- Accueil
- 2022 / 1 : Varia
- Russie : mémoire mutilée, histoire falsifiée. Hommage à Memorial
Visualisation(s): 397 (1 ULiège)
Téléchargement(s): 8 (0 ULiège)
Russie : mémoire mutilée, histoire falsifiée. Hommage à Memorial
Document(s) associé(s)
Version PDF originaleRésumé
La dissolution de l'ONG Mémorial, la plus ancienne et la plus respectée ONG russe, le 28 décembre 2021, apparaît aujourd'hui, avec le recul du temps, comme le prélude à la guerre d'agression engagée, deux mois plus tard, par Vladimir Poutine contre l'Ukraine. Pour pouvoir annoncer sans ambages que « l'opération militaire spéciale » avait pour but de « dénazifier » l'Ukraine, il fallait faire taire l'ONG qui, depuis trente ans, avait œuvré pour une approche scientifique de l'histoire de la Russie au XXe siècle, prôné l'élaboration d'une mémoire nationale permettant de regarder en face les pages les plus sombres du passé face au silence des autorités sur les crimes de masse du régime soviétique, et défendu les droits humains en Russie.
L’article détaille, dans une première partie, l'action de l'ONG Mémorial depuis sa fondation, en 1989. Dans une seconde partie, il analyse la grande entreprise de réécriture-falsification de l'histoire engagée par le régime poutinien depuis les années 2000 et accélérée depuis une dizaine d'années, dans le but d'imposer un récit historique officiel fédérateur centré sur une vision glorificatrice et xénophobe de l'histoire nationale. Cette politique, de plus en plus agressive, a non seulement écarté les points de vue alternatifs, mais a gravement mis en danger tous les « producteurs d'histoire » – historiens, journalistes, publicistes, acteurs de la société civile travaillant sur l'histoire et la mémoire qui n'adhèrent pas au récit officiel. L'ampleur de cet assaut a atteint, au cours des dernières années, le seuil de « crimes contre l'Histoire ».
Abstract
The dissolution of the NGO Memorial, the oldest and most respected Russian NGO, on December 28, 2021, appears today, with the passing of time, as the prelude to the war of aggression initiated, two months later, by Vladimir Putin against Ukraine. To be able to announce bluntly that the “special military operation” was intended to “denazify” Ukraine, it was necessary to silence the NGO which, for thirty years, had worked for a scientific approach to the history of Russia. in the 20th century, advocated the elaboration of a national memory allowing us to face the darkest pages of the past in the face of the silence of the authorities on the mass crimes of the Soviet regime, and defended human rights in Russia.
The article details, in the first part, the action of the NGO Memorial since its foundation in 1989. In the second part, it analyzes the great enterprise of rewriting-falsification of history undertaken by the Putin regime since the 2000s and accelerated over the past ten years, with the aim of imposing a unifying official historical narrative centered on a glorifying and xenophobic vision of national history. This increasingly aggressive policy not only sidelined alternative viewpoints, but gravely endangered all “history producers” – historians, journalists, publicists, civil society actors working on history and memory that do not adhere to the official narrative. The magnitude of this assault has reached, in recent years, the threshold of “crimes against history”.
Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces.
Il devrait avoir une tombe.
Les êtres humains se distinguent en cela des papillons.
Les papillons vivent brièvement et n’ont pas de mémoire,
les hommes vivent longtemps et se souviennent.
Ils devraient se souvenir.
La mémoire, c’est une des choses
qui fait qu’un homme est un homme,
qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population.
1L’auteur de ces lignes, Iouri Dmitriev, archéologue et historien, président de la branche carélienne de l’Association Mémorial, a consacré toute sa vie à rechercher les traces et les restes des victimes du système répressif et criminel stalinien en Carélie. Il a mis au jour, en 1997, avec ses amis de Mémorial Irina Flige et Veniamine Ioffe, l’un des plus grands charniers de la Grande Terreur de 1937-1938, au lieu-dit Sandarmokh, où ont été exécutés, dans le plus total secret, près de 9000 innocents condamnés à mort par les tribunaux d’exception du NKVD.
2Iouri Dmitriev a, en outre, établi, au terme de vingt ans d’un travail de bénédictin dans les archives de la Sécurité d’État, la liste nominative de plus de 50 000 personnes victimes des répressions staliniennes en Carélie (fusillés, déportés, condamnés à une peine de travaux forcés).
3Depuis 2016, Iouri Dmitriev est en prison. Après avoir été, en 2018, relaxé (fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes) des accusations infondées et infamantes de « pédophilie » formulées contre lui par le Parquet, il a finalement été, au terme de cinq années de détention préventive et d’une procédure à charge marquée par de très nombreuses irrégularités, condamné en appel le 27 décembre 2021 à quinze ans de réclusion criminelle dans une colonie pénitentiaire à régime sévère. Autant dire, étant donné son âge, son état de santé et les conditions épouvantables de détention dans les prisons russes, à une condamnation à mort.
4C’est à Iouri Dmitriev, un homme remarquable que j’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises, et dont le sort est aujourd’hui largement occulté dans le fracas de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, que je souhaite, si vous me permettez, dédier le petit exposé qui suit.
5Le lendemain de la condamnation de Iouri Dmitriev, le 28 décembre 2021, la Cour Suprême de la Fédération de Russie annonçait la « liquidation » de l’ONG Memorial-International, la plus ancienne et la plus éminente ONG russe, fondée en 1989 au moment de la perestroïka, et dont le premier président avait été le grand physicien et dissident soviétique, prix Nobel de la Paix, Andrei Sakharov.
Durant plus de trente ans, Mémorial a œuvré pour une approche scientifique de l’histoire, prôné l’élaboration d’une mémoire nationale permettant de regarder en face les pages les plus sombres du passé et de comprendre les mécanismes des répressions de masse de l’époque stalinienne face au silence grandissant des autorités sur ces crimes. L’autre volet de son action étant la défense des droits humains. La dissolution de Mémorial, qui avait fermement condamné l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, marquait incontestablement, en cette fin d’année 2021, une étape décisive dans le contrôle de la société civile russe, le musellement de toute voix discordante et le verrouillage définitif du récit national officiel. Ou, pour le dire autrement aujourd’hui, avec un peu de recul, le prélude à la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, deux mois plus tard, le 24 février 2022.
6L’une des singularités les plus remarquables de l’action de Mémorial aura été de conjuguer l’étude du passé soviétique dans sa dimension traumatique d’un « passé qui ne passe pas », la sauvegarde de la mémoire des répressions de masse et la défense des droits humains dans le temps présent. On ne peut bâtir une société démocratique fondée sur le respect des droits humains sans connaître, comprendre et se souvenir du passé, un passé qui ne saurait se limiter à l’exaltation patriotique de quelques « épisodes glorieux » de l’histoire soviétique, au premier rang desquels figure la « Grande Guerre Patriotique de 1941-1945 » largement « revue et corrigée ». Tel a été le credo des Memorialtsy, ces hommes et ces femmes, de tous âges et de tous milieux qui, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, se sont engagés dans ce combat pour l’Histoire et contre l’oubli, et pour une Russie démocratique.
7Dans le cadre de cet exposé, je n’aurai hélas pas le temps de traiter de l’intense activité déployée par la branche Comité des Droits humains Mémorial de l’ONG et me concentrerai sur l’activité de la branche Mémorial-International , centrée sur l’histoire et la mémoire.
8Depuis trente ans, Memorial-International et sa soixantaine d’antennes régionales se sont affirmées comme le principal pôle d’étude, de recherche et de documentation de l’histoire et de la mémoire des répressions de masse (principalement – mais pas exclusivement – de l’époque stalinienne). Sur toutes les questions relatives à la violence étatique, politique et sociale en URSS, l’ONG a, en outre, joué un rôle majeur comme lieu privilégié d’échanges, de rencontres et d’information pour tous les historiens de l’Union soviétique.
9Dès le début des années 1990, nos collègues historiens de Mémorial ont activement œuvré à la promulgation de deux lois fondamentales qui ont permis de faire avancer, de manière décisive, nos connaissances sur la face cachée de l’histoire soviétique : la loi du 18 octobre 1991 sur « la réhabilitation des victimes des répressions politiques » et la loi du 23 juin 1992 sur la « déclassification des documents officiels ayant été à l’origine des répressions de masse ».
10La première engage l’État à donner aux victimes un libre accès à leur dossier, les rétablir dans leurs droits, leur assurer des réparations tangibles, ainsi qu’à traduire en justice les responsables de ces crimes. Hélas, seul le premier engagement sera tenu.
11La seconde décrète la déclassification de tous les règlements et décisions étatiques de l’époque soviétique « ayant servi de base aux répressions de masse et à la violation des droits humains ». Malgré la résistance opposée par le FSB (Service Fédéral de Sécurité) à la levée du secret sur ses archives et les nombreuses limitations au champ d’application de cette loi édictées à partir des années 2010, ce texte va ouvrir aux historiens de vastes champs d’étude jusqu’alors fermés.
12Les années 1990-2010 sont marquées en effet par de formidables avancées dans l’historiographie de l’Union soviétique, mais aussi par une remarquable convergence – idée chère à Andrei Sakharov – entre l’historiographie russe et occidentale. Les spécialistes de l’histoire soviétique de tous les pays se retrouvent dans les salles de lecture des grands centres d’archives de Moscou et de Saint-Petersbourg ou dans les locaux de Mémorial. Un grand nombre d’ouvrages d’historiens occidentaux consacrés à l’histoire soviétique sont traduits et publiés par les grandes maisons d’édition académiques russes comme Rosspen (qui lance, à la fin des années 1990, sa collection « Histoire du stalinisme », forte aujourd’hui de plus de 150 titres, dont 25 % d’ouvrages étrangers, parmi lesquels figurent tous les grands « classiques » occidentaux sur la question).
13De nombreux projets de collaboration sont mis en place, notamment des publications internationales de recueils de documents d’archives, comme La tragédie des campagnes soviétiques, fondamental recueil de documents d’archives en cinq épais volumes sur la collectivisation des campagnes et ses conséquences, édité à Moscou entre 1999 et 2007, sous l’égide de l’Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Russie, avec la participation des universités de Boston, Toronto, Melbourne, Birmingham et Séoul, dont les meilleurs spécialistes ont assisté le maitre d’œuvre du projet, Viktor Petrovitch Danilov, le grand historien du monde paysan soviétique des années 1920 et 1930, respecté par toute l’intelligentsia libérale russe pour ses prises de position critiques vis-à-vis de l’historiographie marxiste officielle. On pourrait citer aussi la monumentale Histoire du Goulag stalinien en sept volumes, paru en 2004, fruit également d’une collaboration internationale, et bien d’autres recueils de documents d’archives parmi les centaines publiés au cours de ces années durant lesquelles les historiens, russes et étrangers, ont profondément renouvelé nos connaissances sur des aspects largement méconnus, et longtemps occultés, de l’histoire soviétique comme le fonctionnement et les mécanismes du pouvoir sous Staline; l’immense traumatisme et le désordre social générés par la collectivisation forcée des campagnes ; les grandes famines du début des années 1930, épisode tabou entre tous de l’histoire soviétique ; les déportations de millions d’indésirables vers des « villages de peuplement spécial », annexe jusqu’alors largement inconnue, des camps de travail du Goulag ; la Grande Terreur de 1937-1938 ; la place et le rôle du travail forcé dans le système stalinien.
14Sur toutes ces questions, Mémorial a joué un rôle moteur. Ayant rassemblé, au fil des années, la plus grande bibliothèque, en Russie, sur les répressions de masse (plus de 40 000 volumes et 500 périodiques en une dizaine de langues) ainsi qu’un fonds, unique au monde, d’archives privées (plus de 60 000 dossiers) léguées à Mémorial par les familles des victimes, l’ONG est devenue le principal centre mondial d’étude, de recherche et de documentation sur l’histoire et la mémoire des répressions de masse en URSS.
15En exhumant, dans les archives de la Sécurité d’État, les désormais fameux « ordres opérationnels secrets du NKVD » à l’origine des « opérations répressives de masse » de 1937-1938, les historiens de Mémorial (Arsenii Roginskii, Nikita Okhotin, Nikita Petrov, Alexandre Gurianov et d’autres) ont révolutionné notre connaissance de la Grande Terreur de 1937-1938, cet épisode paroxystique de la violence du stalinisme, longtemps présenté (y compris en Occident) comme une série de « purges politiques », plus violentes que les précédentes, qui auraient frappé en premier lieu les élites communistes. Ils ont démontré que la « Grande Terreur » avait été, avant tout, une vaste et meurtrière opération de « purification sociale » visant à éliminer « préventivement » de la société « socialiste » soviétique en construction tous les « éléments socialement nuisibles » (selon la terminologie en vigueur) – bref, le plus grand massacre d’État perpétré en Europe en temps de paix.
16Les historiens de Mémorial ont aussi été pionniers dans l’étude des camps de travail forcé en Union soviétique. Je me bornerai ici à citer un seul ouvrage, capital, dirigé par Arsenii Roginskii et Nikita Okhotin, L’annuaire des camps de travail forcé en URSS, 1923-1960, paru en 1998. Cet annuaire donnait, pour la première fois, la « fiche signalétique » de plus de 600 ensembles concentrationnaires du Goulag comprenant, pour chacune, des données précises sur le nom et la structure de chaque camp, avec ses innombrables annexes, ses dates de fonctionnement, sa localisation géographique, ses activités économiques, l’évolution du nombre de ses détenus, les notices biographiques des chefs de camp, la localisation des archives du camp. Suivirent, dans les années 2000-2010, d’autres travaux fondamentaux sur l’histoire du Goulag, les déportations de masse, depuis les premières déportations de « koulaks » au début des années 1930, les déportations de civils polonais et baltes en 1939- 1941, jusqu’aux déportations de « peuples punis » dans les années 1940. Pour autant, les historiens de Mémorial ne délaissèrent pas d’autres sujets tabous de l’historiographie soviétique comme les questions de la collaboration de certains Soviétiques avec l’occupant ou le sort des prisonniers de guerre et des civils soviétiques déportés en Allemagne à leur retour au pays, les exactions des forces d’occupation soviétiques en Allemagne au sortir de la guerre, ou la question de la dissidence dans les années 1960-1980.
17Un autre grand axe de travail de Mémorial a été la constitution d’une immense base de données de plus de 3,5 millions de victimes des répressions politiques. Les militants de Mémorial ont ainsi répondu à la célèbre injonction de la grande poétesse russe Anna Akhmatova : « Je voudrais vous nommer toutes par votre nom. Mais ils ont pris la liste. À qui poser les questions ? » (Requiem). Grâce à cette base de données, des centaines de milliers de descendants de victimes ont pu enfin connaitre le sort de leurs proches disparus. Cette base de données est complétée par un fonds d’archives sonores constitué par plusieurs milliers de témoignages recueillis et enregistrés, depuis la fin des années 1980, auprès des derniers survivants des camps du Goulag et des déportés, ainsi que par des collections d’objets, de vêtements, de dessins et de tableaux réalisés par des détenus tout juste libérés de camp ou d’exil, rassemblés dans le Musée du Goulag installé dans les locaux de l’association à Moscou. Pas moins de trente expositions ont été organisées par Mémorial à partir de ces collections uniques.
18Face à l’absence de toute politique étatique visant à sauvegarder les « lieux de mémoire » des répressions de masse, Mémorial a assumé cette fonction patrimoniale et mémorielle essentielle. Des centaines de mémoriaux, le plus souvent modestes, ont été érigés par les militants de l’ONG sur les lieux de détention et de massacres ou les cimetières de détenus et d’exilés (qu’ils avaient, le plus souvent, découverts eux-mêmes au terme de patientes recherches) et des milliers de plaques mémorielles posées sur les « dernières adresses » des disparus. Chaque année, le 29 octobre, veille de la Journée nationale des victimes des répressions politiques, Mémorial organise également, depuis 1991, des lectures publiques – par quiconque souhaite le faire – des listes de noms des victimes des répressions en un lieu symbolique (à Moscou, par exemple, devant la « Pierre des Solovki » érigée par les activistes de Mémorial en 1990 sur la place de la Loubianka, en face du siège du KGB).
19Toutes ces initiatives ont profondément contrarié la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée depuis le début des années 2010 par le régime, dans le but d’imposer un récit historique officiel fédérateur centré sur une vision glorificatrice de l’histoire nationale, dont la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre Patriotique constitue l’épisode central, le plus éclatant.
20Pour Vladimir Poutine, le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé est un enjeu politique essentiel. « La principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique », a déclaré sans ambages le président, le 14 mars 2013, dans son adresse au premier congrès de la Société russe d’histoire militaire, créée l’année précédente pour « inculquer le patriotisme et contrer les initiatives visant à dénaturer et discréditer l’histoire de la Russie ». On ne saurait être plus clair. Aussi n’est-il pas étonnant que le chef de l’État se soit, au fil des années, mué en une sorte « d’historien en chef ». En témoignent ses innombrables discours sur l’histoire, les plus remarqués dernièrement étant le long développement sur l’histoire de l’Ukraine (intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ») qui a servi à « théoriser historiquement » la guerre d’agression contre l’Ukraine déclenchée le 24 février dernier.
21La construction et la diffusion d’un nouveau récit national fédérateur, esquissée au début des années 2000, après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, s’est considérablement renforcée dans les années 2010 et tout particulièrement à partir de 2014, année de l’annexion de la Crimée par la Russie. Les autorités ont progressivement mis en place un cadre juridique régissant la présentation d’une histoire officielle et réprimant les points de vue alternatifs, ainsi que de puissants outils de propagande – en particulier des institutions étatiques et paraétatiques spécialement créées pour promouvoir le récit historique officiel et le diffuser dans l’enseignement primaire, secondaire, voire supérieur comme La Commission présidentielle pour l’Histoire, la Société d’Histoire de la Russie ou la Société russe d’histoire militaire.
22Cette politique, de plus en plus agressive, a non seulement écarté les points de vue alternatifs, mais a mis gravement en danger tous les « producteurs d’histoire » – historiens, publicistes, journalistes, acteurs de la société civile travaillant sur l’histoire et la mémoire qui n’adhèrent pas au discours officiel. L’ampleur de cet assaut a atteint, au cours des dernières années, comme le constate le dernier rapport de la FIDH, publié en juin 2021, le seuil de « crimes contre l’Histoire », concept développé par l’historien belge Antoon de Baets, professeur à l’Université de Groningue. Ce rapport a répertorié les « crimes contre l’Histoire » suivants en Russie : la promulgation de lois répressives supprimant la liberté d’expression sur les questions historiques ; les pratiques de censure ; le refus d’accès aux archives ; les poursuites judiciaires, les campagnes publiques de dénigrement et d’intimidation à l’encontre des ONG et des acteurs indépendants de la société civile ; la destruction de monuments commémoratifs érigés par les acteurs de la société civile ou les ONG pour perpétuer la mémoire des crimes de masse commis durant la période soviétique.
23Toutefois – il faut le souligner – le nouveau récit national construit par le régime poutinien au cours des deux dernières décennies n’a pas été uniquement imposé d’en haut, par des mesures autoritaires incluant des atteintes, de plus en plus graves, aux droits humains. Il a incontestablement répondu aux attentes d’une société désorientée qui avait perdu tous ses repères à la suite de l’effondrement du système soviétique, un système prétendument fondé sur les « lois de l’Histoire ». « Depuis le naufrage de l’URSS, écrivait en 2017 Maria Ferretti, la Russie en quête d’identité n’a jamais cessé d’interroger le miroir brisé du passé pour essayer de reconstituer une image acceptable, voire positive, de son histoire, capable de lui fournir une boussole dans le difficile processus de transformation en cours ».
24Le nouveau récit national promu par le régime poutinien propose un étonnant syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée de ses oripeaux communistes, « décommunisée ». La réconciliation entre ces deux périodes antagonistes se fait autour de la glorification d’une Grande Russie « éternelle » et d’un État fort capable de défendre le pays contre des Puissances étrangères toujours menaçantes. Inscrite dans la longue durée de la lutte de la Russie contre ses agresseurs, la Grande Guerre Patriotique devient, dans sa dimension épique, l’apothéose de toute l’histoire russe, la clé de voûte du nouveau récit national.
25La victoire de 1945 (dont le prix terrifiant – plus de 26 millions de morts, dont 16 millions de civils n’a d’ailleurs été rendu public qu’au début des années 1990) justifie et efface la violence de la collectivisation forcée des campagnes, de l’industrialisation à marches forcées, des répressions de masse et des camps du travail du Goulag qui, selon le nouveau récit, auraient contribué à la mise en valeur des richesses naturelles dans les régions les plus inhospitalières du pays. Par ailleurs, l’accent est mis, de plus en plus fortement, sur la spécificité d’une « voie russe de développement ». « Pour avancer avec succès, pour sauvegarder notre identité nationale originale, nous devons renforcer les liens avec les temps passés. Nous devons nous tourner vers nos traditions, nos sources, notre patrimoine spirituel et culturel ». L’affirmation de cette « voie russe » n’a rien d’original : elle s’inscrit dans le droit fil de la tradition slavophile du xixe siècle. Celle-ci oppose les « valeurs russes » empreintes de « spiritualité » aux « valeurs occidentales » matérialistes et décadentes. Dans le retour aux valeurs russes traditionnelles, l’Église orthodoxe est évidemment appelée à jouer un rôle capital, d’autant plus qu’elle a contribué de tout temps, à la construction et à la conservation de l’État russe.
26L’imposition de ce nouveau récit national va se faire progressivement, par toute une série de mesures qui dessinent les contours d’une véritable « politique de l’histoire » de plus en plus agressive au fil des années. Faute de temps, je n’en indique ici que les étapes et les modalités principales depuis une dizaine d’années.
272012 (début du 3e mandat de Poutine) : mise en place de la Société russe d’histoire militaire et de la Société d’histoire de la Russie, chargée « d’unir le pays autour des valeurs essentielles du patriotisme, de la conscience civique et du service loyal envers l’État » et de travailler à l’élaboration des nouveaux manuels scolaires (discours de Poutine lors de l’installation de cette Société : « Il n’est pas normal qu’il existe 65 manuels d’histoire. Les manuels d’histoire doivent exprimer une perspective unique et un point de vue officiel »). La mission première de cette Société est de proposer une « norme commune en matière de culture et d’histoire en phase avec les intérêts géopolitiques de la Russie ». Le contraste entre les manuels d’histoire d’avant 2014/2015 et les manuels postérieurs est frappant. Et pas seulement quant à leur nombre passé d’une soixantaine à trois. La place réservée dans le manuel de Terminale sur La Russie au xx/xxie siècles à la « face sombre » de l’histoire soviétique (collectivisation forcée/famines/GT/Goulag) est passée d’une vingtaine de pages (dans les années 2000) à quelques lignes dans les « nouveaux manuels ». Le quasi-effacement des « pages sombres » de l’histoire soviétique est assurément efficace : plus de la moitié des 18-24 dit n’avoir jamais entendu parler des répressions staliniennes ; 75 % jugent positif le rôle de Staline (ils étaient 35 % dans la même tranche d’âge à la fin des années 1990).
28L’année 2012 est marquée aussi par un renforcement de la persécution des acteurs de la société civile, des « producteurs d’historie » et des ONG, en premier lieu de Mémorial. En juillet 2012 est promulguée la loi « sur les organisations faisant fonction d’agents étrangers ». Elle impose à chaque ONG russe recevant un financement de l’étranger de s’enregistrer comme « agent de l’étranger ». Cette « qualité » d’ « agent de l’étranger », à très forte connotation négative en Russie, devra figurer sur toutes les publications et prises de position publique de l’ONG ; elle sera, en 2020, étendue individuellement à chacun de ses membres et employés. Comme d’autres ONG, Mémorial, qui refuse de se plier à cette mesure ostensiblement discriminatoire, fait l’objet de pressions croissantes de la part des autorités : perquisitions dans ses locaux, saisie de matériel informatique et de documents, contrôles fiscaux à répétition, campagnes de dénigrement dans les médias, amendes astronomiques pour « non respect de l’affichage de la mention d’agent de l’étranger », intimidations et menaces contre ses membres et, à partir de 2014, poursuites judiciaires contre certains d’entre eux.
29L’annexion – assumée – de la Crimée et – déguisée – d’une partie du Donbass en 2014, à laquelle Mémorial s’oppose publiquement, marque une nouvelle escalade sur le « front de l’histoire ». En mai 2014, juste après l’annexion de la Crimée, un ensemble de « lois mémorielles » est promulgué. La plus notoire est l’article 354.1 du Code pénal de la Fédération de Russie, qui criminalise, par une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement 1) la négation des faits établis par le jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg ; 2) l’approbation des crimes établis par ledit jugement ; 3) la diffusion d’informations sciemment fausses sur les activités de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ; 4) la diffusion d’informations manifestement irrespectueuses sur les dates de la gloire militaire et les dates mémorables de la Russie relatives à la défense de la Patrie ainsi que la profanation des symboles de la gloire militaire de la Russie ». Si les deux premières clauses reprennent celles des lois mémorielles adoptées dans d’autres pays démocratiques, les deux dernières reflètent un paradigme différent. Plutôt que de protéger la dignité des victimes individuelles des crimes d’État, l’objectif ici est plutôt d’imposer une manière officiellement sanctionnée de se confronter au passé comme moyen de renforcer l’identité nationale. Ces clauses permettent à l’État de poursuivre celles et ceux qui partagent des points de vue non approuvés par l’État (ce qui signifie « faux ») sur les politiques de l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale ou qui expriment des opinions « irrespectueuses » à l’égard de l’histoire militaire de la Russie ». Depuis, deux nouvelles clauses ont été rajoutées à cette loi. La première criminalise les « déclarations diffamatoires ou dénigrantes sur les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. La seconde, adoptée par la Douma aussitôt après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, prohibe « toute tentative de mettre, dans l’espace public, sur le même plan les buts et les actions de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale ». Depuis la promulgation de ces « lois mémorielles », de très nombreuses personnes ont été poursuivies et condamnées pour avoir, par exemple, écrit (généralement sur leur « blog » internet) que « les dirigeants communistes soviétiques ont activement collaboré avec l’Allemagne nazie pour diviser l’Europe conformément au pacte Molotov-Ribbentrop », que « l’URSS et l’Allemagne ont conjointement attaqué la Pologne et déclenché la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939 », pour avoir mentionné les « crimes commis par l’Armée Rouge contre la population civile allemande en 1945 » ou simplement rappelé que le général Roudenko, Procureur général de l’URSS au procès de Nuremberg, avait aussi siégé dans les tribunaux d’exception des années de la Grande Terreur de 1937-1938 et, qu’à ce titre, il pouvait être qualifié de « bourreau » de milliers de victimes innocentes.
30Un nouveau pas est franchi en 2016 dans la lutte contre toutes les « déviances » à la ligne officielle en matière d’histoire. Deux sujets en particulier apparaissent comme des « lignes rouges » à ne pas franchir : le dévoilement de l’identité des responsables des répressions de masse et la contestation du récit officiel sur la Grande Guerre Patriotique. De manière significative, les attaques contre Mémorial se sont intensifiées à partir du moment où l’ONG a commencé à publier non plus seulement les listes des victimes des répressions de masse, mais des fonctionnaires du NKVD impliqués dans les arrestations, tortures et exécutions de masse. Le cas le plus emblématique est celui de l’historien Iouri Dmitriev, persécuté à partir du moment où il a commencé à divulguer les noms des responsables et des agents du NKVD impliqués dans la Grande Terreur en Carélie. La Société russe d’histoire militaire a activement participé à la campagne contre Iouri Dmitriev et Mémorial. Elle a notamment lancé, en 2018, une « campagne de fouilles » sur le site de Sandormokh dans l’intention de « démontrer » que les restes humains retrouvés par Iouri Dmitriev étaient en réalité ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par l’armée finlandaise lors de leur occupation de la région en 1941-1943. Cette « révision » grossière, sur le modèle de celle que les Soviétiques avaient tenté d’accréditer, des décennies durant, à propos du massacre de Katyn – a fait long feu. Mais entretemps, son premier contempteur, Serguei Koltyrine, historien, directeur du musée de Medvejegorsk, membre de Mémorial, avait été condamné en 2018 à neuf ans de détention pour les mêmes charges de « pédophilie » que Iouri Dmitriev après avoir déclaré « absurde » l’hypothèse émise par les deux historiens de la Société russe d’histoire militaire chargés de mener la « campagne de fouilles » sur le site de Sandormokh.
31Au cours des dernières années, la Société russe d’histoire militaire a été à l’initiative d’autres « révisions ». En mai 2020, elle a encouragé les autorités de la ville de Tver à enlever les plaques commémoratives à la mémoire des victimes des répressions staliniennes posées, au début des années 1990, par l’ONG Mémorial sur les murs de l’ancien bâtiment du NKVD où avaient été exécutés des victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 mais aussi de nombreux représentants des élites polonaises, civils et militaires, en 1940. Ces plaques, expliquèrent les autorités de la ville, « falsifiaient et diffamaient l’histoire de notre pays » et avaient « une influence négative et antipatriotique sur notre jeunesse ». Peu après, elle a mis en doute la responsabilité de l’URSS dans le massacre de Katyn (que Boris Eltsine avait pourtant officiellement reconnue au début des années 1990). « Le prétendu consensus historique autour de Katyn fait partie d’une campagne de propagande plus générale visant à faire porter à l’URSS la responsabilité du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale » a déclaré l’un de ses représentants.
32Cette même année 2020, une étape supplémentaire a été franchie dans le verrouillage du nouveau récit national, désormais gravé dans le marbre de la Constitution. On peut y lire notamment (art. 67.1) : « La Fédération de Russie, État successeur de l’URSS, protège la vérité historique (sic), célèbre la mémoire des défenseurs de la Patrie et interdit de minimiser l’importance de l’héroïsme du peuple dans la défense de la Patrie ». Cet amendement à la Constitution appelle deux remarques. 1- Le recours à la notion de « vérité historique » permet de qualifier de « mensongère » toute déviance à la doxa. Comme l’a dit sans ambages le Procureur dans son réquisitoire contre Mémorial devant la Cour Suprême (28 décembre 2021), l’OGN doit être liquidée pour avoir présenté « une image mensongère de l’URSS en tant qu’État terroriste ». 2- La question historique la plus sensible, la plus importante, qui mérite d’être solennellement inscrite dans la Constitution, est – plus que jamais – celle de la Grande Guerre Patriotique qui a révélé l’héroïsme du peuple soviétique, un héroïsme désormais essentialisé.
33Aucune zone d’ombre ne doit ternir l’image de cette guerre héroïque qui débute le 22 juin 1941 avec l’invasion de l’URSS par les armées de l’Allemagne nazie. La période du pacte germano-soviétique, particulièrement embarrassante, est l’objet d’une exégèse présidentielle, comme en témoignent les nombreuses interventions de Vladimir Poutine, sur ce sujet. Un sujet reste tabou entre tous : la collaboration avec l’occupant nazi. Mais tandis que la reconnaissance de toute forme non seulement de collaboration, mais d’accommodement avec l’occupant nazi, est obstinément niée – et pénalement poursuivie – lorsqu’il s’agit de l’espace russe (ou biélorusse), depuis 2014 les médias et l’ensemble de l’appareil de propagande russe dénoncent bruyamment les mouvements nationalistes ukrainiens (OUN et UPA) apparus dans les années 1930 en Ukraine occidentale (annexée par la Pologne en 1920) et accusés non seulement d’avoir collaboré avec l’occupant nazi en 1941-1944, mais d’être des mouvements « nazis » ou « néo-nazis ».
34Ces mouvements nationalistes sont aujourd’hui l’épouvantail brandi par la propagande russe. L’influence de ce courant nationaliste prétendument « nazi » ou « néo-nazi » est, on le sait, minime dans la vie politique et dans la société ukrainienne. Son poids (2 à 3 %) est infiniment inférieur à celui des extrêmes-droites allemande, néerlandaise, flamande, italienne ou française. Mais à en croire les médias russes, c’est l’ensemble des Ukrainophones d’Ukraine, qualifiés depuis des années d’Ukr-fascisty (« fascistes ukrainiens ») qui seraient contaminés par le prétendu « virus néo-nazi » et prêts à entreprendre un « génocide » de la « minorité russe » d’Ukraine. Cette extraordinaire falsification de l’Histoire que l’opinion mondiale a découvert avec stupeur lors du discours de Vladimir Poutine du 21 février dernier, destiné à « justifier » « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, a, en réalité, été préparée, pas à pas, depuis des années. Mémorial en a été la première victime. Depuis plus de six mois, c’est tout le peuple ukrainien qui paie le prix du sang pour cette falsification grossière qui sert de prétexte à l’agression criminelle, en violation de toutes les règles du droit international, du régime poutinien contre l’Ukraine1.
Notes
1 Article résultant de l’exposé présenté à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 3 octobre 2022.
Pour citer cet article
A propos de : Nicolas Werth
Nicolas Werth, historien, est directeur de recherches émérite du CNRS. Spécialiste de l'histoire de l'Union soviétique, il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages de référence. Parmi ceux-ci, Histoire de l'Union soviétique (PUF, 8e édition, 2021) ; L'île aux cannibales. 1933, histoire d'une déportation-abandon en Sibérie (Perrin, 2006) ; La terreur et le désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007) ; L'ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d'un crime de masse, URSS, 1937-1938 (Tallandier, 2009) ; La route de la Kolyma (Belin, 2012) ; Le Goulag. Témoignage et archives (en coll. avec Luba Jurgenson, Laffont, 2017) ; Les révolutions russes (PUF, 2017) ; Le cimétière de l'espérance. Essais sur l'histoire de l'Union soviétique (Perrin, 2017) ; Les grandes famines soviétiques (PUF, 2020) ; Poutine. Historien en chef (Gallimard « Tracts », 2022).