosophie de la science-fiction et une autobiographie intellectuelle. Dans des notes rédigées pour un projet autobiographique, Hottois avait esquissé une brève chronologie synthétique de l’évolution de ses thèmes d’intérêt. Dans les années 1950-1960, le jeune Hottois est fasciné par la science-fiction. En 1973, à dix-sept ans, il entreprend une licence en philologie romane à l’Université libre de Bruxelles (ULB) puis des études de philosophie. Il publie sa thèse de doctorat et ses premiers livres de philosophie entre les années 1970 et 1980. En 1981, il rédige un roman de science-fiction, Species Technica, avant de publier en 1984 le livre Le Signe et la Technique qui va assurer sa réputation internationale. De 1985 au début des années 2000, sa vie professionnelle va se concentrer sur la bioéthique dont il devient un spécialiste de renommée mondiale. Mais, c’est avant tout la philosophie de la technoscience et la question du devenir de l’homme dans un futur lointain qui le fascinent. À la fin de sa carrière, il revient d’ailleurs à l’étude de la science-fiction et à la question du transhumanisme. Je vais suivre cet ordre chronologique pour analyser l’évolution de la pensée de Gilbert Hottois qui, selon moi, s’articule autour du thème de la transformation à long terme de l’humain par la technoscience.
Le jeune Hottois et la naissance de son intérêt pour la science-fiction
2Dès son enfance, avant de commencer ses études, le jeune Hottois s’était enthousiasmé pour la science-fiction. Celle-ci a influencé substantiellement son œuvre. Sa passion pour la littérature d’anticipation l’a amené, dans sa réflexion philosophique, à s’intéresser aux mutations engendrées par les technologies. C’est le noyau de la pensée de Gilbert Hottois, le rôle opératoire de la technoscience qui provoque des transformations en profondeur, non seulement sur la société, mais aussi sur l’homme lui-même, avec, à l’horizon, la possibilité de la création d’une espèce modifiée, la Species Technica. Gilbert Hottois est, à l’instar d’André Gillian, son double fictionnel, le « théoricien de la mutation technologique de l’homme »1. Ceci est le thème fondamental de son œuvre.
3Dans des notes inédites, Gilbert Hottois évoque sa passion précoce pour la science-fiction : « Lorsque je suis " tombé " dans la SF vers 10-12 ans, ce fut une attirance, une passion spontanée, non réfléchie. Rien de philosophique là-dedans ; seulement la passion de lire et surtout de lire ce type de romans (en plus des Bob Morane, mais le premier que j’ai lu est Opération Atlantide qui est de la SF et qui me ravit décisivement). Passion donc, mais pas aveugle : je ne croyais pas à ces histoires (principalement celles du Fleuve Noir) en tant que réelles, et je n’avais pas d’idées précises sur leur réalisabilité. Mais j’imaginais certainement que ce genre de choses étaient réalisables plus tard. Ces romans ont clairement façonné mon imaginaire d’adolescent. Ils m’ont communiqué une vocation d’écrivain, et je tentai à l’époque deux ou trois courts récits de SF (un certainement significatif, car il fait des hommes des sortes de robots inventés par les extraterrestres). La SF m’a donc nourri dès la fin des années 1950 et durant les années 1960. J’ai continué à en lire durant les romanes (1963-67), mais je n’ai pas fait de mémoire là-dessus. C’est lorsque j’ai entrepris la philo, licence puis doctorat, que j’ai largement abandonné ce genre de lectures ; mais elles avaient eu amplement le temps de nourrir le substrat imaginaire, spéculatif, sur lequel ma réflexion philosophique, ma critique des philosophes allaient se développer. C’est tout à fait central dans ma thèse. Mais aussi pour Le Signe et la Technique (1984) »2.
4Les lectures d’ouvrages d’anticipation vont ainsi avoir une influence déterminante sur sa thèse de doctorat, en particulier sur la dernière partie qui aborde la question des mutations technologiques et celle du transhumanisme3. À cette époque de sa vie, la culture scientifique de Gilbert Hottois provient, essentiellement, de la science-fiction (notamment Stanislas Lem et A. C. Clarke), de livres de futurologie (Vance Packard, Joël de Rosnay, François de Closets, Alvin Toffler) et d’essais de vulgarisation scientifique. Enfant et adolescent, Gilbert avait également lu de nombreux romans de la collection Anticipation (Fleuve Noir), ainsi que des ouvrages du rayon Fantastique et de Présence du Futur. Son imaginaire science fictionnel était très riche, même si, dans sa thèse, il ne mentionne que les ouvrages qui ont une pertinence académique.
L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine et Le signe et la technique
5Dans les années 1970, Gilbert Hottois entreprend des études de philosophie et une thèse de doctorat sous la direction du professeur Jean Paumen – qui inspirera le personnage de Jauret dans son ouvrage de fiction Species Technica4. En 1976, il défend sa thèse de doctorat intitulée Essai sur les causes, les formes, et les limites de l’inflation du langage dans la philosophie contemporaine. Une version abrégée de cette thèse, avec suppression des notes, sera publiée deux ans plus tard, aux Éditions de l’université de Bruxelles, sous le titre L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine. En 1984, il produira un « digest » de sa thèse dans Le signe et la technique, livre qui sera préfacé par Jacques Ellul.
6L’ambition première de la thèse de 1976 est de « réorienter le questionnement philosophique, de le diriger vers ces interrogations et inquiétudes – cristallisées autour de la ‘techno-science’ – que Hottois estimait capitales pour le présent et pour l’avenir et dont, à de très rares exceptions près, les pensées dominantes de l’époque semblaient ne rien vouloir savoir »5. Dans sa thèse de doctorat et dans son livre Le signe et la technique, Hottois montre que la technique ne relève pas de l’ordre du symbole. La technique est opératoire. Elle est l’autre du langage. Cette altérité radicale est à l’origine de la phobie des philosophes pour la technique. Hottois critique alors la survalorisation du symbolique et du langage par les philosophes. Selon lui, le désintérêt des philosophes de cette époque pour la science et la technique les amène à se perdre dans le langage. La philosophie dominante des années 1960 et 1970 demeurait en effet sans voix sur l’homme et son avenir confronté à la technoscience. En réaction, Hottois va s’engager dans une analyse de l’impact de la technique dans la transformation de la société et de l’homme lui-même. Il introduit l’idée d’une techno-évolution autonome qui succède à l’évolution biologique. Il convient de placer la technique dans une perspective évolutionniste et de parler de « techno-évolution » comme on parle de « bio-évolution »6. L’idée de l’importance des technologies matérielles appliquées à l’homme est fondamentale dans sa thèse de doctorat et dans Le signe et la technique, et restera un thème constant dans toute l’œuvre de Gilbert Hottois, le fil conducteur de sa pensée. La technoscience est étroitement associée à la question de la fin de l’homme, c’est-à-dire à sa disparition par mutation ou anéantissement. La première mention du terme « technoscience » chez Hottois figure d’ailleurs dans une phrase qui contient aussi le mot « transhumain » : « L’hypothèse : le forclos (de la philosophie contemporaine) est la techno-science, l’affrontement cosmique dépourvu d’authentique lumière qui s’y pratique, le cosmos aux possibles transhumains. Est-ce par suite de la mainmise de plus en plus étendue et complexe de la techno-science sur le réel, que la philosophie a perdu la référence ontologique »7. Outre l’adjectif transhumain, on retrouve dans la thèse quelques occurrences des termes « posthumain » et « abhumain ». Tous ces termes évoquent pour Hottois le caractère éphémère, transitoire de l’espèce humaine du point de vue cosmique. Dans la troisième partie de la thèse intitulée Le mur cosmique, le rôle de la technoscience sur l’évolution de l’humain est analysé et éclairé à partir de lectures de science-fiction. Parmi les auteurs de science-fiction, Stanislas Lem (La Voix du Maître, Summae Technologiae), A. C. Clarke (Report on Planet 3) et Carl Sagan (Cosmic Connection) ont la plus grande influence sur le jeune Hottois.
7Pour Hottois, l’humanité ne doit plus être considérée comme une essence fixe, une nature stable, mais comme « une species technica, un nœud plastique de possibles inanticipables parce que techniques »8. La technoscience engendre un règne nouveau, qui, plutôt que de permettre l’accomplissement de l’Homo sapiens, conduira à une reconstruction de celui-ci devenu Species Technica. Manipulation ontologique, la technoscience remet en question la condition naturelle de l’homme, « elle est l’effort obscur pour faire sortir l’essence humaine de ses gonds et de ses limites et pour la projeter vers un ailleurs qui ne serait plus ni de l’homme, ni de la nature »9. Le thème de l’opacité du futur est ici tout aussi important. La technoscience va engendrer des transformations sur l’homme et l’environnement, mais ces changements sont inanticipables. Pour Hottois, il est impossible de prévoir comment évoluera une humanité transformée par la technoscience. Quant au processus de transformation de l’humain par la voie biologique, il sera lent et soumis aux aléas des essais et des erreurs de la recherche empirique. Son évolution est par nature imprévisible. Le paradigme de l’opacité du futur est à chercher dans l’imprévisibilité de la recherche technoscientifique. S’il est déjà très malaisé d’entrevoir les inventions qui découlent directement de la technoscience contemporaine, comment imaginer alors les conséquences de techniques qui seront élaborées à partir de strates de connaissances scientifiques et techniques qui n’existent pas encore ?
8Dès le début de son œuvre, le thème du transhumanisme prédomine, davantage cependant sur le mode du questionnement et dans la perspective du futur lointain que sous la forme d’une idéologie court-termiste encline à l’activisme. La thèse de doctorat se termine d’ailleurs par ses lignes : « La dignité ultime de l’homme cherchant à s’affirmer non plus (…) dans l’assomption de sa nature (spécialement des paramètres de la finitude) mais dans l’audace et le risque de la négation de sa nature. Il n’y a toutefois, dans ce propos aucune exaltation »10. Dès le départ, Hottois est donc fasciné par les possibilités qu’offrent les technosciences de faire évoluer la « nature humaine ». Cette fascination, il l’a toujours conservée, comme en attestent d’ailleurs trois de ses derniers ouvrages consacrés à la question du transhumanisme11.
La bioéthique
9Dans une société où règne la technoscience, pratiquer l’éthique devient une tâche délicate, presque impossible lorsqu’il s’agit de décider de penser le futur de l’humain qui sera modifié par la technique. Voici ce qu’écrit Hottois à ce propos dans Le signe et la technique : « L’application de l’impératif an-éthique de la technique, c’est-à-dire l’effectuation sans limites de tout ce que l’opérativité technicienne ‘permet’ ne peut que conduire l’homme hors de l’éthique, dans un univers où l’expérience morale, la sensibilité éthique n’existeront plus puisque cette effectuation comporte la possible reconstruction de l’espèce, la mutation de l’espèce ‘homo’ en ‘Species Technica’ »12. Les catégories de l’éthique sont « humaines, trop humaines ». Comment pourrait-on à l’aide de ces critères tout internes à la forme de vie humaine entreprendre sérieusement de juger de l’avenir de l’Homme alors que celui-ci pourrait déboucher sur le posthumain ?
10Le scepticisme théorique fondamental par rapport à la possibilité de développer une éthique des technosciences évoqué dans Le signe et la technique n’allait pas empêcher Gilbert Hottois de s’engager activement dans le domaine de la bioéthique à partir du milieu des années 1980. Malgré le diagnostic sombre sur les rapports de l’homme à la technique et la possibilité d’une éthique de ces questions, le devoir du philosophe est de réfléchir et de tenter d’accompagner symboliquement le développement des sciences et des techniques. C’est ce que fit Gilbert en devenant d’abord un des pionniers de la bioéthique en Belgique puis, au cours des deux décennies suivantes, un expert mondialement reconnu de cette nouvelle discipline. La conversion de Gilbert Hottois à la bioéthique trouve son origine dans une intervention politique précise. En effet, Madame Wivina Demeester, Secrétaire d’État belge à la Santé publique et à la Politique des handicapés, avait imaginé organiser, en 1987, un grand colloque national sur « la bioéthique dans les années 1990 ». Ce colloque devait idéalement être pluraliste et réunir des personnalités des divers courants idéologiques et religieux et des différentes communautés linguistiques. Or, dans les années 1980, en Belgique, seules les universités catholiques avaient engagé une réflexion approfondie sur les questions de bioéthique. La Ministre en quête également d’une personnalité laïque fit appel à Gilbert Hottois qui accepta de prendre part à ce colloque. La bioéthique lui apparaissait comme faisant partie d’un domaine plus large auquel il s’était beaucoup intéressé, celui de la philosophie de la technique. Il avait en effet abordé la question de l’éthique dans la dernière section du Signe et de la technique, et avait publié, en 1984, un petit volume intitulé Pour une éthique dans un univers technicien13. Hottois y constate que la conscience technoscientifique témoigne d’une sensibilité morale qui gravite autour des nouveaux pouvoirs de la technique de manipuler la nature humaine. Alors que la question philosophique – qui hante Hottois dans Le signe et la technique – « Qu’en sera-t-il de l’homme dans un million d’années ? » était essentiellement théorique, la seconde qu’il pose dans l’autre ouvrage – « Qu’allons-nous faire de l’homme ? » est une question pratique qui exige des réponses concrètes urgentes.
11En 1986, il fonde avec Charles Susanne le CRIB, le Centre de recherches interdisciplinaires en Bioéthique. La bioéthique se mit alors à occuper une place de plus en plus importante dans sa vie professionnelle, jusqu’au début des années 2000. De 1996 à 2010, il a été l’un des membres les plus actifs du Comité consultatif de Bioéthique, le comité national de bioéthique de Belgique. Il a aussi été membre du prestigieux Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne (GEE). En contact avec les scientifiques qu’il côtoie dans les commissions, il acquiert, en autodidacte, une large culture biomédicale. Pendant cette période, Gilbert rédige de nombreux ouvrages sur la bioéthique et la philosophie des technosciences et coordonne deux encyclopédies : l’une, en 1993, avec Marie-Hélène Parizeau : Les mots de la bioéthique14 ; et l’autre, en 2002, avec moi : la Nouvelle encyclopédie de bioéthique15. Par ses multiples activités dans le domaine de la bioéthique, Gilbert tente de dégager des solutions permettant de faire peser la pensée symbolique pour freiner ou canaliser la croissance aveugle et amorale de la technoscience.
12Les questions de bioéthique sont complexes parce qu’elles trouvent leur origine dans des problèmes nouveaux posés par le développement de la technoscience dans des sociétés multiculturelles. Pour gérer la complexité des problèmes suscités par les nouveautés technoscientifiques dans la société contemporaine, Gilbert Hottois exprime sa préférence pour le consensus pragmatique. Hottois a la conviction que l’homme et la société vont changer sous l’influence de la technoscience, et qu’il faut accepter ce fait. Le véritable problème est « de négocier ses changements de manière à susciter le moins de souffrance en même temps que plus de possibilités d’épanouissement »16. Ainsi qu’il le souligne dans ses notes autobiographiques, l’esprit de la science-fiction a inspiré implicitement son approche antidogmatique et très libérale dans les domaines de la bioéthique et de la biopolitique : « la confiance en la technoscience, un certain anarchisme intellectuel et éthique continuent à s’y alimenter souterrainement17 ».
La publication de Species Technica, et le retour au transhumanisme et à la science-fiction
13En 2002, Gilbert Hottois décide de publier, dans sa propre collection (Pour demain, éditions Vrin), un livre de science-fiction qu’il avait rédigé en 1981, mais qui était resté pendant vingt ans à l’état de manuscrit. La publication de Species Technica marque le retour de son intérêt pour la science-fiction. Ce roman d’anticipation est suivi d’un Dialogue autour de Species Technica vingt ans plus tard qui revient sur la genèse du livre et sur son contenu philosophique. Hottois l’a écrit « très vite, en une quinzaine de jours, durant les vacances de Pâques 1981 », dans sa maison de campagne La Négrépine, située près de Durbuy dans les Ardennes belges.
14Dans le Dialogue qui suit son roman publié en 2002 (« vingt ans après »), Hottois explique que Species Technica (ST) consiste en une mise en abîme de sa propre vie. En effet, André Gillian, son héros, est l’auteur d’un livre de philosophie du futur et de la technique s’intitulant Species Technica. Or, la reconnaissance philosophique de Gilbert Hottois s’est développée initialement avec la publication d’un livre Le signe et la technique (1984) dont les initiales sont identiques (ST), et « qui formule conceptuellement ce que Species Technica exprime d’une manière métaphorique et narrative »18.
15À la fin de sa carrière académique, Hottois va confronter ses propres idées sur la technoévolution de l’humain (qu’il défend depuis sa thèse de 1976) avec les différents courants du mouvement, au point de consacrer plusieurs livres au transhumanisme19. Il est peut-être considéré aujourd’hui comme un des plus éminents théoriciens du trans/posthumanisme.
16Le trans/posthumanisme doit être appréhendé dans une perspective à long terme. Il doit renvoyer à la temporalité de l’évolution cosmologique, géologique et biologique, celle du passé et du futur très lointain. Bien sûr, on peine à se situer face à une temporalité qui prend en compte un futur balisé en millions d’années. « Le très lointain futur trans/posthumain sera aussi différent de nous que nous sommes différents des formes de vie paléozoïques »20, écrit Hottois, pour marquer les esprits. Ces durées prises au sérieux posent des questions radicales et suscitent des émotions intenses. Il faut placer la technoscience et son influence sur l’humain dans la perspective à long terme de l’Évolution. En perdant les illusions anthropocentristes, on est inévitablement confronté à l’extrême vulnérabilité de l’espèce humaine dans l’espace et dans le temps. Avec le court-termisme si fréquemment adopté dans le discours transhumaniste, on tombe dans le piège d’un trans/posthumanisme idéologique, militant et utopiste. Que la technoscience contemporaine soit empirique, laborieuse, provisoire invite au contraire à un transhumanisme modeste et prudent, qui s’oppose aux utopies.
17« Le transhumanisme est-il un humanisme ? » se demande encore Hottois. Et il répond qu’il peut l’être à condition de ne pas postuler une définition restrictive de l’humain et de reconnaître l’importance de l’évolution et de la technoscience. « Le transhumanisme, c’est l’humanisme religieux et laïque, assimilant les révolutions technoscientifiques échues et la R&D à venir, capable d’affronter le temps infiniment long de l’Évolution et pas simplement la temporalité finalisée de l’Histoire. C’est un humanisme apte à s’étendre, à se diversifier et à s’enrichir indéfiniment »21. Hottois doit ici être clairement considéré comme un penseur transhumaniste dans la mesure où il fait l’hypothèse que « l’anthropotechnique éthiquement consciente constitue sur le long terme pour l’espèce humaine et sa descendance le meilleur pari »22. Il faisait déjà le même choix dans sa thèse de 1976 en écrivant que la dignité ultime de l’homme doit chercher à s’affirmer non pas dans l’assomption de sa nature mais « dans l’audace et le risque de la négation de sa nature »23.
18Si la science-fiction a fasciné Gilbert Hottois tout au long de sa vie, c’est parce qu’elle confronte le lecteur à tous les avenirs imaginables. Elle aide ainsi à penser le futur, un futur non encore fixé.
19Dans son dernier manuscrit qui va paraître en automne 2022 aux éditions Vrin, La Science-Fiction. Une introduction historique et philosophique, Hottois montre que la philosophie sous-jacente à la SF du tournant du millénaire est le trans/posthumanisme qui projette la transformation radicale et/ou la disparition de l’espèce humaine dans un avenir plus ou moins éloigné. Il y écrit que « l’inspiration trans/posthumaniste renoue avec l’espérance utopique sur Terre et dans les étoiles (Greg Egan, Robert Sawyer, Iain Banks qui renouvelle en même temps le Space Opera) en même temps qu’avec le pessimisme dystopique et l’angoisse apocalyptique ». De sa thèse de doctorat jusqu’au dernier manuscrit qui n’a pas été édité, Gilbert Hottois aura été hanté par le thème de la transformation de l’homme par la technoscience. Philosophe transhumaniste, il le sera de l’adolescence jusqu’à son dernier souffle. À l’instar de André Gillian, son double fictionnel de Species Technica, Gilbert Hottois est bien le « théoricien de la mutation technologique de l’homme ».
20Enfin, j’aimerais ajouter et souligner qu’on ne peut aborder son parcours intellectuel et académique sans évoquer ses nombreuses qualités humaines. Gilbert a toujours été un professeur soucieux et à l’écoute de ses étudiants, un promoteur soutenant fidèlement ses doctorants, et un chercheur ayant une capacité de travail phénoménale. Son sens critique et sa modestie le menait également volontiers à l’autodérision. Tout au long de sa carrière, mais aussi tout au long de sa vie, la pensée de Gilbert Hottois est demeurée attachée au thème de la technoscience, néologisme qu’il imagina dans les années 1970. Ceux qui ont eu la chance de le côtoyer ont pu apprécier sa rigueur intellectuelle et morale, sa gentillesse, sa fidélité en la parole qu’il donnait, son humour et son humilité. Dans des notes prises pour la rédaction d’une autobiographie intellectuelle, Gilbert écrit d’ailleurs ceci : « CIRCONSTANCES » : voilà un titre original et une perspective : je ne puis parler que des circonstances contingentes de ma vie ; je n’ai pas trouvé la solution de l’énigme, je ne puis exposer que les faits (ce qui comprend les idées) : il n’y a pas de sens ; il y a eu la quête d’un sens, et il ne faut pas que je présente cela autrement… ». Et citant Stanislas Lem, il ajoute « Du moment que nous ne comprenons pas l’énigme, il ne nous reste en fait rien d’autre que ces circonstances »2425.
Notes
1 C'est l'expression qu'utilise Hottois pour définir André Gillian, le héros du roman Species Technica : « Peut-être avait-il commis une erreur en acceptant de venir ici comme le théoricien de la mutation technologique de l'homme » (Species Technica, Vrin, 2002, p. 29).
2 Hottois G., SF et moi, notes inédites en vue de la rédaction d'une autobiographie.
3 Hottois G., Essai sur les causes, les formes, et les limites de l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine, thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, ULB, 1976.
4 Hottois G., Species technica, Paris, Vrin, 2002.
5 Hottois G., Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience, Paris, Vrin, 2013, p. 60.
6 Hottois G., Le signe et la technique, Paris, Vrin, 1984, p. 129.
7 Hottois G., Essai sur les causes, les formes, et les limites de l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine, thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, ULB, 1976, p. 17 ; Hottois G., L'inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Bruxelles, Éditions de l'université de Bruxelles, 1979, p. 52.
8 Hottois G., Le signe et la technique, Paris, Vrin, 1984, p. 100.
9 Hottois G., Le signe et la technique, Paris, Vrin, 1984, p. 101.
10 Hottois G., Essai sur les causes, les formes, et les limites de l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine, thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, ULB, 1976.
11 Hottois G., Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, Éditions de l'Académie royale de Belgique, 2014 ; Hottois G, Missa J.-N., Perbal L., Encyclopédie du Trans/posthumanisme, Paris, Vrin, 2015 ; Hottois G., Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Paris, Vrin, 2018.
12 Hottois G., Le signe et la technique, Paris, Vrin, 1984, p. 148.
13 Hottois G., Pour une éthique dans un univers technicien, Bruxelles, Éditions de l'université de Bruxelles, 1984.
14 Hottois G. et Parizeau M.-H., Les mots de la bioéthique. Un vocabulaire encyclopédique, Bruxelles-Montréal, De Boeck-ERPI, 1993.
15 Hottois G. et Missa J.-N. (éds), Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, De Boeck, 2001.
16 Hottois G., Dialogue autour de Species Technica vingt ans plus tard, dans Hottois G., Species Technica, Paris, Vrin, 2002, p. 209.
17 Hottois G., SF et moi, notes inédites en vue de la rédaction d'une autobiographie.
18 Hottois G., Dialogue autour de Species Technica vingt ans plus tard, dans Hottois G., Species Technica, Paris, Vrin, 2002, p. 180.
19 Hottois G., Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, Éditions de l'Académie royale de Belgique, 2014 ; Hottois G., Missa J.-N., Perbal L., Encyclopédie du Trans/posthumanisme, Paris, Vrin, 2015 ; Hottois G., Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Paris, Vrin, 2018.
20 Hottois G., Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Paris, Vrin, 2018, p. 295.
21 Hottois G., Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Paris, Vrin, 2018, p. 302.
22 Hottois G., Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Paris, Vrin, 2018, p. 286.
23 Hottois G., Essai sur les causes, les formes, et les limites de l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine, thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, ULB, 1976.
24 Hottois G., SF et moi, notes inédites en vue de la rédaction d'une autobiographie.
25 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 13 juin 2022.
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About: Jean-Noël Missa
Jean-Noël Missa est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.