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Paul-F. Smets (1937-2019)
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Éloge de Paul-F. Smets (Etterbeek, le 3 juillet 1937 – Bruxelles, le 23 octobre 2019), Membre correspondant de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 7 janvier 2002 ; Membre titulaire le 15 mai 2004 ; juriste, administrateur-délégué de la Fédération des Industries Chimiques (Fedichem) de 1981 à 1998, essayiste, spécialiste de l’œuvre d’Albert Camus.
Abstract
Eulogy of Paul Smets (Etterbeek, July 3, 1937 – Brussels, October 23, 2019), Corresponding Fellow of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques on 7 January 2002; Full Member on 15 May 2004; lawyer, managing director of the Fédération des Industries Chimiques (Fedichem) from 1981 to 1998, essayist, specialist in the work of Albert Camus.
1Décédé brutalement et inopinément à Bruxelles le 23 octobre 2019, Paul-Francis Smets, élu membre correspondant de notre classe le 7 janvier 2002 et membre titulaire le 15 mai 2004, a été qualifié d’« honnête homme du XXIe siècle » par Philippe de Woot1. La formule est juste. Elle demande cependant à être enrichie car elle ne rend qu’imparfaitement compte de l’engagement de l’homme à la mémoire duquel nous rendons hommage aujourd’hui.
2Nous n’ignorons pas qu’un éloge, avec ses louanges obligées et ses ellipses bienveillantes, est un exercice très codifié. Cela dit, en dépit ou à cause des conventions qui le régissent, cet exercice offre l’occasion de retracer, certes imparfaitement, les étapes d’une vie ainsi qu’autant que faire se peut la personnalité d’un homme qui, dans le cas d’espèce, fut celle d’un ami.
3Non sans relever que sa disparition n’a suscité que bien peu d’échos médiatiques2, une observation qui cadre avec la discrétion qu’il observait aussi bien à propos de sa vie privée qu’à celui du rôle d’éminence grise qu’il joua en maintes circonstances, il faut souligner d’emblée que son itinéraire professionnel est protéiforme. Celui-ci l’a en effet conduit de la recherche dans le domaine juridique à l’industrie chimique en passant par la banque, tout en le voyant accumuler les mandats dans une foule d’organismes professionnels, culturels et philanthropiques. Une omniprésence qui en importunait plus d’un, ne voulant voir dans leur détenteur qu’un collectionneur de titres et fonctions. Rien de plus erroné que cette perception. L’engagement tous azimuts de Paul Smets fut celui d’un homme « contemporain de son présent » pour citer l’interpellante formule de Maurice Olender. Un homme qui non content d’être arrimé au monde de son temps – dans et par l’action – s’est révélé être aussi un « remarquable polygraphe, au sens grec du terme, dont l’éclectisme impressionne »3.
4Né à Etterbeek le 3 juillet 1937, Paul Smets est le fils de François Smets dont l’essentiel de la carrière se déroula au sein de la Banque de Bruxelles. Il en fut vice-président et conseiller général dans les années qui précèdent la fusion avec la Banque Lambert en 19754.
5Paul Smets fait ses études gréco-latines à l’athénée d’Etterbeek. Inscrit à l’Université libre de Bruxelles en 1955, il est docteur en droit avec grande distinction cinq ans plus tard. En 1961, il fait partie de la poignée d’étudiants inscrits en licence spéciale en droit international, un programme d’études en deux ans qui vient d’être créé par Henri Rolin épaulé par Walter Ganshof van der Meersch5. Diplômé avec la plus grande distinction en 1963, il est alors assistant à temps partiel à la faculté de Droit de son Alma Mater où il démontre avoir plusieurs cordes à son arc.
6S’intéressant de fort près au Tiers-Monde ainsi qu’à la Chine6, il est secrétaire du Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international inauguré en février 1964. Il y est un chercheur très actif. Jean Salmon, directeur du nouveau centre, le souligne à l’époque. C’est « sous la direction efficace et sympathique » de Paul Smets7, écrit-il, que plusieurs chercheurs, parmi lesquels Pierre Mertens, réunissent la matière première destinée à nourrir, sous la signature de Salmon et Smets, le remarquable outil de travail que constitue la chronique intitulée « La pratique du pouvoir exécutif et le contrôle des chambres législatives en matière de relations internationales » que publie la Revue Belge de Droit International dès sa création en 19658. Une revue dont le même Pierre Salmon rappelait, en 2017, que « le véritable constructeur » fut Paul Smets, son premier secrétaire, « gestionnaire et organisateur de premier ordre (…), exemplaire, rapide et scrupuleux »9.
7Auteur, à cette époque, de plusieurs travaux consacrés au droit des traités dans la pratique belge10, il l’est aussi, avec son ami Pierre Mertens qui, comme lui, a fait ses études secondaires à l’athénée d’Etterbeek, d’un petit livre, publié à compte d’auteur en 1966, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il appartient à la catégorie de ceux qui fâchent. Consacré à L’Afrique de Pékin11, l’ouvrage que préface Paul-Henri Spaak dont Paul Smets est devenu le collaborateur, expose « minutieusement l’envers du miroir aux alouettes que constituait la stratégie maoïste dans le tiers-monde »12. Ramant à contre-courant de la maolâtrie de l’époque, les auteurs, souligne Philippe Paquet dans sa biographie de Simon Leys, « indisposèrent les camarades pour qui la Chine était un modèle irréprochable »13.
8Cet épisode, en plus d’illustrer la connivence qui, à travers le temps, unit Pierre Mertens et Paul Smets, conduit à dire un mot de la collaboration de ce dernier avec Paul-Henri Spaak.
9Sans entrer dans un luxe de détails, rappelons que, depuis 1964, Spaak qui exerce alors pour la dernière fois de sa carrière les fonctions de ministre des Affaires étrangères, caresse le projet d’écrire ses mémoires14. Il y a lieu, pour ce faire, d’exploiter une gigantesque documentation qu’il faut d’abord classer et organiser, voire travailler une première fois afin d’élaborer des notes préparatoires. En 1965, Paul Smets ajoute aux activités qu’il mène à l’Université celles de documentaliste et de secrétaire de l’homme d’État. À partir de cette date et jusqu’au bouclage du manuscrit des Combats inachevés que publie Fayard en 1969, Paul Smets passe du statut de petite main à celui, je cite Spaak, « d’agréable compagnon, dévoué et efficient »15, voire de porte-parole dans certaines circonstances16.
10C’est à Spaak, qu’il aide à mettre au point les conférences que ce dernier fait dans les universités américaines à l’occasion de trois tournées effectuées de 1966 à 1968, qu’il doit sa découverte des États-Unis où il noue de nombreux contacts parmi lesquels, par exemple, l’amiral Stone qui était alors le vice-président d’I.T.T.17
11Paul Smets écrit bien. Spaak le souligne18 et d’autres avec lui. Ainsi, le talentueux journaliste qu’était Marcel Grégoire, rendant compte du petit livre très dense que Paul Smets avait consacré à L’assentiment des chambres législatives aux traités internationaux19, en louait « la langue scientifique très pure et très sûre »20. Enfin, si on en croit son mentor de l’époque, il « a le don de savoir ce que pensent et ce que veulent ses interlocuteurs »21.
12La dévotion, le mot n’est pas trop fort, que Paul Smets voue à Spaak dès la seconde moitié des années 1960, le conduiront à entretenir au fil du temps la mémoire de l’homme d’État par la parole et par la plume. Cette fidélité est sans faille puisque le dernier texte qu’il écrit avant sa disparition lui est consacré sous le titre « la rage de convaincre »22. Un intitulé qui donne à penser aussi bien à propos du modèle que de son disciple.
13Cela dit, il faut encore et surtout rappeler que Paul Smets, servi par la fonction qu’il avait occupée auprès de lui, est l’auteur, pour le compte de la Fondation Spaak dont il est le secrétaire général de 1973 à 1985, d’une monumentale anthologie de textes et de discours relatifs à la pensée européenne et atlantique de l’ancien Premier ministre23.
14Non sans mentionner d’ores et déjà qu’il publiera plus tard deux autres anthologies, l’une des éditoriaux d’Albert Camus parus dans L’Express24 – celui de Servan-Schreiber et de Françoise Giroud – l’autre de textes restituant la plume et la voix de Paul Hymans25, soit des deux autres figures emblématiques de la trinité de ses héros/héraults, il faut à présent poursuivre l’évocation de son parcours. Une tâche qui tout en cherchant à ne pas être simplificatrice, n’en échappera pas moins à l’abréviation dont certains veulent bien dire qu’elle est un moindre mal.
15Tout en conservant une charge d’enseignement à l’Université libre de Bruxelles jusque 198426, Paul Smets, après avoir été brièvement conseiller au cabinet du ministre de la Coopération au Développement, Raymond Scheyven, entre à la Banque de Bruxelles en novembre 196927. Il la quitte cinq ans plus tard pour la Fédération des Industries Chimiques – Fedichem devenue Essenscia en 2007 – dont il sera directeur général puis administrateur-délégué de 1981 à 1998, année de sa pension.
16Parmi le nombre impressionnant de mandats exercés pendant ce qu’il est convenu d’appeler sa vie active, épinglons ceux de président de l’Office Belge du Commerce Extérieur (1987 à 2000), d’administrateur de la Société Nationale d’Investissement (SNI), de l’Institut Belge d’Information et de Documentation (INBEL), du Conseil Européen de l’Industrie Chimique (CEFIC), et, en plus de celui exercé en tant que membre du comité directeur de l’Union des Entreprises de Bruxelles (UEB), sa fonction de membre effectif du Conseil Central de l’Économie, du Comité National de l’Énergie et du Comité de Contrôle de l’Électricité et du Gaz (1978-1998).
17Pendant le quart de siècle durant lequel il est la cheville ouvrière de Fedichem, Paul Smets n’a pas cessé d’écrire, non plus dans le domaine du droit international mais dans ceux de la littérature, d’une part, de la vie et du développement des entreprises, d’autre part. Commençons par ce dernier.
18Entre 1977 et 1982, trois livres donnent le ton. Dans une première et substantielle monographie, intitulée L’entreprise en question, traduite en flamand sous le titre Het onderneming in het gedrang – « gedrang » pouvant se traduire par « danger » – il analyse d’abord les nombreux problèmes qui ont vu le jour dans la vie des entreprises depuis 194528. Rappelant, comme il se plaisait à l’écrire, qu’« un défi se relève quand on n’est pas une autruche »29, il insiste ensuite sur l’urgence de travailler à une profonde révision des paramètres de la culture d’entreprise. Multipliant les articles sur le sujet, dans La Revue Générale notamment, il publie, en 1982, un nouveau livre au titre évocateur : Entreprises, levez-vous !30 Il y insiste sur le rapport entre économie et écologie, entre écologie et industrie ainsi que sur l’innovation sociale dans l’entreprise. À l’approche de la fin du siècle, sa vie professionnelle arrivant à son terme, il enrichit sa réflexion sur les défis et les chances de l’entreprise du futur en concentrant son attention sur la moralité managériale ou « Management Morality » dont on sait l’ampleur du débat qu’elle suscite aujourd’hui au point de vue, notamment, de la formation des étudiants en gestion.
19Posant, avec l’humour pince-sans-rire tout en finesse dont il était coutumier, la question de savoir si le problème est de nature esthétique, cosmétique ou éthique, il ne cesse de marteler qu’au-delà du questionnement que dicte la morale, il existe une impérieuse obligation au cœur de notre temps ô combien paradoxal, de promouvoir les concepts de gestion responsable et de développement durable dans le monde de l’entreprise et en dehors de celui-ci. Deux livres, une dizaine d’articles, publiés entre 1999 et 2012, ainsi que les trois éditions du syllabus du cours qu’il dispense, de 1999 à 2002, en tant que titulaire de la chaire d’éthique des affaires de l’École de Commerce Solvay31, illustrent un engagement qui n’a rien de cosmétique aussi bien au point de vue du discours qu’à celui de l’action.
20À cet égard, la présidence de la Communauté francophone de la Croix-Rouge de Belgique qu’il exerce de 2001 à 2004 fournirait la matière d’une intéressante étude32. Il est en effet aux prises avec d’énormes difficultés33. Confronté à l’enjeu majeur que constitue la collecte du sang, au déficit chronique des finances de l’institution qu’il juge vieillotte34, au transfert du siège de sa composante flamande à Malines qui laisse à son homologue francophone le soin d’entretenir des locaux désertés et à un conflit social sans précédent qui témoigne d’un malaise général, il élabore un projet intitulé « avenir et progrès 2006 ». Il n’a de cesse de le défendre et de le promouvoir35. En plus de chercher des solutions aux problèmes de l’heure et à les faire admettre, le président qui veille à sensibiliser les jeunes universitaires, voire à leur donner envie de s’engager dans les rangs de l’ONG36, défend bec et ongle le principe selon lequel il faut respecter la cohérence entre le dire et le faire, entre le mot et la chose. Agir autrement, proclame-t-il, équivaut à pratiquer le mensonge.
21Le mensonge. Ce « dénominateur commun de nos leurres et de nos erreurs », pour reprendre sa définition, il l’a étudié dans un mémoire de notre académie intitulé Au commencement est le mensonge publié en 200637. Ce brillant essai qu’on ne peut qu’encourager à lire ou à relire est considéré comme l’œuvre d’un moraliste par les uns, comme celle d’un franc-tireur par d’autres. Mais, en vérité, un moraliste, à l’instar d’un Albert Camus, n’est-il pas en même temps un franc-tireur ?
22Laissant la question soumise à débat, relevons que l’ouvrage constitue un plaidoyer en faveur d’un renouveau éthique de l’information et de la communication en même temps qu’une profession de foi dans l’impérieux devoir de relever ce défi du renouveau par un engagement, une pédagogie et un militantisme.
23À l’époque de la publication de l’essai dont il vient d’être question, Paul Smets qui s’est vu concéder le titre personnel de baron en 200538, a renoncé à la plupart des mandats qu’il exerçait bénévolement dans toute une série d’organismes culturels et philanthropiques39. Il profite de cette liberté de mouvement pour écrire davantage encore qu’il l’avait fait jusqu’alors. Pourtant, cette liberté est relative car, c’est décidément plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de succomber à la tentation d’exercer discrètement une influence constructive comme en témoigne sa présidence du conseil d’administration des Archives et Musée de la Littérature de 2014 à 201840.
24Archives et littérature. Les premières renvoient à l’histoire, la seconde à sa connaissance approfondie de l’œuvre d’Albert Camus.
25Dans le domaine de l’histoire, « fasciné, écrit Pierre Mertens, par une façon très personnelle, propre à un certain type d’hommes, plutôt rares, d’embrasser leur époque pour le meilleur et parfois le pire »41, il est l’auteur, en 2012, d’un livre consacré à l’aventure bancaire et financière des Lambert commandité par le baron Philippe Lambert42.
26En 2015, écrit dans le style « vif, clair et sobre » qui est le sien43, il publie Paul Hymans. Un authentique homme d’État44, ouvrage qu’il complète l’année suivante par l’anthologie de textes et de discours de l’homme politique libéral à laquelle il a déjà été fait allusion.
27La biographie d’Hymans, empreinte de la ferveur qu’il a mise à la rédiger après avoir été généreux de son talent d’enquêteur45, n’est pas exempte de défauts comme l’a relevé l’auteur d’une recension particulièrement fouillée46. Bien que ce ne soit pas ici le lieu d’entrer dans le détail des critiques formulées, il en est une, anodine en apparence, qui appelle un commentaire.
28L’adjectif authentique qui, dans le titre, qualifie l’homme d’État, en a fait sursauter plus d’un allant jusqu’à écrire qu’il était probablement inutile tant il est manifeste qu’Hymans sut se montrer en toutes circonstances à la hauteur de sa condition47. L’auteur de cette remarque fait fi de la parfaite maîtrise de la langue qui caractérisait Paul Smets et, de ce fait, n’entrevoit pas que la formule est une redoutable flèche du Parthe qu’il décoche, comme il pouvait lui arriver de le faire, toujours avec élégance, en direction de tous ceux, passés et présents, qui, à ses yeux, ne méritaient pas d’être qualifiés de la sorte.
29Appartenant au parti de ceux qui, comme l’écrivait Camus « ne sont pas sûrs d’avoir raison », Paul Smets travaillait à l’époque de son décès à la rédaction d’un livre consacré aux vies croisées et aux rêves écrasés d’Émile Verhaeren et de Stefan Zweig, ce « chasseur d’âme » pour reprendre la belle formule de Romain Rolland48. La publication posthume de cet ouvrage dans la collection des Mémoires de notre classe en 2021 nous éclaire une fois encore sur les intentions de l’auteur qui dit rechercher, à travers l’œuvre des deux écrivains, « de nouveaux itinéraires pour l’Europe dont l’avenir est menacé »49.
30Consacré à Verhaeren et Zweig, le livre ne manque pas, de l’exergue à la conclusion, de faire référence à Camus. Cela n’a rien de surprenant. Paul Smets qui, dans sa jeunesse a fait du théâtre, s’est essayé au roman50, et est « poète à ses heures » comme en témoigne une « Lettre ouverte au temps qui passe » signée par un certain Constant Sablier51, a consacré près d’une dizaine de livres et une trentaine d’articles à Albert Camus et à son œuvre52. Membre fondateur de la Société des Études Camusiennes dont il fut administrateur pendant trente ans, il ne considérait pas l’auteur de L’Homme révolté comme l’objet d’une simple marotte, fût-elle centrée sur l’œuvre de celui qu’il considérait comme un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Camus était pour lui un guide et un miroir, ni directeur de conscience ni prêcheur de vertu. C’est pourquoi, il n’eut de cesse d’explorer, de se nourrir et de nourrir les autres, je le cite, « d’un royaume de textes où coexistent justice et liberté, culture et travail, solitude et solidarité, limite et mesure ; où l’Europe de l’esprit lutte contre les idéologies aliénatrices, qu’elles soient bourgeoises ou révolutionnaires, marchandes ou policières »53.
31Ce qui résonne comme une profession de foi conduit à ajouter ceci.
32D’une grande authenticité et d’une extrême générosité – formule qui revient souvent dans les témoignages le concernant – Paul Smets qui, sous des dehors qui en imposaient, était aussi un rieur, savait écouter et prendre la mesure de son interlocuteur comme le relevait Spaak. Ce qui le conduisait, pour citer un témoin tenant à conserver l’anonymat, à « compenser la mégalomanie de certains parmi ses contemporains grâce à son pragmatisme ». Un « pragmatisme de gestion » précise le ministre d’État Herman De Croo qui le connaissait depuis leurs communes années d’étude puis de recherche à l’Université de Bruxelles. Et le même ancien condisciple d’ajouter, dans un style quelque peu télégraphique : Paul Smets ? « Un esprit libéral, progressiste et social. Un esprit prudent et ouvert »54.
33S’il sait écouter, Paul Smets est aussi un orateur sachant captiver son auditoire d’une voix profonde et chaude. En outre, lui qui s’adonnait avec plaisir au tennis, aussi bien celui que l’on joue sur la brique pilée que celui que l’on pratique sur le terrain des idées, aimait ô combien le débat juste et mesuré, c’est-à-dire celui qu’on livre en bannissant aussi bien le sabre d’abordage que les insinuations malveillantes.
34Le moment est venu de conclure cet hommage à la mémoire d’un confrère et ami dont la palette des talents affiche plusieurs métiers et de nombreuses couleurs. Partagé entre la lucidité que favorise la prise de distance qui ne laisse guère d’illusion sur le comportement des hommes, d’une part, et, pour citer Hymans, la foi dans les « forces profondes de la conscience humaine », d’autre part, Paul Smets est l’auteur d’un propos que je lui emprunte pour terminer. Il s’agit de la phrase qui clôturait l’article qu’il consacrait, en 1972, à Paul-Henri Spaak qui venait de disparaître. Je la cite, non sans émotion, avec amitié et, comme il voulut bien me le dire et me l’écrire en diverses circonstances, avec fidélité à certains idéaux. La voici :
35« Un homme, simplement, nous a quittés dans la dignité du silence. Un homme pour lequel comptait l’élan du cœur, à chaque combat, fût-il inachevé »55.
Notes
1 Académie royale de Belgique, dossier de Paul-F. Smets, Philippe de Woot à Léo Houziaux, Tervuren, 11 janvier 2001. Il n’est que juste d’exprimer ici de chaleureux remerciements à celles et ceux qui m’ont apporté leur aide dans l’élaboration de cet éloge, à savoir Mmes L. Smets, C. Smets-Gary, A. Prouteau, M.-F. Renard et A. Spiquel, et MM. H. De Croo, Pierre Goldschmidt et Serge Alexandre.
2 Voir Spiquel A., « Vie de la Société des Études Camusiennes », dans Chroniques Camusiennes, n° 29, janvier 2020, p. 2, Blondeau M.-Th., « Paul-F. Smets (1937-2019) », dans Présence d’Albert Camus, n° 12, 2020, p. 188-189, Boudart L., « In memoriam – Paul-F. Smets (1937-2019) » consultable à l’adresse http://www.aml-cfwb.be/actualites/364 et « Nécrologe », dans Annuaire (de l’) Académie royale de Belgique, t. CLXXXVI, 2020, p. 71.
3 Genin V., « Smets (Paul-F.). 1865-1941. Paul Hymans. Un authentique homme d’état, 2015 », dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. 94, n° 2, 2016, p. 521.
4 Étant donné la rareté des informations disponibles au sujet de François A. Smets (1907-1986), nous croyons utile d’en évoquer brièvement le parcours. Licencié en économie de l’Université libre de Bruxelles, il en est proclamé docteur en juillet 1936 (L’Indépendance Belge, 21 juillet 1936, p. 7) avec une thèse intitulée « Le contrôle du crédit et la règlementation des banques », sujet sur lequel il avait publié, l’année précédente, avec Luc Hommel, Le statut légal des banques et des banquiers en Belgique. Commentaire économique et juridique de l’arrêté royal du 9 juillet 1935 et des arrêtés corollaires (Bruxelles, Bruylant, 1935). Ayant débuté sa carrière au sein de la Banque Belge et Coloniale contrôlée par la famille Dhanis (entretien avec l’auteur, 15 novembre 1982), il est attaché, en 1938, au cabinet de Max-Léo Gérard, ministre des Finances (Le Soir, 4 juin 1938, p. 1). C’est par l’entremise de ce dernier qu’il entre, en janvier 1940, à la Banque de Bruxelles dont il dirigera le siège d’Anvers de 1941 à 1950. Administrateur et directeur général (1952), il en sera vice-président, président du comité de direction et conseiller général dans les années précédant la fusion avec la Banque Lambert le 30 juin 1975. Président de l’Association belge des banques (1968-1970), il a longtemps été un des piliers de la Société d’économie politique de Belgique qu’il a présidée, et fut, avec Boris S. Chlepner et Max-Léo Gérard, à l’origine de la création de la Revue de la Banque (1936) dans laquelle il publia de nombreux articles jusque 1977.
5 Gilissen J., « La faculté de droit », dans Uyttebrouck A.-Despy-Meyer A. (dir.), Les cent-cinquante ans de l’Université Libre de Bruxelles (1834-1984), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1984, p. 186.
6 De Bandoeng à Moshi : contribution à l'étude des conférences afro-asiatiques (1955-1963). Préface de René Dekkers, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie, 1964.
7 « Allocution de M. le professeur Jean J. A. Salmon », dans Université Libre de Bruxelles, Institut de Sociologie, Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international. Séance inaugurale du 17 février 1964, (Bruxelles, 1964), p. 12.
8 Salmon et Smets signent cette chronique de 1965 à 1968. À partir de 1969 et jusque 1971, Salmon apparait comme seul responsable, en collaboration avec Jean-Victor Louis, Pierre Mertens, Paulette Pierson-Mathy, Denise Salmon et Michel Vincineau.
9 « Voyage dans le temps. Pour fêter les cinquante ans de la Revue Belge de Droit International », dans Emile et Ferdinand, n° 29, 2017-3, p. 7.
10 Mentionnons, en plus des ouvrages cités à la note 17 ci-dessous : Smets P.-F. avec la collaboration de Drion F., Les traités internationaux devant le Parlement, 1945-1955, Préface de Paul De Visscher, Bruxelles, Bruylant, 1978 (Collection des travaux du Centre interuniversitaire de droit public, 14).
11 L’Afrique de Pékin. Contribution à l’étude des relations sino-africaines, 1964-1966, Bruxelles, Imprimerie Amibel, 1966.
12 Paquet Ph., Simon Leys, navigateur entre les mondes, Paris, Gallimard, 2016, p. 564.
13 Ibidem, p. 565.
14 Dumoulin M., Spaak, 2e éd., Bruxelles, Racine, 1999, p. 672-673.
15 Documentation de l’auteur, Spaak à Simonne Dear, 4 novembre 1967 (copie).
16 « Aux États-Unis. M. Spaak se remet de sa pneumonie », dans Le Soir, 16 novembre 1967, p. 2.
17 Documentation de l’auteur, Spaak à Simonne Dear, New York, 30 octobre 1967 (copie). L’amiral Ellery W. Stone (1894-1981) est vice-président d’I.T.T. jusque 1969.
18 Documentation de l’auteur, Spaak à Simonne Dear, 26 avril 1967 (copie).
19 L’assentiment des Chambres législatives aux traités internationaux et l’article 68, alinéa 2 de la constitution belge, Bruxelles, Bruylant, 1964 (Collection des travaux du Centre interuniversitaire de droit public, 1). Dans la foulée de cet ouvrage signalons Les traités internationaux devant la section de législation du Conseil d'État, 1948-1965, Bruxelles, Bruylant, 1966 (Collection des travaux du Centre interuniversitaire de droit public, 3).
20 Grégoire M., « Bibliographie politique », dans Le Soir, 5 janvier 1965, p. 7.
21 Documentation de l’auteur, Spaak à Simonne Dear, 26 avril 1967 (copie).
22 « La rage de convaincre. The passion to convince », dans Bertrams K., Soldevila Brea M.I., Weyembergh A. (coord.), Alumni ULB. 50 parcours pour construire l’Europe. 50 journeys for European Integration, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut d’Études Européennes, 2020, p. 200-203.
23 La pensée européenne et atlantique de Paul-Henri Spaak (1942-1972), Bruxelles, Goemaere, 1980, 2 vol.
24 Albert Camus, éditorialiste à « L’Express » (mai 1955-février 1956). Introduction, commentaires et notes de Paul-F. Smets, Paris, Gallimard, 1987 (Cahiers Albert Camus, 6).
25 Paul Hymans. Un intellectuel en politique. La plume et la voix, Bruxelles, Racine, 2016.
26 Il est chargé du cours de droit international maritime de 1971 à 1978 et du cours de droit international de la coopération au développement de 1972 à 1984.
27 Du mois d’août 1971 au mois d’avril 1974, il est directeur de la Banque de Commerce contrôlée par la Banque de Bruxelles et la Chase Manhattan Bank par l’intermédiaire de la Chase Manhattan Overseas Banking Corporation.
28 Ces deux livres sont publiés à Bruxelles chez Goemaere. Il revient sur l’évolution historique des questions traitées dans Entreprise et société. Textes et contexte d’une évolution (1945-1978), Bruxelles, Goemaere, 1979.
29 Il utilise cette formule dès 1969 dans un article intitulé « La Chine rouge est un ghetto », dans Revue Générale Belge, novembre 1969, p. 19.
30 Bruxelles, Goemaere, 1982.
31 Cette chaire a été créée en 1991 par l’Union des anciens étudiants de l’Université libre de Bruxelles (UAI). Voir Oosterlinck K., « Cent ans de programme de cours », dans Constas M., Devries D., Oosterlinck K., Solvay Business School, 1903-2003, Bruxelles, Éditions des Archives de l’ULB, 2003, p. 70.
32 Nommé vice-président le 23 mars 2000 par arrêté du gouvernement de la Communauté française (Moniteur Belge, 11 juillet 2000), il en devient président à la date du 1er janvier 2001 par arrêté du 2 avril 2001 (Moniteur Belge, 1er juin 2001).
33 Klein D., « Ne tirez pas sur l’ambulance », dans Le Vif/L’Express, 28 septembre 2003, p. 14-17.
34 Le Soir, 10 avril 2003 et 27 septembre 2003.
35 « Lifting pour la Croix-Rouge », dans Le Soir, 31 mars 2004.
36 Le Soir, 9 octobre 2002.
37 Mémoires de la Classe des Lettres, collection in-8°, 3e série, t. XLI. Ce travail développe de manière substantielle la lecture donnée par l’auteur en séance publique de la Classe des Lettres le 8 mai 2004.
38 Arrêté royal du 8 juillet 2005, dans Moniteur Belge, 15 juillet 2005.
39 Mentionnons cependant que, du 23 février 1995 au 29 mars 2005, Paul Smets exerce la fonction de censeur de la Banque Nationale de Belgique.
40 Administrateur le 20 février 2013, il en devient président le 26 juin 2014.
41 Mertens P., « Avant-dire », dans Smets P.-F., Paul Hymans. Un authentique homme d’État, Bruxelles, Racine, 2015, p. 9.
42 Lambert. Une aventure bancaire et financière, 1831-1975, Bruxelles, Racine, 2012.
43 D’Hoore M., « Biografie-Biographie-Biography », dans Revue Belge d’Histoire Contemporaine, t. XLVI, 2016, n° 3-4, p. 286.
44 Bruxelles, Racine.
45 Mertens P., « Avant-dire », op. cit., p. 9 et 10.
46 Voir surtout Genin V., « Smets (Paul-F.). 1865-1941. Paul Hymans. Un authentique homme d’état, 2015 », dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. 94, n° 2, 2016, p. 521-524.
47 D’Hoore M., « Biografie-Biographie-Biography », op. cit., p. 287-288.
48 Rolland R., « Préface », dans Zweig S., Amok ou le Fou de Malaisie, suivi de la Lettre d'une inconnue et des Yeux du Frère éternel, Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, 1927, p. 9.
49 Emile et Stefan. Verhaeren et Zweig, Européens. Vies croisées, rêves écrasés, Bruxelles, Académie royale de Belgique, (2021) (Mémoires de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques. Collection in-8°, IVe série, t. XXII, n° 2132). Il n’est que juste de rappeler que l’édition du manuscrit a été établie par Marie-France Renard, Pierre Goldschmidt et Marc Quaghebeur.
50 L’impasse. Roman, Bruxelles, Imprimerie Amibel, 1970.
51 Blondeau M.-Th., « Paul-F. Smets… », op. cit., p. 188.
52 Pour la liste des travaux de Paul Smets consacrés à Camus et à son œuvre, voir « Publications camusiennes de Paul-F. Smets », dans Chroniques Camusiennes, n° 34, septembre 2021, p. 25-26.
53 Smets P.-F., « Albert Camus. Le retour, le recours ? », dans Le Vif, n° 43, 25 octobre 2013, p. 83.
54 Courriel du ministre d’État Herman De Croo à l’auteur, 3 novembre 2022.
55 « Monsieur Spaak », dans Industrie, octobre 1972, p. 777.
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About: Michel Dumoulin
Michel Dumoulin est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.