La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

depuis le 10 novembre 2017 :
Visualisation(s): 45 (0 ULiège)
Téléchargement(s): 0 (0 ULiège)
print        
Myriam Watthee-Delmotte

Éloge de Nuccio Ordine

(2023 / 1 : Varia)
Article
Open Access

Document(s) associé(s)

Version PDF originale

Résumé

Éloge de Nuccio Ordine, membre associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, décédé le 10 juin 2023. Philologue et philosophe, il était professeur à l’Université de Calabre en Italie.

Index de mots-clés : Philologie, Philosophie, Renaissance, Humanisme, Bruno

Abstract

Eulogy of Nuccio Ordine, Associate member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, died on June 10, 2023. Philologist and philosopher, he was professor at the University of Calabria in Italy.

Index by keyword : Philology, Philosophy, Renaissance, Humanism, Bruno

Image 10000000000001E00000014066FC9C4F2C76F4FF.jpg

1Diamante Ordine, dit Nuccio, élu membre associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 2 mars 2020, est décédé́ inopinément, terrassé par un accident vasculaire cérébral, à Cosenza, dans sa région natale de Calabre, le 10 juin 2023. Il avait 64 ans. Il a traversé sa vie, et aussi celle de notre confrérie, comme une étoile filante. Il venait, tout juste un mois auparavant, de se voir décerner le prestigieux Prix Princesse des Asturies. Le jury voulait saluer « sa défense des sciences humaines et son engagement pour l’éducation et les valeurs ancrées dans la pensée européenne la plus universelle » et son souci de « transmettre, notamment aux plus jeunes, que l’importance du savoir se retrouve dans le processus d’apprentissage lui-même ». Comment cet engagement à la fois scientifique et humain s’est développé, c’est ce que nous tenterons d’éclairer en retraçant le parcours de ce chercheur peu commun que nous avions accueilli parmi nous, qui nous était profondément attaché et nourrissait pour notre institution un projet d’envergure.

2Pour souligner le caractère exceptionnel de la personnalité et de la carrière du philologue et philosophe Nuccio Ordine, je recourrai à une expression qui renvoie à la Renaissance, sa période de spécialisation, puisque sa vie entière a été portée par un élan sous-tendu par le gai savoir. Rabelais, l’inventeur de l’abbaye utopique « de Thélème » (dont le nom signifie « volonté » dans le grec du Nouveau Testament), en fait l’objet de la promesse adressée par Grandgousier à son fils Gargantua : « un de ces jours, je te ferai docteur en gay sçavoir »1, entendons : porteur de connaissances qui feront ta joie. Cette expression provient originellement de l’occitan la gaya scienza, l’art des troubadours de composer des poésies lyriques, qui a donné en langue d’oïl Gai Saber, la faculté à maîtriser la langue, le don de l’élégance expressive. Nietzsche, à son tour, a titré ainsi un de ses livres, Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza2, où il fait remarquer que les philosophes les plus sérieux ont besoin de recourir aux poètes pour assurer force et crédibilité à leur pensée. Chacune de ces acceptions décrit une des facettes de l’homme dont nous honorons ici la mémoire : la conviction que le savoir rend heureux, le talent d’écriture et la verve oratoire, et le recours à la littérature en tant que soutien de l’esprit.

3La disparition brutale de celui dont Georges Steiner avait dit « Nuccio Ordine incarne l’élan vital »3 a été un choc. Elle a suscité un déferlement de marques d’admiration, et aussi d’attachement, tant dans les médias internationaux que dans les différentes institutions qu’il avait fréquentées. Son alma mater, l’Université de Calabre, à laquelle il avait voulu rester fidèle en y accomplissant sa carrière malgré les sollicitations des universités les plus renommées de par le monde, a dressé une chambre funéraire dans l’Aula du Club universitaire pour permettre de se recueillir devant le professeur. La rareté d’une telle initiative est en soi éloquente. Une chapelle ardente a ensuite été installée dans la Salle du Conseil de l’hôtel de ville pour une cérémonie commémorative au cours de laquelle des personnalités du monde académique et de l’édition ont pris la parole pour témoigner de leurs respect et gratitude envers le défunt. Fait également remarquable, ce sont tant ses pairs attachés aux mêmes champs de spécialité que lui, comme Franck Lestringant de la Société Française d’Étude du Seizième Siècle4, que des spécialistes des sciences exactes et appliquées, comme Ugo Moschella, Professeur de physique théorique à l’Università dell’Insubria et à l’Institut des Hautes Études Scientifiques de Paris5, qui l’ont conjointement salué. Pour Philippe-Jean Catinchi6, Nuccio Ordine est à ce jour « l’un des essayistes italiens les plus lus dans le monde ».

4Pourtant, rien ne prédispose le garçon né le 18 juillet 1958 à Diamante, une petite commune littorale de Calabre sans librairie ni bibliothèque, à cet avenir. Ses parents sont d’un milieu très simple. C’est l’instituteur du village qui communique à son élève la passion de la lecture et ouvre ses horizons. Lorsque, plus tard, Nuccio Ordine découvre la lettre qu’Albert Camus a adressée à son instituteur lorsqu’il s’est vu décerner le prix Nobel, il reconnaît sa propre enfance dans la mention de cette « main tendue affectueuse au petit enfant pauvre »7qui, en prodiguant enseignement et exemple, l’a propulsé vers l’épanouissement intellectuel. Il s’ensuit que notre Confrère soulignera toujours vigoureusement l’importance de la relation individuelle maître-élève dans le processus d’apprentissage et de maturation des jeunes gens. De là son souci de ne pas quitter sa région natale pour, à son tour, jouer le rôle d’éveilleur auprès des jeunes Calabrais pour lesquels l’accès à la culture est difficile.

5Après les années de lycée vécues au pensionnat, le jeune homme s’inscrit à l’université de Cosenza, nouvellement créée (1972), dans la Faculté des Lettres et de Philosophie. Parallèlement, en raison de son aisance communicationnelle, le monde du journalisme lui tend les bras. Il entre dans l’Ordre des Journalistes de Calabre le 16 juin 1979, alors qu’il n’a que 21 ans. Ses premières expériences s’opèrent au Giornale di Calabria8. L’étudiant n’a pas qu’une belle plume, il a aussi de l’audace. Il réussit à obtenir un entretien avec Franco Muto, l’impitoyable chef de l’organisation mafieuse la ‘Ndrangheta, que la justice ne parviendra à inculper pour son implication dans le crime organisé qu’en 2006. Le journaliste en herbe encadre cette interview, qu’il conservera. Piero Ardenti imagine pour lui un grand avenir en tant que journaliste, mais Nuccio Ordine décline cette offre9. L’ambiance de ces années est marquée par une intense animation intellectuelle et politique. Nuccio Ordine s’intéresse à un collectif-étudiant ouvrier, puis à l’organisation « Lotta continua », mais il s’en éloigne rapidement parce qu’il refuse la lutte armée10. Il s’attache à la figure solitaire de Giordano Bruno, adepte – et martyr – de la pensée indépendante des systèmes et des embrigadements.

6En 1982, il obtient la « laurea » avec les félicitations du jury. Son mémoire, intitulé Asinus ad litteras. La letteratura dell’asino nel Cinquecento, reconstitue la fonction symbolique de la figure de l’âne dans la littérature de la Renaissance à travers les textes de Machiavel, Folengo, Agrippa, l’Arétin, Pino, Doni et Bruno. Une passion est née, qui ne le quittera plus.

7En 1983, reçu à un concours national, il est admis à entreprendre un doctorat en « Sciences littéraires : rhétorique et techniques de l’interprétation », qu’il mène à l’Université de Calabre. Quatre années plus tard, il soutient sa thèse, co-dirigée par Giulio Ferroni qui avait encadré son mémoire, et Dante Della Terza, comparatiste et historien de la culture italienne à Harvard. Il y reconstitue le débat théorique sur le genre dialogique au xvie siècle, puis analyse les modèles dialogiques dit « diégétiques » de Bembo et Castiglione ou « mimétiques » de l’Arétin, Speroni et Bruno, pour remonter de la structure rhétorique des textes à la « Weltanschauung », la vision métaphysique de ces auteurs. En dehors de la thèse, il consacre ses premières publications à Giordano Bruno, dont il deviendra par la suite un spécialiste incontournable.

8À cette époque, le jeune docteur n’a aucune perspective de poste universitaire. Mais grâce à des concours internationaux, il est élu fellow au Harvard University Center for Italian Renaissance Studies de la Villa I Tatti à Florence, puis il obtient une bourse CNR-Otan à l’Université de Paris viii, puis le statut de Maître de conférences associé par le Comité Scientifique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, puis une bourse Fulbright qui lui permet de tenir des séminaires à l’université de Harvard et de Stanford. Enfin, il prend en 1990 les fonctions de chercheur à l’Université de La Calabre, puis en 1992, de Professeur associé en théorie de la littérature. Il devient Professeur ordinaire en 2001, enseignant d’abord la littérature comparée et ensuite la littérature italienne.

9Pendant toute sa carrière, Nuccio Ordine développe une activité d’enseignement, de recherche et de publication particulièrement intenses. Sa passion pour les matières qu’il explore, son bonheur de transmettre ses connaissances et de mettre en discussion les savoirs le rendent infatigable. On lui doit, outre un nombre important d’articles scientifiques, douze monographies, quasi toutes disponibles en plusieurs langues, qui touchent soit à Giordano Bruno et aux auteurs de son siècle11, dans une approche à la fois historique, philologique et philosophique, soit à des personnalités contemporaines qui l’ont marqué, à savoir Gabriel García Márquez12 et George Steiner13. « Se gardant de ce que Spinoza appelait la connaissance par ‘‘ouï-dire’’, il aimait les livres classiques pour ce qu’ils étaient, des pavés de paix et des respirations lentes »14, dit Marlène Kanaan, Professeure de Philosophie et Civilisations à l’Université de Balamand-Liban. Pour lui, les grands textes du passé continuent en effet à éclairer le présent ; ils octroient des leçons intemporelles et procurent un recul salutaire à l’égard du vécu. En ce sens, on comprend qu’ils structurent sa vie, rythmée par l’alternance des heures de travail concentré sur ses lectures et de l’effervescence de ses activités publiques.

10Car de nombreuses universités le sollicitent comme Professeur invité : en Amérique d’abord (Yale, New York University, Bogota, Mexico), puis en Europe. En Italie bien sûr (la Scuola Superiore di Studi Storici de San Marino, et Pavie) et en France surtout, qui devient sa seconde patrie (le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours, l’Institut Universitaire de France, Paris iv-Sorbonne et Paris iii-Sorbonne nouvelle, Paris vii-Diderot et Paris viii-Vincennes, l’ENS et l’Institut d’Études Avancées à Paris), mais aussi au Warburg Institute de Londres, à Eichstätt, au Max Planck Institute for the History of Science de Berlin, à Barcelone, et en Belgique à l’Université catholique de Louvain. Il parcourt le monde et donne un nombre impressionnant de conférences. Comme Érasme, Nuccio Ordine « désire être un citoyen du monde »15. Tout ceci en préservant un semestre chaque année pour les étudiants de sa région natale. Il avait fait sienne la phrase de Sénèque : « Nous ne pouvons vivre concrètement pour nous-mêmes que quand nous parvenons authentiquement à vivre pour les autres. Vis pour autrui si tu veux vivre pour toi »16.

11C’est au même rythme soutenu qu’il développe des responsabilités éditoriales. À Paris, il rencontre dès 1988 Alain-Philippe Segonds, le directeur de la maison d’édition Les Belles Lettres. L’enthousiasme et l’énergie de ce jeune chercheur italien convainquent l’éditeur d’entreprendre la première édition critique complète des textes en latin et en italien de Giordano Bruno, en vue de célébrer ce philosophe à l’occasion du 400e anniversaire de son supplice en 2000. Ce chantier sera co-dirigé par Yves Hersant, avec qui Nuccio Ordine organise aussi à partir de 1994, en Calabre, la Scuola estiva di Alti Studi « Tommaso Campanella » sous le patronage du Centre Europe de l’EHESS et de l’Instituto Italiano per gli Studi Filosofici de Naples. Il reste attaché aux Belles Lettres où il dirige quatre collections d’œuvres classiques17. Umberto Eco le met en relation avec Bompiani qui lui confie les collections « Classici della letteratura europea » et « Classici della letteratura », puis le sémiologue l’implique aussi dans la maison d’édition qu’il crée, La nave di Teseo. Notre Confrère était extrêmement touché d’avoir été élu Membre associé de notre Académie où Umberto Eco, qui était pour lui un maître et un ami, l’avait précédé.

12Le champ de compétence de Nuccio Ordine et sa qualité de polyglotte l’amènent au fil des ans à diriger ou rejoindre le comité éditorial de cinq revues scientifiques consacrées à la philologie antique, à l’humanisme et à la philosophie des sciences18 et de plusieurs collections philosophiques ou de littérature européenne. Enfin, il assure la direction de la traduction des œuvres de Giordano Bruno en russe, ainsi qu’en portugais-brésilien et en bulgare19.

13Porté par son érudition « aussi vaste et flamboyante que communicative »20, Nuccio Ordine devient l’un des plus remarquables passeurs de culture de notre temps. Il déploie son énergie sans compter, prend des initiatives et assume, au fil des ans, diverses responsabilités d’administration de la recherche et de service. Il fonde l’Associazione per gli studi di teoria e storia comparata della letteratura, est nommé Secrétaire général du Centro Internazionale di Studi Brunani, Directeur scientifique du siège régional calabrais de l’Instituto Italiano per gli Studi filosofici ; il devient Directeur de recherches associé du CNRS et Directeur d’études associé à l’EHESS, membre du Conseil d’administration de la Fondazione Centro di Studi storico-letterari Natalino Sapegno. On lui confie la présidence du Comité national pour la célébration du 5e centenaire de la naissance de Telesio en 2009, puis en 2013, la présidence du Centre international d’études sur Telesio, Bruno et Campanella. En 2019, il rejoint le Comité scientifique de l’Enciclopedia Treccani à Rome.

14Si son expertise est à ce point sollicitée, c’est qu’il est un chercheur exigeant et fiable. Le respect des sources et la rigueur du raisonnement forment le cœur de son travail. Il s’investit avec vigueur pour étudier, faire connaître et traduire les œuvres majeures de l’Occident. Et il n’est pas seulement un historien de la littérature, mais plus largement de la pensée européenne. George Steiner disait de lui qu’il « ouvre de nouvelles voies dans notre compréhension des théories de l’art, de l’esthétique, de la perception de la Renaissance »21. Perluigi Panza décrit sa carrière comme « une extraordinaire chevauchée libre et solitaire d’un outsider, non lié à des écoles ou issu de pedigrees particuliers. Ses études peuvent être définies en deux domaines : celui des chercheurs post-Warburg sur la Renaissance en ce qui concerne les thèmes et celui qui a suivi la révolution historiographique des Annales en ce qui concerne les méthodes d’investigation du passé »22.

15Ce travail titanesque se voit amplement reconnu et récompensé. Nuccio Ordine obtient plus de vingt Prix nationaux et internationaux23 et d’importantes distinctions académiques. Il est Membre d’honneur de l’Institut de philosophie de l’Académie des Sciences de Russie, Sigillo d’Ateneo de l’Université d’Urbino Carlo Bo et Docteur honoris causa de sept universités : Rio, Porto Allegre, Caxias, Valparaiso, l’Université catholique de Louvain (où son parrain est Charles Doyen, qui deviendra membre du Collegium de l’Académie royale de Belgique), l’Universidad Pontifica Comillas et Valencia. Il est par ailleurs gratifié de plusieurs distinctions honorifiques : Chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques (2009) ; Citoyen d’honneur de la ville de Diamante et Commandeur de l’Ordre du Mérite de la République italienne (2010) ; Chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur (2012) ; Commandeur de l’Ordre des Palmes Académiques (2014) ; Grand Officier de l’Ordre du Mérite de la République italienne (2018). Tout ceci sans jamais s’écarter de son idéal : le service des valeurs humanistes.

16En 2013, Nuccio Ordine fait paraître un petit ouvrage qu’il destine au public étudiant, L’utilité de l’inutile24. Il dénonce, citations d’auteurs classiques et contemporains à l’appui, que le culte de l’utilité et de la rentabilité mettent en péril les études supérieures en méprisant les valeurs humanistes, garantes du bon fonctionnement de la démocratie. Cet opuscule connaît un succès qui le surprend : il est traduit en 24 langues dans 35 pays. Par lui, Nuccio Ordine devient l’emblème de la défense des sciences humaines, des études classiques, des disciplines historiques et littéraires détachées de la logique de rentabilité immédiate qui prévaut désormais dans les milieux universitaires25. Il poursuit avec les ouvrages Une année avec les classiques (2015) et Les hommes ne sont pas des îles (2018), dans lesquels il « dispense un hymne à la fraternité et un éloge du bien commun à travers des anthologies raisonnées qui sont autant de manifestes pour éradiquer les populismes, déjouer les séparatismes, partager le lien social et le savoir universel »26.

17Élu membre associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques en 2020, notre Confrère estimait profondément notre Académie, dans laquelle il avait trouvé, pour reprendre les mots de notre Secrétaire perpétuel lors de la rentrée académique de 2023, « un lieu où l’utilité retrouve son sens réel », à savoir répondre à un besoin, et aussi « ce lieu où l’on prend le risque de requestionner la pertinence du besoin, celui qui fonde l’utilité ». Dans le cadre de la séance publique de la Classe de 2021, Nuccio Ordine avait choisi de rappeler que « L’homme [est] maître de son destin » en faisant entendre La voix des maîtres Renaissants27. Il était revenu le 25 juin 2022 pour un exposé où il proposait Dix mots pour résister à la déshumanisation, c’est-à-dire quelques mots-clés pour montrer les pièges qu’un impératif consumériste tend à la recherche scientifique. Cette intervention était une petite pierre apportée à un projet ambitieux dont il rêvait pour notre Académie, auquel il avait donné un titre provisoire en forme de question : Quels savoirs pour quelle société ? Il souhaitait mettre en place une série de rencontres pluridisciplinaires qui auraient engagé une réflexion croisée sur la corrélation entre les pratiques de recherche et l’engagement de l’intelligentsia dans la vie sociétale en vue de son évolution bénéfique. Il pensait que notre Institution, située au cœur de l’Europe, était la mieux placée pour inviter plusieurs sommités de la recherche, tant en sciences exactes et appliquées qu’en sciences humaines, à prendre la parole pour éclairer la relation entre l’organisation de leurs savoirs et leur apport à un type de société particulier induit par cette structuration. Réunies en un ouvrage, ces interventions engageraient à préserver les conditions susceptibles de conjuguer science et citoyenneté de manière favorable au meilleur développement de l’humanité et d’alerter sur les dangers d’une conduite de la recherche qui se déconnecte de cet objectif.

18On voit la profondeur de vue et la générosité qui animaient notre Confrère. Le président de l’Institut Italien des Études philosophiques, Gerardo Marotta, l’avait souligné lors de la cérémonie de remise de la Légion d’honneur : « La gratuité et le désintéressement, ces valeurs dont [Nuccio Ordine a] à juste titre exalté la capacité de rendre l’humanité plus humaine, constituent bien le terrain culturel dont nous avons besoin pour éradiquer la funeste suprématie du profit et pour éduquer les générations futures dans l’amour pour le bien commun et pour le savoir »28. Le Recteur de Paris et l’Île-de-France, Gilles Pécout, avait ajouté cette formule lapidaire et marquante : « Ordine est partout où le savoir fait espérer »29. Marleen Kanaan a salué le défunt en déclarant « Durant ses 64 ans, il a été une merveilleuse fête de l’esprit, de l’intelligence et du cœur »30. Cette voix de l’espoir et cette fête de l’esprit seront désormais les nôtres grâce aux nombreux écrits de notre Confrère, par lesquels il peut continuer à nous interpeler et à nous insuffler son dynamisme impérissable31.

Notes

1 Rabelais F., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1934, p. 67.

2 Nietzsche F., Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza (1882), trad. fr. Wolting P., Le Gai Savoir, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, rééd. 2007.

3 Steiner G., dans Un itinéraire intellectuel lié à l’Istituto Italiano per gli Studi Filosofici. Textes prononcés lors de la remise des Palmes académiques à Nuccio Ordine, Professeur à l’Université de Calabre, (Paris, Palais du Luxembourg, 4 décembre 2009), Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 40.

4 Lestringant F., « Hommage à Nuccio Ordine », dans Hypothèses, 19.06.2023.

5 Moschella U., « Hommage à Nuccio Ordine », dans Le Bulletin de l’IHES, « Les actualités de l’IHES », 20.06.2023.

6 Catinchi J.-Ph., « La mort de l’essayiste italien Nuccio Ordine, humaniste militant et pédagogue engagé », dans Le Monde des livres, 15.06.2023.

7 Lettre d’Albert Camus à son instituteur Louis Germain après avoir reçu le prix Nobel. https://compagnieaffable.com/2015/10/01/lettre-dalbert-camus-a-son-instituteur-monsieur-germain/

8 Il y travaille avec Enzo Monaco, le fondateur du Festival Peperoncino.

9 Lagatta F., « Diamante, une folla commossa ha salutato per l’ultima volta il saggista e filosofo Nuccio Ordine », dans Cosenza Channel, 12.06.2023. https://www.cosenzachannel.it/2023/06/12/nuccio-ordine-diamante-ultimo-saluto/

10 Semo M., « Nuccio Ordine, professeur de l’inutile », dans Le Monde, 19.01.2019 ; Catinchi J.-Ph., op. cit.

11 La cabala dell’asino. Asinità e conoscenza in Giordano Bruno, Napoli, Liguori, 1987. Rééd. augmentées 1996 et 2017 (traduit en 7 langues) ; Il patto dialogico. Teoria e situazione del dialogo nel Cinquecento (tesi di dottorato, Cosenza, Università della Calabria, 1987 ; Teoria della novella e teoria del riso nel Cinquecento, Napoli, Liguori, 1996. Rééd. augmentée 2009 (traduit en français) ; Le rendez-vous des savoirs. Littérature, diplomatie et philosophie à la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1999. Rééd. 2009 ; La soglia dell’ombra. Letteratura, filosofia e pittura in Giordano Bruno, Venezia, Marsilio, 2003. Rééd. 2004 et 2009 (traduit en 11 langues) ; Giordano Bruno, Ronsard et la religion, Paris, Albin Michel, 2004 (traduit en italien) ; Trois couronnes pour un roi, Paris, Les Belles Lettres, 2011 (traduit en italien et espagnol) ; Le théâtre des illusions chez Machiavel et Bruno. Politique et philosophie en comédie : la « Mandragore » et le « Chandelier », Paris, Les Belles Lettres, 2013 ; Une année avec les classiques, Paris, Les Belles Lettres, 2015 (traduit en 6 langues) ; Una escola per la vida, Fundoció Collserola, Barcelona, 2018 (traduit en espagnol) ; Gli uomini non sono isole. I classici ci aiutano a vivere, Milano, La nave di Teseo, 2018 (traduit en 4 langues).

12 Les portraits de Gabriel García Márquez. La répétition et la différence, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (traduit en espagnol).

13 George Steiner, l’hôte importun. Entretien posthume et autres conversations, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

14 Kanaan M., « Pour Nuccio Ordine », dans L’Orient, le jour, 06.07.2023.

15 Érasme, Epistola 1314, V, 129, 2.

16 Discours prononcé lors de la remise des insignes du Doctorat honoris causa à l’UCLouvain, le 4 février 2020. https://www.youtube.com/watch?v=pAx4d1TiCtw

17 « Les Œuvres complètes de Giordano Bruno », « Bibliothèque italienne », « Le corps éloquent ,» et « Theatrum sapientiae ».

18 Il est Directeur responsable de la revue Filologia antica e moderna, membre du comité de direction et de lecture de la revue Albertiana, du Journal de la Renaissance du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours. Il dirige la revue Filologia antica e moderna et est consultant éditorial de la revue Humanistica.

19 Outre celles pré-citées : aux éditions Liguori la collection « Sileni » et la collection d’essais « Umbrae idearum » ; chez Nino Aragno Editore la collection d’essais « Centauri » et la collection de CD-roms « Classici del pensiero europeo ». Il est membre du comité de direction de la collection bilingue de classiques « Biblioteca italiana », de la collection « Nova Humanistica » publiée en coédition chez Vrin (Paris) et Nino Aragno Editore (Turin), de la collection « Boston Studies in the Philosophy of Science » (BSPS), éditions Springer. Il assume la direction à Saint Petersburg University Press de la traduction en russe des Opere italiane di Giordano Bruno ; aux éditions Educs de Caxias do Sul (Brésil) de la traduction en portugais-brésilien ; chez Iztok Zapad di Sophia, de la traduction bulgare.

20 Semo M., op. cit.

21 Steiner G., dans Un itinéraire intellectuel lié à l’Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, idem.

22 Panza P., « Mort Nuccio Ordine, historien de la culture », Corriere.it, 11.06.2023, https://www.nouvelles-du-monde.com/mort-nuccio-ordine-historien-de-la-culture-corriere-

23 1987 Le città della Magna Grecia ; 2003 Cesare de Lollis ; Orient Express ; 2006 Anassilaos (pour la section Megale Hellas) ; 2007 Lyons Club (Cosenza Host) ; Rotary International (Club Riviera dei Cedri) ; Rombiolo ; Siracusa Filosofia ; 2011 « We Build 2011 » du Kiwanis International Club de Cosenza ; 2012 Prix International « La Calabria nel Mondo » (Rome) ; 2013 XIe Premio Internazionale « Marco & Alberto Ippolito » (Federazione Nazionale degli Insegnanti) : le « Premio Eccellenza » (section Culture) et le « Premio Amicizia » ; 2014 xlviie Prix Rhegium Julii de l’essai et Prix Cavallini-Sgarbi ; 2015 Prix « Il sogno di Piero » (Accademia di Belle Arti di Urbino) ; 2016 Prix « Bos Primigenius » (Papasidero, Cosenza) ; 2019 Prix « Cedro d’argento ; 2019 » Lions Club Diamante Alto Tirreno ; Prix « Ali sul Mediterraneo 2019 » San Pietro a Maida ; Prix « La perla del Tirreno » Culture 2019, San Lucido ; Prix International Liberpress, Littérature, Girona (Espagne) ; Prix « Abete d’Argento » (Rotary Club Presila, Cosenza) ; Prix « Dal Tirreno alla Ionio » (Matera) ; 2023 Prix Princesse des Asturies (communication et humanités).

24 L’utilité de l’inutile, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Le livre paraît originellement en français.

25 À partir de cette parution, le milieu de la presse, intéressé par son engagement, sa faculté de communication, son don d’une parole claire et franche accessible à tous, revient lui faire des propositions. Il accepte de prendre en charge une chronique culturelle dans Il Corriere della Sera dans laquelle il parle des textes qu’il aime, de ses échanges avec des intellectuels et de ses préoccupations quant à l’évolution de l’enseignement.

26 Catinchi J.-Ph., idem.

27 https://lacademie.tv/conferences/la-voix-des-lettres-discours-de-myriam-watthee-delmotte-et-de-nuccio-ordine

28 Marotta G., dans Cérémonie de remise de la Légion d’honneur à Nuccio Ordine, Professeur à l’Université de Calabre (Paris, E.N.S., 3 décembre 2012), Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 32-33.

29 Pécout G., dans Cérémonie de remise de la Légion d’honneur à Nuccio Ordine, ibid., p. 23.

30 Kanaan M., op. cit.

31 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 6 novembre 2023.

Pour citer cet article

Myriam Watthee-Delmotte, «Éloge de Nuccio Ordine», La Thérésienne [En ligne], 2023 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1693.

A propos de : Myriam Watthee-Delmotte

Myriam Watthee-Delmotte est membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique.