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Mémoires de Cent ans de solitude
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Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez met en marche diverses mémoires : celle du lecteur qui, relecture après relecture, accumule des découvertes narratives et des couches de sens et celle des personnages à l’intérieur du roman. S’y superpose le dialogue que Cent ans de solitude entretient avec les autres œuvres de l’auteur.
Abstract
One Hundred Years of Solitude from Gabriel García Márquez triggers various memories : the memory of the reader who accumulates narrative discoveries and layers of senses reading after reading and the memories of the characters inside the novel. Additionally, there is a dialogue between One Hundred Years of Solitude and the author’s other books.
1Toute nouvelle lecture d’un livre qui accompagne notre vie présente toujours des nouveautés et des surprises… si c’est vraiment un livre de vie. Peu importe que ces relectures soient professionnelles comme le sont celles d’un professeur universitaire de littérature : lui aussi a besoin de livres de chevet qui alimentent ses fantasmes. Toute nouvelle lecture est un acte de mémoire et de redécouverte. Des fragments du texte que l’on pourrait réciter les yeux fermés, des images qui resurgissent, ne cessent d’enchanter l’amoureux des mots… comme si c’était la première fois. Des lignes, des paragraphes qui sont passés inaperçus dans des trajectoires antérieures apparaissent maintenant comme essentiels ; ces passages produisent de nouveaux sens ni vus ni entendus qui, à leur tour, incitent à relire l’œuvre entière puisque, apparemment, ce qui avait été lu et relu n’avait pas été lu : et cette perspective herméneutique renouvelée ne pourrait-elle pas, elle aussi, masquer d’autres sens ni vus ni connus ?
2Ces œuvres qui offrent ainsi des ressources interprétatives inépuisables sont des classiques. Classique est Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez.
3Quarante-huit ans de lecture de ce roman n’ont pas épuisé les possibilités des multiples approches méthodologiques que j’ai tentées, ni les divers travaux que je lui ai consacrés, ni les vingt éditions de l’œuvre dans la collection « Letras hispánicas » de la maison Cátedra, corrigées, mises à jour, polies et repolies dans un épuisant et impossible pistage des interprétations, fouilles, recherches, même policières, informations vérifiées ou à vérifier, sur, autour ou par-dessus le roman de 1967. Chaque révision, chaque lecture d’un commentaire brillant et profond le rafraîchissent, le réaniment, le réorientent. J’oserais même dire que la dernière version (2012) de mon édition annotée de Cent ans de solitude diffère substantiellement de la première (1984), quoique ne le disent pas les avertissements successifs au lecteur. En préparant la prochaine édition, je me suis rendu compte que le volume avait suivi le chemin des rites dits traditionnels : les participants croient reproduire fidèlement les gestes et les paroles transmis par les générations antérieures, mais ils changent une intonation ici, suppriment un pas là, introduisent une variante ailleurs encore, de telle sorte qu’au fil des ans, le rite est devenu autre tout en restant le même. Ma relation à Cent ans de solitude est donc homologue à celle de Pierre Ménard, ce personnage de Borges qui réécrivant le Don Quichotte de Cervantès produit un texte différent de l’original sans que celui-ci n’en diffère d’une virgule : son expérience de lecture a fait bouger les lignes du texte et déplace Cervantès comme « auteur du Quichotte ». Mon texte de Cent ans de solitude de 2012 est différent de celui de 1984, non seulement parce que j’y ai corrigé les inévitables coquilles, mais surtout parce que ma lecture actuelle est une espèce de mille-feuilles constitué de couches de sens, parfois distinctes, d’autres fois non…
4Près de cinquante ans établissent également une distance historique minimale, quoique probablement insuffisante (après tout, le décès de l’auteur – 17 avril 2014 – ne date que d’un an et des documents sur la genèse de Cent ans de solitude peuvent encore être découverts), qui permet de mieux estimer les contextes socio-historiques, culturels et littéraires de l’œuvre. Sortis de l’éblouissement produit par la lecture décontextualisée (« innocente » aurait-on dit avant, mais on sait qu’il n’y a jamais de lecture innocente), du spectacle publicitaire d’un « boom » de la littérature hispano-américaine qui en 2015 ressemble à ce galion perdu dans la forêt vierge de notre roman, nos yeux ont une vision je ne dirais pas plus claire, mais au moins assez différente de tout ce qui fit possible un roman comme Cent ans de solitude et son succès.
5Pour m’en tenir au champ littéraire, notre documentation sur la formation littéraire de García Márquez et sur le roman hispano-américain des générations antérieures ou contemporaines, très réduite encore à la fin des années ’60 du siècle dernier, nous permet de mieux situer Cent ans de solitude sans lui enlever aucun mérite. La multiplication des études intertextuelles, les recherches biographiques toujours plus précises sur les lectures du jeune García Márquez, celles de Jorge García Usta sur le premier séjour de l’apprenti journaliste à Cartagène des Indes ou les sommes biographiques de Dasso Saldívar ou de l’Anglais Gerald Martin (2009), dessinent un paysage socio-littéraire colombien et hispano-américain où vient s’intégrer naturellement (et non comme un animal rarissime) le roman de 1967. Ainsi j’ai tenté jadis de montrer que l’organisation du récit comme saga familiale, l’obsession de l’inceste et, surtout, la confiance dans la tradition orale – et le dédain corollaire de l’histoire officielle –, c’est-à-dire des composants structuraux de Cent ans de solitude, apparaissent dès Los Sangurimas (1934) de l’Équatorien José de la Cuadra. Dans ce cas précis, parler de « source », voire d’influence, est vain et méthodologiquement inutile : il est plus intéressant d’observer que Cent ans de solitude s’enracine dans un champ culturel et littéraire hispano-américain déjà parcouru par des fictions antérieures. Cesare Segre aurait sans doute parlé ici d’interdiscursivité plutôt que d’intertextualité.
6Une relecture de Bomarzo, roman de l’Argentin Manuel Mujica Lainez, bien éloigné idéologiquement de García Márquez, me confirme dans mon rejet du « réalisme magique » comme concept opérateur en histoire littéraire, bien que la critique en ait usé usque ad nauseam pour caractériser l’art du Colombien et au-delà de la culture ibéro-américaine. Or les mémoires posthumes (bien entendu fictives) du narrateur de Bomarzo, roman quasi contemporain de Cent ans de solitude puisque publié en 1962, révèlent que le « réalisme magique » n’a nul besoin des topiques tropicaux ou du substrat culturel des civilisations indigènes pour circonscrire une vision littéraire : la Renaissance italienne (chronotope de Bomarzo) est aussi « exotique » que la culture de la côte atlantique colombienne. Ici aussi un manuscrit mystérieux nous vient de l’au-delà, ici aussi l’auteur joue de la temporalité en faisant se croiser les chronologies pédestres et mythiques, ici aussi la violence est démesurée et les morts qui partagent la vie des vivants sont d’un poids insupportable. Ici non plus nous n’avons pas de preuve que García Márquez aurait lu Bomarzo dans la phase finale de la rédaction de son chef-d’œuvre et l’hypothèse est d’ailleurs inutile. Il s’agit plus d’une de ces rencontres interdiscursives dont rend compte une histoire littéraire débarrassée des dogmes positivistes et conçue plutôt comme une grammaire diachronique des signes littéraires.
7Et puisque nous parlons de diachronie, peut-être conviendrait-il de réfléchir sur la descendance réelle de Cent ans de solitude dans la fiction occidentale du dernier tiers du xxe siècle et des trois premiers lustres de celui-ci, ou, plus modestement, sur les traces que le roman a laissées dans l’œuvre postérieure de Gabriel García Márquez. L’examen quelque peu attentif de ce problème doit tenir compte de l’évolution narrative antérieure à 1967 pour établir des comparaisons valides. En résumant à gros traits les données déjà correctement rappelées par Mario Vargas Llosa dans son Historia de un deicidio (1971), nous pourrions dire que tout ce que García Márquez a écrit avant 1967 est une très longue préparation à Cent ans de solitude. L’ambitieux projet initial d’écrire un roman-fleuve qui aurait eu pour titre La casa est devenu l’arborescence textuelle déployée dans La hojarasca et Los funeralesde la Mamá Grande, dans El coronel no tiene quien le escriba et La mala hora. Ces travaux préparatoires dispersés se concentrent et se retrouvent dans l’écriture de Cent ans de solitude. Cette expérience ne pouvait se répéter et fut, dans une certaine limite, traumatique pour le romancier conscient que le succès de 1967 aurait pu lui assécher l’inspiration. De là sa volonté de liquider le monde de Macondo et de réorganiser son œuvre selon d’autres modèles génériques et stylistiques : la rupture est déjà radicale dès l’écriture expérimentale de L’automne du patriarche (1975) qui, avec les nouvelles antérieures de L’incroyable et triste histoire d’Eréndira la candide et de son impitoyable grand-mère (1972), marque le surgissement d’une nouvelle arborescence ou, mieux, de semailles de fictions diversifiées, autonomes, qui s’étalent du « roman rose » L’amour aux temps du choléra (1985) aux amours séniles de Mémoire de mes tristes putains (2004), en passant par le roman historique traditionnel de Le général dans son labyrinthe (1989) et la reconstruction légendaire de De l’amour et autres démons (1994). Le processus de concentration d’œuvres antérieures ne s’est donc pas répété.
8La rupture avec le monde de Macondo ne signifie pas l’assèchement des cours d’eaux qui parcourent la géographie romanesque de García Márquez qui, apparemment, sélectionne les unes après les autres les possibilités thématiques prolifiques de Cent ans de solitude. C’est ainsi que deux de ses « démons » préférés, le Pouvoir et l’Amour, continuent à l’assaillir. Les deux thématiques présentes dans le roman de 1967 – et parfois dès les premières fictions – se focalisent après en modalités obsessives. Le Pouvoir est absolu et solitaire depuis les temps de la Mamá Grande : le colonel Aureliano Buendía encore enraciné dans l’histoire colombienne, devient l’automnal patriarche allégorique, condensé hypertrophié de tous les dictateurs ibéro-américains, et réapparaît sous les traits historiques de Simón Bolivar dans son labyrinthe d’échecs. Les amours, toujours difficiles voire impossibles de Cent ans de solitude, continuent à proliférer. « Amores difíciles » sera le titre général d’une série télévisée basée sur des scénarios de García Márquez rédigés à partir de 1988. Cependant une modalité particulière s’en détache, celle des amours séniles. Les uns n’arrivent à se manifester pleinement que dans la vieillesse et la décrépitude. Après de longues années d’attente : Bayardo San Román retrouve Ángela Vicario qu’il avait d’abord répudiée (Chronique d’une mort annoncée, 1981) ; les vieux amants de L’amour aux temps du choléra naviguent éternellement après « cinquante-trois ans, sept mois et onze jours » de rencontres frustrées. D’autres, comme Bolívar, n’ont pas la chance de mourir dans les bras de Manuela Sáenz. D’autres encore épanchent leurs rancœurs de toute une vie de désamour comme le personnage de la pièce Diatribe d’amour contre un homme assis (1988). Sans parler de Mémoire de mes tristes putains, roman d’un amour adolescent au seuil de la mort d’un vieillard, cousin de ceux de la chaste Suzanne.
9Une autre obsession poursuit Gabo, celle de crypter en code fictionnel plus ou moins transparent l’histoire de sa famille et de métamorphoser une partie de son œuvre en « conjectures sur la mémoire de sa tribu », pour parodier le titre d’un livre de José Donoso. Chronique d’une mort annoncée dévoile sous un léger déguisement une anecdote familiale ; L’amour aux temps du choléra, rappelle les fiançailles compliquées du télégraphiste d’Aracataca, Gabriel Eligio García Martínez, père du romancier, et de Luisa Santiaga Márquez Iguarán, sa mère.
10Au-delà ou en-deçà de ces noyaux permanents des fictions de l’écrivain, abondent des éléments constitutifs qui passent de Cent ans de solitude aux narrations postérieures. Narrèmes, images récurrentes, noms de personnages, fragments d’énoncés, microstructures développées ou non, vont et viennent à partir d’Eréndira, en conférant à ses textes un sceau caractéristique, inimitable quoique tant de fois imité. Qui a lu Cent ans de solitude reconnaîtra sans hésiter l’auteur de De l’amour et autres démons même si on lui en cache le nom. J’ai signalé ailleurs des récurrences de ce genre dans L’automne du patriarche et dans L’amour aux temps du choléra. Voyons-en quelques autres au fil de mes relectures du roman-culte.
11« L’amour est une épidémie », tonne José Arcadio Buendía en apprenant les intentions matrimoniales d’Aureliano, son fils, à l’égard de Remedios, fille de son ennemi Apolinar Moscote (CAS, p. 163)1. La resémantisation de la métaphore fonde l’intrigue de L’amour aux temps du choléra et revient disséminée jusque dans le titre même du roman des vieux amants qui apparaît être une amplificatio de l’invective de José Arcadio et d’une réplique d’Amaranta à son éternel amoureux dépité, Gerineldo Márquez : « Oublions-nous pour toujours, […] nous sommes trop vieux pour ces choses-là. » (p. 270)
12L’« attitude de vieil ange » du père Nicanor Reyna (p. 177) annonce l’arrivée d’« Un très vieux monsieur avec des ailes énormes », nouvelle d’Eréndira composé en 1968 : l’auteur avait encore très frais à la mémoire le trait plus poétique que descriptif qu’il avait textualisé dans le roman de l’année antérieure.
13L’injustice qui fait tressaillir Aureliano Buendía et lui fait prendre les armes pour la première de ses innombrables guerres civiles, est la mort à coups de crosse d’une femme « mordue par un chien atteint de rage » (p. 199). La passion (au sens christique du terme) de Sierva María, protagoniste de De l’amour et autres démons, a la même raison : « Un chien couleur de cendres », soupçonné d’être enragé, la mord. Ses malheurs commencent alors.
14Amaranta n’ouvre même pas les billets amoureux de Pietro Crespi (p. 210) comme Bayardo San Román les lettres désespérées d’Ángela Vicario.
15Aureliano José, l’apprenti de pape, entreprend le voyage à Rome pour solliciter l’autorisation pontificale de se marier avec sa tante Amaranta (p. 255). L’affrontement inutile d’un personnage avec la bureaucratie vaticane est le thème d’un article de presse de 1981 (El País, 23.ix.1981), amplifié dans un scénario de film, Miracle à Rome et dans la dernière réécriture d’une nouvelle intégrée dans Doce cuentos peregrinos (1992). Dans celle-ci, « La santa », le cadavre d’une fillette jouit du même privilège théorique de « se conserver intact dans sa tombe ».
16Le pouvoir hyperbolique du colonel Aureliano Buendía se manifeste dans le fait que ses ordres « étaient accomplis avant d’être impartis, et même avant qu’il ne les conçoive. » Faut-il dire que le Patriarche de L’automne commande de la même manière à ses sujets. Le roman de 1975 ajoute une dimension à l’idéologie du Pouvoir que García Márquez construit fiction après fiction : le pouvoir absolu, parce qu’il est absolu, finit par se perdre absolument ; les ordres anticipés du dictateur ne correspondent en rien à ses intentions et son pouvoir ne contrôle que le néant.
17L’odeur d’« écume de choux-fleurs bouillis » qui poursuit Gabriel, personnage de Cent ans de solitude, jusque dans sa chambre de l’hôtel lugubre de la rue Dauphine à Paris (p. 546) est un souvenir du séjour parisien (1956) et de sa mansarde de l’Hôtel de Flandre de la rue Cujas (aujourd’hui Hôtel des 3 Collèges). La même odeur, et dans les mêmes termes, imprègne l’escalier de l’Hôtel Nicole où vient échouer le malheureux et distrait Billy Sánchez de « La trace de ton sang dans la neige », un des Doce cuentos peregrinos (p. 234).
18Nous pourrions continuer ce petit jeu des thèmes et des images récurrents, des textes identiques, parallèles ou croisés, jeu divertissant et profitable si on en organise les règles. Ainsi il reste beaucoup de travail à faire – s’il n’est déjà fait – en élaborant un répertoire des axes thématiques et formels qui sortent de Cent ans de solitude, en discriminant ensuite ceux qui restent et ceux qui disparaissent, et s’ils restent, quand, comment et pour quoi. Et s’ils disparaissent, simplement pour quoi.
19Mais il m’importe plus maintenant d’observer que les itérations et variantes de répétitions des narrations de García Márquez mettent constamment en marche la mémoire du lecteur déjà accoutumée à l’exercice dès sa première approche du texte de 1967. De fait, comme on l’a observé tant de fois au point que c’en est une lapalissade, le noyau dur de Cent ans de solitude, au-delà des personnages et de l’espace, au-delà de la conjonction de la réalité et du fantastique, au-delà de tout autre effet de narrativité, réside dans son traitement particulier du temps. Une fiction qui fait tourner toutes ses composantes autour du Temps, implique une mémorisation de la textualité qui passe du souvenir normal de ce qui a été lu, celle qui rend possible la lecture de tout texte en tant qu’elle se déroule dans le temps. Le Temps étant ce qu’il est dans Cent ans de solitude, c’est-à-dire sa substance même, le souvenir doit être l’actant principal de sa structure et le moteur de sa réception. De là que ceux qui comme le romancier français Hubert Haddad, auteur d’un excellent essai sur García Márquez, affirment que Cent ans de solitude se rapproche du genre des « mémoires », ne me paraissent pas se tromper en ce sens que le jeu de mots dévoile le défi de l’écriture de notre roman : en codifiant les mémoires de sa famille, l’écrivain les a conçues comme une procession de souvenirs qui ont besoin de la coopération active de la mémoire du lecteur qui les organisera. Au fond le texte de Cent ans de solitude fonctionne sur la base des mêmes mécanismes qui servirent à Marcel Proust pour élaborer À la recherche du temps perdu, peu importe ici l’écart incommensurable qui séparent les mondes et visions du monde du Français et du Colombien. García Márquez mentionne d’ailleurs le créateur des Guermantes et autres Swann comme une source inépuisable du roman moderne dans un article publié dans El Heraldo de Barranquilla (24 avril 1950). Il n’est pas interdit d’y voir une reconnaissance de Proust comme modèle de l’inventeur des Buendía.
20Emblématique à cet égard, comme de tant d’autres, est la première phrase du roman : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » (p. 7 de la traduction).
21Le premier syntagme verbal du texte, « nœud de la phrase », suivant la grammaire structurale d’Emilio Alarcos Llorach, porteur de l’action suivant les grammaires plus traditionnelles, renvoie à la remémoration de ce qui n’est pas encore arrivé dans la diégèse. Il met en mouvement une « machine de la mémoire » (p. 99) qui ne s’arrêtera qu’aux phrases finales et fatales qui marquent que s’est accomplie l’invasion de l’oubli inscrit dans le projet des fondateurs de Macondo, qui étaient sortis de Riohacha en prenant soin de « ne laisser aucune trace derrière eux et de ne rencontrer aucune connaissance » (p. 107). Si les « lignées condamnées à cent ans de solitude » n’ont pas « sur terre de seconde chance » (p. 391 de la traduction), c’est, avant tout, parce que plus personne n’existe pour les reconnaître. Surgi d’une volonté d’oubli, le territoire d’une nouvelle mémoire que devait être Macondo était destiné à retourner à l’oubli. L’ouragan biblique qui ravage le village et le texte qui raconte son histoire devait déboucher sur la page blanche symbolique qui termine tout livre et celui-ci plus que tout autre.
22Entre le « devait se rappeler » initial jusqu’à la condamnation finale, on navigue entre souvenir et oubli. Deux des noyaux narratifs des deux parties qui composent le roman, textualisent cette dialectique souveraine : « la peste de l’oubli », même guérie, continuera à contaminer insidieuse les macondins amnésiques : ils en oublient même le massacre qui met fin à la grève de la compagnie bananière et meurent phagocytés par « la voracité de l’oubli » (p. 474).
23Entre souvenir et oubli, les Buendía se promènent et s’engrainent les mots qui racontent leur histoire. Leurs aventures sont celles du texte qui les contient et au-delà celles de la pratique sociale de la littérature qui les constituent en fiction. Pratique paradoxale qui veut sauver le périssable au moyen d’un instrument que l’on sait périssable. L’écriture, a dit l’Archiprêtre de Hita vers 1343, conformément à une longue tradition, a été inventée « parce que la mémoire de l’homme est fragile » (Libro de buen amor, prologue en prose). Mais toute littérature peut être oubliée et détruite comme les vers amoureux du colonel Aureliano Buendía d’abord « oubliés au fond d’un coffre » (p. 272) et ensuite brûlés (p. 282). Quant aux manuscrits de Melquíades, métaphore par excellence du salut par l’écriture, le vent final les emporte eux aussi… jusqu’à ce que quelqu’un, un deus ex maquina, relance la machine de la mémoire qui, comme les atours vieillis de la reine Fernanda (p. 497) et la roue détériorée du temps qui grince sur son axe, retournera à la poussière du néant. Réécrire les manuscrits de Melquíades s’est défier l’aporie de la littérature dans l’espoir que quelqu’un découvre un jour que « bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » La circularité de Cent ans de solitude ne réside pas dans la structure constitutive de sa diégèse, comme l’affirme en général la critique, mais dans le processus de communication littéraire oublié et renoué jusqu'à ce que disparaissent la race des lecteurs, le dernier exemplaire de l’œuvre et le souvenir même de son existence.
24Ces manuscrits de Melquíades appartiennent au genre prophétique par nécessité narrative. En tant que mémoires du futur, ils sont bien plus qu’un simple fil narratif : ils sont la colonne vertébrale d’un récit qui organise ses éléments en invertissant l’ordre forcément rétroactif de la mémoire et de la narration classique. Mais en tant que discours, la prophétie s’inscrit en suivant l’ordre linéaire de tout discours mais en permettant tous les jeux possibles et imaginaires avec la temporalité, l’usage réitéré de la prolepse et la rencontre de fractions cristallisées du temps dont le destin chronologique était de ne pas se rencontrer. L’ultime narrateur dispose d’une faculté supérieure encore : ce prophète inclut dans les prophéties de Melquíades l’invocation d’un impossible avenir par erreur d’ajustement de l’instrument de mesure. Aureliano José, dit-il, « était destiné à connaître avec [Carmelita Montiel] le bonheur que lui avait nié Amaranta, à avoir sept enfants et à mourir de vieillesse dans ses bras, mais la balle de fusil qui lui entra dans le dos et lui éclata la poitrine, était dirigée par une mauvaise interprétation des cartes à jouer. » (p. 260). Le bon prophète ne doit jamais oublier que les mauvaises lectures de ses anticipations sont aussi en jeu. Poussant celui-ci un plus loin, il s’offre le luxe d’annoncer un événement précis qui jamais n’arrivera, parce que s’il s’était passé, il aurait rendu impossible le déchiffrement des « encycliques chantées » (les manuscrits de Melquíades), et en conséquence, au lieu d’accoucher le roman, il l’aurait avorté. Obéissant au fantôme de Melquíades, le dernier Aureliano apprit que dans la librairie d’un sage catalan « il y avait un Sanskrit Primer qui serait dévoré par les mites six ans après si lui ne se dépêchait pas de l’acheter. » (p. 489).
25Se prévalant de l’inversion générique de la prophétie, le narrateur n’a aucun scrupule à subsumer les multiples inversions et réversions narratives qui enchantent le lecteur : dans ce monde qui fonctionne comme une mémoire à l’envers, rien de plus normal qu’un piano mécanique démonté et remonté joue des notes d’un morceau à l’envers, que les mêmes mots soient répétés en invertissant l’ordre des interlocuteurs, que les conséquences d’un événement soient énoncées avant l’événement lui-même ou ses causes.
26Les silences et les oublis de la narration ne sont pas plus surprenants : le prophète maître de tout l’avenir peut bien lui aussi avoir mauvaise mémoire, coder son texte pour que seuls les lecteurs qui en possèdent les clefs sachent le déchiffrer. Aux autres les attend le destin d’Arcadio, qui « des années après, face au peloton d’exécution, […] devait se souvenir du tremblement avec lequel Melquíades lui fit écouter plusieurs pages de son écriture impénétrable, qu’évidemment il ne comprit pas, mais qui, lues à voix haute, ressemblaient à des encycliques chantées. » (p. 166). Le souvenir d’une prophétie opaque prélude à la mort, territoire de l’oubli. Le prophète n’a pas non plus l’obligation de tout dire : il peut laisser remplir les vides à l’imagination du lecteur. Les noms des parents de Rebecca sont parfaitement lisibles dans la lettre que porte la petite fille, mais personne ne s’en souvient ; le texte les passe sous silence en introduisant dans la généalogie des Buendía un blanc mystérieux. Que fit Úrsula quant, à la recherche de son fils José Arcadio, elle revient à Macondo « exaltée, rajeunie, portant de nouveaux vêtements d’un style inconnu dans le hameau » (p. 122) ? Au fond ne vaut-il pas mieux oublier que mourir « tourmenté par les souvenirs » comme Mauricio Babilonia ?
27En fait dans Cent ans de solitude, les souvenirs pèsent autant que les morts, plus encore s’il s’agit de souvenirs de la solitude des morts dans la mort. Mais effacer les souvenirs insupportables est aussi dangereux que de les supporter. L’oubli tue au sens littéral du terme : « Amaranta ne put supporter les souvenirs que [Gerineldo Márquez] lui suscitait jusqu’à ce qu’ […] il disparut finalement annulé par la paralysie. » (p. 313). Pire peut-être est la solitude qui, en choisissant les souvenirs, en les concentrant en un seul, transforme « Amaranta, implacable et vieillie » en une « rancœur vivante » qui ne pardonne rien à Rebecca et « pourrit dans une soupe de larves » (p. 334). Si avec certains analystes structuralistes, nous admettons que les personnages de Cent ans de solitude forment des paires antagonistes, il n’y a aucun doute qu’Amaranta s’oppose à son frère, le colonel. Tandis que la première, « pataugeant dans le marécage de ses souvenirs […] était arrivée à la vieillesse avec toutes ses nostalgies à vif » (p. 396), celui-ci était parvenu à les stériliser (p. 397). Après avoir abandonné la lutte pour la justice et, ensuite, la guerre pour la guerre, Aureliano entreprend un autre combat, plus féroce encore, contre ses souvenirs. La fameuse fabrication des petits poissons d’or, montés en bijoux, fondus et remontés, n’est rien d’autre que la figure du dépouillement de tout souvenir jusqu’à en oublier un rêve récurrent « qui avait la vertu de n’être remémoré qu’au sein du rêve lui-même. » (p. 385). Cependant, quelques minutes avant de mourir, « pour la première fois depuis sa jeunesse, il foula consciemment un piège de la nostalgie et revécut le prodigieux après-midi des gitans durant lequel son père l’emmena connaître la glace. » (p. 386). Ultime piège avant l’oubli total qui précède la mort : « Alors il se dirigea vers le châtaignier en pensant au cirque, et tandis qu’il urinait, il tenta de penser au cirque, mais il ne trouva plus le souvenir. » (p. 387). Aureliano Buendía venait de trouver le but de sa vie : mourir sans souvenir et sans laisser de souvenir si ce n’est qu’un gitan avait anticipé sa mort sans souvenir de laquelle se souviendrait le père du gitan, né à Aracataca, Colombie.
28L’oubli serait-il le prix paradoxal qu’il faut payer pour conquérir la lucidité, c’est-à-dire la plénitude de la mémoire ? Ainsi paraît l’avoir compris Aureliano Babilonia, le seul du lignage à réussir à lire l’histoire complète de celui-ci, c’est-à-dire d’en reconstruire les mémoires : « Aureliano n’avait jamais été aussi lucide dans toute sa vie que lorsqu’il oublia ses morts et la douleur de ses morts […] parce qu’alors il sut que dans les parchemins de Melquíades était écrit son propre destin. » (p. 556). L’oubli, châtiment suprême, devient libération radicale de l’être : débarrassée du poids des morts, la mémoire peut récupérer ses droits.
29Celui qui voudrait explorer en profondeur l’extension du territoire de la mémoire dans Cent ans de solitude, devra le diviser en catégories définies à partir de critères socio-psychologiques ou autres. Mais, en tous cas, il devra recomposer le territoire dans son ensemble et le faire communiquer avec son voisin et corollaire, celui de l’oubli. Sans aucun doute, il devra réserver une attention préférentielle au domaine de la « mémoire héréditaire », celle qui se transmet de génération en génération, et comme telle, se connecte avec les principaux procédés de construction du texte : répétitions, analepses et prolepses, hyperbates narratives, subordonnées à leur tour aux tours et détours de la voix narrative, qui agirait comme l’hyper-mémoire, la mémoire globale de l’hypertexte.
30Cette mémoire héréditaire, tous les Buendía, même ceux nés hors de l’orbite familiale, la portent en eux en débarquant dans ce monde. C’est ainsi que les dix-sept enfants du colonel arrivèrent tous simultanément, venus des quatre coins du monde, poussé par la « force du sang », « sans se mettre d’accord, sans se connaître entre eux. » (p. 331). C’est ainsi que l’un d’entre eux, enfant, avait déjà pénétré dans la maison « avec beaucoup de familiarité, comme s’il y avait été éduqué » et exigea qu’on lui donne la danseuse mécanique « que Pietro Crespi avait emmené un jour […] et de laquelle personne ne se souvenait. » (p. 257). L’anecdote révèle la force de la mémoire héréditaire supérieure à la réunion des mémoires individuelles abimées par le temps. Étouffée par les contingences, la conscience tend à refouler les souvenirs embarrassants « dans le grenier de la mémoire », selon l’heureuse expression appliquée à Rebecca (p. 215). C’est là que travaille l’oubli à la transformation des souvenirs en latences emmagasinées, lesquelles, les unes réactivées et d’autres non, finiront par tomber dans le néant. Se profile dès lors une tension entre l’héritage assumé par l’inconscient familial et l’acquis individuel qui s’achève avec la conscience de chacun.
31Les apparitions du fantôme de Melquíades appartiennent au code génétique des Buendía mais pas de tous. Seuls certains d’entre eux, sélectionnés par voie masculine, seront les réceptacles de cette partie de la mémoire familiale capable de déchiffrer les parchemins : « Aureliano Segundo reconnut Melquíades immédiatement, parce que ce souvenir héréditaire s’était transmis de génération en génération et était arrivé à lui depuis la mémoire de son grand-père » (p. 296), c’est-à-dire José Arcadio, fils du fondateur. Il apparaît aussi à son frère jumeau, José Arcadio Segundo, qui est en fait un Aureliano, lequel transmettra la « vision atavique » (p. 479) à Aureliano Babilonia : « Un après-midi ardent […], il vit contre la réverbération de la fenêtre le vieillard lugubre coiffé d’un chapeau aux bords d’ailes de corbeau, comme la matérialisation d’un souvenir qui était dans sa mémoire bien avant sa naissance. » (p. 488). Cet énoncé répète celui du souvenir de José Arcadio Segundo, qui avait vu « un vieillard au gilet anachronique, coiffé d’un chapeau aux bords d’aile de corbeau, qui racontait des merveilles face à une fenêtre aveuglante. » José Arcadio Segundo « n’arrivait pas à le situer dans une époque quelconque. C’était un souvenir incertain, entièrement dépourvu d’enseignements ou de nostalgie […] » (p. 382). Souvenir dépourvu de traumatisme donc, que le système mémoriel du roman oppose une fois encore à un souvenir enraciné dans l’expérience personnelle, celui de l’exécution à laquelle le conduisit Gerineldo Márquez : « Il se souviendrait le reste de sa vie […] du triste sourire et des yeux perplexes du fusillé » (p. 296). Souvenir létal celui-ci, « qui en réalité avait défini le fil de sa vie et revenait à sa mémoire de façon toujours plus nette à mesure qu’il vieillissait, comme si le cours du temps l’en rapprochait de plus en plus. » (p. 382). Il vaudrait la peine d’examiner de plus près l’inscription idéologique de l’antithèse entre les deux sortes de mémoires en ce sens que l’héréditaire paraît être, que l’on me pardonne la redondance, un héritage de l’idéalisme de forme et de contenu qui imprègne les premiers récits de García Márquez. Or, la « mémoire héréditaire » est celle qui maintient la cohésion familiale et assure la continuité du discours narratif en transmettant, par exemple le souvenir de Melquíades, qui, à son tour, rend possible la découverte des clefs de déchiffrements du texte, qui, remémoré, réécrit (c’est-à-dire manipulé) et transmis par le dernier narrateur, est celui-là même que nous lisons. La décodification des manuscrits de Melquíades par Aureliano Buendía, dépositaire final de la mémoire familiale accumulée jusqu’à lui, est le triomphe du champ mémoriel hérité. Le dernier Buendía conscient de l’être n’est déjà plus lui : il est la famille entière. Il se dissout comme individu pour se confondre avec son lignage. Confronté à cet axe du récit, les souvenirs individuels, produits de l’action, de la praxis, de l’insertion de chacun dans le monde, sont ceux qui tourmentent, déchirent et tuent. Le territoire de la mémoire est, en fait, une partie du champ de bataille où s’affrontent le Mythe et l’Histoire ; l’idéalisme mythique persiste de génération en génération jusqu’à l’accomplissement du programme qui lui avait été assigné depuis les origines : la connaissance totale par la transmission de traditions hermétiques. Mais ce triomphe dure à peine l’instant de la lecture du dernier mot du document secret. Le vent mortel de l’Histoire le balaie lui, le lignage et la mémoire de cent ans de solitude. Le triomphe de la conscience historique, de la mémoire des expériences vitales et, éventuellement, des cent ans de solidarité souhaités par García Márquez dans des textes extra-fictionnels, n’est pas le thème de notre roman. Il commence exactement après son point final.
32Par ailleurs, la figure du narrataire, Aureliano Babilonia, l’accumulateur de mémoire, ne peut que renvoyer à l’instance du lecteur implicite et, au-delà, à chacun d’entre nous, lecteurs de chair et d’os. En lisant Cent ans de solitude, nous répétons l’acte de déchiffrement de l’avant-dernier représentant du lignage et nous emmagasinons dans notre mémoire la même quantité d’information sur l’histoire de Macondo et des Buendía et son tissu de remémorations. Un événement en rappelle toujours un autre pour l’un ou l’autre personnage. Ainsi le déluge provoqué par la fermeture de la compagnie bananière : « Comme il en était advenu durant l’épidémie de l’insomnie, dont Úrsula se mit à se souvenir ces jours-là, la calamité inspirait des défenses contre l’ennui. » (p. 439). La mémoire d’Úrsula mobilise donc celle du lecteur qui dans son grenier mémoriel a gardé le souvenir de toutes les épidémies qui ont assailli Macondo, préludes de l’Apocalypse finale. La participation active du lecteur dans la reconstruction de ce monde de papier et de mots réside avant tout dans cette gymnastique mémorielle qui met en relation les microstructures narratives les unes avec les autres. Plus que pour tout autre texte, le lecteur de Cent ans de solitude devra pratiquer l’art mnémotechnique pour créer les passerelles nécessaires entre des parties du récit parfois très distantes les unes des autres ou pour ne pas confondre des données très semblables bien que très différentes : l’oubli le guette entre tant d’Aurelianos et de José Arcadios. Sa mémoire lui permettra aussi de remplir, peut-être, l’un ou l’autre creux narratif. Ainsi en lisant que lors de l’enterrement d’Úrsula, « il fit une telle chaleur que les oiseaux désorientés s’écrasaient comme de la chevrotine contre les murs et crevaient les toiles métalliques des fenêtres pour s’en venir mourir dans les chambres à coucher » (p. 472), il se souviendra du récit de la dernière sortie de Rebecca « à l’époque où le Juif Errant était passé par le village et avait provoqué une chaleur si intense que les oiseaux crevaient les toiles métalliques des fenêtres pour mourir dans les chambres à coucher. » (p. 237) Il n’est pas absurde de penser que Rebecca, toujours vivante, serait sortie malgré tout de son enfermement volontaire pour assister à l’enterrement de sa mère adoptive, quoique le texte n’en dise rien. Nous aurions à faire à une donnée narrative cachée, à un oubli du prophète qui laisse à son interprète des marges de liberté herméneutique.
33Cent ans de solitude requiert donc un lecteur attentif, capable d’enregistrer dans sa mémoire n’importe quelle phrase, même banale, qui, répétée, cessera de l’être pour sceller le destin d’un personnage. Il devra se souvenir, par exemple, que dans son époque de gloire, Aureliano Segundo faisait fuir les animaux qui encombraient la cour de sa maison en criant : « Éloignez-vous les vaches, car la vie est courte ! » (p. 305). Dans son époque de misère, il annoncera ainsi des billets de loterie : « Ne laisse pas passer ta chance, car la vie est plus courte que tu ne le crois ! » (p. 482). En réalité, il annonçait sa propre mort : « Les vieux camarades de fête d’Aureliano Segundo déposèrent sur son cercueil une couronne ornée d’un ruban violet sur lequel était écrit : Éloignez-vous les vaches, car la vie est courte ! » (p. 485).
34Une fois encore Cent ans de solitude inscrit dans sa textualité la métaphore des processus d’écriture et de réception de l’écriture : ces « mémoires », construites sur la base de mémoires héréditaires, collectives, individuelles, corporelles et sentimentales, nécessitent la mémoire textuelle de celui qui les parcourt pour acquérir une forme définitive.
35Mais le personnage du roman qui résume le mieux cette dialectique de la mémoire et de l’oubli, de la vanité de celle-là et de la nécessité de celui-ci est le sage catalan, mentor du dernier Aureliano, figure fictionnalisée de Ramón Vinyes, conseiller du lecteur vorace que fut García Márquez, c’est-à-dire un des constructeurs de sa mémoire. De retour à son village catalan, il regrettait la chaleur de la Caraïbe comme à Macondo il avait regretté les hivers de sa terre :
Étourdi par ces deux nostalgies confrontées comme deux miroirs, il perdit son merveilleux sens de l’irréalité, jusqu’à leur recommander à tous de s’en aller de Macondo, d’oublier tout ce qu’il leur avait enseigné sur le monde et le cœur humain, qu’ils se torchent avec Horace et partout où ils se trouveraient ils se souviennent toujours que le passé est un mensonge, que la mémoire n’a pas de chemin de retour, que tout ancien printemps est irrécupérable, et que l’amour le plus fou et le plus tenace est de toutes manières une vérité éphémère.(p. 541)
36Et si la lucidité désenchantée du sage catalan n’était rien d’autre qu’un mirage de deux mémoires confrontées ? Et si la mémoire blanche qu’il exalte n’était autre chose que le vide mental atteint par le colonel Aureliano Buendía, la condition préalable à toute reconstruction mémorielle qui pourrait commencer par ces mots : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler, etc., etc. »2 ?
Bibliography
García Márquez G., Cien años de soledad, edición de Jacques Joset, Madrid, Cátedra, col. “Letras hispánicas, 215”, 1997 (8e éd.).
García Márquez G., Cent ans de solitude, traduit par Claude et Carmen Durand, Paris, Seuil, 1968.
Notes
1 Les références à Cent ans de solitude renvoient à notre édition mentionnée dans la bibliographie. Toutes les traductions françaises sont nôtres sauf exceptions signalées dans le texte.
2 Cet article est la version revue de l’exposé présenté en séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 2 mars 2015.
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About: Jacques Joset
Jacques Joset est hispaniste, membre associé de l'Académie royale de Belgique et professeur émérite de l'Université de Liège où il a présidé de le Centre de recherches et d'études sur l'Amérique hispanique. Ses domaines de recherches sont la littérature espagnole médiévale et des Siècles d'Or et la littérature hispano-américaine contemporaine.