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À quelles conditions peut-on démocratiquement relever le défi climatique et écologique ?
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L’auteur commence par rappeler ce qu’il convient d’entendre par démocratie, laquelle ne se réduit nullement aux seules élections. Il rappelle ensuite certaines des composantes du défi, climatique et plus généralement écologique, auquel nous sommes confrontés. Puis, il énumère les conditions indispensables à la relève de ce défi qui en passent par l’adoption de mesures contraignantes. Ces conditions touchent des sujets aussi différents que le paysage de l’information, la latitude des pouvoirs politiques locaux, la sobriété ou la justice, etc. Il n’est pas acquis, ni impossible, que nous puissions les satisfaire. À quoi il convient d’ajouter désormais un contexte international fort peu propice à une action globale concertée, à des fins climatiques et écologiques.
Abstract
The author begins by recalling what should be understood by democracy, which cannot be reduced to elections alone. He then recalls some of the components of the challenge, climatic and more generally ecological, with which we are confronted. Then, he lists the essential conditions for meeting this challenge, which require the adoption of binding measures. These conditions affect subjects as different as the information landscape, the latitude of local political powers, sobriety or justice, etc. It is not certain, nor impossible, that we can satisfy them. To which must now be added an international context that is not very conducive to concerted global action, for climatic and ecological purposes.
Table des matières
1Il est impossible de répondre à la question des conditions démocratiques sans avoir éclairci au préalable ce qu’il convient d’entendre par démocratie, d’autant que le contexte qui prévaut actuellement ne contribue guère à clarifier les choses. Il se caractérise par la montée en puissance des régimes autoritaires – et mêmes totalitaires pour la Russie et la Chine, sous une forme brutale et classique avec la première, numérique notamment avec la seconde –, et par l’affaiblissement contemporain des institutions et des idées démocratiques. La situation qui prévaut désormais n'a en effet plus rien à voir avec celle de la fin du siècle dernier, marquée par une avancée sur la planète des démocraties. Nous sommes au contraire confrontés au retour d’un totalitarisme conquérant et guerrier avec la Russie et la Chine, lesquelles parviennent à drainer derrière elles nombre de nations, et à un délitement intérieur des démocraties.
2Du côté des démocraties, deux poisons menacent leur existence même. Le populisme en premier lieu. Force est en effet de constater qu’il s’est installé aux États-Unis et qu’il y fait même peser la menace récurrente d’émeutes, voire d’une guerre civile. Il est loin d’être inexistant en Europe. Il est plutôt de droite, mais peut aussi s’imposer à gauche. Il est favorisé par la présence du présidentialisme. La seconde menace qui pèse sur les démocraties est une désertion d’une partie du corps électoral vis-à-vis des élections, et plus généralement un détachement à l’égard des institutions. Je ferai l’hypothèse que le phénomène touche en priorité la partie gauche et jeune de la population, en arguant de la surreprésentation électorale de l’extrême-droite dans un pays comme la France. Il est évidemment de multiples raisons à ces deux phénomènes. Je soulignerai quelques hypothèses parmi d’autres : la fragmentation du paysage de l’information d’un côté et, de l’autre, l’affaiblissement des capacités de régulation des démocraties et en conséquence la montée en puissance des inégalités, le délitement des services publics, l’inaction écologique désormais suicidaire1, etc. Cet affaiblissement est à son tour le produit de maints facteurs comme la globalisation du marché et la puissance de certains acteurs économiques comme les Gafam, comme la disparition de l’aiguillon communiste, la montée en puissance de l’idéologie économique, etc.
3Dans le cas populiste, la vérité est incarnée par le chef, quoi qu’il dise et fasse, ce qui détruit toute forme d’institution en surplomb, tout autant que le débat et le compromis ; il ne peut en conséquence perdre les élections, sauf complot. Le cas Trump étant à cet égard exemplaire. Le leader populiste n’est toutefois pas nécessairement grossier et inculte à l’instar de Trump, ce n’est ni le cas d’un Boris Johnson, ni d’un Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron présente aussi bien des traits populistes, le seul contenu et référent de sa politique étant lui-même. Du côté de celles et de ceux qui se détournent des élections, on discernera peut-être le refus de toute forme de logique de compromis au nom d’un idéal de société juste et apaisée, à échelle plus locale, parfois associé à un imaginaire post-effondrement. Un idéal d’autant plus fort et attirant que les démocraties représentatives apparaissent solidaires de l’inaction écologique qui débouche désormais sur une dynamique de réduction rapide de l’habitabilité de la Terre.
Qu’est-ce que la démocratie ?
4L’idée d’un idéal démocratique naissant par miracle en Grèce antique n’a plus de sens. L’existence de procédures de prise de décision commune, d’argumentation publique, de recherche d’adhésion du groupe, y compris de mécanismes de défense contre le pouvoir, s’enracinent dans les profondeurs temporelles de la vie sociale universelle2. Il n’en reste pas moins vrai que c’est en Europe que s’est constituée une tradition continue de réflexion sur la question du pouvoir et de ses limites, laquelle a notamment été porteuse de la construction juridique des droits humains et a fini par déboucher sur une forme démocratique particulière, conçue pour le grand nombre et des sociétés à la division sociale du travail complexe3, celle des démocraties représentatives occidentales. C’est de cet aboutissement dont nous allons repartir.
5La forme actuelle de démocratie repose, conformément à ce qu’avait montré en son temps Pierre Hassner notamment, sur le respect conjoint de trois principes : le principe de l’état de droit, celui des droits humains fondamentaux et celui de la souveraineté populaire. Il s’agit d’un véritable trépied au sens où le défaut de l’un des trois fait chuter le plateau et conduit à la disparition de la démocratie. L’Apartheid de l’Afrique du Sud d’autrefois, respectait l’état de droit et la souveraineté populaire, mais restreignait la citoyenneté, et donc la garantie des droits fondamentaux, à la minorité blanche de la population.
Trois principes
6Chacun de ces principes a pour objet de circonscrire, de limiter l’exercice de tout pouvoir. Au sein de l’état de droit, tant les gouvernants que les gouvernés sont en effet assujettis à l’universalité de la loi ; les gouvernants quant à eux ne peuvent exercer leur parcelle de pouvoir, laquelle est circonscrite par la loi, qu’autant de temps que le permet ladite loi. La loi est alors la loi fondamentale ou constitutionnelle. Les droits fondamentaux sont à la fois ceux de la personne humaine, de toute personne et, indirectement, de la minorité politique. C’est un point fondamental, la majorité n’est pas toute puissante, son pouvoir s’arrête là où commencent les droits fondamentaux et les garanties constitutionnelles. Sans ces derniers le gouvernement majoritaire se transformerait en gouvernement tyrannique. Et c’est une des raisons pour lesquelles la démocratie ne se réduit pas à l’élection. Il importe de constater que ces droits fondamentaux sont, bien qu’évolutifs, marqués par la patine du temps, à l’instar de l’idée même de constitution. Il n’est pas en conséquence de véritable démocratie sans un ordre juridique transcendant, et partant sans une instance de veille et propre à le faire respecter. D’où le fait que les partis d’extrême-droite aient tendance à se réclamer du peuple contre la loi et les juges. Il est toutefois une manière plus perverse d’échapper à la démocratie, c’est de dénaturer cette instance suprême comme l’ont fait Trump et les Républicains américains en nommant des juges se revendiquant violemment antidémocrates, en rupture évidente avec la fonction de surplomb de la Cour Suprême. Une des conséquences de cette dérive institutionnelle a été la suppression d’un droit fondamental, celui à l’avortement, tout en réaffirmant le droit au port d’armes, qui est indirectement un « droit » de tuer de soi-même : ce qui équivaut à la suppression d’un droit et l’affirmation du pouvoir de se soustraire à l’ordre social et juridique pour tuer.
7Les droits fondamentaux présentent deux caractéristiques essentielles, ils sont évolutifs et préservent l’autonomie de la personne faute de laquelle la vie ne vaut guère d’être vécue et serait indigne. Les droits présents à l’article 2 de la Déclaration de 1789 – « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » – se sont enrichis d’apports ultérieurs. À commencer par les droits sociaux. Ces quatre droits fondamentaux circonscrivent cependant clairement cet espace d’autonomie à défaut duquel la personne est engloutie par le collectif ; ils constituent quatre conditions à la réalisation de soi et permettent d’engendrer des droits plus concrets comme la liberté de pensée ou la liberté de culte. Tous ces droits n’en sont pas moins possiblement contradictoires4 et surtout assortis de limites. Il n’est aucune liberté absolue et comme le rappelle l’article 4, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Enfin, les questions écologiques posent des difficultés particulières. La dynamique actuelle de dégradation et de destruction de l’habitabilité de la Terre est la plus grande menace qui puisse être imaginée à l’encontre de ces droits humains, elle en ruine les conditions de possibilité. Il n’en reste pas moins vrai que face à un problème global, la composition chimique de l’atmosphère terrestre, aucun État n’est seul en mesure de garantir les équilibres requis. En revanche l’État-nation, ainsi qu’une collectivité publique plus grande ou plus petite, peut se porter garant de l’effort d’adaptation nécessaire pour affronter l’actuelle dynamique climatique, ses dommages présents et futurs.
8Enfin le principe de la souveraineté populaire veut qu’aucune parcelle d’autorité publique formelle ne soit exercée, sans que son ou sa titulaire n’y ait été autorisé, directement ou indirectement par le peuple, généralement par voie électorale et/ou à l’issue d’une formation et d’un concours publics pour les magistrats. L’exercice du pouvoir au nom du souverain est plus encore surveillé et limité que ne l’est la liberté des uns et des autres, puisqu’elle peut la remettre en cause. À quoi s’ajoute, tout spécialement pour le pouvoir politique, la durée limitée de tous les mandats. Cette dernière est la condition à l’exercice démocratique d’une fonction, en ce sens que ledit exercice présuppose une absence d’identification entre la personne et la fonction assortie de ses pouvoirs. A contrario, caractérise une dictature l’absence de limite temporelle à l’exercice du pouvoir et l’identification entre le titulaire et la fonction qui finit par en découler. Poutine s’est assuré de pouvoir être maintenu au pouvoir jusqu’en 2036 et exerce un pouvoir tyrannique classique, terrorisant et humiliant son entourage, paraissant ainsi décider seul ; Trump continue à dénier qu’il ait été battu électoralement en novembre 2021 et la quasi-totalité des grands élus républicains lui emboîtent le pas ainsi que ses millions de supporters. La différence entre l’exercice démocratique, même très imparfait, et une dictature est ainsi tranché. Cela n’empêche pas ceux qui jouissent des garanties démocratiques de se prétendre en dictature comme les antivax lors de la crise du Covid ; ou certains leaders des pays démocratiques de faire valoir une forme de préférence pour les dictatures : c’est par exemple le cas d’un Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il réaffirme l’appartenance à la Chine de Taïwan, alors que Taïwan est un pays démocratique avec un degré d’inégalités nettement inférieur à celui de la Chine populaire, où les sujets sont en revanche soumis à une évaluation électronique de leurs performances « civiques », où les enfants des écoles sont munis de stylos-caméra espions, où l’on extermine les Ouïghours, etc. Autre exemple, les crimes de guerre en série d’un Poutine n’empêche pas nombre de leaders d’extrême-droite d’afficher leurs sympathies pour ce boucher, ou d’autres à gauche de se déclarer non-alignés entre l’agresseur russe et l’agressé ukrainien, comme si cela ne revenait pas à donner de facto un blanc-seing à l’agresseur. Etc.
Trois modalités
9Autre caractéristique fondamentale, les trois modalités d’exercice de l’influence des citoyens sur la prise de décision publique. Caractérise en effet la démocratie la capacité des citoyens d’y influer sur la prise de décision publique. Cette capacité connaît trois modalités. La première est la modalité représentative ou délégative, celle qui consiste à opter pour une trajectoire de décisions potentielles en élisant des représentants ou délégués. Elle n’assure qu’une influence relative, mais il est néanmoins possible et d’affermir la représentativité obtenue et de la conforter par une procédure comme le Recall, qui permet de mettre fin aux fonctions d’un représentant en cours de mandat. Nous allons y revenir, elle semble constituer la base du système.
10La seconde est la modalité participative et délibérative. La participation consiste à consulter un nombre limité de citoyennes et de citoyens pour éclairer à l’amont une décision généralement d’aménagement. La délibération est une modalité de démocratie participative qui consiste à réunir une dizaine à plus d’une centaine de personnes à qui il est proposé un dossier d’informations au minimum, pour ensuite délibérer ensemble sur la réponse à donner à la question d’un commanditaire public. Concrètement cela va d’une procédure comme les conférences de citoyens au sondage délibératif. Il convient que le sujet soumis à la réflexion ne donne pas lieu à une réponse politique quasi-mécanique en termes de répartition droite-gauche. Avec la délibération, les questions soumises dépassent de loin les seuls enjeux d’aménagement. Le point délicat de cette procédure est souvent le flou juridique qui l’accompagne. Elle n’a de sens que si la réponse que donnera le commanditaire aux recommandations citoyennes est à l’avance encadrée. Un autre point délicat est l’articulation de cette modalité avec la précédente.
11La troisième modalité donne lieu à une démocratie représentative semi-directe, comme c’est le cas en Suisse où la possibilité de consulter le peuple par votation est fréquente et juridiquement très ouverte. La ou les questions soumises à la population peuvent être multiples, et venir d’origines diverses, d’une initiative populaire ou des autorités publiques à échelle diverses ; elles peuvent contredire un vote parlementaire antérieur. Il n’est nullement possible de parler alors de plébiscite. C’est ainsi le peuple qui par son expression majoritaire tranche directement une question pendante. Pour revenir au système suisse, qui joue en l’occurrence de système de référence, une votation peut voir son résultat n’être jamais entièrement appliqué parce que contredisant trop d’autres dispositions légales antérieures comme ce fut le cas avec l’initiative de 2014 sur l’immigration de masse. À quoi s’ajoute que peu d’initiatives aboutissent, car elles échouent le plus souvent sur une intense communication publique des lobbyings5 ; ce qui renvoie aux conditions externes à l’exercice de la démocratie que nous envisagerons plus bas.
12La démocratie représentative joue à chaque fois le rôle de base à laquelle s’adjoignent les autres modalités. Pourrait-on s’en passer ? Cela semble difficile et l’argument du nombre évoqué autrefois par Benjamin Constant, n’est pas sans valeur. Le Parlement français par exemple prend chaque année environ 2 000 décisions législatives. Un gouvernement exclusivement par démocratie directe exigerait de nous de devenir des citoyens grecs se déchargeant de leurs tâches domestiques, pour nous professionnelles, sur quelque esclave régisseur. Ou bien ce serait un cauchemar de votations à répétitions, plusieurs jours de la semaine, sans qu’il soit possible de s’informer correctement sur chacun des sujets à trancher. En revanche le dosage entre les trois modalités, les règles adjacentes, permettent des formes de gouvernance relativement différentes et une qualité démocratique hautement variable, et ce sans même intégrer les conditions externes à l’exercice de la démocratie sur lesquelles nous allons revenir.
13Il nous reste deux points fondamentaux à aborder, brièvement évoqué précédemment pour l’un d’eux, le lieu vide6 qu’est le pouvoir en démocratie ; vide au sens où la limitation des mandats interdit l’incarnation du pouvoir, son identification à un individu, si charismatique soit-il. Il ne souffre d’occupant que transitoire, contrairement aux potentats des dictatures, systématiquement bouffis d’orgueil et pervers, à l’instar des milliardaires rouges du PC chinois, contraints de faire retirer les groupes chinois de Wall Street, compte tenu des règles de transparence nouvelles sur les actionnaires. Ce n’est pas peu dire… L’incarnation, la longue durée au pouvoir, débouchent nécessairement sur la confusion entre intérêts publics et privés.
14L’autre point fondamental est le pluralisme, lequel se décline de deux façons : l’une concerne la société civile, son pluralisme constitutif, et sa différence d’avec la sphère politique ; l’autre, la diversité politique elle-même. Le trait fondamental distinguant les démocraties des totalitarismes selon Lefort est, côté totalitaire, le recouvrement entre l’État et la société civile. Cette dernière est par définition pluraliste : elle consiste en domaines d’activités particuliers, disposant de normes spécifiques, construites au fil du temps au gré du développement des activités en question. Leur correspondent des modalités de jugement non moins particulières, le plus souvent attachées à des institutions spécifiques : le vrai/faux pour les sciences, l’opposition normal/pathologique pour la médecine, efficace/inefficace pour les systèmes techniques, légal/illégal pour la justice, beau/laid pour l’esthétique, payer/ne pas payer pour les activités économiques, légitime/illégitime pour la politique, etc. Dans un système totalitaire, la modalité légitime/illégitime empiète sur les autres et les contaminent au point de s’y substituer même parfois. Staline statuait sur tout sujet : sciences, arts, justice, etc. Aujourd’hui Xi Jinping a décidé de sortir les universités chinoises des standards et classements internationaux pour les siniser. Mais la contamination peut tout autant venir du marché que de l’État. C’est alors le payer/ne pas payer qui contamine toutes les autres modalités. On peut alors parler avec Michael Walzer d’« impérialisme de marché »7. C’est une des causes et des expressions de la crise actuelle des démocraties.
15Apparaît ici la dangerosité du slogan « tout est politique ». C’est tout à fait ce qui se passe dans un régime totalitaire. Et pourtant on ne saurait non plus absolutiser cette coupure. Il est bien des moments, lorsqu’on bascule vers une forme nouvelle de civilisation, où des règles et des pratiques professionnelles, mais pas exclusivement, peuvent un temps prendre une signification politique. Entre pratiques permacoles versus conventionnelles de la production alimentaire, se joue plus qu’un différend professionnel : une différence de civilisation qui peut être un temps politisée. De même, le féminisme dans sa critique des modèles patriarcaux est un enjeu de civilisation majeur et recouvre nécessairement durant un temps un enjeu politique. Plus généralement, c’est bien ce qui se joue aujourd’hui généralement avec l’écologie. Mais une chose est d’imposer verticalement des pratiques nouvelles, une autre de laisser jouer sous certaines pressions l’ajustement des pratiques.
16La seconde facette du pluralisme est toute différente, elle concerne la sphère politique elle-même. Il n’est pas de démocratie possible sans la reconnaissance de la légitimité du camp adverse à exercer le pouvoir. Il suffit de le rappeler pour souligner à quel point la démocratie idéale est distante des pratiques qu’elle autorise… Les insultes et le mépris n’ont toutefois rien à voir avec la volonté expresse d’empêcher l’autre de gouverner comme peuvent le faire les Républicains américains quand ils ne sont pas majoritaires, attitude qui va jusqu’au refus trumpiste de la défaite électorale.
Des conditions externes nécessaires
17La mécanique que nous venons de décrire ne saurait s’épanouir, ni même simplement exister, sans des conditions particulières. Les plus importantes sont éminemment connues et nous nous contenterons de les rappeler. Elles renvoient à ce que Pierre Rosanvallon appelle la « contre-démocratie » au sens des contreforts des églises romanes ou gothiques8. Figurent au premier chef parmi ces conditions un système éducatif universel, des médias divers, pluralistes, permettant aussi l’expression d’opinions citoyennes, des syndicats, des ONG, et plus largement une société civile organisée.
18J’attirerai plus particulièrement l’attention des lectrices et lecteurs sur le système de l’information9. Il y a une trentaine d’années, celui-ci était certes plus fermé qu’aujourd’hui, mais il n’en permettait pas moins à la fois une expression pluraliste des opinions et la transmission d’une factualité du monde commune. On pouvait interpréter différemment l’entrée des chars à Prague, mais il n’était pas question de nier pour un camp qu’il y ait eu des chars soviétiques à Prague. Tel n’est plus le cas aujourd’hui avec un système d’information caractérisé par sa fragmentation, par l’existence de multiples canaux d’information et des niches informationnelles plus ou moins étanches. Un sondage pratiqué en fin septembre par les Puf avait montré que 69 % des jeunes Français interrogés n’avaient jamais entendu parler de la COP 21. À quoi s’ajoute la tromperie intentionnelle. Il est fort peu probable que les Maliens sachent aujourd’hui quels sont les agissements de la milice privée russe Wagner. Les réseaux sociaux ont conduit une minorité d’Européens non pas à être critiques de certains aspects de la vaccination, mais à être violemment antivaxs. C’est tout ce qui relève aujourd’hui de ce qu’on nomme curieusement la post-vérité, au lieu de parler de mensonges éhontés. Or, il n’est de débat possible, démocratique ou autre, qu’à condition d’interpréter différemment des faits partagés.
19Une autre condition, plus directement politique, est la possibilité d’une autorité en surplomb sur un territoire donné. Il n’est de démocratie que sur un territoire donné, avec des autorités émanant des habitants de ce territoire, mais suffisamment à distance pour avoir la capacité d’empêcher des groupements d’intérêts de dominer, une partie de la population d’exercer un pouvoir d’influence trop grand, etc. Telle était déjà la thèse soutenue par Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit en 182010. Ce ne sont pas que des abstractions : c’est bien ainsi qu’a pu se développer le droit social avec la reconnaissance du droit de grève et celle des syndicats, le principe de l’impôt universel ; ou encore, pour prendre un autre exemple, que la droite française a pu dans les années 20 mettre sur pied une politique fiscale ruinant les rentiers, etc. Le rôle de l’État n’exclut pas en l’occurrence les pressions, parfois musclées, de la société civile. À cet égard la connivence qui s’est développée ces dernières décennies entre certains fonctionnaires, et tout particulièrement les membres des cabinets ministériels, et le monde économique, n’est pas saine.
20Le contre-poids à cette distance se trouve en revanche avec la diversité des échelles territoriales. Autrement dit l’exercice du gouvernement doit pouvoir jouer à la fois sur la distance et la proximité d’avec les citoyens. La déclinaison des autorités publiques à des échelles territoriales croissantes répond à ce besoin. Et ce n’est pas un hasard si aujourd’hui le ou la maire est le personnage politique qui garde le plus la confiance populaire. L’effet de proximité est clair. L’édile municipal doit se soumettre aux règles qu’il édicte et vit directement les transformations de sa ville. Plus le pouvoir s’élève en verticalité et moins vaut ce constat d’horizontalité décisionnelle. L’élection des députés femmes et hommes par circonscription obéit à la même logique de proximité. Il n’y a rien de moins démocratique en revanche que l’exercice solitaire et distant du pouvoir. Côté dictatorial, les scènes représentant un Poutine seul, faisant face aux membres de son Conseil de sécurité à une distance physique notable, dans une immense salle à colonnes, avec des femmes et des hommes en apparence terrorisés, humiliés à l’occasion, sont une incarnation quasi-parfaite de la tyrannie, du pouvoir de l’Un, aurait dit La Boétie. Côté démocratique, la volonté affichée par Emmanuel Macron d’un exercice « jupitérien » du pouvoir est plus modestement grotesque.
21Concernant le contexte général de l’exercice du pouvoir démocratique, la donne écologique apporte un changement et un défi notable. Le contexte n’est plus désormais uniquement social, ni même uniquement national. C’est d’abord celui de l’humanité et non seulement en vertu d’enjeux écologiques globaux, mais en raison également d’enjeux techniques comme l’intelligence artificielle ou les biotechnologies. C’est l’humanité et son universalité qui peuvent désormais être affectées par l’évolution des techniques. Alors que nos techniques jusqu’alors avaient tendance à accroitre nos capacités (le plus souvent celles de quelques-uns), notamment cognitives, elles tendent plutôt désormais à s’y substituer11. Le génie génétique est par ailleurs en mesure de saper les fondements biologiques de l’unicité du genre humain. D’où l’intérêt d’une Déclaration des Droits de l’Humanité12.
22Le contexte de l’exercice du pouvoir est encore celui du vivant et de la planète. Je renvoie là au domaine en construction des droits de la nature, au-delà des seuls droits humains. Les droits de la nature ne sont pas un prolongement des droits humains au moins pour deux raisons. Parler de bien-être animal, voire végétal, en passe par la recherche des intérêts fondamentaux d’une espèce. Par ailleurs, l’idée, défendue par l’IPBES dans son travail sur l’évaluation de nos relations à la nature, est de hisser la nature au statut de référentiel majeur de nos décisions et de nos modes de vie, par-delà les seules valeurs instrumentales et marchandes, et donc par-delà le PIB. L’IPBES nous invite en effet, face à l’effondrement de la biodiversité, à refonder nos relations à la nature dans quatre directions. Vivre de la nature, c’est-à-dire savoir reconnaitre et respecter la capacité de la nature à nous procurer les ressources (biens matériels et récréatifs) sans lesquelles nous ne saurions vivre ; ce qui inclut les valeurs instrumentales et marchandes. Vivre avec la nature, c’est-à-dire avec les autres qu’humains en reconnaissant leur valeur intrinsèque aussi bien que les valeurs relationnelles qui leur sont attachées ; c’est considérer la primauté de la nature et celle de ses règles propres dans nos propres décisions. Vivre dans la nature, à savoir reconnaître l’importance des lieux et paysages, de nos cadres de vie, vis-à-vis desquels nous pouvons ressentir un fort sentiment d’appartenance, pouvant aller jusqu’à une identification profonde ; c’est adopter les réformes institutionnelles qui nous permettront de satisfaire nos besoins d’identification à des parties de la nature, de renouer avec elles des relations harmonieuses. Enfin, Vivre en tant que nature, c’est-à-dire satisfaire nos besoins de contacts physiques et de relations spirituelles avec les milieux naturels ; c’est ressentir la nature comme une partie de soi-même ; c’est encore l’ouverture au sacré13. Nous sommes aux antipodes du métavers ! Certes, en un temps où on tue des Ukrainiens par milliers pour satisfaire les fantasmes d’un dictateur et d’un peuple, avec l’assentiment de nombreuses nations, la distance de la coupe aux lèvres reste abyssale.
23Enfin, un mot sur le rôle de la Constitution qui est le cadre général des dispositifs institutionnels et qui se doit plus que jamais de situer la nation, ses objectifs, dans le cadre plus général des autres sociétés et de la Terre. Elle se situe à la charnière entre la nation et le monde environnant. En outre, dans une bascule de civilisation telle celle que nous connaissons, la réforme de la Constitution, l’inscription des objectifs poursuivis et des principes requis pour les atteindre devient plus importante que jamais. Plus précisément encore, une constitution exprime les grandes orientations qui font consensus au sein d’une nation ou d’un ensemble de nations, tout en permettant une polarité structurée droite/gauche pour les atteindre ; un consensus en creux, en ce sens qu’il permet des déclinaisons opposées. Tel a été le cas dès la fin du xixe siècle pour les démocraties occidentales : maximiser la production de richesses et répartir la richesse produite donnaient lieu à un conflit d’interprétations quant aux moyens appropriés pour atteindre ces objectifs. Et c’est ce consensus en creux qui rend possible la reconnaissance par les différents camps politiques de la légitimité du camp adverse. La montée en puissance des difficultés écologiques a rendu caduc ce consensus passé : c’est précisément la croissance visée des richesses matérielles qui altère et détruit l’habitabilité de la planète. Nous y reviendrons.
Politique et morale
24L’articulation entre morale et politique n’est pas le point fort des régimes autoritaires et encore moins totalitaires. Les nazis prétendaient ruiner la morale commune, notamment son héritage chrétien, en voulant faire plier les relations sociales et interindividuelles à la loi prétendue du plus fort : les races fortes devaient soumettre les faibles et s’emparer de leurs ressources terrestres, les forts devaient imposer leur ordre au sein de la société, dusse-t-on gazer les handicapés. Pour les communistes et autres staliniens, l’ultime critère tant moral que politique était la logique de mise à mort de l’ennemi dans le cadre de la lutte des classes et de la préservation du pouvoir communiste. Pour un Russe nationaliste aujourd’hui, un bon Ukrainien est un Ukrainien mort. Etc.
25En démocratie, tout au contraire, la politique y est sans cesse critiquée au nom de la morale, et d’une morale mouvante, dont les exigences sont croissantes. Et ce parce que l’idéal démocratique est un idéal moral – de respect de la dignité de toute personne humaine –, que l’on recherche à atteindre par les voies politiques. Morale et politique ne peuvent évidemment totalement se recouvrir, mais les contradictions flagrantes n’en sont pas moins à la fois inévitables et intolérables.
26La difficulté, voire l’absence de volonté, qu’ont désormais les pouvoirs politiques à mieux répartir la richesse, alors qu’il s’agit du fondement de la démocratie, engendre une menace de mort pour ce type de régime. On le voit tout particulièrement aux États-Unis où les inégalités sont désormais revenues au niveau des années 20, état de choses dont on ne saurait détacher le trumpisme. Les États européens restent en revanche des États redistributifs, mais les problèmes de pauvreté n’en sont pas moins croissants. C’est le moment de remarquer qu’il n’y a aucune équation entre marché et démocratie, comme Singapour ou la Chine suffisent à le prouver. En revanche, la collusion marché-démocratie a été due à la recherche par les démocraties de l’enrichissement maximal, et au fait qu’il n’y existait qu’un marché fortement régulé.
Démocratie et écologie
27La question est désormais celle de savoir si la donne écologique actuelle et à venir est compatible ou non avec l’idéal démocratique tel que nous venons de le décrire. Formellement oui, mais certainement pas en préservant le pacte démocratique qui s’est scellé à la fin du xixe siècle eu égard à l’enrichissement matériel universel.
Bref état des lieux de la planète
28Quelques mots sur l’état des lieux de la planète et sur les raisons de cette situation14. L’enjeu des dégradations de la planète est celui de son habitabilité15, pour l’espèce humaine et celles qui l’accompagnent. L’habitabilité de la planète est désormais en voie de péjoration et de réduction. Péjoration en raison de la multiplication et de l’intensification des événements extrêmes : vagues de chaleur et sécheresses qui peuvent s’abattre à répétition sur la quasi-totalité de l’hémisphère Nord comme en 2022 (avec une montée en puissance depuis 2018), mégafeux qui affectent désormais l’Europe et la France, inondations hors normes, cyclones qui touchent désormais l’Atlantique Nord et même la Méditerranée, phénomènes météorologiques rares comme un derecho (arc de tempêtes avec des vents équivalents à ceux d’un cyclone de catégorie 4) qui peuvent toucher une région comme la Corse tout en traversant l’Europe jusqu’en Slovaquie, tornades, grêles hautement destructrices, etc. Tous ces phénomènes altèrent l’habitabilité de cette planète et contraignent fortement la production alimentaire mondiale. La montée du niveau des mers et le recul du trait de côte, la salinisation des nappes phréatiques qui en découle, le devenir aride et la température moyenne de certaines régions réduisent en revanche physiquement l’habitabilité en question. Le phénomène de la chaleur humide16, à savoir l’association d’un taux d’humidité de l’air et de températures élevés, réduit le temps de séjour à l’extérieur, surtout pour le travail ou les activités sportives, dégrade nos organismes et, en cas de séjour prolongé, entraîne la mort ; ce qui ne vaut pas que pour la seule espèce humaine. En l’occurrence, avec ce seul phénomène, le curseur se déplace de la dégradation à la réduction de l’habitabilité de la Terre. Le cas du seul Pakistan illustre on ne peut mieux les dégradations de l’habitabilité de la Terre en cours : des températures avoisinant ou dépassant 50° de la mi-mai à août, et fin du même mois un triplement des précipitations de la mousson entrainant des inondations aussi spectaculaires que destructrices sur un tiers du pays. Ces destructions climatiques affectent des écosystèmes par ailleurs hautement dégradés et dont la seule dégradation biologique pourrait engendrer une forme de basculement du système-Terre17. Nous sommes entre 1,1 degré 1,2 degré Celsius d’augmentation de la température moyennes et nous connaissons des destructions que nous n’attendions nullement à ce niveau de température moyenne ; or, nous connaîtrons des années à 1,5° très prochainement, et des années à 2° avant le milieu du siècle. Autant dire que la situation est écologiquement tragique, et ce dans une situation géopolitique fort peu propice à la collaboration internationale.
29Les raisons de cet état de choses sont claires : il découle du volume de nos activités économiques, matérielles, de la hauteur de nos flux d’énergie et de matières, y compris les élevages intensifs, à quoi s’ajoute la masse démographique de l’humanité18. Outre la démographie qui affecte directement les écosystèmes et la biodiversité, c’est notre richesse matérielle qui détruit la viabilité de la planète. Les 10 % les plus riches, soit grosso modo 800 millions de personnes, dont nous faisons partie, émettent de 34 à 45 % des gaz à effet de serre mondiaux, et les 50 % les plus pauvres n’en émettent que 13 à 15 %19. La consommation de ressources croit par ailleurs plus vite que le PIB mondial20. À quoi s’ajoute que de façon générale la nature ne sait que faire de nos artefacts et de nos activités. Comme l’établit le référentiel des limites planétaires, soit nous enflons des flux au point de détruire les grands équilibres du système-Terre (carbone, azote, phosphate, etc.), soit nous accumulons des macromolécules dans tous les milieux, des microplastiques notamment que la nature ne métabolise pas, soit nous déforestons, détruisons les sols jusqu’à leur aptitude à retenir l’humidité nécessaire au vivant21.
30Les conséquences de la civilisation occidentale qui s’était donné comme objectif dès le xviie siècle de « faire en toutes choses reculer les limites de la nature » sont désormais dramatiquement tangibles. À cet égard, l’idéal démocratique ultérieur, celui des démocraties représentatives, était paradoxal : il a su contredire la modernité en sachant au contraire construire un système de limites enserrant moralement et juridiquement l’exercice du pouvoir en vue de la reconnaissance de la dignité de toutes et tous, mais en se donnant en même temps l’objectif d’une maximisation de la richesse matérielle. Or, sur ce point, la contradiction est désormais patente. Ce sont en effet nos richesses, ou plutôt notre insatiabilité en termes d’objets et de services, qui détruisent les conditions d’épanouissement du vivant sur Terre. Est-ce à dire qu’il faille dépasser la démocratie ?
Totalitarisme versus démocratie
31Non, la démocratie doit rester notre horizon. Tout d’abord parce qu’on ne saurait attendre d’un régime totalitaire, ou même autoritaire, qu’il prévienne les dégradations écologiques. Les régimes autoritaires et totalitaires ne sont pas réputés pour leur égalitarisme. Quel est l’intérêt d’une tyrannie si ce n’est de pouvoir pour le tyran et son entourage accumuler sans risques, facilement et rapidement, de grandes richesses ? Dans un pays où nombre de Russes sont acculés à la misère sans aucune des commodités modernes dans les campagnes et les contrées extrêmes orientales colonisées, le dictateur Poutine jouit d’une fortune dont on ne connait pas le montant exact. De même pour les hauts membres du Parti communiste chinois qui refusent toute transparence sur leurs portefeuilles boursiers. Quant aux questions environnementales, elles ne relèvent pas des préoccupations majeures de Kim Il Jung, de Bolsonaro, de la junte malienne, ni même de Modi. C’est dans la nature d’un régime autoritaire de faire peu de cas des souffrances humaines, et moins encore pour ce qui est non-humain. De tels régimes peuvent entendre les souffrances populaires, et s’en nourrissent souvent, mais certainement pas pour y répondre de façon effective, si n’est par quelque dérivatif ou autre bouc-émissaire.
32En revanche, un régime autoritaire, a minima, serait probablement très efficace pour répartir des pénuries diverses, puisqu’ils savent parfaitement les créer lorsqu’elles n’existent pas, et plus généralement pour les gérer d’une façon aussi verticale qu’inégalitaire. Le modèle du genre étant le scénario du film Soleil vert où les pauvres se mangent entre eux dans l’ignorance de cette situation, le peu de nourriture naturelle disponible étant réservé à l’élite dirigeante. Les foules miséreuses qui adulaient Staline n’accédaient pas aux mêmes commodités et facilités d’existence ; de même les foules souvent évangéliques qui aujourd’hui votent dans les favelas Bolsonaro ne partagent pas le même régime alimentaire que leur héros.
33À quoi s’ajoute le fait que les qualités et vertus propres aux démocraties sont nécessaires pour faire face à des difficultés écologiques croissantes. Il n’est pas en effet d’avancée écologique possible sans respect des règles morales, en l’occurrence étendues aux non-humains, et du droit, y compris de la nature. Il n’est pas non plus d’écologie possible sans reconnaissance des connaissances scientifiques. Il convient en l’occurrence de ne pas confondre connaissances et techniques22, lesquelles connaissances peuvent être plus larges que les seules connaissances scientifiques, au sens des sciences de la nature. Les cas du GIEC et de l’IPBES sont en l’occurrence probants. Nous ne sommes plus du tout avec ces instances dans le cadre d’une approche scientiste des problèmes. Elles reconnaissent par exemple le rôle des peuples premiers et l’IPBES va jusqu’à revendiquer quatre axes quant au développement de nos relations à la nature. L’attention à la santé publique et plus largement au bien-être social sont par ailleurs des composantes d’une disposition écologique. Enfin, il n’est pas d’amélioration écologique possible sans une remontée ni gouvernementale et ni administrative des informations sur les territoires, des échecs éventuels de politiques publiques, des incomplétudes de l’action publique, etc., sans instances tierces donc comme les associations et les ONG, et évidemment sans une presse libre. La transformation au long cours des modes de vie implique enfin l’ouverture à de multiples initiatives citoyennes et leur encouragement institutionnel.
34Il n’en reste pas moins vrai que nos démocraties paraissent bloquées et qu’elles ne parviennent guère à avancer face aux enjeux de l’Anthropocène. L’absence de consensus en creux me semble constituer une des raisons majeures à ce blocage. Le propre d’une démocratie est en effet de permettre une évolution constante des opinions et sensibilités avec cependant une polarisation générale, une répartition des courants de pensée selon un axe droite-gauche. Les oppositions se construisent alors à propos de grandes orientations partagées et sur un socle de valeurs communes, ce qui renvoie au consensus en creux évoqué plus haut. Ces orientations et le socle de valeurs qui les accompagnent constituent les aspects fondamentaux de l’ordre constitutionnel qui encadre les mouvements de la société. Ils sont les fruits de la modernité au long cours. Plus précisément, dès la fin du xixe siècle se sont imposées les idées selon lesquelles il convenait : 1) de maximiser la production de richesses matérielles, la fameuse « richesse des nations », via l’industrie ; 2) de répartir la richesse ainsi produite en recourant notamment à l’impôt. Chacune de ces orientations majeures du mouvement de la société pouvait se décliner de manière polaire, selon l’axe droite/gauche : rationalisation de la production versus initiative privée ; redistribution arithmétique et égalitaire versus redistribution géométrique de la richesse produite, au prorata du mérite des unes et des autres. Ce consensus en creux rendait possible une organisation constitutionnelle de la société, avec de grandes orientations consensuelles et une alternance politique possible quant à leurs modes de réalisation. Le cas français fut à cet égard tout à fait particulier. Avant la Deuxième Guerre mondiale, une grande partie de la droite française contestait l’ordre républicain et la République ne s’est imposée à droite qu’après la Seconde Guerre mondiale. À gauche, après-guerre, la force du parti communiste fragilisait l’ordre républicain, et il a fallu attendre l’élection de François Mitterrand en 1981 pour que la logique de l’alternance s’impose.
35La maximisation de la richesse matérielle entre désormais en contradiction avec les limites planétaires et les enjeux écologiques en général. Quant à l’explosion des inégalités, elle est tout aussi contradictoire avec l’ordre démocratique qu’avec les enjeux écologiques. Si c’est le niveau de richesse matérielles des économies développées qui détruit l’habitabilité de la Terre, s’il convient d’entrer dans une logique de sobriété et de réduire le volume de nos économies, alors les écarts de revenus ne peuvent être que resserrés.
36Nous sommes donc dans une sorte d’entre-deux, entre un consensus moderne auquel nombre de politiques et les milieux économiques restent attachés en dépit des évidences, et un diagnostic climatique et écologique qui peine encore à se transformer en nouveau consensus en creux. Et la mue sera difficile tant l’idée d’autolimitation en termes de consommations est contradictoire avec l’héritage moderne au long cours et celui des Trente glorieuses plus immédiatement. Même s’il n’est pas de contradiction entre idéal démocratique et autolimitation comme suffiraient à l’établir la démocratie grecque antique (que l’on songe à la décision d’Athènes d’allouer les bénéfices de ses exploitations minières non aux jouissances immédiates, mais à la construction de la future flotte de Salamine), et plus près de nous l’économie de guerre construite par les États-Unis de Roosevelt, mettant fin à la production des biens d’une société de consommation déjà en place, ou encore la mise en place durant la même période d’une fiscalité lourde sur les grandes fortunes ou, ultime exemple, la fiscalité européenne des Trente glorieuses et les écarts de salaires plus mesurés d’alors.
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38Le devenir des démocraties est aussi incertain que celui de la planète et ces deux incertitudes se multiplient en l’occurrence. Du côté des démocraties, la hauteur et les exigences des idéaux et de la mécanique démocratique ne semblent plus en phase avec les préoccupations d’une part importante des élites comme des autres couches de la population. Du côté du défi écologique, c’est un peu le même constat, l’abîme entre le présent et les changements auxquels il conviendrait de consentir semble infranchissable. Cependant, force est de constater une amorce d’intérêt des forces de droite pour les enjeux écologiques : le gouvernement français s’est vu instruit à sa demande par un exposé de la scientifique du climat Valérie Masson-Delmotte ; les LR voient leurs militants les plus jeunes appeler à une considération de ces enjeux et semblent vouloir eux aussi se former sur ces questions ; côté RN, il existe une sorte de traitement localiste des enjeux écologiques. Côté suisse, la situation semble encore moins favorable : les forces de droite ont boudé au parlement la session de formation qui leur avait été proposée et le climato-scepticisme larvé ou affiché comme à l’UDC semble encore avoir le vent en poupe ; un comportement inepte d’autant plus difficilement compréhensible après l’été que nous venons de traverser.
39L’avenir le plus probable est plutôt un délitement progressif des sociétés tant endogène que sous les coups répétés d’un dérèglement climatique plus intense et violent qu’attendu. Les orientations du nouveau gouvernement britannique optant pour l’adaptation au changement climatique au détriment de tout effort de réduction des émissions, déclarant même vouloir relancer les extractions fossiles, et duquel on ne saurait guère attendre un effort de réduction des inégalités, semblent conforter ces craintes. Espérons que d’autres forces sauront s’élever contre ces funestes tendances23.
Notes
1 Sur le côté destructeur de la démocratie des inégalités, voir : Case A. et Deaton A., Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, trad. de l’anglais par L. Bury, PUF, 2021 ; Sandel M. J., La Tyrannie du mérite, trad. de l’anglais (États-Unis) par A. von Busekist, Albin Michel, 2021. Sur l’état des inégalités : https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf.
2 Voir Clastres P., La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; Sen A., La démocratie des autres, Rivages Poche, 2006 ; Scott J. C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019 (2017) ; Graeber D. et Wengrow D., Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Les Liens qui Libèrent, 2021 ; Bourg D., Le marché contre l’humanité, Paris, Puf, 2019.
3 Je n’ignore pas ce disant l’argument de Graeber et Wengrowe sur le fait le nombre n’exclut pas une organisation sociale horizontale. Ils montrent manifestement que le nombre n’est pas comme par enchantement le signal d’un passage automatique à une organisation sociale hiérarchique. Oui, avec toutefois des sociétés qui restent démographiquement modestes et surtout une division sociale du travail, des infrastructures, une transmission des connaissances et savoir-faire qui sont sans proportion avec des sociétés modernes, et donc des conflits d’intérêt potentiels moins fort et nombreux.
4 Gauchet M., La Révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989.
5 Seules vingt-deux initiatives populaires ont été acceptées par le peuple et les cantons dans l’histoire constitutionnelle suisse. Voir la liste tenue par la Chancellerie fédérale : https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis_2_2_5_8.html.
6 Expression de Lefort Cl., L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
7 Walzer M., Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997 (1983). Pour le pluralisme, je renvoie à Bourg D., Le marché contre l’humanité, op. cit., et à Bourg D., Une Nouvelle Terre, Paris, Puf, 2022 (2018).
8 Rosanvallon P., La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
9 Voir Bourg D., « Une réforme vigoureuse du système de l’information est urgente », dans Le Monde, 16-17 janvier, dossier « Faut-il réinventer la République », p. 3 et dans lemonde.fr, 18 janvier 2022.
10 Pour le rôle de l’État selon Hegel, voir Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard-Idées, 1974 (1820), et Weil É., Hegel et l’État, Paris, Vrin, 2002 (1950), essai sur lequel je m’appuie largement ici ; pour Marx, les références sont plus diffuses et renvoient principalement à Papaioannou K., Marx et les Marxistes, Paris, Flammarion, 1972 ; Badie B. et Birnbaum P., Sociologie de l’État, Paris, Pluriel, 1983 (1979) ; et Barret-Kriegel Bl., L’État et les Esclaves, Paris, Calmann‑Lévy, 1979. Voir enfin, Bourg D., Le marché contre l’humanité, op. cit.
11 Je renvoie à Bourg D., Nouvelle Terre, op. cit.
12 http://droitshumanite.fr/wp-content/uploads/2016/12/DECLARATION-UNIVERSELLE-DES-DROITS-DE-LHUMANITE.pdf
13 Je m’appuie là sur la version préliminaire du Résumé à l’intention des décideurs sur l’évaluation des valeurs multiples de la nature éditée le 8 juillet 2022 (Summary for policymakers of the methodological assessment of the diverse values and valuation of nature of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES), https://zenodo.org/record/6522393#.YswYWOzMK3J).
14 Je me limite ici au seul climat. À ce propos, je renvoie notamment à mon interview de Jouzel J. et de Le Treut H., Devenir du climat. La prise de conscience, livre audio Frémeaux et Associés, mars 2022 ; version écrite à paraître aux Puf en janvier 2023.
15 Sur l’habitabilité de la Terre voir : Xu C. et alii, « Future of the human climate niche », dans PNAS, www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1910114117 ; plus généralement, voir les cartes du WGII (IPCC, AR6) et par exemple la carte du (figure S5) associée aux scénarios SSP3 et RCP 8.5 à l’horizon 2070 avec la zone tropicale devenue très peu habitable ; compte tenu des dommages que nous éprouvons d’ores et déjà avec 1,1° d’augmentation de la température moyenne, il est à craindre que ce scénario se réalise plus tôt et à un niveau bien inférieur d’élévation de la température que le RCP8.5. D’ailleurs on ne peut malheureusement pas exclure des scénarios particulièrement destructeurs, souvent sous-estimés : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2108146119, Kemp K. et alii, « Climate Endgame: Exploring catastrophic climate change scenarios », dans PNAS, 1er août 2022 ; le cas évoqué dans ce papier d’événements extrêmes très violents avec un niveau de température bas est précisément ce qui s’est produit durant l’été boréal 2022. On peut y ajouter la comparaison entre ce à quoi nous nous attendions il y a une dizaine d’années avec une élévation de la température de 2°, et ce que nous constatons désormais : Lynas Mark, Climat : dernier avertissement, Paris, Au Diable Vauvert, 2022 (2021).
16 Mora C. et alii, « Global risk of deadly heat », dans Nature Climate Change, vol. 7, July 2017, www.nature.com/natureclimatechange 501, DOI: 10.1038/NCLIMATE3322. Voir depuis lors les travaux : IPCC, WGII, AR6.
17 Voir Barnosky A. D. et alii, « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », dans Nature, 7 June 2012, vol. 486.
18 Je renvoie ici au référentiel des limites planétaires dont deux nouvelles limites ont été récemment franchies : pour la cinquième limite : Persson L. et alii, « Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities », dans Environmental Science & Technology, 2022, 56, 3, 1510-1521 ; et pour la sixième : Wang-Erlandsson L. et alii, « A planetary boundary for green water », dans Nature Reviews Earth & Environment, vol. 3, 2022, p. 380-392.
19 IPCC AR6 WG 3, B.3.4 : “Globally, the 10% of households with the highest per capita emissions contribute 34–45% of global consumption-based household GHG emissions, while the middle 40% contribute 40–53%, and the bottom 50% contribute 13–15%. (high confidence) {2.6, Figure 2.25}.”
20 Unep, Global Material Flows and Resource Productivity, 2016, http://unep.org/documents/irp/16-00169_LW_GlobalMaterialFlowsUNEReport_FINAL_160701.pdf.
21 Pour une interprétation de ces franchissements, voir Bouleau N. et Bourg D., Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Paris, Puf, 2022.
22 Voir notamment Bourg D. dans Conseil Scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, Quelles sciences pour le monde à venir ? Face au dérèglement climatique et à la destruction de la biodiversité, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 107-117.
23 Article résultant de l’exposé présenté à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques du 28 mars 2022.
Pour citer cet article
A propos de : Dominique Bourg
Philosophe, Dominique Bourg est professeur honoraire de l'Université de Lausanne. Il dirige aux Puf la collection « L'écologie en questions » et la collection « Nouvelles Terres » avec Sophie Swaton ; la série « Grands articles » et la revue http:lapenseeecologique.com. Il a appartenu ou appartient à : CFDD, Commission Coppens, Comité national du développement durable, Grenelle de l'environnement, etc. ; aux conseils scientifiques : Ademe (2004-2006), FNH (1998-2019), Organe de prospective de l'État de Vaud (2008-2017), Fondation Zoein (Genève, 2019- ). Ses domaines de recherches sont la pensée écologique, les risques, l'économie circulaire, la démocratie écologique et les enjeux métaphysiques de la durabilité. Lauréat du prix « Promeneur solitaire » (2003) et Veolia de l'environnement (2015). Ses derniers ouvrages sont : Le Marché contre l'humanité, Puf, 2019 ; Primauté du vivant. Essai sur le pensable, avec S. Swaton, Puf, oct. 2021 ; Science et pridence. Du réductionnisme et autres erreurs pas gros temps écologique, avec Nicolas Bouleau, Puf, juin 2022.