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Éloge de Claude Champaud
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Éloge de Claude Champaud, Membre associé émérite de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, décédé le 12 mars 2019. Juriste et homme politique français, un juriste et homme politique français, spécialiste de droit commercial, il a été président de l’université de Rennes I.
Abstract
Eulogy of Claude Champaud, Emeritus associate member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, died on March 12, 2019. French jurist and politician, a French jurist and politician, specialist in commercial law, he was president of the University of Rennes I.
1Le professeur Claude Champaud, qui était membre associé de notre académie depuis décembre 1993, s’est éteint à Rennes, le 12 mars 2019, à l’âge de 90 ans.
2Comment rendre un hommage adéquat à cette éminente personnalité dont l’œuvre et les engagements ont été multiples ?
3Il y a d’abord le brillant universitaire. Sorti major du concours d’agrégation en droit privé en 1963, il devient professeur titulaire de la chaire de droit commercial de la faculté de droit de l’Université de Rennes et se révèle un enseignant passionné et passionnant, voire captivant pour son auditoire. Il est l’auteur d’ouvrages et d’articles remarqués. Il marque de son empreinte l’Université de Rennes pendant plusieurs décennies. En 1967, il prend la direction de l’Institut des affaires et des entreprises qu’il transforme en 1969 en Institut de Gestion de Rennes. Il devient aussi le premier président élu de l'Université de Rennes I en 1971 lorsque celle-ci est créée après la scission de l'Université de Rennes.
4Il y a ensuite le consultant créatif qui impressionna tous ceux qui eurent recours à ses conseils. Claude Champaud n’a eu de cesse de tisser des liens entre le monde académique et le monde économique. En témoigne la présence au colloque de Rennes du 27 mai 2011 consacré à l’entreprise dans la société du xxie siècle, de chefs d’entreprises, dont les interventions en forme de témoignages venaient compléter l’analyse académique. Comme l’a souligné le professeur Champaud, il y avait là quelque chose de pour le moins peu courant dans un colloque universitaire.
5Il y a encore la figure politique, gaulliste depuis sa jeunesse, et qui l’est resté toute sa vie, proche de Jacques Chirac, un élu municipal, départemental et régional dont la voix comptait.
6Il y a enfin l’ardent défenseur de la Bretagne. Claude Champaud était breton jusqu’au bout des ongles, la Bretagne était sa passion. C’est d’ailleurs pas de droit qu’il avait choisi de parler lors de son exposé devant notre classe en 1995, mais de la Bretagne, dont il a évoqué avec amour et enthousiasme, l’histoire, mais aussi le présent, tentant de percer l’âme bretonne dont il disait lui-même qu’elle n’était guère directement déchiffrable. Il a mis toute son énergie au service de la défense de la culture bretonne mais aussi au développement économique de la Bretagne. Il a notamment été membre actif du Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (Celib), et c’est au Celib qu’il a consacré en 2017 son dernier ouvrage intitulé « Quand des Bretons éveillèrent la Bretagne ». Sans être autonomiste, il s’est, dans un ouvrage au titre évocateur Le séparisianisme, paru en 1977, insurgé contre la centralisation à Paris de toutes les administrations, des grandes écoles, des musées, des académies. En ce sens, il fut précurseur du mouvement de décentralisation qui s’est opéré des années plus tard.
7Je me bornerai à évoquer le versant universitaire de son œuvre, dont il est permis de penser qu’elle a nourri et renouvelé la doctrine du droit commercial.
8L’essentiel de sa démarche est déjà présente dans la thèse de doctorat qu’il a, tout naturellement préparée et soutenue en 1961 à l’Université de Rennes, où il avait repris des études de droit entamées à Paris, mais interrompues par la Deuxième Guerre mondiale. Claude Champaud met en lumière dans cette thèse consacrée au pouvoir de concentration et à la société par action la distorsion entre le pouvoir de droit et le pouvoir de fait, au travers d’une analyse des grandes sociétés françaises. D’un côté, le droit des sociétés par action offre l’image d’une démocratie économique reposant sur la protection des actionnaires, leur information, et leur droit d’intervention et de contestation consacré par le droit de vote aux assemblées générales. Mais, de l’autre, en fait, dans les grandes sociétés aux titres largement dispersés, les actionnaires incompétents, insouciants ou absents, ne jouissent d’aucun des pouvoirs qui leur sont ainsi conférés. Ainsi, dans ces sociétés, les pouvoirs et l’autorité sont en réalité concentrés entre les mains de quelques-uns, qu’il appelle les « maires du palais ». Il décrit aussi l’émergence d’une organisation sans droit, le groupe d’entreprises, qu’il définit comme un « ensemble de sociétés apparemment autonomes en droit mais soumises à une direction économique unitaire assumée par l’une ou plusieurs d’entre elles ».
9Dans la foulée de sa thèse, le professeur Champaud consacrera l’essentiel de ses recherches à l’entreprise, cet organisme cher aux économistes mais, à l’époque, peu connu des juristes qu’il déconcertait. Il va s’attacher à démontrer comment l’entreprise est peu à peu devenue un élément central du droit commercial, donnant naissance à un droit nouveau, le droit économique. Il va aussi imposer une terminologie nouvelle, celle de droit des affaires, titre d’un de ses principaux ouvrages, qu’il ne voit pas comme un simple rajeunissement du droit commercial mais comme un droit mieux adapté aux impératifs de l’organisation économique et sociale de la deuxième moitié du vingtième siècle.
10Au milieu des années soixante, Claude Champaud crée, notamment avec son fidèle complice et collègue Jean Paillusseau, l’École de Rennes qui va développer et diffuser la doctrine de l’entreprise, une nouvelle approche du droit des sociétés et de la gestion d’entreprise, qui, à l’époque, se voulait une troisième voie entre le libéralisme hayékien et le soviétisme.
11Son point de départ était de voir l’entreprise non comme un objet transactionnel de rapports économiques et juridiques entre acteurs économiques, mais comme une entité vivante, qui constitue un sujet en soi.
12À partir de là, la doctrine de l’entreprise adopte une approche scientifique originale :
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une approche « réaliste », selon laquelle le droit doit avant tout répondre à un besoin. Il s’agit essentiellement d’une technique d’organisation, qui doit donner à l’entreprise une structure, des règles de fonctionnement et une vie juridique pour lui permettre de s’affirmer et de s’épanouir ;
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une approche inter ou pluridisciplinaire, où l’entreprise est analysée à la fois par les sciences juridiques, par les sciences économiques de gestion, mais également par la sociologie ;
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une approche finaliste : le droit ne peut pas être seulement technique et organisation ; il est intrinsèquement porteur de valeurs, plus précisément de valeurs sociétales sur lesquelles doit s’organiser le fonctionnement des entreprises et de l’économie. La question posée est : à quoi sert l’entreprise ; quels intérêts doit-elle chercher à défendre ? l’intérêt social, l’intérêt de la personne morale, l’intérêt de l’entreprise ou l’intérêt des actionnaires. La doctrine de l’entreprise voit dans l’entreprise une communauté d’hommes (propriétaires, sociétaires, gestionnaires, travailleurs) au sein de laquelle règne une certaine solidarité née de la collaboration à l’œuvre économique commune et adopte en conséquence une analyse juridique soulignant le caractère personnaliste des rapports entre les « membres » de l’entreprise.
13Une autre réalité que Claude Champaud et l’École de Rennes ont abordée dans leurs recherches est celle de la puissance économique et des abus qu’elle peut engendrer. Ils ont renouvelé le droit de la concurrence, avec là aussi une approche novatrice qui prône la régulation des marchés.
14Ainsi, la doctrine de l’entreprise propose une compréhension substantielle du droit et du marché (droit des affaires, droit économique de marchés régulés) avec finalement une vision humaniste de l’économie, au centre de laquelle se trouve « l’entreprise » dans son entièreté.
15Si la doctrine de l’entreprise a incontestablement eu une influence jurisprudentielle et législative, en France mais aussi en Belgique, son prestige et son emprise ont nettement décru dans les années 1990 où elle a été supplantée par la théorie contractuelle de la société, qui est à ses antipodes. Ces années sont en effet marquées par la montée en puissance des investisseurs institutionnels internationaux, principalement anglo-saxons, que sont les fonds de pension, les organismes d’assurances, les intermédiaires financiers et les fonds spéculatifs qui transforment les pratiques de l’exercice du pouvoir dans les entreprises et imposent la corporate governance ainsi qu’un modèle de société orienté de façon univoque vers l'intérêt et le profit des actionnaires (la shareholder value).
16Ces thèses connaissent cependant depuis une dizaine d’années un regain d’intérêt, après la grave crise bancaire qui a connu son paroxysme à l’automne 2008, avec la faillite Lehman Brothers et commencé à atteindre l’économie réelle en 2009.
17C’est dans ce contexte que Claude Champaud a publié en 2011 son Manifeste pour la doctrine de l'entreprise : sortir de la crise du financialisme, un ouvrage qu’il a qualifié lui-même d’ouvrage de mémoire et d’espoir. Il y montre comment la mondialisation économique et culturelle et la financiarisation des relations économiques voire sociétales ont eu pour conséquence de dénaturer la notion d’entreprise. Il y exprime la conviction que la crise a mis fin à ce qu’il appelle le financialisme sans éthique et hors lois. Enfin, il réaffirme vigoureusement la vision qui était celle de la doctrine de l’entreprise, dont il s’attache à démontrer qu’elle ne peut se comprendre en faisant abstraction d'une morale implicite, qui explique les liens de parenté qui l’unissent avec des mouvements de pensées comme le « stakeholderism » (théorie des parties prenantes) dans les pays anglo-saxons ou la responsabilité sociale des entreprises.
18Je terminerai en citant les propos par lesquels Claude Champaud concluait son introduction au colloque de l’Université de Rennes consacré à la mondialisation et le droit économique en 2001 :
19« N’est-ce pas le but suprême du Droit économique, comme du Droit en général, d’aménager le mieux possible l’OÏKOS de l’Humanité pour que chaque homme puisse y vivre les effets d’un ETHOS équilibré assurant son épanouissement personnel, de paisibles relations avec les autres ? Il dépend de cette démarche que la mondialisation soit source de prospérité économique mieux partagée, de progrès social généralisé, d’intelligence culturelle échangée dans une paix religieuse et politique maîtrisée. Ainsi se construira une Société internationale d’échanges et de marchés globalisés, certes, mais qui sera celle, aussi, d’une humanité plus fraternelle, capable de renouer des dialogues qu’interrompirent les aventureux et malheureux paris de la Tour de Babel ».
20Claude Champaud nous a quittés, un grand humaniste est parti, mais nul doute que son œuvre lui survivra1.
Notes
1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 28 mars 2022.
To cite this article
About: Marianne Dony
Marianne Dony est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique